Skip to main content

Full text of "Études franciscaines"

See other formats


This is a reproduction of a library book that was digitized 
by Google as part of an ongoing effort to preserve the 
information in books and make it universally accessible. 


Google books és 


https://books.google.com 


Google 


À propos de ce livre 


Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec 
précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en 
ligne. 


Ce livre étant relativement ancien, 1l n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 
“appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 
expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont 
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 
trop souvent difficilement accessibles au public. 


Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 
du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 


Consignes d’utilisation 


Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 


Nous vous demandons également de: 


+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 


+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. S1 vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 


+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 


+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère. 


À propos du service Google Recherche de Livres 


En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frangais, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 


des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http : //books.gqoogle.com 


| ity Library 
ul 


ne 


\ se ; À 
p CM ALT 


nt 2 l 
FLE 


. 
PE » 
: 


+ x cf 
ANA OA | 
d { ’ ; - 


* Le # 


ue” 
FA 


SNS NES 
NES 


Xe FRENS ÿ 
Se 


Dub Pumine 
ne 
4 


« PAU a 
iuceton University. SMS 


SO à 2, 


HAlRS 
M le Lo) 
ST IS 


Digitized by Google 


ÉTUDES FRANCISCAINES 


ÉTUDES 
FRANCISCAINES 


PUBLIÉES PAR DES RELIGIEUX 


DE L'ORDRE DES FRÈRES MINEURS CAPUCINS 


REVUE MENSUELLE 
Paraissant le 135 de chaque mots 


TOME VIII. — JUILLET-DÉCEMBRE 1902 


PARIS 
ŒUVRE DE SAINTF-RANÇOIS D'ASSISE 
D, RUE DE LA SANTÉ, 5. — (x111° ARRONDISSEMENT). 


1902 


CU? 


SA : 
MX 


(/ 952) 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS ! 


_ 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


La misère a toujours existé sur tette terre. On entrevit 
son spectre hideux à toutes les époques de notre histoire na- 
tionale : ici au lendemain d'une guerre barbare qui dévaste 
les campagnes, ailleurs à l’occasion d'une maladie conta- 
gieuse, plus loin après une disette inattendue. A quelque 
page qu'il entr'ouvre nos chroniques, l'historien découvre 
le spectacle de la pauvreté ; dans les villes il s'arrête devant 
les « cours des miracles » repaire fermé des truands et des 
estropiés ; sur les chemins mal tracés des campagnes, il voit 
passer des armées de gueux; à la porte des nombreux monas- 
tères, il assiste aux distributions quotidiennes de nourriture ; 
un peu partout il rencontre ces fondations étces œuvtes cha-- 
ritables, qui toujours sont les indices de l'indigenre mal: 
heureuse et secourue. 

[Il semble cependant que le royaume de la misère ait vure- 
culer ses frontières depuis l'avènement de la grande indus- 
trie. On le répète à l'envi : le régime moderne du travail en- 
gendre une nouvelle forme de la pauvreté que nos pères ne 
connaissaient point, le paupérisme. Et sous ce nom, le socio- 
logue dénonce « une indigence générale, incurable, héré- 
ditaire » de la classe ouvrière, véritable maladie qui se pro- 
page et se perpétue suivant une loi fatale : « le riche toujours 
plus riche, le pauvre toujours plus pauvre. » 

Sur ce thème fécond, les socialistes brodent les plus noirs 
tableaux. S'ilestnécessaire de faire leur part aux exagérations 
qui accentuent plus qu’il ne convient ces descriptions de la 
misère, du moins faut-il reconnaître que l’agglomération des 
ouvriers dans les faubourgs de nos villes en a rendu Île 
spectacle plus frappant. Les hommes les plus optimistes 


303310 


ë LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


sont eux-mèmes troublés et inquiets, lorsqu'ils prètent 


l'oreille aux vents 
Qui passent sur les fronts des villes ouvrières 
Et ramassent au vol comme flots de poussières 
Les cris humains qui montent de leurs flancs (1). 


Personne ne conteste donc l'existence du mal, mais les 
esprits se divisent quand il s'agit d'en préciser les causes 
et d’en indiquer les remèdes. Rien d'étonnant ; car la ques- 
tion est délicate et complexe et passionnante. Si généralement 
on l’aborde avec un cœur généreux, on n'y apporte pas 
toujours un esprit libre de préjugés ; plusieurs se laissent 
éblouir par les premières vérités découvertes et pour n'avoir 
envisagé qu’un côté du problème donnent une solution né- 
cessairement incomplète et facilement dangereuse, si elle 
est exclusive; d’autres, enfin, veulent sortir promptement du 
domaine de la théorie et travailler sur le domaine pratique, 
mais ils vont trop vite et oublient que la thérapeutique so- 
ciale est essentiellement lente, qu'elle refait les organes et 
les transforme sans avoir jamais recours à l'amputation 
violente dont les effets sont presque toujours mortels. 


Peut-être faudrait-il attribuer à ces états psychologiques 


le dédain que nos docteurs ès-sciences sociales professent 
à l'endroit de la charité. A les entendre, la charité est un 
remède absolument inefficace. On avoue qu'aux siècles 
passés grande fut son influence et nombreux ses bienfaits, 
mais on affirme qu'aujourd'hui son rôle est nul. Elle doit 
céder la place à la justice, plus spécialement à la justice so- 
ciale, qui seule présente le remède vraiment approprié aux 
maux de la société moderne. 

Au risque de paraître « vieux jeu » ou « libéral » (les deux 
mots, grâce à la souplesse de la langue française, ont ici le 
mème sens) j'ose croire que le rôle social de la charité n'est 
pas encore terminé, mais qu'il doit seulement se manifester 
sous des formes nouvelles. 


(1) Barbier, Zambes, 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 7 


LA QUESTION DE PRINCIPE 


Ï 


Malgré les merveilles qu'elle enfante chaque jour, la 
charité est donc en défaveur auprès de nos contemporains. 
Ouvrez un livre de philosophie bien moderne, un traité de 
sociologie, un manuel d'économie politique, feuilletez les 
revues et les journaux, que la presse jette chaque matin sur 
nos tables de travail, rarement vous aurez la surprise de. 
rencontrer l'éloge de la charité et de son rôle social. De ci 
de là, vous trouverez au contraire le trait qui la dédaigne, la 
méprise ou l'attaque. On invoque contre elle les raisons les 
plus diverses : c'est tout d'abord une raison philosophique. 

Depuis la grande Révolution, nos lecteurs n’en sauraient 
douter, la pensée humaine a des exigences nouvelles. Tout 
date de cette époque célèbre, el rien dans l’ère moderne ne 
doit ressembler à ce qui fut dans.le monde antique. Aussi 
notre siècle garde-t-1il rancune à la vieille société et à l’Eglise. 
À la foi, jl oppose les droits de la raison ; à la morale unique 
de nos pères, plusieurs morales modernes ; aux doctrines 
sociales du passé, des théories nées d’hier et que l'on croit 
pleines d'avenir. Notre siècle combat l'Eglise, et, comme la 
charité est une pratique presque exclusivement chrétienne, 
il dit anathème à Ja charité. 

Cet anathème, cependant, ne supprime point les pauvres. 
Faut-il donc les abandonner et les laisser mourir d’inanition ?. 
Herbert Spencer en avait bien donné le conseil, lorsqu'il 
célébrait, dans « cette poussée des forts qui met de côté les 
faibles, le résultat d’une loi éclairée et bienfaisante ; » mais 
H. Spencer ne fut pas écouté de ce côté du détroit. Les ri- 
gueurs de la sélection naturelle choquaient un peu l'esprit 
français et tout le monde admet encore la nécessité sociale 
de secourir les malheureux. De la charité, néanmoins, on ne 
voulait plus prononcer le nom : il était nécessaire de lui 
chercher des équivalents. Et on dût choisir, car ils venaient 
en foule. 

On s'arrêta d’abord à la bienfaisance : c'était un emprunt 


8 LE ROLE SOCIAL DS LA CHARITÉ 


au XVIII: siècle, le siècle des âmes sensibles et des termes 
humanitaires. À plusieurs l'expression parut terne, sans 
relief ni couleur : ils lui substituèrent celle de philanthropie, 
qui semblait plus noble et plus digne et n'était que plus 
pédante. Vers 1830 les Saint-Simoniens mirent en honneur 
la fraternité} pendant le règne très court de Bazard-Enfantin 
le Père ent deux personnes, on vient dans la « Famille » sous 
l'empire de cette idée mal définie. Plus tard, lorsque brillèrent 
les beaux joufs de la philosophie positiviste, d’illustres sa- 
vants préchèrent d’ailleurs sans succès la doctrine de l’al- 
truisme : le mot était encore plus dur que la vertu nouvelle 
ne semblait austère, et il disparut aptès avoir connu, pendañit 
quelques jours, les faveurs de la mode. Aujourd’hui, philo- 
sophes et sociologues s'arrêtent de préférence à l'expression 
de solidarité. | 

C'est un mot cher aux évolutionnistes. Ils ont, depuis 
longtemps, découvert la solidarité psycholôgique, en vertu 
de laquelle la volonté humaine obéit toujours fatalement à 
là force des idées ; ils parlent de solidarité morale pour 
faire comptendre aux ignotratits que l'instinct moral n’est tien 
autte que « la force collective, eminagasitée dans l'individu, 
« formée des impressions de plaisir, des expériences d'utilité 
« et des aspiratioris idéalistes, accumulées pat l'habitude, 
« transmises de génération en génération et lénterment mo- 
difiées par les modifications correspondantes du milieu (1).» 
Les sociologues s’approprient ce langage philosophique. 

Dans la société, ils he voient qu'un orgañismé compliqué 
où l'individu tient la place d’une molécule vivante, soumise 
en tout à l'influence des molécules voisines et à la direction 
de l'État qui est le cœur, le cerveau, la pensée, la volonté du 
cotps social, À l'Etat d'assurer à chacun le travail fémunèta- 
teur et fécond, la subsistance quotidienne, le secours héces- 
sdire aux heures de la pauvreté et de la misère. Toute rie 
chesse est sociale avant d’être individuelle. Si quelque cél- 
lule dü grand corps occupe une situation privilégiée, où Le 
sang, c est-à-dire la richesse, coule abondant, elle en estre- 
devabhle à la société entière. Elle ne saurait donc drainer à 


(1) Fouillée, Critique drs systèmes de morale. 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 9 


son ptofit le superflu qui est la part de la communauté. Dès 
lots, pour l'Etat, le droit et le devoir d'intervenir afin de re- 
verser sur lé cotps social et sur les moins fortunés les excès 
de la richesse individuelle. Et par excès on entend tout ce 
qui détruit l'équilibre de l'égalité commune. Ainsi, d’après 
ces sociologues, utie chaîne mystérieuse unit tout homme 
à soft milieu social, le rend débiteur de tous les bienfaits, 
de toutés les bontes influences, de tous lés succès dont ilse 
réjouit, et cette chaîne s'appelle solidarité sociale. 

‘Avec elle plus n’est besoin de la charité antique. La justice 
sociale, détérminée et appliquée par l'Etat, suffit toute seule. 
On en réclame le règne avec achatnement et on espéré l'obte- 
nit de la bienveillance d'un gouvernement jacobin. C'est ne 
solution bien francaise à la question sociale. 

Aussi l'expression de « solidarité » devient-elle à la mode. 
Non seulement élle court les livres et les articlés des spé- 
cialistes, mais la littérature oflicielle lui fait gracieux accueil. 
À l'inauguration de l'Exposition universelle de 1900, M. le 
Président de la République a célébré la solidarité humaine 
et son Ministre du commerce a continué le dithyrambe sur 
lé même ton ; assurément lé mot a un brillant avenir : son 
otigine etses commencements sont illuminés de tant dé lu- 
mtière! Finira-t«il par éclipser l'éclat de la charité? Je ne 
le saurais dire, mais la doctrine de la charité voit ses ad- 
versafres se iultiplier chaque jour. Après lés sociologues 
philosophes (1), les collectivistes militants. 


Il 


Les doctrines collectivistes et les doctrines solidaristes 
forment bloc, et la charité condamnée au nom de celles-ci 
devait l'êétré au nom de celles-là. Et de fait, dans tous les 
rangs de l’armée collectiviste, les cœurs se soulèvent de dé- 
goût, au seul nom de « cette pourriture chrétienne qui mai- 
« tient l'injustice et perpétue la misère en feignant d'y remé- 


(1) Parmi les principaux adhérents de cette doctrine, citons : Léon Bour- 
geois, La Solidarité ; Secrétan, Civilisation et croyanre ; Durckhein. La Di- 
vision du travail, Fouillée, passim : Guyau, passim. | 


10 | LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


« dier. » (1) Ce qu’on demande, .en démocratie, c'est la 
justice et non la charité. Cet appel à la justice sociale résonne, 
comme la trompette du jugement dernier, terrible et mena- 
cante, à travers toutes les productions des écrivains socia- 
listes. 

Tous les organes du parti, depuis l’humble feuille locale, 
qui emprunte aux ouvriers leur patois, leurs expressions 
crues et parfois leurs injures, jusqu'au journal aristocratique 
des socialistes de salon, dénoncent l'iniquité capitaliste. On 
supplie l'humanité de ne plus être sourde « à la plainte la- 
« mentable de ceux qui peinent dans les enfers du salariat 
« et de ceux, toujours plus nombreux, que le capitalisme 
repousse même de ses bagnes et jette pour y mourir de 
faim, dans le sombre gouffre de l'abandon complet et du 
« dénuement absolu » (2). Toujours apparaît la même an- 
tithèse : du côté du prolétariat, toutes les vertus, toutes les 
générosités, tous les bonsinstincts; du côté du capitalisme 
tous les vices, tousles ostracismes, toutes les injustices. Si la 
classe ouvrière présente le triste spectacle de l’immoralité. 
de l’intempérance, de l'imprévoyance, n'accusez pas le pro- 
létariat, il n’est pas responsable. C’est Le capitalisme, l’ordre 
actuel « qui est dans son essence anti-moral » ; il suflit de 
changer la société pour ramener du même coup la moralité 
parfaite ici-bas. 

Les âmes simples et les cœurs aigris peuvent être dupes 
de ces tours de passe-passe, mais les esprits positifs ne 
voient dans ces tableaux cinématographiques de l'iniquité 
capitaliste qu'une critique très superficielle. À la vue des 
maux réels que nul ne met en doute, ils pensent qu’une 
intervention sage et modérée de l'État, l'application du remède 
charitable suflirait à rétablir le bon ordre. Les collectivistes 
ne sont pas de cet avis. Comment peut-on penser à la cha- 
rité ? Mais elle suppose la propriété individuelle. Or la pro- 
priété individuelle est essentiellement injuste. Et voilà le 
grand argument des collectivistes contre la charité. Ils es- 
saient de le démontrer. 


LS 


R 


_ 


(1) Bernard Lazare, Les Porteurs de torches. 
(21 B. Malon, Précis de socialisme, 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 11 


À l’origine de la propriété, on ne doit placer, si nous les 
écoutons, ni le travail, ni l'épargne, ni le talent personnel, ni 
l'esprit de combinaison, mais seulement le hasard, le bon- 
heur, la nature. La propriété foncière et la propriété indus- 
trielle sont le résultat de causes extérieures à l'individu. Ces 
causes, Lasalle les appelle « la conjoncture, les lieux 
sociaux » : le mot est devenu scientifique. Un ouvrier réus- 
sit, un autre échoue ; un commercant fait des profits, un 
autre tombe en déconfiture ; un paysan s'enrichit sur le terrain 
qu'il cultive, un autre végète misérablement sur son patri- 
moine familial : ces différences dans le succès, clament les col- 
lectivistes, n'ont pas d'autre cause que « les liens sociaux » : 
tout bénéfice doit donc revenir à la société. A ces « liens s0- 
ciaux » déjà si puissants, il faut ajouter l’exploitation des petits 
par les riches : exploitation du travailleur de la terre, auquel 
le propriétaire terrien extorque un fermage, plus-value qu'il 
n’a point gagnée, qui est le fruit de la terre et que les Anglais 
appellent «{heunearnedincrement » ; exploitation de l'ouvrier 
de l'industrie que le patron dépouille en grande partie de la 
plus-value qu'il vient de donner aux matières manufacturées. 
Etavec des formules algébriques, dans une langue bien ger- 
manique, ce qui ne veut pas dire très claire, les docteurs 
collectivistes expliquent le mystère d'indignité, autrefois 
révélé par K. Marx. Il démontrent par a + b comment sur 12 
heures de travail effectué par l’ouvrier, le patron ne lui paie 
que la valeur d’un travail de 6 heureset garde pour lui la plus- 
value du travail accompli pendant les 6 autres heures (1). 

Il y a certainement dans cette démonstration un certain 
nombre d’x et d'y, que les plus subtils ne’ sont pas encore 
parvenus à dégager. Le cadre restreint d’un article ne nous 
permet point de montrer l’absurdité des données mêmes du 
problème et de la fausseté des déductions. Nos lecteurs sau- 
ront eux-mèmes faire justice des sophismes à peine déguisés 


(1) D'après le journal l’Egalité, la corvée nouvelle serait basée sur les 
chiffres suivants : dans l'industrie textile, il y aurait 7" 29 de travail non 
payées contre 4° 31 de travail payé ; dans l’industrie du cuir, 8* 48 contre 
3° 12: dans l’industrie du bois, 9° 07 contre 20 53: dans les industries de 
l'alimentation, 9° 54 contre 2° 6; dans l'éclairage, 10% 40 contre 1" 20. 
Comment tous ces patrons ne sont-ils pas des Crésus ? 


19 LE ROLE SOCIAL DE LA CHAAITÉ 


qui consistent de traiter d’injustice toute inégalité société na- 
turélle, à généraliser les exceptions et à les établir en règle 
universelle, à méconnaître enfin le juste usage de la libre 
activité. Les conclusions seules nous importent : les socia- 
listes collectivistes ne veulent plus de la charité, fut-elle réel: 
lement efficace pour soulager les maux dé la société, parce 
qu'elle suppose la propriété privée, et qu'a leurs yeux cette 
forme de propriété est radicalement injuste. 

À l'injustice sociale, ils opposent donc la justice sociale nb- 
solue. Sous cet euphémisme, on entend la reprise, par l'Etat, 
de tous les facteurs de la production, « la terre, les instru: 
ments de travail, la force du crédit et de l'échange ». Les 
uns (car dans ce parti avancé, il y a encore des degrés et 
des nuances) demandent qu'on en vienne immédiatement 
aux actes révolutionnaires ; d'autres veulent qu'on réalise 
graduellement cet état idéal par des expropriations déguisées 
sous les formes d’un nouveau régime successoral et fiscal. 
On a déjà vu à l'œuvre ce dernier parti connu sous le nom 
de possibiliste. 

A Roubaix, à Dijon, à Calais, à Marseille, dans toutes les 
villes où le suffrage les appelait au gouvernement municipal, 
les socialistes collectivistes ont mis à profit leur passage au 
pouvoir. Ils ont multiplié les œuvres populaires, crèches 
municipales, cantines scolaires municipales, layettes munici- 
pales, fourneaux économiques municipaux, bains municis 
paux. Tout devenait municipal et s’accomplissait au nom du 
droit et de la justice sociale. Autant qu'ils le purent, ces par- 
lements collectivistes, au petit pied, délièrent les bourses 
des bourgeois, pour reverser sur la masse sociale la ri- 
chesse dite commune. On usa largement des centimes addi- 
tionnels et de la ressource suprême des emprunts, trop fa: 
cilement autorisés par les Chambres francaises. Les contri- 
buables ont vite compris le danger, et plus d’une cité, regar- 
dée jusqu'ici comme l'une des villes saintes du socialisme, a 
remis sa gestion financière en des mains plus sûres. Le 
colléctivisme municipal n'était cependant qu'un essai bien 
timide d'application pratique. 

Mais cet essai est de tout point conforme à la doctrine. De 
l'initiative privée, patronale, charitable et humanitaire, les 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 18 


socialistes ne veulent rien accepter ; ils réclament la justice. 
ils la demandent à l'Etat, maitre souverain et omnipotent.. 
À quelque fraction de parti qu'ils appartiennent, tous ent 
juré haine à la classe fortunée et méprisent , cemme une 
injure, les bienfaits que bénévolement elle apporte aux 
malheureux ; tous repoussent l'aumône directe, tous re- 
jettent la charité indirecte qui agit par les œuvres soeiales. 
La raison de ce refus n'est pas mystérieuse : sous ses deux 
fermes, la charité suppose la propriété privée, en impeso le 
respect et par la même perpétue l'injustice sociale. 


I 


Depuis quelques années, les économistes ont accueilli avec 
honneur une conception nouvelle de la propriété, fort appa- 
rentée avec Ja conception socialiste, comme selle peu ou 
point favorable à la charité, mais plus souple, plus indécise 
et de prime abord moins redoutable. Bien que la souplesse 
mème de la théorie empêche de la bien préciser, on l’ex- 
prime généralement par cette formule ; /& propriété est une 
fonction saciale. Cette conception ne fut tout d'abord appli- 
quée qu'à la propriété du sol. M. Gide, qui n'en est pas l'in- 
venteur, comme on le dit parfois (car elle se trouve déja 
chez les Saint-Simoniens) l’a du moins vulgarisée, Il regarde 
leg propriétaires « comme investis d'une fonction sociale, 
comme des administrateurs auxquels la société a confié 
l'exploitation du sol, en leur abondonnant à titre de rémuné- 
ration définitive el absolue tout ce qu'ils réussiraient à pro- 
duire. » (1) Des économistes indépendants, qu'il est difficile 
de rattacher à une école hien déterminée, des sociologues 
catholiques, en particulier M. de Vogelsang, chef des démo- 
. crates autrichiens (2), tiennent à peu près le mèms langage, 
Taut au plus donnent-ils un tour historique à la doctrine, 
en rappelant la vieille doctrine du domaine éminent de l'Etat, 
que nous légua la féodalité et qui repose sur des cousidéra- 
tions politiques absolument transitoires. 


(1) Gide, Principes d'économie pelitique, ïe édition, p. 569. 
(2) Niti, Le Sucialiste catholique. 


14 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


La formule nouvelle, aujourd'hui, ne s'applique plus seu- 
lement au sol mais à toute propriété. Tout est devenu fonc- 
tion sociale, et la possession de la terre, et la possession du 
capital industriel, et le travail humain. Le fonctionnarisme 
prend, on le voit, de gigantesques proportions, et le grand 
maitre, l'Etat, ne doit pas être sans orgueil en pensant au 
pouvoir étonnant que lui confère la théorie de la « propriété 
fonction sociale ». 

Si les propriétaires privés ont, jusqu’à ce jour. assez bien 
rempli leur fonction sociale, le moment peut venir, et n'est- 
il point déjà arrivé, où des hommes, la majorité peut-ètre, 
trouverpnt que ces heureux ne sont plus. Mais alors, l'Etat 
aurait le droit de demander aux propriétaires fonctionnaires 
un compte rigoureux de leur gestion, de reprendre au besoin 
directement l'exploitation de la richesse sociale, tout au 
moins de réglementer dans ses détails la production écono- 
mique ! On le pense, en effet, et on le dit à mi-voix dans les 


cercles des sociologues partisans du droit historique, parmi 


les socialistes mitigés et à l'école avancée de la démocratie 
chrétienne. Et je Le comprends. Si la propriété « n’est plus 
qu'une situation privilégiée, qui ne confère des droits que 
dans la mesure où elle impose des devoirs » l’État ne peut- 
il pas procéder, au nom de /a justice sociale, à l'expropria- 
tion lorsque le propriétaire ne remplit plus ses devoirs ? 


L'oubli du devoir amène logiquement la perte du droit. Et 


de fait, c'est à l'Etat que font appel tous ces théoriciens, c’est 
à la Justice sociale et à l'Etat supréme justicier qu'ils de- 
mandent le salut de la société. 

Cette doctrine, fausse dans son principe, ouvre la voie 
toute large au socialisme d’État. A ses fonctionnaires, l'État 
peut imposer les règlements les plus tracassiers et voilà le 
pouvoir public introduit sans motif légitime dans la sphère 
des intérèts privés. Comme redevance pour les privilèges 
sociaux que fournit au propriétaire sa propriété foncière ou 
industrielle, l’État a le droit de prélever une large part des 
bénéfices, et de ce chef il préside à la distribution des 
richesses. L' État-patron devient insensiblement l’État-pro- 
vidence, l’Etat-nourricier. Il remplit ce double rôle au nom 
de la justice sociale. La charité n’est plus qu'un souvenir. 


° 


Re RO PR 


DUR Re ee mm 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 15 


Transformée en charité légale, exercée par l'État, elle est 
défigurée ; c'est une ombre méconnaissable. 

Déjà cette ombre passe devant nos yeux. En France, peu 
à peu l'autorité civile se réserve le monopole de l'assistance 
des pauvres. Le bureau de bienfaisance, institution mu- 
nicipale obligatoire, se charge seul de distribuer les au- 
mônes d'autrui ; on cherche à entraver les quêtes charitables 
dans les églises; la loi sur le contrat d'association du 1° juil- 
let 1901 ne donne qu’une liberté dérisoire parce qu'elle res- 
treint outre mesure la personnalité juridique et le droit de 
propriété. Tout cela découle naturellement de la théorie de 
la propriété fonction sociale ; la justice sociale absorbe la 
charité et la détruit, l'État se substitue aux individus, et 
remplace par son organisation administrative l'initative 
privée, plus féconde cependant et plus noble. 


IV. 


Lorsqu'on laisse ces opinions extrêmes, filles de la philo- 
sophie moderne, pour entrer sur le domaine des doctrines 
sociales catholiques, on s'’imagine volontiers rencontrer la 
charité à une place d'honneur. La charité n'est-elle pas la 
vertu douce et forte qui met le baume sur la plaie, la vertu 
agissante qui nourrit l'orphelin, panse le blessé, recueille 
le vieillard, la vertu héroïque qui sème, au champ de l’Église, 
le dévouement le plus pur et le plus tendre ? 

Cependant le rôle social de la charité est un peu discuté 
parmi nous. Des prètres tout dévoués aux intérêts des 
classes ouvrières, des laïques dont le zèle est connu et le 
désir de faire le bien digne d'éloges, ne croient pas à l'effi- 
cacité de la charité dans les réformes sociales. Ils le disent 
avec franchise, trop bruyamment peut-être et avec un petit 
air de mépris à l'adresse des arriérés et des réfractaires. 
Laissons ces détails de polémique : les raisons seules et 
les faits méritent attention. 

L'unique grief qu'on adresse à la charité, celui qui se 
transforme, s'étend, se subtilise et se retrouve partout avec 
un visage nouveau, c'est son émnpuissance prétendue. On le 


16 : LE ROLE SOCIAL DE LA EHARITÉ 


sait : le mal social est profond. Voici plus d'un siècle que 
l'orage révolutionnaire est passé, mais on rencontre snenre 
le désarroi, à peu près partout, dans les idées, les lois, les 
mœurs politiques et sociales. On n'a pas remplacé les an- 
ciennes corporations par des organisations nouvelles açcam- 
moadées aux nécessités de l'industrie moderne. De là vient 
le malaise. Toute réforme est vaine qui ne s'attaque pas 
à [a source de la maladie, I] faut dance commencer par la 
réforme des institutions et des lois, Mais dans cette œuvre 
la charité A'a point de place. On n'inyoque que la justice so- 
ciale. En son nom, les amis du peuple supplient les législas 
teurs de nous donner une législation ouvrière très complexe 
dont ils tracent eux-mêmes les plans, C'est merveille de vair 
cette architerture sociale où les lois utiles se mélent aux 
aspirations les plus utopistes. 

La législation réclamée revêt surtout un caractère écono- 
mique. On cherche à relever la situation matérielle de l’ou- 
vrier : minimum des salaires fixé par l'Etat, syndicats obli- 
gatoires, suppression des impôts directs et des droits fis- 
eaux qui tombent sur les subsistances, le tout remplacé par un 
impôt global et progressif sur le revenu, capacité de posséder 
actroyé aux syndicats, constitution du Homestead, etc., etc. 
D'autres lois auraient pour objet les intérêts professionnels, 
les réformes politiques, la limitation possible de la concur- 
rence. Nos réformateurs catholiques ne sont pourtant plus 
d'accord lorsqu'il s'agit de déterminer le quantum de la 
réglementation légale : les uns lui fant une très large place; 
d'autres, comme M. de Mun, fondent plutôt leurs espérances 
syr la liberté et le gouvernement antonome des associations. 

Ce réseau, aux mailles fines et serrées, dans lequel on 
emprisonne la liberté économique doit supprimer les iniqui- 
tés du régime actuel de la propriété et du travail et en pré- 
venir le retour. Bienfait sans prix, car notre société se meurt, 
rongée par l'injustice, Du moins, on le dit, à l'avant-garde 
du catholicisme social ; on le dit même parfois en termes 
excessifs ou équivoques que la charité doit excuser, mais que 
la raison réprouve. Il est vrai qu'assez souvent l'iyustice 
tout-court se transforme et se suhtilise pour devenir injus- 
lice spciale. Cet état vaporeux et indéfini la met, sans nul 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


#2 


‘doute, hors des atteintes de la sévère critique, mais le mot 
reste et il évoque un spectre hideux qui se glisse presque 
toujours entre l’ouvrier et le patron et préside à leurs rela- 
tions mutuelles. Le domaine propre de l'injustice paraît être 
cependant la question du salaire. Il est vrai que pour arriver 
à voir partout l'injustice on pose en thèse le droit strict au 
salaire familial. Puis quand on a voué aux enfers le patron 
qui ne le donne point, il revient en mémoire que la cause 
est encore pendante au tribunal de la théologie, on aiguille 
alors vers la conciliation. L'injustice stricte devient injus- 
- tice sociale ; le salaire familial est regardé comme un idéal 
auquel on doit tendre ; finalement on accuse la concurrence 
qui généralement empèche de le donner et on condamne 
avec force imprécations le personnage maudit qui s'appelle 
le libéralisme. 

Mais ces diatribes contre l'injustice préparent une conclu- 
sion toujours la même : le dsoit est méconnu ; c’est le droit 
qu'il faut rétablir, « l'injustice n’appelle pas la charité, elle 
appelle la justice » (1). Les justes droits seront déterminés par 
la série de lois ouvrières dont nous venons de parler et no- 
tamment par la loi du salaire minimum familial, et la parti- 
cipation obligatoire aux bénéfices, sur lesquelles on fonde de 
grandes espérances. La justice seule, et non la charité, peut 
supprimer les causes du malaise social. 

On ajoute mème qu'elle fera refleurir la vertu. Aujour- 
d'hui les classes laborieuses n’ont plus’ généralement cette 
somme de biens temporels qui, selon saint Thomas, est né- 
cessaire à la vertu. Avec les restaurations de l’ordre social 
détruit on pense que le règne de la moralité et les vertus 
naturelles reviendront embellir l'humanité. Loin d'attribuer 
la misère de l’ouvrier à l'imprévoyance, à l’intempérance, à 
l'irréligion, nos bienveillants sociologues catholiques sont 
presque tentés de regarder l'imprévoyance, l'intempérance, 
l'irréligion comme une conséquence logique de l'injustice 
sociale. Voilà qui est entendu ; les causes du mal social sont 
économiques avant tout. 

D'ailleurs, (et ceci constitue l'un des plus graves arguments 


(1) L. Grégoire, Le Pape, les catholiques et la question sociale. 


E. EE. — NI, — 2 


15 : LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


contre le rôle social de la charité) qui pratique actuellement 
la charité ? Quelques âmes d'élite que la foi inspire, quelques 
patrons chrétiens  consciencieux et zélés, quelques indus- 
triels humanitaires ét philanthropes. Mais combien plus 
grand le nombtfe de ceux qui vivent en égoïstes et traitent 
leurs ouvriers un peu moins humainement que leurs capi- 
taux et leurs machines ! Si, d'une part, les statistiques ré- 
vèélent quelques résultats consolants, d'autre part, les classes 
possédantes se désintéressent si souvent du bien-être de 
leurs employés qu'on ne saurait fonder aucune espérance 
sur la bonne volonté individuelle. 

Une raison de sensibilité et de délicatesse démocratique 
couronne ces arguments de fait et de droit. La charité déplaît ; 
le peuple « ne veut plus de la charité qui humilie, mais 
de la justice qui élève ». On trouve messéant de tendre la 
main ou de devoir quelque bienfait à la générosité du riche. 
Directe ou indirecte, la charité, fut-elle abondante, devrait en- 
core faire place à la justice qui grandit les âmes. On ne réus- 
sit pas en blessant les susceptibilités de la démocratie : mieux 
vaut faire un sacrifice à l'opportunité et parler de justice. 

La justice! ramener la justice dans les relations sociales 
par voie législative, tel est donc le jugement qui s'affirme, 
à chaque alinéa de ce long réquisitoire. Devant la justice, 
le role social de la charité s'efface, il devient trés secondaire, 
on l'estime impuissant, on le rejette comme inutile. Si 
pressantes que soient ces raisons, elles n’ont à nos veux 
qu'une valeur très relative et nous croyons le jugement sujet 
à révision. Reprenons la cause. 


\ 


Le mal social, si l’on en croit nos sociologues catholiques, 
a donc pour cause prentière les institutions modernes et c'est 
à l'État qu'ils font appel afin de rétablir sur terre le règne de la 
justice méconnue et violée. : 

Sans aucun doute, les pouvoirs publics ont le droit d'in- 
tervenir dans les aflaires de l’ordre économique et social. 
Les partisans les plus décidés de la liberté eux-mêmes ne 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 19 


méconnalssent point ce droit. Ils justifient toute intervention 
qui a pour but de faire respecter la justice, de protéger les 
droits, spécialement ceux des petits et des faibles, et de pro- 
mouvoir par des lois générales le bien-être et la prospérité 
commune. Mais à ce droit, il y a des limites. L'Etat ne saurait 
ni se substituer aux individus, ni limiter sans raison le libre 
exercice de l'activité humaine. Il ne lui convient pas non 
plus d'intervenir sans nécessité ; une loi inutile, en matière 
de législation ouvrière surtout, est bien près d'être une loi 
mauvaise. À plus forte raison lui est-il interdit de prendre 
des mesures préjudiciables au bien commun ou de s'at- 
tnbuer des fonctions qu'il ne peut remplir : l'eflicacité 
moralement certaine de l'intervention en est la mesure 
mème et la règle. Sous ces conditions et dans ces limites, 
l'intervention de l’Etat paraît trèslégitime : il est raisonnable 
d'y faire appel. / 

Mieux que d’autres, les Français connaissent ces recours 
à l'Etat. L'esprit jacobin, légué par les grands ancêtres de 
1789,inspire toujours nos législateurs ; pour obtenir quelques 
parcelles de liberté, nous sommes obligés de tendre la main 
etde les mendier au dispensateur universel qu'est le pouvoir 
public. C'est un état anormal, mais trop réel. Il a eu sur 

notre caractère national une influence désastreuse. Il nous a 
enlevé le sens de la vraie liberté et de l’activité personnelle. 
Voyez un Francais. Sitôt qu'une difficulté surgit, qu'un 
obstacle l'arrète, qu'un malaise se fait sentir, bien vite il 
tourne sa pensée el son regard vers l'Etat pour implorer son 

‘aide paternelle. Dans la solution des problèmes sociaux de 
la misère et de la question ouvrière, l'action secrète de cette 
influence n'est pas douteuse. Et nous la croyons néfaste, l'in- 
tervention directe de l'Etat serait ici inutile, impossible ou 
funeste. 

C'est sous un jour peu favorable que nous apparait tout 
d'abord la théorie du salaire minimum légal. Les éloquentes 
revendications de MS Manning, au congrès de Liège (1890), 
les arguments développés dans les congrès, les revues et les 
livres inspirés par le zèle ardent des démocrates chrétiens 
francais n’ont pas encore jeté beaucoup de lumière sur cette 
délicate question. Si l'on raisonne dans l’ordre abstrait de 


20 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 


la justice, on peut, avec Claudio Jannet (1) reconnaitre « au 
« législateur gardien de la justice dans les contrats, le droit 
« de fixer un minimum desalaire. Mais dans l'ordre réel, dans 
lacomplexité des faits économiques, la mise à exécution de ce 
droit serait presque toujours inutile, impossible ou funeste. 
Inutile : presquetouslesouvriersrecoiventlesalaireindividuel 
minimal dû en justice et on ne peut légiférer pour une mino- 
rité exceptionnelle. Zmpossible: cestarifs de salaires, officiels 
etobligatoires, ne pourraient tenir compte des innombrables 
différences qui résultent des temps, des lieux, de l’état par- 
ticulier des industries, du coût variable de la vie et ils bles- 
seraient facilement la justice qu'ils auraient recu mission de 
sauvegarder. Funestes enfin : en temps de crise les industries 
devraient fermer leursusines pour ne pas abaisser les salaires 
au-dessous du minimum légal, à moins que l'Etat n'inter- 
vienne de nouveau, étudie la question et remanie les tarifs de 
telle industrie en souffrance. Belle utopie, n'est-ce pas ? que 
ces espérances de remaniement, lorsqu'on sait les longueurs 
des débats parlementaires, les difficultés inhérentes aux 
choses économiques et le favoritisme des élus de la démo- 
cratie à l'égard des ouvriers qu’on voudra toujours protéger 
outre mesure, car 1ls pourraient se souvenir aux élections. 
Avec le Souverain Pontife (2), nous regardons comme inop- 
portune cette intervention de l'Etat et comme funeste au 
bien public la fixation d’un minimum légal de salaire. 
Certes l'Etat peut inscrire, sans difficulté, un minimum de 
salaire dans les cahiers des charges de ses travaux publics : 
nous n'y trouvons rien à dire. L'Etat est un patron sut gene- 
ris, qui ne ressemble en rien à un industriel ordinaire. Sa 
caisse s’alimente par des impôts et non par des profits, etil 
peut fixer à ses entrepreneurs toutes les conditions qu'il lui 
plaît, düt-il pour cela surélever le taux de la mise en adju- 
dication. Toute autre la situation de l'industriel qui doit 
chercher des débouchés sur le marché intérieur et extérieur 
oùunécessairement, quels que soient nos règlements nationaux, 
la vente des produits est soumise aux lois de la concurrence. 


(1) Le Soctalisme d Etat, ch. 1, p. 36. 


(2) Encvelique Zerum Novarum. 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 21 


Quelques sociologues, et non des moindres, croient trou- 
ver un remède aux diflicultés précédentes, en attribuant la 
fixation du minimum de salaires à des autorités civiles ou 
juridiques locales, ou aux membres des syndicats profes- 
sionnels. Rien de mieux ; mais quelles seront ces autorités 
civiles ou juridiques compétentes ? On ne le dit pas. Quant 
aux syndicats, pour remplir le rôle qu’on leur assigne, ils 
devraient ètre obligatoires. Peut-on, sans témérité, réclamer 
une telle mesure de nos législateurs ? Non, à notre avis. 
« La corporation obligatoire, dit excellemment le R. P. An- 
« toine (1), réunira nécessairement tous les ouvriers et tous 
« les patrons exercant un même métier, et sera en fait une 
« association laïque, antichrétienne, instrument docile entre 
« les mains du socialisme et de la politique radicale. Dans 
« une telle corporation, les radicaux seront les maîtres, les 
« catholiques, les valets. 

De quelque côté qu'on l'envisage, la théorie du salaire 
minimum légal semble impossible ou dangereuse. Ce n'est 
donc pas de son application, qu'il faut attendre le relèvement 
des salaires et la diminution de la misère. 

La participation obligatoire aux bénéfices, qu'on a tant agi- 
tée, paraît condamnée à la même impuissance. Bienfaisante et 
digne d’éloges, quand elle procède de la bienveillance patro- 
nale, la participation décrétée obligatoire serait plus funeste 
à la prospérité nationale. Elle arrèterait l'initiative privée : 
on ne risque généralement ses capitaux dans une industrie 
que dans l'espoir de trouver par des bénéfices élevés une 
compensation aux pertes possibles. Elle serait contraire à la 
paix et au bon ordre. Qui donc en effet déterminera le quan- 
lum de la participation ? L'Etat ?” mais ce serait une inquisi- 
tion révoltante dans la vie privée. Les ouvriers ? mais alors 
les patrons devront leur communiquer livres et resistres, 
car croit-on naïvement que les ouvriers auront foi à la pa- 
role de leur patron ? 11 y aurait à cette communication des 
inconvénients sans nombre. Les partisans les plus sages de 
la participation obligatoire en conviennent, ils affirment que 
ce système ne peut être fondé « que sur la confiance, la lovau- 


(1) Cours d'économie sociale, p. 415. 


92 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


té, la bonne foi. » Avec ces conditions l'obligation disparait. 

Cette doctrine a un vice plus radical : elle manque de base 
rationnelle ; elle suppose un contrat de société là où il y a 
un louage d'ouvrage. C'est de l'esprit de combinaison de l’in- 
dustriel, de son instinct de prévision, de son exactitude à 
chercher des débouchés lucratifs que viennent la plupart 
des bénéfices qu'il retire de son industrie. N’en déplaise 
aux participationnistes, l'Etat n’a pas le droit de s'immiscer 
dans le domaine privé ; la sauvegarde de la justice n’auto- 
rise point son intervention dans le cas présent, elle serait 
d'ailleurs contraire au bien commun, qui est toujours la 
- raison de son activité. | 

Mais s’il plait à l'Etat d'introduire la participation aux bé- 
néfices dans ses propres entreprises (allumettes, tabacs, 
poudres, chemins de fer,) qu'il le fasse. Il saura toujours re- 
tomber sur le contribuable pour parfaire les recettes fiscales 
que la participation aura diminuées. Souvenons-nous que 
l'Etat est un patron d'une espèce introuvable. 

Avec les retraites ouvrières nbligatoires, on ne cherche plus 
à relever directement le salaire actuel, mais on veut prévenir 
la misère future et assurer au vieillard et à l'invalide le pain 
de ses vieux jours. D'après l'orgauisation, généralement 
proposée, deux cotisations sont destinées à alimenter les 
caisses de retraite : un sursalaire versé par le patron, et une 


retenue sur le salaire quotidien de l’ouvrier. On ne saurait 


nier que la doctrine de la retraite obligatoire ne compte des 
parlisans dans toutes les écoles de sociologie. On se doute 
un peu que les raisons invoquées sont fort différentes. Ceci 
importe peu. Ce qui importe davantage, c'est la difficulté 
d'exécution. On s'en est apercu l'an dernier, lors de la discus- 
sion du projet de la loi qui échoua si piteusement dans l'in- 
cohérence des débats parlementaires et disparut enfin devant 
les critiques, quelquefois violentes, des syndicats et des 
chambres decommerce. Sans doute, ilsurgira des projets nou- 
veaux, peut-être verra-t-on un jour l'organisation allemande 
prendre droit de cité dans notre code et dans nos mœurs 
sociales. Avec le socialisme d'Etat, en honneur dans les 
hautes sphères, ils ne faudrait pas trop s'en étonner. L'Etat 
pourra mème devenir le grand assureur, et il ÿ a tout à 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 23 


craindre qu'il le devienne, si la retraite est obligatoire. La 
misère sera-t-elle de beaucoup diminuée par cette organisa- 
tion légale? On peut en douter : cette épargne forcée n'est 
pas moralisatrice. Si des ouvriers sobres et honnètes y 
trouvent un réel profit, il yen aura d’autres, et nous craignions 
que ce soit le grand nombre, qui feront de leurs retraites ce 
qu'ils font de leurs salaires : ils les placeront à fonds perdus 
chez le marchand d'alcool. 

Ainsi des trois principaux moyens préconisés par les ré- 
formateurs chrétiens pour le soulagement et l'abolition de 
la misère, nous n’en voyons aucun qui nous permette d'es- 
pérér de féconds résultats. 

On parle aussi de réformes fiscales. Certes elles seront les 
bienvenues, si elles doivent amener un dégrèvement. En 
fait d'impôts, le Francais a l'honneur peu enviable de tenir 
le record. Chaque année, il paie une taxe moyenne de 95 fr. 54) : 
lourde imposition qui écrase les humbles et les petits. Sou- 
haitons des réformes, mais qu'elles soient sages et justes. 
Qu'on diminue les impôts qui grèvent les consommations de 
première nécessité, et les petites fortunes rurales, mais qu'on 
ne les remplace pas par un impôt progressif sur le revenu. 
Le remède serait pis que le mal, il ouvrirait une porte à l'in- 
Justice, aux vexations inquisHoriales, à la taxation arbitraire. 

Restent les réformes du régime de la propriété (Momestead, 
biens syndicaux, patrimoine corporatif.) Tous les hommes, 
amis de l’ordre social, les réclament : elles seront une source 
de paix. Aussi n’avons-nous rien à objecter contre cette in- 
tervention indirecte de l'Etat, organisant la liberté pour le 
bien commun: c’est la seule qui soit vraiment féconde dans 
les faits économiques. 

Est-ce à dire qu’elle suflise et que le bien-être se répan- 
dra naturellement sur les classes inférieures de la société, 
comme J'eau envahit la plaine lorsque la digue est rompue ? 
Non, car il faut mettre en œuvre l'activité humaine par l'ini- 
Lualive privée, personnelle ou collective, aidée du secours ma- 
tériel de la charité. Telle est, en effet, la conclusion qui se 
dégage de ces longs préliminaires. Malgré les espérances 
optimistes de certains catholiques, l'intervention directe de 
l'Etat paraît frappée d’impuissance et wénéralement contraire 


24 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 


‘au bien commun de la société. Nous n'avons envisagé cette 
impuissance que dans l'ordre économique. Mais la question 
sociale comprend ‘aussi des éléments moraux, el nous ne 
croyons pas à la résurrection subite de la moralité à la suite 
d'un changement d'organisation sociale. Ici l’action de l'Etat 
est absolument nulle. Seule l'initiative privée et charitable 
peut produire des fruits de paix sociale. Avec le Pape donc 

, nous pensons que « c'est d’une abondante effusion de la 
Ÿ_ charité qu'il faut principalement attendre le salut. » (1) 


VI 


Mais, à louer ainsi le rôle social de la charité, n oublions- 
nous point celui de la justice, base première etprincipal fonde- 
ment des sociétés ? On nous accuse de ce crime, on prétend 
que la doctrine delacharitéest en contradiction avecle passage 
de l'Encyclique Rerum Novarum, où le Pape affirme que «les 
« hommes des classes inférieures sont pour la plupart dans 
« une situation d'infortune et de misère imméritée ». Si la 

‘misère est imméritée, ajoute-t-on en forme de preuve, c’est 
qu’elle a pour cause l'oppression et l'injustice. 

La déduction est au moins imprudente. Toute question de: 
justice est extrêmement délicate. En théorie, la justice exige 
des principes rigoureux, des raisons absolues et non des 
sentiments de sympathie ; en pratique la détermination du 
juste et de l'injuste, du « medium rei » pour parler le 
langage de la théologie souffre plus d’une difficulté ; avant 
donc de crier à l'injustice, 1l est bon d'écouter les conseils 
de la prudence. Le fait-on toujours ? 

Léon XIIT, dans la lettre mémorable qui recut le nom de 
« Charte des ouvriers », a rappelé naguère les principes de la 
justice en matière de salaire. Ses paroles claires et précises 
sont un écho des enseignements de la tradition chrétienne. 
Or le Pape et la tradition réclament pour l'ouvrier, au nom de 
la justice naturelle «un salaire qui ne soit pas insuflisant 
« aux besoins d’un ouvrier sobre et honnète ». Avec une 
grande sagesse, le document pontifical évitait la question 


{1} Perum Novartum, circa finem. 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ J5 


épineuse du salaire familial, mais les sociologues se mirent à 
la discuter avec plus d'ardeur que par le passé. Rome se 
taisait toujours. Interrogé sur ce sujet par le Cardinal de 
Malines, le Saint-Siège imagina unbiais. Par l'intermédiaire 
du Cardinal Zigliara, il donna une réponse oflicieuse, mais 
non oflicielle,d'où il ressort que le salaire familial n'est point 
dü en stricte justice, mais qu’il peut être dù en vertu de la 
charité et de l’équité naturelle, si le patron fait des bénéfices. 
Ne serait-il pas expédient de corriger un peules écarts de 
notre furia francese, par les sages lenteurs de la prudence 
romaine? Puisque la question est douteuse, chacun à le droit 
d'exposer ses arguments et de les défendre avec courtoisie, 
mais non de définir auctorttative, d'imposer la solution favo- 
rable au salaire familial et d'envoyer aux enfers ceux qui 
sont d’un avis différent. 

Dès lors le champ, prétendu si vaste, de l'injustice se res- 
treint sensiblement. Est seul contraire à la justice stricte ou 
commutative, le salaire qui ne suffit pas aux besoins indivi- 
duels de l'ouvrier sobre et honnète. Et encore cette règle sup- 
pose-t-elle le cas d'un travailleur valide etun état normal de 
l'industrie. Elle ne s'applique plus pendant les crises et 
généralement lorsque le patron ne couvre plus ses frais de 
production. Or si l’on en croit les statistiques les plus au- 
torisées « sauf de rares exceptions, le salaire individuel est 
suffisant pour l'entretien des ouvriers adultes » (1)il n’y a 
donc pas lieu de crier si fort à l'injustice, tout au plus peut-on 
parler d'injustice sociale. 

Et de fait, on en parle beaucoup. C'est une expression 
neuve qui a servi plus d’une fois de pavillon à la contrebande 
socialiste et qui, pour cette raison, est suspecte à plusieurs 
esprits éminents. Pour d’autres, au contraire, elle apparait 
comme une heureuse découverte, elle apporte un mot nou- 
veau nécessaire à qui veut exprimer des choses nouvelles 
propres à notre état social. Beaucoup enfin ne voient dans 
cette expression fameuse « justice sociale » qu’un mot d'ori- 


; 
. (1) Cette affirmatiou est.du P. Antoine, Cours d'Econ. suc. Le salaire des 
femmes cst ordinairement inférieur au minimum. Cela tient à une concur- 
reuce difficile à restreindre, ct il faut attendre la réforme plutôt des mœurs 
que de l'iutervention légale. 


26 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


wine récente, sous lequel se cache une chose vieille comme 
la théologie, ce qu’on appelait jadis : la justice légale ou wé- 
nérale. Ainsi entendue, — et i] nous semble que toute autre 
signification serait inexacte, — Ja justice sociale est une vertu 
qui incline tout citoyen à tenir compte du bien commun de 
la société et à le procurer dans la mesure de son pouvoir. 
Objectivement, la justice sociale n’est donc pas autre chose 
que l'ordre et l'harmonie sociale. Or qu'il y ait des injus- 
tices sociales, on n'en saurait douter. Un peu partout nous 
constatons des désordres, dont la cause la plus lféconde est 
l'oubli des principes chrétiens. Les classes de la société sont 
divisées, les organisations naturelles détruites, les classes 
ouvrières, vivant du salaire, ne trouvent pas la protection 
économique et morale qui leur est nécessaire, l'égoisme 
des « classes possédantes » méconnait les devoirs de la 


charité et de la bienveillance :...….. la liste détaillée serait 
longue. Nous sommes d'accord avec nos adversaires sur ce 
point. 


Mais voici où commence la divergence de vues. Pour 
supprimer ces injustices sociales, l'harmonie entre les 
hommes, augmenter le bien-être des classes inférieures, 
ramener la paix et l'ordre dans la société, les partisans de 
la justice font surtout appel à l'intervention directe de 
l'Etat. L'autre école croit cette intervention inopportune, 
ineflicace et souvent dangereuse. Tout ce qu'elle demande 
à l'Etat, c'est d'organiser la liberté et de laisser faire, de 
soutenir et d'aider au besoin l'initiative privée. 

La bonne volonté, la bienfaisance du cœur cependant ne 
suflisent pas ; le secours matériel et extérieur de la charité 
est encore nécessaire. Les hommes d'œuvres, il est vrai, 
auraient bien le droit de compter un peu sur les libéralités de 
l'Etat et des municipalités, mais, en fait, l'Etat ne subven- 
tionne jamais sans arrière-pensée politique et les municipa- 
lites trop souvent font passer les dépenses de luxe avant les 
réformes sociales vraiment utiles. On ne saurait fonder des 
espérances sérieuses sur le bon vouloir administratif: il 
ne reste done plus qu'à solliciter les ressources de la charité. 

On objecte que ces ressources sont presque taries, que 
déjà fes catholiques s'épuisent en œuvres de bienfaisance, 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 27 


que les riches sans croyance oublient les devoirs de la cha- 
rité chrétienne. Ces raisons contiennent une grande part de 
vérité : n’en exagérons pas cependant la portée. Les œuvres 
sociales ne demandent pas toujours des sommes énormes ; 
assez souvent elles se contentent de simples avances de 
fonds ; les hommes de zèle trouvent les moyens d’intéresser 
les âmes qui paraissent les moins favorables, car la charité est 
ingénieuse. Il y a un autre considération qui doit encourager. 
Depuis deux ans un mouvement général rapproche travail- 
leurs et patrons. Ce mouvement a commencé à Monceau- 
les-Mines lors de la grève de 1900, par la création des syu- 
dicats jaunes. La crainte du socialisme envahissant a fait 
réfléchir les ouvriers sobres et actifs, les patrons secondent 
leurs efforts et subventionnent leurs œuvres. C’est une évo- 
lution qui se prépare : la charité reprendra sa place. Et ce 
sera un bien. 

La charité a en ellet un rôle social déterminé, dans le plan 
providentiel de l'humanité. Elle n'est pas seulement, comimne 
on l’a dit parfois « le dernier remède d'une société mal faite ». 
Elle est encore et surtout la conséquence du droit de pro- 
priété individuelle et le lien qui unit avec le plus d’eflicacité 
les classes supérieures et les classes inférieures. À notre 
humble avis, les catholiques, depuis l'Encyclique /terum 
Novarum principalement, ont un peu trop parlé de justice 
sociale et faiten son nom des revendications plus où moins 
fondées. On s'explique ce zèle. Il avait pour cause un ardent 
désir de suppléer, par l'autorité des lois, à l'oubli trop réel 
du devoir moral de la charité chez les riches. L'expression 
« justice sociale » semblait légitimer, devant la raison, l’inter- 
vention demandée à l'Etat. Mais parmi les ouvriers, beau- 
coup ne furent assez grands clercs pour distinguer comme 
il convenait la justice sociale de la justice stricte. De là ces 
prédilections pour la fausse notion de la propriété fonction 
sociale, de là des droits exagérés reconnus à l'Etat. L’anta- 
gonisme entre les deux classes de la société n'en fut pas di- 
minué, et la charité tomba en déshonneur. 

Peut-être, — d'aucuns diront que je me trompe, la re- 
marque cependant me parait fondée, — peut-être Léon XII 
a-t-1l voulu réagir contre cet oubli du principe chrétien el 


24 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


salutaire de la charité dans son encyclique Graves de communti. 
Le document pontifical exalte « la loi chrétienne de la chari- 
té »,il relève l'aumône qui « n’est point déshonorante et 
entretient plutôt l'union de la communauté humaine en 
resserrant les liens que crée l'échange de services », il pré- 
conise avant tout les institutions permanentes qui rendent 
« [a charité mieux assurée et plus puissante au profit de ceux 
qui en auront besoin ». Quoi qu'il en soit de l'intention du 
Saint-Père, il reste certain que la charité doit jouer un rôle 
important dans la réforme de la société et la guérison du 
malaise social. 

Mais pour être féconde en résultats, la charité doit s’exer- 
cer sous des formes nouvelles. Quelles sont ces formes 
nouvelles ? Nous le dirons dans un prochain article. 


Fr. RAYMOND, 
O. M. C. 
(A suivre.) : 


LA LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS 
DITE « DES. TROIS COMPAGNONS »;» 


A PROPOS D'UNE NOUVELLE TRADUCTION DE CETTE LÉGENDE 


Fin} (1) 


La légende connue sous le nom des Trois Compagnons, 
avons-nous dit, n'est pas l’œuvre que les frères Léon, Ange 
et Ruffin annoncaient au Ministre Général par leur lettre de 
Greccio, en date du 3 des ides du mois d'août 1246. C’est 
unc légende, et ils protestent qu'ils n'écrivent point sous 
cette forme ; ils promettent de l'inédit, et cette légende ré- 
pète en.partie ce qui avait été dit avant eux, {am veridico 
quam luculento sermone. Arrivés à cette conclusion, les cri- 
tiques dont nous résumons les travaux ne se trouvent plus 
d'accord et nous avons deux opinions que nous devons exa- 
miner. Commencons par écarter celle de l'abbé Minocchi, 
qui veut voir dans cette légende l'œuvre du notaire aposto- 
lique Jean, dont Bernard de Besse fait mention parmi les 
écrivains de la légende de saint Francois (2). 

M. Minocchi a trouvé dans la légende dite des T. C. des 
passages écrits ex style de notaire; on y voit, selon lui, 
l'œuvre d’un homme qui est habitué à manier la plume : il 
habitait ordinairement Rome, qu'il appelle simplement Urbs, 
tandis qu'il fait précéder le nom d'Assise du vocable cévitas, 
il emploie les termes précis pour désigner les emplois 
militaires et civils, les bulles et les privilèges de la Curie. 
Il dit, par exemple, que la Règle fut approuvée par Bulle avec 


(1) Voir le fascicule de mai 1902. 

(2) Voici le texte de Bernard de Besse : « cam quae incipit Quust stella 
matutina (scripsit) vir venerabilis dominus, ut fertur, Johaunes, apostolicue 
Sudis notarius », 


30 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


le sceau pendant, « cum bulla pendente ». La Basilique d'As- 
sise fut déclarée « caput et mater totius ordinis… privilegio 
publico et bullato, in quo cardinales communiter subscrip- 
serunt (1). Sans doute ces passages et d'autres se trouvent 
dans la légende en question, mais bien avant lui Celano avait 
aussi employé les mèmes dénominations de Urbs et de Civi- 
tas en parlant de Rome et d'Assise, et si le style plutôt re- 
cherché du premier biographe ne lui permettait pas de s'ar- 
réter au détail des termes de la Curie, pour le reste il est 
aussi exact que la légende en question. | 

Avant M. Minocchi j'avais fait ces remarques ; les jugeant 
insuffisantes pour baser une démonstration sérieuse, je me 
réservais de les produire après avoir comparé la légende 
dite des T. C. avec l'abrégé de celle du notaire Jean, inséré 
dans le Bréviaire des Frères Prècheurs, depuis l’année 1256, 
ét dont le P. Ehrle, S. J. avait indiqué l'existence dans un 
manuscrit de la bibliothèque de Toulouse (2). En transeri- 
vant cette légende liturgique, extraite comme Île dit le lec- 
tionnaire lui-même « e.r gestis ejus qua inciptunt Quasistella », 
mes conjectures tombèrent complètement, car je ‘n'avais 
sous les yeux qu’un abrégé, souvent littéral, de la légende 
de Thomas de Celano, abrégé cependant dans lequel se 
trouvent quelques passages fort caractéristiques qui ne se 
rencontrent ni dans Celano, ni dans la légende dite des 
FT. C. (3). L'abbé Minocchi cherche à se débarrasser en deux 
mots de cet extrait qui renverse toute sa thèse (4j, maisil 


(1) La Zegenda Trium Soctorum, pay. 106. 

(2) Voir Miscellanea Francescana. 1ome 1, p. 5%. Avant le P, Ehrle, le 
P. Denifle des Frères Précheurs avait annonce l'existence de ees Tecons dans 
un manuscrit de Madrid. 11 igrnorait sans doute la présence du codex origi- 
nal aux Archives de .son Ordre. Je ne l'art mot an<si connue qu'après ma 
publication de cette courte Iégende. 

(3) Par exemple dans la lecou FT: « Æadrm tunica dichus ac noctibus 
pro indumento et lecto utebatur, quae vermibus operta frequentt exrcussione 
baculi tolerabilior reddebatur » : et dans Ja lecon VT an sujet de la prédi- 
cation aux oiseaux, dont ne parle pas la légende dite des TC, : «et ipsum 
per medium earum transeunten, rostris suis quasi oscula impressurae 
tangebant, » 

(4) Op. cit. pag. 112. Pour lui ces lecons dépendent de la légende dite des 


F, Cet de celle de Celano, Pour Celano Ha chose est évidente pour l'autre 


DITIH « DES TROIS COMPAGNONS » a 


ne saurait y arriver, car pour moi, ainsi que pour ceux qui 
jugent sans parti pris, ce texte porte en lui un argument dé- 
cistf. Comment, en effet, supposer que les Frères Précheurs 
aient inséré dans leur bréviaire des lecons précédées d’une 
citation erronée ? car, notons-le bien, le manuscrit de Tou- 
louse n’est pas le seul qui nous les ait comservées. Les 
archives générales de l'Ordre de S. Dominique possèdent 
encore le codex original de ce lectionnaire, imposé à son 
Ordre par le B. Humbert de Romans ; or le même éncipit 
se retrouve dans ce codex écrit en 1254. La nature de ce 
recueil et la date à laquelle il fut composé ne permettent 
pas de supposer une erreur dans l'indication de la légende 
dont les lecons furent extraites. 

Un autre argument de D. Minocchi pour attribuer cette 
légende au notaire apostolique Jean, c'est l'existence dans 
le manuscrit du Vatican d’un court prologue commencant 
par ces mots: « Praefuloidus ut lucifer, et sicut stella matu- 
lina, mo quasi sol oriens.. » Pour lui ce prologue, admet- 
tons qu'il soit authentique, confirme sa conjecture. Bernard 
de Besse. remarquons-le, dit que la légende de Jean commence 
par ces mots « Quasj stella matutina » (1); celle du Vatican 


légende je ne vois nullement cette dépendance, An momeut où je revois ce 
travail, avant de l'envoyer à l'impression, je recois une nouvelle brochure de 
D, Minocchi, extraite du Giornale storico della letteratura italiana, (vol. 
NXXIX, p. 293) dans laquelle le savant abbé passe en revue les diverses 
opinions émises sur la légende qui nous occupe. Je ne suis pas peu surpris 
de voir qu'il me fait dire tout le contraire de ce que je soutiens iei, et il 
. écrit que pas plus que lui je ne vois en quoi ces lecons extraites de la légende 
Quasi stella,.sont contraires à sa thèse, J'ai cependant déclaré très explici- 
tement le contraire dans un article publié l'an dernier par les 4nnalt Fran- 
tescani de Milan (fascicules 9 et 10). 


(1) « Quasi stella matutina in medio nebulae et quasi luna plena in diebus 
suis et quasi sol refulgens, sic ille effulsit in templo Dei. » Ces mots sont 
le verset 6 du chapitre cinquantième de l'Ecclésiastique ct ils servirent de 
thème, nous rapporte Thomas de Celano, au sermon de Grégoire TX Ie jour 
de la canonisation de S. Francois. Notaire du siège apostolique, Jean avait 
Prut-être assisté à la cérémonie de la canonisation et son œuvre, si nous là 
retrouvions, pourrait fournir quelque lumière sur le discours pontifical. 
Nous rencontrons encore Le mème texte cité par le Pape dans le Bulle de eano- 
nisation « Méra circa Nos ». — Plus loin nous analvserons ve prologue en 
indiquant les références. 


32 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


commence par « Praefulgidus ut lucifer et sicut stella matu- 
tina ». Pour le besoin de sa cause le docte abbé suppose que. 
les trois premiers mots sont une interpolation ;le sicut au lieu 
du quasi est une variante introduite par inadvertance du co- 
piste. Sans doute bien des variantes sont le fait du copiste, mais 
il est tout de mème assez difficile de croire qu'il ait commencé 
sa transcription par une distraction assez forte pour lui faire 
ajouter trois mots en tète de son travail. En somme l’arsu- 
mentation de D. Minocchi repose sur une supposition. 
Admettons, ai-je dit, l'authenticité de ce prologue, et 
nous aurons une preuve de plus à l'appui non de sa thèse, 
mais de celle du P. Van Ortroy que nous allons étudier de 
suite. 

Pour les Analecta Bollandiana la légende traditionnelle 
des T. C. « est un habile pastiche, datant tout au plus de la 
fin du XIIIe siècle » (1). J'avoue qu'au premier moment 1 
thèse me parut insoutenable ; sans admettre l'authenticité de 
l'attribution de cette légende aux compagnons de saint Fran- 
cois, il me paraissait difficile de la rejeter à une époque 
aussi tardive :2). Toutefois, en étudiant plus à fond la savante 
étude du P. Van Ortroy, je me suis rangé à son avis, convaincu 
principalement par les rapprochements de textes qu'il place 
sous les yeux du lecteur. On y trouve enparticulier des 
passages empruntés aux deux légendes de Celano, puis des 
fragments à peine démarqués de Julien de Spire ou de Bernard 
de Besse. La lecture, sans idée préconcue, de ces tableaux 
de comparaison ne peut laisser aucun doute (3%. Comme le 
P. Van Ortroy a négligé le court prologue on trouvera les 


(1) La légende de S. F, dite Legenda Trium Soctorum, loe., cit. p. 120. 

(2) Je l'écrivais l'an dernier dans Particle cité plus haut et publié par les. 
-{nnali Francescani de Milan. 

(3) Je ne puis reproduire les arguments donnés par le docte Bollandiste 
pour prouver la priorité de Celano 2 sur la légende en question, il me faut 
seulement + renvoyer Le lecteur ( e., p. 134, 5.) Toutefois Je ferai une 
réserve pour li deuxième légende de Celano, dans le sens qui sera indiqué 
plus loin, au sujet de x conjecture que J'y soumets aux critiques, de lexis- 
tence possible d'une source commune à Celano 2 et à la Légende dite des 


Ls6: 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 33 


rapprochements en note, (1) et voici à son sujet quelques 
réflexions que je crois utiles. É 


Le but de l'auteur de cette légende semble avoir été de 
résumer en un seul texte tous les détails historiques fournis 


par les biographes précédents sur le Séraphique Patriarche 
etde les coordonner chronologiquement. Il avait sous les yeux 
les légendes existantes, probablement celle du notaire apos- 
tolique Jean, commencant par Quasi stella matutina, celle 
de Bernard de Besse Quasi sol oriens mundo, et pour donner 
à la sienne un racipit différent 1l la commenca par ces mots 
Praefulgidus ut lucifer en Y ajoutant les premiers mots des 
deux autres légendes. Puis continuant la comparaison du 
soleil, déja employée par Celano (leg. {, cap. 15), il ne fait 
que reproduire, avec une tournure un peu différente, les 
ilées exprimées d'une manière assez diffuse par le premier 
biographe. Tout semble donc concourir à établir l'authenti- 


M) Prologue des T. C. Thomas de Celano. 


Pracfuluidus ut lucifer et sicut Videbatur certe tempore illo... 


stella matutina, imo quasi sol.oriens quedam nova lux vu coclo missa in 
mnndum inflarmmans, imundanus et terris, fugans uuiversam tenchrarum 
fovcundans, nt euacdam nova lux caliginem... Radiabat velut stella 
vriri visus ‘est Franciscus, Qui ad  fulgens in caligine noctis et quasi 
modum solis ipsum mundum, quasi maue expansum super tenebras ; 
sub frigiditatis, obseuritatis et ste.  sicque factum est ut in brevi totius 
rilitatis hveme torpescentem, verbo  provinciae facics sit immutata et lac- 
el opere, quasi radiosis seintillis  tiori vultu apparcret, ubique depo- 
perlustrans, veritate radians, chari-  sita pristina focditate, Fugata est 
late acceudens, et meritorum fructu prior ariditas et seges in squalenti 
multiplici reunovans, et decorans, va  cainpo eito surrexit; cocpil etiam 
riaque ligna pomifera in tribus ab eo  inculta vinea germinare germen odo- 
ordinibus institutis virtute miranda ris Domini et productis ex se floribus 
producens, quasi ad tempus vernale  suavitatis, fructus honoris et hones- 
perduxit universinn, tatis pariter parturivit..…. agrum cor- 
dis ipsorum virtutum floribus exor- 
uabat, egregius nempe artifex, ad 
cujus formaim régulam et doctrinaiv, 
cfferendo pracconio in utroque sexu 
Christi reuovatur cecclesia et trina 
triumphat militia salvandorum.. 
Ordinem fratrum minorum primitus 
ipse plantavit., 


E. F. — VIN. — 


* 


34 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS 


cité de ce prologue, dont la présence ici est demandée par 
l’adverbe isitur que nous trouvons. au commencement de la 
légende : « Beatus igitur..…. » 

Revenons aux Analerta Bollandiana. Un autre argument 
pour établir que la légende ne peut avoir été écrite par les 
Compagnons de saint Francois et la date tardive de cette 
compilation, ce sont les anachronismes que l'on devrait y 
constater, si l’on admettait sa composition en 1246. C'est, 
en particulier, la mention de la confirmation par le Siège 
Apostolique de la règle des Clarisses ; etcette confirmation 
ne vint qu'en 1253. C'est pareillement la mention implicite 
de la confirmation apostolique de la Règle du Tiers-Ordre, 
qui n’eut lieu qu'en 1289. Pour la première confirmation je 
serais moins affirmatif que le P. Van Ortroy, car nous avons 
en 1245 une confirmation apostolique de la règle donnée par 
le Cardinal Hugolin aux religieuses de Saint-Damien. Quant 
au Tiers-Ordre.on ne trouve aucune confirmation apostolique 
avant Nicolas IV, bien que M. Sabatier pense la trouver dans 
les nomhreux privilèges accordés aux Tertiaires avant cette 
date. Aussi tout en donnant raison à M. Sabatier pour le 
premier point, je ne puis le suivre pour le second (1), car 
la remarque des Analecta Bollandiana demeure : sous la 
plume de l'écrivain de la légende qui nous occupe confir- 
mation à un sens différent d'approbation. De plus la con- 
cession de faveurs aux tertiaires ne prouve pas que leur 
religion, approuvée par la cour Romaine, ait recu une con- 
firmation définitive. Dans le style de la curie, en effet, les 
deux expressions avaient chacune un sens bien tranché. Il 
suffit pour s'en convainere de lire le commencement de la 


(1) De l'authentirité de la Légende de NF. dite des T. C. Op. cil., p. 21. 
et 30. — Pour établir que l'auteur de la Légende n'eutend parler que d'un 
seul Pape, quand il dit à propos des trois ordres « quorum quilhel tempore 
suo fuit « summo Pontifice confirmatus », M. Sabatier écrit que l'auteur au- 
rait dit a Summis Pontificibus, sil avait voulu désigner plusieurs Papes. Je 
ne vois nullement cette nécessité du plarielet je puis parfaitement dire, par 
exemple, en parlaut des différentes branches de FOrdre Franciseain, Conven- 
tuels, Observants, Capucins, Réformés, Alcautarins, que chacune fut en son 
temps approuvée par le Pape, quorum Ordinum quilibet tempore suo fuit a 
Summo Pontifire confirmatus. Personne ne conelura que j'entende varler 


d'un seul Pape. 


DITÉE « DES TROIS COMPAGNONS » 35 


, 
bulle Solet annuere, par laquelle Honorius ITT confirme la 
règle des Mineurs, approuvée par Innocent III, « Ordines 
vestri Regulam,a bonae memoriæe Innocentio papa prædeces- 
sore RoStro APPROBATAM, &uctoritate vobis apostolica CONFIR- 
MAMUS. » 

L'auteur de la légende distinguait fort bien ces deux actes 
différents de l'autorité pontificale ; en voici la preuve : au 
commencement du chapitre XVI il raconte les persécutions 
que les frères avaient à subir en certaines régions, parce 
que licet dominus Innocentius tertius ordinem et regulam 
APPROBASSET {pSOrum, non lamen hoc suis litteris CONFIRMAVIT. 
Alors le cardinal Hugolin conduisit François au Pape Hono- 
rius IT etaliam regulam, a beato Francisco Christo docente 
composilam, fecit per eumdem dominum Ionorium cum bulla 
pendente solemniter coxFinMan: (1223). 

Si l’auteur de la légende est très précis sur ce double acte 
Pontifical, il n’est pas aussiexact pour la chronologie, et c'est 
encore un argument pour établir que cet écrit ne peut ètre 
des Compagnons. Les persécutions des frères, dont il est 
ici question, avaient pris fin depuis plusieurs années, à la 
suite de lettres apostoliques de 1219 ; et cet autre détail qu'il 
ajoute est pareillement inexact : /n qua regula prolongatus 
est terminus capituli propter vitandum laborem fratrum qui 
in remotis parlibus commorantur (1), car la mesure était 
déjà adoptée depuis 1221. Pour répondre à cette objection, 
M.Sabatier cherche bien à établir que la bulle de confirmation 
dont il est question ici est celle de 1219, par laquelle le Pape 
recommandait aux évèques du monde entier les frères mi- 


(1) Que l'on me permette ici une réflexion, étrangère à la question, que me 
suggère ce passage. Dans leur introduction à la légende dans son intégrité, 
les éditeurs s élèvent contre Elie parce que de 122% à 1227, imperante Flia, 
in y eut pas de chapitre général. Le parti pris, que malgré tout l'on doit 
conlesser chez les deux savants Frères Mineurs, se montre ici complète- 
ment : la règle de 1223 fixe en effet les chapitres de trois ans en trois ans, 
Si on ne réunit pas de chapitre général de 122% à 1227 Ja faute en est à la 
Règle et non au fr. Elie, Déjà la règle de 1221 avait adopté cette périodicité : 
Omnes Ministri qui sunt in ultramarinis et ultramontanis partibus, semel in 
tribus annis, et alit Ministri semel in anno veniant ad capitulum in festo 
Pentecostes apud sanctam Mariam de Portioncula, (Cap. XVHD, Doue, dés 
1221, le chapitre général aunuel était aboli, 


<I LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


neurs, qui avaient choisi vitæ viam a lRiomana ecclesita mert- 
Lo approbatam (1). Les explications qu'il donne pour soute- 
nir cette opinion ne manquent point d'ingéniosité et sont 
même de nature à surprendre l'assentiment de ceux qui n'ont 
pas approfondi la question ; maisle texte de la légende est trop 
clair pour supporter cette interprétation, que nous ne nous 
attendions pas à trouver sous la plume de l'éditeur du Spe- 
culum. Non il ne peut s'agir ici, pour lui, d’une autre règle 
que de celle de 1223. Rapprochons en eflet ce texte de celui 
que nous lisons au commencement du Speculum : « Beatus 
Franciscus fecit tres regulas, scilicet illam quam confirmavit 
sibt papa Innocentiuns sine bulla ; postea fecit aliam breviorem 
et haec perdita fuit ; postea illam quam papa Honorius con- 
firmavit cum bulla... Postquam vero secunda regula perdita 
fuit, ascendit in quemdam montem... ut faceret ALIAN REGULAN 
quam CunisTOo bBOCENTE scribi fecit (2). Pour M. Sabatier, le 
Speculum et la Iégende étant sortis de la plume du frère 
Léon, ces expressions identiques «liam regulam...….. Christo 
docente, auraient dû désigner une seule et même règle, en- 
core plus clairement que pour tout autre critique. 

Au risque d abuser de la patience du lecteur, je dois entrer 
ici dans l'examen approfondi du chapitre XVI de la légende, 
où se trouve le passage en question. Les éditeurs de cette 
légende dans son intégrité, arrivés à ee chapitre, font 
la réflexion suivante : « Le récit est ici un peu confus 
et embrouillé, « un po’ confuso ed intricato », parce qu'il 
se rapporte à une période dont les Trois Compagnons 
ne furent pas lémoins » (3. — J'ai voulu rapprocher cette 
note des éditeurs de la /egenda integra de Fappréciation 
de M. Sabatier sur ce même chapitre ; il écrit que dans 
leur légende les T. C. « débutent en cherchant à faire œuvre 
de compilateurs ; mais à mesure qu'ils avancent, leurs sou- 
venirs deviennent plus précis, plus saisissants, plus dra- 
matiques, les compilateurs disparaissent, les témoins ar- 
rivent. Ces caractères éclatent dans les chapitres XV et XVI 
de la légende. On s'apercoit du premier coup que les faits 

(1) Bullarium Franciscanum, tom. 4, p. 2: «Cum dilecti ». 


(2) Speculum perfectionis, p. 1 et 2. 
(3) La leggenda . nella sua vera integritu, p. 17%, en note, 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 37 


sont groupés el s ÿ suivent dans un ordre organique, et déjà 
cette remarque tout extérieure nousindique que nousn’avons 
pas affaire à des compilateurs. Sauf dans des cas spéciaux, le 
compilateur ignore la chronologie, il la fuit mème comme un 
piège ; il isole les récits et bouleverse leur succession; l’his- 
toire la plus suivie devient, lorsqu'elle a passé par sa plume, 
une collection d'anecdotes. Ici, c’est le contraire qui aura été 
fait. Si l’on peut prouver d’abord quecette succession des faits 
est exacte, et en second lieu qu'elle n’est fournie par aucune 
des prétendues sources de notre légende, il faudra bien en 
conclure que non seulement la légende des 3 Soc. n’est point 
un pastiche, mais qu'elle est la source par excellence ». Mal- 
heureusement M. Sabatier ne fait point la preuve dont il parle, 
il continue : « en faisant une analyse minutieuse du chapitre 
XVI, on n’y aurait pas seulement trouvé une marche des évé- 
nements originale, mais un grand nombre d'indications 
d'autant plus significatives qu'elles sont très importantes et 
qu'on les chercherait en vain dans les autres sources. » Fai- 
sons cette analyse, « minutieuse », à laquelle nous invite le 
savant critique,et eXaminons si nous trouvons cette « marche 
des événements originale ». 

Le chapitre commence par mentionner l'institution des 
Ministres Provinciaux (1217), puis les persécutions subies 
par les frères en Allemagne et en Hongrie, et leur retour 
(1219). Vient ensuite, quoique puisse dire M. Sabatier, l’ap- 
probation de la Règle, non de l’ancienne,mais de la nouvelle, 
aliam regulam Christo docente compositam (1223). Nous 
revenons après cela en arrière à l'institution du Cardinal 
Protecteur dans la personne du Cardinal Hugolin, le futur 
Grégoire IX ; car, d'après M. Sabatier (2), ce fut à la fin de 
1220 qu'il devint officiellement protecteur de l'Ordre. La lé- 
gende des T. C. nous raconte à ce sujet la vision de la poule, 
qui détermina François à faire cette demande au Pape, et 
elle ajoute que quelques années après, /apsis autem paucis 


annis, il vint à Rome, visita le Cardinal, qui, le lendemain 


le conduisit à la cour pontificale, en lui ordonnant de prècher 


(1) De l'authenticité... p.36. 
(2)Vie de S. Francois, p, 325%, eu note, 


M D 


38 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


devant le Pape et les Cardinaux. À la suite de ce sermon, le 
Saint demanda au Pape le cardinal Hugolin comme protec- 
teur. Or d'après M. Sabatier « la fixation de cette scène 
du sermon devant le Pape à l'hiver de 1217-1218 ne parait 
guère pouvoir être contestée » (1). Suivant la légende, ce 
fut à Rome que François demanda au Pape le Cardinal Hugo- 
lin comme protecteur et eut avec lui cet entretien, rapporté 
tant par la légende que par Jourdain de Giano (2), tandis que 
M. Sabatier écrit que ce fut en 1220, à Orvieto, où se trou- 
vait alors le Pape (3). Reprenons la suite du chapitre de la 
légende. Après sa nomination comme protecteur, Hugolin 
et d’autres cardinaux écrivirent à de nombreux prélats des 
lettres de recommandation pour ies frères ; (cela ressemble 
fort aux bulles de 1219 et 1220), et au chapitre suivant, après 
avoir donné aux ministres la permission de recevoir des no- 
vices, data licentia ministris recipiendi fratres ad ordinem, 
François les renvoya dans les provinces d'où ils avaient été 
obligés de revenir, porteurs des lettres des cardinaux et de 
la règle confirmée par la bulle pontificale, portantes litteras 
cardinalium cum regula, bulla apostolica confirmata. À la 
vue de ces documents, les évêques cesserent leurs oppo- 
sitions et recurent les frères avec bienveillance. 

Tout cela est-il bien chronologiquement ordonné? Hugolin, 
avons-nous dit avec M. Sabatier, fut nommé protecteur en 
1220 ; or, avant cette date, les Provinciaux avaient le pouvoir 
de recevoir des novices, témoin Hélie, ministre de Syrie, qui 
recevait en 1219 fr. Césaire de Spire, un des compagnoas de 
Francois à son retour d'Orient, avant la nomination du car- 
dinal Hugolin. Ce fut seulement en 1223 que la règle fut con- 
firmée par bulle apostolique ; par conséquent ce ne put être 
la présentation de cette bulle qui fit revenir les prélats hos- 
tiles sur leur détermination première, mais bien la bulle de 
1219 leur recommandant les frères. Nous sommes bien loin, 
on le voit de la « marche des événemeats originale » dont 
parlait M. Sabatier. C'est pourquoi, en attendant la preuve 
à laquelle il faisait allusion, nous persistons à dire, avec 


(1) Vie de saint Francois, ibid, 
(2) Chrontiea X 1%, ap. Analecta Franciscana, tome 1, p. 5. 
(3) Vie de saint Francois, p. 178. 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 5ÿ 


4 


les PP. Marcellin et Théophile, que ce récit est « un 
peu confus et embrouillé » et, nous appuyant sur l'au- 
terité de M. Sabatier, nous conclurons que de l'absence de 
chromologie dans ce chapitre XVI il résulte à l'évidence 
qu'il est l'œuvre d'un compilateur et non d'un témoin. La 
conclusion sera la même peur toute la légende. | 

Son auteur voulait être complet et, dans ce but, quand il 
ne savait comment fondre ensemble les récits quelquefois 
un peu discordants qu'il avait sous les yeux, il se contentait 
te les mettre bout à bout. Nous en avons un exemple frap- 
pant dans le chapitre XIT, où nous trouvons successivement 
les deux narrations .de Celano sur l'audience accordée par 
Innocent [IT à Francois et à ses premiers frères, quand 
ils se présentèrent à lui pour faire approuver leur genre 
ce vie. 

Je ne prétends pas reproduire ici toute la démonstration 
des Arelecta Bollandiana ; ceux que la question intéresse 
doivent avoir ce travail entre les mains. Je ne reprendrai pas 
non plus tous les arguments de M. Sabatier pour- tâcher de 
la réfuter, je me contenterai de dire que sile P. Van Ortroy 
a pu établir les sources évidentes de nombreux passages de 
la légende en cause, on ne saurait lui faire un grief de n'avoir 
point poussé son travail jusqu'aux dernières Hmites. M. Sa- 
batier est le premier à se plaindre dela perte de nombreux 
documents : le compilateur de la légende dite des T. C. pou- 
vait fort bien les avoir sous les yeux et y puiser des récits 
dont la provenance nous échappe. Arrivons donc à l'examen 
de la dernière question que nous devons examiner ; les Trois 
Compagnons ont-ils réellement écrit quelque chose sur leur 
Père, et dans le cas affirmatif qu'est devenu leur travail ? 


Noa, répondent les Analecta Bollandiana, les compa- 
gnons du Saint n'ont composé aucan travail historique sur 
lui ; cependant leur œuvre existe « mais il faut qu'on la 
cherche et qu'on la reconnaisse là où elle se trouve, à savoir 
dans in seconde Vie composée par l'homas de Celano. Il 


2 14 


. = Æn si! 


ea 


"+ 


. 40 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS 


n'est point malaisé de s'en convaincre, si l'on prend la peine 
de lire et de rapprocher avec attention et liberté d’esprit le 
dernierchapitre et le prologue de cetouvrage. Ce chapitre est 
intitulé : Oratio sociorum Sancti ad eumdem. C'est une prière 
que les Socit adressent à leur père, après s'ètre acquittés 
de leur devoir de biographes... mais ils n’ont pas été seuls 
à accomplir ce travail. Une collaboration précieuse leur est 
venue de celui qui avait déjà écrit une première fois la vie du 
Saint... C’est donc le résultat de leurs communs efforts qu'ils 
offrent au séraphique patriarche. Celano a tenu la plume et 
a pour ainsi dire écrit sous la dictée des intimes du saint... 
Grâce au langage de la prière finale il n'est pas permis d'in- 
terpréter le sous, par lequel l'auteur se met en scène dans 
le prologue, comme un simple pluriel de rhétorique. Ce sont 
bien les intimes du saint qui parlent et qui écrivent sur les 
injonctions du dernier chapitre général et du ministre gé- 
néral Crescentius... C’est le fruit d'un lourdet conscien- 
cieux travail en commun qu'ils se permettent d'envoyer 
à leur chef. Assurément le prolouue et la fin de la deuxième 
vie portent l'empreinte du style de Celano : il s'ensuit 
tout simplement que celui-ci n'a pas été étranger à Ja 
rédaction de l’ouvrage, mais ce sont autant les idées d'autrui 
que les siennes propres qu'il exprime ». 

Je ne sais pourquoi le P. Van Ortrov, qui a si soigneuse- 
ment rapproché tous les passages de la légende dite des 
T. C. des sources auxquelles ce récit est emprunté, n'a pas 
fait le même travail pour la lettre d'envoi. En constatant 
que beaucoup d'expressions de cette lettre se retrouvent 
dans le prologue de la seconde lérende de Thomas de Ce- 
lano, il aurait peut-être conclu d'une facon plus formelle 
que « cette lettre est l'œuvre d'un faussaire », comme ilse 
contente se l'insinuer. Pour moi ces rapprochements ont 
un effet absolument contraire, et 1ls me confirment dans 
l'idée que la lettre est authentique et qu'elle accompagnait 
un travail écrit par Îles signataires de cette missive. Thomas 
de Celano avait cette lettre et ve travail sous les yeux en 
écrivant la /egenda secunda et son prologue, et mème 
il pouvait avoir auprès de lui les compagnons pendant la 
rédaction de son Wemoriale, bien que l'emploi de leur re- 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » : ni 


cueil suffise pour expliquer le pluriel de son prologue (1). 

Il ne sera pas inutile, avant d'aller plus loin, d'étudier briè- 
vement la question de l'authenticité de la lettre des T. C., 
car de cet examen résultera la certitude sur le document 
qu'elle accompagnait. Nous répondrons ainsi au doute 
exprimé par les Anatecta Bollandiana qui écrivent que cette 
missive, si elle est authentique, pourrait se rattacher à 
quelque document franciscain aujourd’hui perdu. Il y a une 


(1) Sans reproduire ici toute la lettre et le prolague de Celano, voiei eu 
regard les principaux passages qui démontrent la dépendance d'au texte par 


rapport à l'autre, 


LETTRE DES COMPAGNONS. 


Cum de mandato proximi præteriti 
capituli generalis et vestro teneantur 
fratres signa et prodigia beatissimi 
patris nostri Francisci, quæ scire vel 
reperire possunt, vestrae paternitati 
dirigere ; visum est nobis, qui secum 
licet indigni fuimus diutius conver- 
sati, pauca de multis gestis ipsius.. 
sanctitati vestrae, veritate pracevia, 
intimare ; non contenti solum narrare 
miracula, .. sed etiam sanctae con— 
versationis cjus insignia, et pii bene- 
placiti voluntatem ostendere cupien- 
tes... Quae tamen per modum le- 
gendac non scribimus, cum dudum 
de vita sua ct miraculis... sint con- 
fectae legendae ; sed velut de amoeno 
prato flores quosdam... excerpimus.. 
continuatam historiam non sequentes 
sed multa seriose relinquentes quae 
in praedictis legendis sunt posita… 
quibus hacc pauca... poterilis fa- 
<cre inseri,.. Credimus enim, quod 
si venerabilibus viris, qui praefatas 
legendas confecerunt hace nota fuis- 
sent, minime praetcrissent.., 


PROLOGLUE DE CELANO 


Placuit sanctac universitati olim 
capituli gencralis et vobis, reveren- 
dissime pater,... parvitati nostrac 
injungere ut gesta vel ctiam dicta ylo- 
riosi patris nostri Francisci, nos, 
quibus ex assidua conversationeillius 
et mutua familiaritate plus cacteris 
diutinis experimentis innotuit, ad 
consolationem praesentium et poste- 
rorum memoriam scriberemus. 

Continet in primis hoc opusculum 
quaedam conversionis facta mirifica, 
quac in legendis dudum de ipso con- 
fectis non fucrunt apposita, quoniam 
ad auctoris notitian minime perve- 
uerunt. Dehine vero exprimere in- 
tendimus et vigilanti studio decla- 
rare quae sanctissimi patris tai in 
se quam in suis fuerit voluntas boua, 
beneplacens et perfecta.. Miracula 
quaedam interseruntur, prout se po- 
nendi opportunitas offert... 


Celano parle ensuite de la peine qu'ils ont eue pour recueillir tous ces 
faits, quæ non pauco labore quæsivimus, Il faut rapprocher ce passage de 
l'indication que donnent les compagnons dans leur lettre de tous les fréres 
qu'ils ont interrogés avant d'écrire leur recueil, 


hE LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


dépendance évidente entre la lettre et le prologue de la 
seconde légende de Celano ; mais de quel côté est la dépen- 
dance ? Si la lettre dépend du prologue elle ne peut être 
que l’œuvre d'un faussaire ; si le prologue dépend de la lettre 
elle est authentique et le document sera facilement retrouvé. 

Disons d’abord qu'on ne voit pas trop pourquoi un faus- 


_Saire aurait composé cette lettre, en se servant du prologue 


de Celano, ni quel document il aurait voulu authentiquer 
grâce à ce faux ; après la legenda secunda il restait bien peu 
de chose à dire tant sur la conversion de François, que sur 
sa vie et ses vertus. Îl est vrai que, par la date mise'au bas 
de cette lettre, il aurait voulu la faire considérer comme anté- 
rieure à la composition de cette légende, mais pour un faus- 
saire il aurait été bien peu avisé: l'emploi des expressions 
du biographe aurait découvert la supercherie en démontrant 
qu’il écrivait après lui. J'ai beau chercher, je ne puis arriver 
à découvrir le motif qui l'aurait dirigé dans la composition 
de cette lettre apocryphe, et par conséquert je conclus que 
la lettre est authentique. 

Cette authenticité admise, la dépendance du prolowue par 
rapport à la lettre s'explique d'elle-mème : Celano avaitentre 
les mains le recueil que cette Îettre annoncaïit, et il usait 
de la lettre comme il allait le faire du matériel historique mis 
à sa disposition par les compagnons (i). En somme, il n'était 
que l'exécuteur désigné par le général, pour remplir le vœu 
exprimé par les auteurs de Îa lettre, demandant que les faits 
qu'ils apportaient à sa connaissance fussent insérés dans la 
légende de leur Père, s'il le jugeait bon « quibus (legendis} 
haec pauca quae scribimus poteritis facere inseri, si vestra 
discretio viderit esse justum ». Chargé de cette mission, 
Celano, en historien consciencieux, ne se voulut pas attri- 
buer le mérite de ce nouveau recueil dont le fonds ne lui 
appartenait pas. C'est pourquoi, tant dans le prologue que 
dans la prière finale, ce sont les compagnons qui parlent. 


(1) La Chronique des XXIV Généraur est favorable à cette manière de 
voir, Après avoir parlé de la légende des T. C, elle ajoute : « et post, frater 
Thomas de Celano... primum tractatum legendae beati Francisci, de vita 
scilicet et verbis et intentione ejus circa ea quar pertinent ad regulam com- 
ptlavit. (p. 262). 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 43 


Cette explication me semble fort naturelle, mais comme elle 
est très simple, elle a bien des chances de n'être pas admise 
sans conteste. 

Une question se pose immédiatement : quest devenu le 
travail des compagnons de saint François ? — Il y a bicntôt 
quinze ans, en étudiant le Speculum vitae B. Franciscz, je 
pensais trouver dans cette compilation indigeste les docu- 
ments qui avaient servi à Thomas de Celano pour composer 
sa seconde vie. Je n’ai pas à raconter ici comment mes études 
franciscaines furent interrompues par d'autres travaux ; 
passons à 1898 ; en étudiant alors le Speculum perfectionis que 
venait de publier M. Sabatier, cette pensée me revint immé- 
diatement.et même je la communiquai à quelques amis, qui 
ne partagèrent pas ma manière de voir (1). Comme leur 
opinion avait pour moi un certain poids, je résolus de réflé- 
chir en silence sur ce point. Au cours de mes réflexions, parut 
dans les Analecta Bollandiana le travail du P. Van Ortrow, 
qui ne me satisfaisait pas entièrement ; la collaboration des 
Compagnons au travail de Celano ne me semblait pas suffi- 
sante pour expliquer le prologue, et comme le savant Bollan- 
diste n'avait pas examiné la question de l’authenticité de la 
lettre d'envoi, il me semblait que son étude laissait ouverte 
une voie pouvant conduire au but entrevu. Don Minocchi avait 
déjà publié la première partie de son examen critique, mais 
il n'y traitait point la question principale ; bientôt après parut 
la seconde partie, dont j'avais prévu le sens, et je fus agréa- 
blement surpris en y trouvant exposées, avec d'assez bons 
raisonnements, des idées qui étaient celles que je roulais 
depuis longtemps dans ma tête. Pour lui, comme pour moi, 
le travail original des T. C. devait se retrouver dans le Specut- 


(1) On me demandera peut-être pourquoi je n’en dis rien alors, On en 
trouve ici mème l'explication. Dans mon étude critique sur le livre publié 
par M. Sabatier, je m'élevai contre son opinion de vouloir attribuer tout l’ou- 
vragc au Fr. Léon et d’eu faire remonter la composition à 1227 ; et j'écrivais 
que le Speculum était une compilation, dont le noyau pouvait bien être un 
écrit de Fr. Léon, ou mieux des compagnons du Saint. Je n'ai point changé de 
manière de voir, je corrige seulement ce que je disais de la date possible de 
cet écrit, (Annales Franciscaines, tome XXII, p. 559). Dans la mème étude 
critique, j'émettais un doute sur l'authenticité de la légende traditionnelle 
des T. C, (ibid. p. 562, en note.) 


LM. M IT 7, 


fn 


LL: 


“ LA LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS 


lum, au milieu de beaucoup d'autres documents de prove- 
nance diverse. 

On me demandera sur quoi je m'appuie pour soutenir 
cette opinion, quime parait la seule admissible Voici mes 
raiSONS : | | 

Du prologue de Celano, rapproché de la lettre d'envoi des 
T. C., il résulte clairement qu’il travaillait sur les documents 
transmis par ceux-ci au Général. Or, dans la littérature fran- 
ciscaine, nous ne trouvons d'autre recueil dont la seconde 


‘ légende puisse dépendre en dehors du Speculum. 


Tous les manuscrits du Speculum commencent par cette 
note : /stud opus compilatum est per modum legend», ex qui- 
busdam antiquis quæ in diversis locis scripserunt et scribi 
fecerunt socti beati Francisci. Faut-il voir encore une super- 
cherie dans cette indication ? À force de voir des superche- 
ries partout, on finirait par nier l’authenticité des textes les 
plus sûrs, et je ne puis croire que les couvents franciscains 
aient été transformés en autant d'oflicines de faussaires, à 
une époque où il était encore facile de découvrir la fraude. 

Plus d'une fois dans les récits du Speculum nous retrou- 
vons les mots typiques de la lettre 720$ qui cum ipso fuimus ; 
ou des témoignages équivalents. Preuve que la lettre et le 
Speculum ne se peuvent séparer. 

Le Speculum répond assez bien aux promesses de la lettre 
d'envoi. Ce n'est pas une légende, ce sont des faits détachés 
qui ne se trouvent pas dans les légendes antérieures, et 
ces laits sont de nature à nous faire connaître les merveilles 
de la vie sainte de François, ses intentions et ses aspirations, 
par exemple en matière de pauvreté et d'obéissance. 

Toutefois, comme l'ont déclaré tous les critiques qui l'ont 
étudié, le Speculum entier ne peut ètre l'œuvre des T. C. 
Quelle part leur appartient dans ce recueil? C’est là une 
question délicate, car, si pour certains chapitres l'interpola- 
ton est évidente, pour d'autres on est réduit à des appré- 
clations personnelles. Sans se laisser effrayer par ces difli- 
cultés, Don Minocchi a essayé de faire ce triage, éliminant, 
en donnant ses raisons, les chapitres qui lui paraissaient ne 
point appartenir à l'œuvre originale. Ainsi débarrassé le 
Speculum pouvait être accepté comme écrit par les T. C. 


DIFE « DES TROIS COMPAGNONS 45 


Toutefois, quelque raisonnables que parusseut les élimina- 
tions faites par le savant abbé, il manquait à sa thèse le 
témoignage d'un manuscrit présentant une rédaction du 
Speculum conforme à celle qu'il proposait. 

N ne devait pas attendre longtemps cette confirmation ; 
l'année dernière le P. Léonard Lemmens, Annaliste des 
Mineurs, publiait, d'après un manuscrit du couvent de 
Saint-Isidore à Rome, un texte du Speculum, correspondant 
presque entierement avec celui que proposait Don Minoc- 
chi ({:. Les chapitres éliminés par lui ne s’y trouvent pas, 
il en est de mème de certains passages qu'il regardait 
comme des interpolations, dues au compilateur de 1318, dont 
le texte était le seul connu avant la publication du Manuscrit 
de Saint-Isidore. 

A ce propos, il ne sera pas inutile de dire que le Speculum, 
que M. Sabatier publiait en le donnant, sur un erplicit er- 
roné, comme datant de 1228, ne remonte pas avant 1318, 
date fournie par un manuscrit du couvent de Ognissanti à 
Florence (2). Autant la date de 1228 était inadmissible pour 
cette compilation, autant celle de 1318 est acceptable et même 
acceptée de tous les critiques. 

En tète du Speculum, édité par le P. Lemmens, se trouve 
cet éncipit : « In nomine Domini, incipit Speculum perfec- 
lionis… beatt Francisci, compositum ex quibusdam repertis 
in scriplis sancti fratris Leonis, socit beati Francisci, et alio- 
rum sociorum ejus, quae non sunt in legenda communt ». 
Nous n'avons donc pas encore là le travail original des T. C.: 
néanmoins la publication du P. Lemmens est fort précieuse 
car elle nous fournit un texte qui se rapproche plus de l'ori- 
ginal que celui que donnait M. Sabatier. J’ajouterai encore 
que nous ne troufons probablement pas dans le Speculum 
loute l'œuvre des frères Léon, Ange et Ruffin. Ce qui me 
confirme dans cette opinion c'est le prolngue de Celano et 
les premiers chapitres de la Legenda secunda.Dans son pro- 


(1) Documenta antiqua franciscana edidit fr. Lroxanpus Levurxs 
O. F. M. Pars Il. Speculum perfectionts (redactio 1.) Quaracchi, 1901. 

(2) Minutieusement décrit par Don Minocchi dans son travail souvent cité, 
La date de ce manuserit est environ 1370. (CF, Sabatier, Tractatus de Indul- 
Senlia Portiunculae, p. CXXXV.\ : 


46 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


logue Celano écrit : « Continet in primis hoc opusculum quae- 
dam conversionis facta mirifica, quae, in legendis dudum de 
ipso confectis non fuerunt apposita, quoniam ad auctoris nott- 
tiam minime pervenerunt». Le recueil des T. C. devait donc, 
ou tout au moins pouvait, renfermer une partie de ces détails 
nouveaux sur la jeunesse et la conversion de François. Je fe 
croirais d'autant plus facilement que, dans la légende tradi- 
lionnelle, que nous avons ditèêtre une compilation de la fin 
du XIII‘ siècle, nous trouvons ces détails reproduits d'une 
facon un peu différente de celle de Celano, et que l’on y trouve 
quelques autres petits détails omis par Celano, comme nous 
le voyons faire pour les autres récits du Speeulum (1). Le 
compilateur pouvait fort bien avoir sous les yeux le texte des 
T. C. et ainsi s’expliqueraient ces différences. | 

Nous aurions là aussi l'explication de l'éncipit que nous 
trouvons en tête de tous les manuscrits de [a légende tradi- 
tionnelle : /aec sunt quædam scripta per tres socios Beati 
Francisci de vita et conversatione ejus in habitu sæculari, 
de mirabili et perferta conversione ejus, et de perfectione 
origunis et fundamenti ordinis in tpso et in primis fratribus. 
L'auteur inconnu avait sous les yeux l'écrit des compa- 
wnons, il y puisait abondamment et il attribuait aux au- 
teurs de la partie principale ce qu'il prenait ailleurs, pour 
donner une forme de légende à leur récit, composé de faits 
détachés. Toutefois ce n’est là qu'une conjecture que je livre 
aux méditations des autres critiques (2). Si on l'admettait, on 
aurait [à encore une explication plausible de la présence, 
dans tous les manuserits, de la lettre d'envoi en tête de la lé- 
gende traditionnelle. 


(4) Voir la réponse de M. Sabatier à l'étude des _faalecta Bollandiana : 
De l'authenticité de la légende dite des TC. p. 6 et ss. — Je ne veux pas ap- 
prouver, en citant M. Sabatier, ce qu'il dit dans ces pages du dosage du mer- 
vettleur, Avec mon explication, il n'est pas besoin de recourir à ses principes 
de critique. 

(2) On ne manquera pas de m'objecter lfnonyme de Pérouse des Bollan- 
distes, S'il n'étaitpas un faussaire iltravaillait sur des documents Originatix 
« ego qui acta corum \idi ». Alors serait-il contraire à ma conjecture 9 H 
prouverait l'existence de récits que nous n'avons plus. Les fragments publiés 
par les .{cta Sanctorum permettent difficilement les rapprochements qui se- 


cuicnt utiles pour porter un jugement sur son œuvre. 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 17 


Nous voici arrivés à la fin de cette longue dissertation sur 
la Légende dite des Trois Compagnons. Il me semble bon 
d'en réunir les diverses conclusions qui ont été semées au 
cours de ces pages. 


J. La légende traditionnelle, dite des T. C. n'est pas leur 
œuvre ; {” c'est une légende ; 2° elle ne peut être attribuée 
au notaire apostolique, Jean, qui écrivait avant 1250, car 
3 cette légende n'est pas antérieure à la fin du XHH° siècle ; 
&elle devait commencer par le court prologue Præfulgidus 
ut Lucifer, qui se trouve dans le manuscrit du Vatican. 


II. Cette légende écartée, il nous faut chercher ailleurs 
l'œuvre des T. C., car 1° cette œuvre a existé distincte de : 
la legenda secunda de Celano ; 2° ce biographe, en com- 
posant sa legenda secunda, avait ce recueil sous les yeux ; 
3 c’est dans le Speculum que nous devons aller rechercher 
cette œuvre des T. C., et nous ne l'y trouvons pas tout entière ; 
4° la légende traditionnelle pourrait avoir été composée, pour 
les parties nouvelles qu'elle apporte, sur le recueil original 
des T. C. 

Un corollaire de ces conclusions sera l'injustice des accu- 
sations lancées par M. Sabatier contre les Supérieurs de 
l'Ordre, coupables, selon lui, d'avoir mutilé l'œuvre des Com- 
pagnons. Si Crescence eut un tort,ce fut celui de se conformer 
au désir des auteurs du recueil qu'on lui présentait, en lui 
demandant de voir ce qu'il croirait bon de conserver à la 
postérité. Il chargea Thomas de Celano de ce soin, celui-ci 
utilisa les documents mis à sa disposition, les revètant des 
pompes de son style, laissant de côté ce qu'il croyait devoir 
négliger et ajoutant les informations qu'il pouvait avoir re- 
cueillies lui-mème ou qui lui avaient été transmises d’ail- 
leurs. Une fois employé par Celano,le recueil des T. C 
tomba dans l'oubli, ils n'avaient point eu la prétention de 
faire un travail devant rester dans la forme qu'ils lui avaient 
donnée, ni de prendre rang parmi les auteurs de ces légendes 


48 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


écrites {am veridico quam luculento sermone (1\. Par consé- 
quent on a tort de vouloir dresser un double catalogue des 
historiens de saint Francois, celui des Spirituels et celui des 
frères de la Communauté. Cette distinction n'existait pas 
au XIII° siécle et Bernard de Besse ne faisait pas œuvre de 
parti en ne mentionnant point fr. Léon parmi les biographes 
du Saint. Les autres écrits attribués au fr. Léon ne pouvaient 
non plus lui donner cette place. Il ne mentionna pas non plus 
l’auteur de la légende traditionnelle, parce qu'elle n'existait 
pas encore de son temps. 

Nous ne trouvons pas en effet de trace de cette Légende 
“dite des T. C: avant la Chronique des XXIV Générau.r, vaste 
compilation de la fin du XIV” s'ècle, et cette mention n'est 
pas complètement exacte, car nous y lisons que les Compa- 
w#nons écrivirent sous forme de légende, per mo:lum legendue, 
ce qui est contraire à leur lettre mais s'explique par la légende 
traditionnelle que le compilateur de la chronique devaitcon- 
naître seulement. Cependant, comme il ne fait aucun emprunt 
à ce document, on ne peut rien conclure de plus précis. Le 
premier qui ait cité la légende sous le nom traditionnel est 

Barthélémy de Pise dans son livre des Conformités, écrit en 
1390, et le plus ancien manuscrit connu où nous la trouvons 
ie remonte pas beaucoup plus haut (2). 

Au siècle suivant, les manuscrits de cette légende se mul- 
iplièrent et presque toujours on la retrouve unie au Specu- 
«um, ce qui paraît établir la dépendance de ces deux docu- 
ments du travail original des T. C., et ce qui a fait conjec- 
turer au P. Van Ortroy que le compilateur de la légende 
aurait voulu fournir un complément à la compilation du Spe- 
culum, tellementil évite d'empiéter sur ce terrain. 


(1, M. Sabatier tient à voir dans la lettre des T. C. «un chef-d'œuvre de 
malicieuse bonhomie à l'adresse des biographes officiels du saint, et ecla 
sous Les formes les plus achevées de l’urbanité monastique, » (Opusc. cité, 
p. 12) J'avouc ne pas être assez versé dans la critique interne pour découvrir 
ees sentiments chez les auteurs de la lettre en question. J'ai lu aussi, je me 
puis retrouver où, que Îles Compagnons devaient sourire malicieusement en 
envoyant leur travail au Général. Cette assertion me parait bien peu concorder 
avec le caractère de protestation indignée que l'on veut attribuer à leur légende. 


(2) Le manuserit d'Ognissanti de Florence déjà cité. 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 49 


+ 
» 


Souvent reproduite dans les manuscrits franciscains des 
XIV° et XV° siècles, la Légende dite des Trois Compagnons 
était cependant encore inédite quand les Bollandistes, pour- 
suivant leur gigantesque travail, arrivèrent aux saints du 
mois d'octobre. Après en avoir largement usé dans son 
Commentarius praevius, le P. Suyskens lui donnait place au 
nombre des légendes qu'il publiait (1). 

En 1831, un anonyme, qui n'a pas encore été dévoilé, en 
donnait une édition d’après le manuscrit 73939 du Vatican, le 
seul qui contienne le court prologue: Praefulgibus ut lu- 
cifer (2). 

Le P. Stanislas Melchiorri, Annaliste des Frères Mineurs, 
imprimait en 1856 une traduction italienne de cette légende 
à laquelle manquaient les deux derniers chapitres, mais en 
revanche largement interpolée (3). Cette traduction était pu- 
bliée d'après une copie de la fin du XVI* siècle, mais la 
langue dans laquelle elle est écrite doit lui faire assigner 
une origine antérieure. C'est la ICgende que les PP. Marcellin 
de Civezza et Théophile Domenichelli ont rééditées comme 
donnant le texte intégrd de l’œuvre des compawnous. 

Cette légende italienne fut traduite en français par l'abbé 
Symon de Latreiche et parut à Paris en 1862. Le traducteur 
se donna beaucoup de peine pour donner une tournure an- 
tique à sa version, sans arriver à y faire passer le charme et 
la simplicité du texte italien (4). 


À) Acta Sans:torum, tome Il du mois d'octobre. 

(2) Vita S. Francisci de Assisio, a Leone, Rufino, Angelo, ejus sociis 
scripta, dictaque Legenda trium sociorum, ex cod. Bibliothecae Vaticanae 
N. 7339. Pisauri 1831. 

(3) Leggenda di san Francesco d'Ascesi scritta dalli suoi compagni che 
tult'hora conversavano con lui. Recanati, 1856. Le manuscrit, aujourd'hui 
perdu, portait la date de 1577, ct appartenait au couvent des Capucins de 
Sau Severino dans les Marches. 

(1) Légende de saint François d'Assise par ses trois compagnons, manus- 
crit du XIIIe siècle, publié pour la première fois par l'abbé Sxmox De La- 
TREICHE, chez Rousseau-Leroy, à Arras, et chez (iaume frères et Puprey, 
rue Cassette 4, ct Lesort, rue de Grenelle 3, à Paris, 1862.— Trois ans après, 
les exemplaires restés en magasin furent pourvus d'un nouveau titre portant 

FE. F. — VIN. — 4 


LD 


50 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS 


En 1880, avec plus de bonne volonté que de critique, le 
chanoine Amoni rééditait le manuscrit du Vatican, si nous 
en croyons son titre, mais en réalité il ne suivait d’une facon 
absolue ni ce texte, ni celui donné par les Bollandistes. Il y 
ajoutait en regard la traduction italienne, éditée par le P. 
Melchiorri, là où elle correspondait au latin, rejetant le reste 
à la fin du volume, mais il modifia souvent le vieux texte (1). 

Monseigneur Faloci Pulignani la publiait à son tour en 1898, 
d'après un manuscrit des archives des capucins de la pro- 
vince d'Ombrie (2). 

À la fin de la même année les PP. Marcellin de Civezza et 
Théophile Domenichelli donnaient au publicleur légende dans 
sa prétendue intégrité, dont nous avons longuement parlé (3). 

Malgré toutes ces éditions successives il n’y a pas encore 
une seule édition critique de la Légende des Trois Compa- 
gnons, chacun des éditeurs précédents ayant reproduit un 
texte différent, sans entrer dans l'examen des variantes que 
peuvent présenter Îcs nombreux manuscrits de ce document. 
Quand on sera arrivé à une solution de la controverse résu- 
mée dans ces pages, quelque critique entreprendra peut- 
être cette édition. 

Outre la traduction de l'abbé Symon de Latreiche, que la 
langue employée suffisait à rendre impopulaire, nous avions 
depuis quelques années celle de M. l'abbé Huvelin (4). Bien 


Deuxième édition, Paris, P. Lethielleux, 23 rue Cassette, 1865. La superche- 
ric est évidente car le papier du nouveau frontispice est différent de celui 
du volume. 

(1) Legenda Sancti Francisci Assisiensis & Beatis Leone, Rufino, Angelo, 
ejus socits scripla, quæ dicitur legenda trium soctorum, ex cod. membran. 
Biblioth. vatic. num. 7559. Roma 1880. 

(2) Sancti Francisci legendam Trium Sociorum ex cod. Fulg. edidit 
Micuaer Faroci PuLiGNaxr sacerdos Fulginas. Fulginiæ 1898. 

(3) La Legenda di San Francesco, scritla da tre suoi Compagni, (legenda 
trium sociurum), pubblicata per la prima volta nella sua vera integrita daï 
Padri Marcellino da Civezza e Teofilo Domenichelli dei Minori, Roma 1889. 
— Pour être complet je dois mentionner une traduction française de cette 
légende, en cours de publication dans la Voir de Saint-Antoine. 

(:) Légende des Trois Compagnons. La vie de S. Francois d'Assise racontée 
par les frères Léon, Ange et Ruffin, ses disciples traduite pour la premièrr 
fois du latin, précédée d'une introduction, par AL. l'abbé Huvelin. Paris, 1891. 
M. Huvclin sans doute ne devait pas connaitre la traduction de l'abbé de 
Latreiche. 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 51 


qu'il dise traduire le texte du manuscrit du Vatican, il a sim- 
plement traduit l'édition Amoni, qui, comme nous l'avons 
dit, s'en écarte souvent. Il a aussi omis le prologue. Gette 
traduction est d'une lecture agréable, mais elle manque 
souvent de précision. 

Enfin l'an dernier, Madame Arvède Barine a donné de la 
légende traditionnelle une traduction que je dirai presque 
un chef-d'œuvre et un modèle du genre (1). Il y a bien ci et 
là quelques inexactitudes, qu'il sera facile de faire dispa- 
raître dans une seconde édition que je souhaite vivement, à 
condition toutefois qu'on n'y retrouve pas la Vie de saint 
François qui forme la première partie du volume. 

On a accusé très à tort Madame Barine d’être disciple de 
M. Sabatier. Ce serait plutôt le contraire, car l'étude sur 
saint François a paru dans la /evue des Deuxr-Mondes au mois 
de juin 1891. Dans cette seconde édition de son travail, l’au- 
teur n'a apporté que des modifications insignifiantes. Cette 
étude avait été écrite pour la Æevue des Deur-Mondes à la 
suite de la publication de l’Histoire de saint François par 
M. l'abbé Le Monnier, qui était qualifiée « d'ouvrage remar- 
quable par l’érudition, la largeur d'esprit et la sincérité ». 
Ces éloges ont disparu de la réédition et aux auteurs cités en 
1891, on a ajouté simplement « les remarquables travaux 
récemment publiés par M. Paul Sabatier ». 

Dans son aperçu sur la vie de saint Francois, écrit avecun 
incontestable talent d'analyse, Madame Barine qui-est pro- 
testante, se laisser aller à des appréciations erronées, pour 
ne pas dire injustes, sur l'Église romaine et la puapauté au 
moyen ôge. Ecrivant pour la Revue des Deux-Mondes, dont 
l'esprit s'est modifié depuis dix ans, elle sacrifia aussi au 
milieu et, si mes souvenirs sont exacts, en particulier au 
sujet des Stigmates. Si tout dans le fond de ce récit ne 
peut être accepté par le lecteur catholique et même si l'on 
ne peut recommander cette lecture,c’est d'autant plus fhchiéux 
que ces pages sont d’une facture exquise et peuvent être 
données comme inodèle aux hagiographes. 

Quant à la traduction de la légende je ne résisterai pas 


(4) Anvève BaminE, Saint Francuis d'Assise et la Légende des Trois Com- 
pagnons, Paris, +901. ds 


32 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS 


au désir d'en mettre quelques lignes sous les yeux du lecteur. 
Je placerai en regard le texte latin et la version de l’abhé 
Huvelin. Ce sera la meilleure preuve de Ia supériorité de 
la nouvelle traduction. Je prends au hasard au milieu du cha- 


pitre dixième. 


TRADUCTION DE 
NM. Huveuix. 


Partout où 1ls parais- 
saient, leur costume, 
leur genre de vie exci- 
tait étonnement et on 
les prenait pour des 
hommes des bois. Quant 
à eux, c'était toujours 
avec des paroles de paix 
qu'ils entraient dans les 
villes ou dans les vil- 
lages, dans les châteaux 
ou dans Îles maisons. 
Toujours ils prèchaient 
l'amour du créateur, 
la crainte de sa Justice 
et Fobéissance à ses 
commandements, Quel- 
ques-uns les écoutaient 


volontiers, d'autres pre- 


uaicnt un air railleur ; 
presque lousles acra- 
blaient de questions 
«D'où-ètes-vous ? » leur 
demandait-on. « À quel 
ordre  appartencez- 
vous ? » Si fatigant quil 
füt de satisfaire à toutes 
ceseuriosités, les frères 
s y prêtaient de bonne 
wrâce; ils se disaient des 
péniteuts originaires 
d'Assise, mais ils ajou- 
aient modestement que 
luur fraternité n'était 
pas encore un ordre. 
Cette réponse ne désar- 
mait pas les soupcons et 
| hospitalité leur était 
souvent refusée comme 
a des gens suspects qui, 
une fois dans la maison, 
pourraient bien y com- 
mettre quelque larcin ; 
ils se réfugiaient alors 
sous un portique d'és 
“lise ou de palais. 


. quam 


TEXTE LATIN. 


Quicunque autem eus 
videbant, plurimum mi- 
rabantur, eo quod ha- 
bitu et vita dissimiles 
crant omnibus, et quasi 
silvestres homines vide- 
bantur. Quocumque ve- 
ro intrabant, civitatoim 
seilicet vel castellum, 
aut villam vel domuin, 
annuntiabant pacem, 
confortantes omnes ut ti- 
merent et amarent crea- 
torem cocli el terrae, 
ejusque mandata serva- 
rent. Quidam libenter, 
eos audichaut ; alii ce 
contrario  deridebant, 
plerique quaestionibus 
fatigabant, quibusdam 
dicentibus : Undecstis? 
aliis quaerentibus quis 
esset  ordo ipsorum,. 
Quibus licet esset labo- 
riosum tot quacstioni- 
bus respondere, semper 
tamen confitchantur, 
quod erant viri poeni- 
tentiales de civitate As- 
sissii oriundi ; nondum 
enim ordo eorum dice- 


batur religio. Multi 
VCrFO  €OS deceptores, 


vel fatuos judicabant, et 
uolebant cos recipere 
in domos suas, ne tan- 
fures res suas 
furtive auferrent. Prop- 
terea in multis locis, 
post illatas eis multas 
ijurias, hospitabantur 
in ecclesiarum portici- 
bus vel domorun., 


TRADUCTION DE Mie A. 


BaRINE. 
Tous ceux qui les. 
voyaient s'étonnaient, 


car ils ne ressemblaient 
à personne par le vète- 
ment et par le genre de 
vie, et  paraissaient 
presque des hommes 
sauvages. Partout où ils 
entraient, ville ou chà- 
teau, maison ou ferme, 
ils annoncaient Ja paix, 
avertissant chacun d'ai- 
mer et de craindre Île 
créateur du ciel et de la 
terre et de garder ses 
commandements. Quel- 
ques-uns les écoutaient 
avec plaisir (1), la plu- 
part les tourmentaient 
de questions et leur di- 
salent : « D'où 
vous ? » D'autres leur 
demandaient à quel 
ordre ils appartenaient. 
Quoiqu'il fût fatigant 
de répoudre à tant de 
questions, ils avouaient 
cependant avec simpli- 
eité qu'ils étaient des 
pénitents originaires de 
la ville d'Assise ; car 
leur société ne s'appe- 
lait pas eucore un ordre 
religicux. Souvent on 
les prenait pour des fri- 
pons ou pour des fous, 
et on ne voulait pas 
les recevoir de peur 
qu'ils  n'emportassent 
des choses furtivement, 
comme des voleurs. 
Aussi en plusieurs en- 
droits il leur  fallnt, 
après avoir subi beau- 
coup d'injures, passer la 
nuit sous le porche des 
églises ou des maisons. 


ctes- 


(1) Trois mots ont été ou- 
bliés dans la traductien. 


DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 53 


« J'ai tàché, dit madame Barine, de conserver, dans ma 
traduction le plus que j'ai pu de la candeur et de l'adorable 
gaucherie de ces hommes simples, si étrangers à toute préoc- 
cupation littéraire ». Selon moi le traducteur est trop sévère 
pour l'auteur de la légende, car je ne saurais y trouver aucune 
gaucherie. Elle est écrite avec candeur et simplicité : c'est 
là son charme, et le mérite de la traduction est d’avoir res- 
pecté ces qualités. Car bien que j'efface du frontispice de 
cette légende le nom des Compagnons de saint François, elle 
demeure néanmoins pour moi, suivant le jugement de 
M. Sabatier, « une des productions les plus délicieuses du 
moyen-âge ». 

P. EbouaRD D'ALENCÇON, 
Archiviste gén. des Min. Capucins. 


LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 


DEVANT L'ACADÈMIE DES SCIENCES DE PARIS 


DEUX FAITS NOUVEAUX 


Suite) (1). 


En mai 1898 eut lieu à Turin l’ostension du saint-suaire 
Le chevalier Sccundo Pia recut l'autorisation d'en prendre 
la photographie. Un instantané ne donna aucun résultat : 
une autre pose prolongée donna une épreuve satisfaisante. 
Bien plus, à son grand étonnement, celte épreuve portait une 
image plus nette, plus vivante, plus vraie que celle qui pa- 
raissait sur le linge. Or dans les photographies ordinaires 
l'épreuve, on le sait, est un neécatif, sur lequel les blanes 
de l'original sont rendus par des noirs et réciproquement : 
si nous photographions par exemple un homme blanc, sur 
l'épreuve il sera noir comime un nègre ; un nègre,au con- 
traire, apparaitra blanc.Pour obtenir les vrais tons du modèle 
il faut tirer une nouvelle épreuve du négatif, et l’on obtient 
un positif, qui, renversant à son tour les tons du négatif, 
donne les vraies couleurs du modèle. 

Le chevalier Secundo Pia s'attendait done à voir venir en 
noir sur son négatif les traits de la figure et du corps de Notre- 
Seigneur, imprimés sur le suaire, le contraire eut lieu, ils 
furent rendus par des blancs, et l'on eut du premier coup un 
positif.C'étaitcontraire auxlois ordinaires de la photographie. 


+ 


(1) Voir le fascicule de juin. 


LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 05 


Il fallait chercher une explication à ce fait. Beaucoup se mirent 
bien vite à crier au miracle. M. À. Loth se fit l'écho de ceux- 
e1 et publia une brochure, où il essayait d'établir la vérité 
du miracle, et par le miracle l'authenticité de la relique. 
Nous avons dans nos études mis nos lecteurs en garde 
contre ces conclusions trop précipitées et un remarquable 
article de M. Lajoie (1) donnait une explication naturelle du 
phénomène d'après les lois de la photographie. C'était une 
explication, on aurait pu en apporter bien d'autres égale- 
ment plausibles (2). 

La discussion, longtemps ardente, s'était assoupie, lorsque 
le 21 avril 1902, M. Vignon, par l'intermédiaire de M. Delage, 
présenta à Académie des sciences de Paris une nouvelle 
explication du fameux négatif. Son explication, tout en écar- 
tant le miracle, n'en concluait pas moins à l'authenticité in- 
discutable du saint suaire. Cette nouvelle, car la cominuni- 
cation a revêtu ce caractère, a été aussitôt reproduite, discu- 
tée, commentée par tous les journaux et revues, et généra- 
lement dans un sens favorable. Et comme la communication 
à l'Académie annonçait un volume de 15 francs publié chez 
Hachette, sur cette question, on peut dire que l'ouvrage de 
M. P. Vignon a obtenu le plus beau succès bibliographique 
quon ait enregistré depuis de nombreuses années. Nous 
allons résumer ici, pour le profit de nos lecteurs, l’argumen- 
lation de M. P. Vignon. Nous emploierons, autant que possi- 
ble, le texte même de l’auteur. 

Le raisonnement de M. Vignon tend à expliquer cominent 
_le corps de Notre-Seigneur a dù naturellement, à cause des 
curconstances nn de l'ensevelissement, imprimer sur le 
linceul sa propre empreinte en négatif. 

[Il commence par établir comment certains objets, certains 
corps couverts de poudres spéciales peuvent marquer sur une 
plaque sensible leur empreinte en négatif. « On sait, dit-il, par 
lestravaux de M. Colson, publiés en 1896 dans les Compte-ren- 


(1) Voir £tudes Franciscaines, juin 1901. 

(2) M. Vignon cite dans son livre M. Lajoie et donne ses raisons ; il y ré- 
pond en disant que dans le cliché du chevalier Pia 1 ne pouvait y avoir sur- 
” exposition, attendu qu'il avait employé des plaques exigeant une très longue 
pose. (Le Linceul du Christ. p. 16.) | 


5ü LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 
x» 

dus de l'Académie des Sciences, que le zinc fraîchement de- 
capé émet, à la température ordinaire, des vapeurs capables 
de voiler les plaques photographiques dans l'obscurité. On 
savait par les recherches de Russell que les stries d'une 
lame de zinc se reproduisent sur la plaque photographique. 
Mais de là à réaliser l’image d’un objet en relief, il y avait 
loin. Nous avons réussi à obtenir des images soit avec des 
médailles saupoudrées de zinc, soit avec des bas-reliefs ou 
des objets en ronde-bosse en plâtre et frottés de poudre de 
zinc. Ces images sont des négatifs non pas par l’interversion 
des clairs et des ombres, puisqu'on opère dans l'obscurité, 
mais par le fait que les reliefs donnent des impressions 
plus énergiques que les creux. Pour les interpréter il faut 
donc les intervertir photographiquement : on obtient alors 
des images positives dans lesquelles l'échelle des reliets 
est scrupuleusement respectée... 
__ « Le caractère vraiment spécifique des images négatives 

qui proviennent des actions à distance réside dans le fondu 
des contours. La limite de la partie visible résulte pour l'œil 
du reploiement de la surface. Si ce reploiement a lieu à une 
faible distance du plan récepteur le contour est encore mar- 
qué quoique vaguement ; mais, si ce reploiement ne se pro- 
duit qu'à une distance supérieure à celle à laquelle les 
vapeurs agissent, il n'en est tenu aucun compte dans l'image. 
qui s atténue progressivement sur ces bords, jusqu'à arriver : 
à la disparition complète. » | 

Les corps enduits de certaines substances activesimpriment 

donc sur une surface, sensible, au sein même de l’obscurité, 
leurs reliefs tenus en contact avec cette surface ou assez 
peu distants, pour que les vapeurs de la substance active 
puissent atteindre cette surface. La plaque sensible recoit 
l'empreinte énergique des reliefs, tandis que les creux ne 
S y impriment qu'en 1aison inverse de leur profondeur. 


Dans la seconde partie de sa thèse, M. Vignon établit 
1° comment le linceul sur lequel fut déposé notre divin Sau- 
veur, à cause des aromates quil'imprégnaient, constituait une 
excellente surface sensible, capable de recevoir l’action des 
reliefs, et 2° comment le corps de Notre-Seigneur, à cause 


DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 


ot 
=! 


des sueurs de l'agonie qui durent l’inonder, se trouvait recou- 
vert d'un élément actif, la sueur, riche en urine, capable 
d’agir sur le linceul imprégné d'aromates et d’y imprimer les 
reliefs du corps du Sauveur. 

« Nous avons aussi réalisé des images négatives, continue- 
t-il, en faisant agir des vapeurs ammoniacales sur des linges 
imprégnés d'une mixture obtenue en incorporant de la 
poudre d’aloës à l'huile d'olive. On sait que l’aloès contient 
un principe qui brunit en s'oxydant sous l'influence des alca- 
lis en atmosphère humide.Les vapeurs ammoniacales peuvent 
provenir d'une solution de carbonate d'ammoniaque, mouil- 
lant, par exemple, une main de plâtre gantée d’une peau de 
Suède. On obtient encore une sorte d'empreinte de la main, 
empreinte modelée négativement, dégradée sur ses bords, 
déformée par défaut dans les points où la main aura été trop 
écartée du linge, par ercès dans les régions où le linge 
aura enveloppé la main. La fermentation de l’urée, fermen- 
tation qu’on provoque facilement en l’additionnant d'un peu 
d'urine, provoque la fermentation d'un carbonate d'ammo- 
niaque, et détermine un brunissement de l’aloès. La fermen- 
tation d'une sueur fébrile, riche enurée, conduirait au même 
résultat, ainsi qu'il est classique (1). » 

Après cet exposé général, M. Vignon faisait l'application de 
ces principes scientifiques au suaire de Turin : l’Académie 
n'a pas jugé à propos d'insérer cette partie de la communica- 
tion dans ses comptes-rendus. Nous ne pouvons donc la 
reproduire. Mais un interview du Gaulois permettra de nous 
faire une idée exacte des conclusions de l’auteur : 

« Pour vous, demande-t-on à M. Vignon, les images révé- 
lées par la photographie du saint-suaire se sont-elles eflec- 
tuées spontanément, en dehors de toute fraude, mème 
pieuse ? — Comment en douterais-je ! Regardez la photo- 
graphie de près. Vous y retrouverez les stigmates, autre- 
ment dit les traces des blessures du Christ, tels qu'ils res- 
sortent des récits évangéliques. Les livres sacrés disent, 
vous le savez, que le Christ a été flagellé, crucifié, couronné 
d'épines et que son flanc a été percé d’un coup de lance. 


(1) Comptes rendus de l'Académie des sriences, 21 avril 1902. 


58 LE SAINT-SUAIRE DE PUÜRIN 


« Or les traces de ce quadruple supplice sur le corps dont 
le saint-suaire de Turin a conservé l'empreinte sont beau- 
coup trop précises, concordantes, d’un réalisme trop con- 
forme aux lois Je l'anatomie, aux conditions spéciales dans 
lesquelles l'empreinte s'est produite pour que la main d’un 
fraudeur s’y puisse reconnaître. Mais si cet imposteur avait 
été homme à trouver pareil accent de vérité, il n'aurait pas 
osé, ne fut:ce que pour ne pas compromettre le succès de 
sa supercherie, s’écarter des traditions populaires. I n'aurait 
pas placé le clou là où il est dans le suaire, c’est-à-dire au 
poignet ce qui est conforme aux exigences anatomiques, 
mais bien au milieu de la main, selon la traditiou acceptée 
à la légère et suivie par les artistes de tous les temps. 

« Mais l'authenticité du suaire éclate plus nettement encore 
pour quiconque a fait, en se regardant dans une glace, cette 
simple observation qu'il y voit à gauche ce qui est sur lui à 
droite. Les peintres ont mis à droite la plaie du côté du 
Christ ; ils ont eu raison au point de vue de l'art puisqu'ils 
font un portrait et se trouvent en face du modèle. Mais le 
suaire n'avait qu'à tenir compte du renversement du sens des 
images résultant de l'empreinte, c'est pourquoi la plaie du 
côté s’y trouve à gauche. 

« Autreraison d'écarter l'hypothèse d'une fraude artistique. 
Le Christ du suaire est nu. Orun artiste soucieux de frap- 
per l'imagination: des fidèles n'aurait pas osé appeler le re- 
gard sur cette. nudité, en représentant les stigmates notam- 
ment ceux de la flagellation. La main d'un fraudeur ne se 
trouve pas plus dans Le rendu des stigmates caractéristiques 
du Christ que dans Fexécution du modelé général des 
linages. 

« En somme il ne peut y avoir de fraude ni pour l'exécution 
des blessures, ni pour le rendu sincère de l'image ; done, 
puisque les stigmates désignent le Christ, logiquement et 
sans autres hypothèses, nous devons conclure à l'authenticité 
du suaire de Turin. 

« Mais ce qui domine toutle problème, c’est son côté esthé- 
tique. La physionomie du Christ se révèle plus expressive, 
plus adéquate à sa personnalité morale d'après l'empreinte, 
que dans tous les portraits faits de lui, mème par d'immor- 


DEVANT L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 59 


tels artistes. Aucun pinceau n'a rendu comme ce linge l’ad- 
mirable sérénité du supplicié supérieur à ses tortures, la 
douceur de la victime pardonnant à ses bourreäux. (1) » 

\vant de porter un jugement sur les conclusions de 
M. Vignon, nous avons tenu à les mettre sous les veux de 
nos lecteurs exposées par l'auteur [ui-mème. On ne pourra 
nous accuser d'avoir diminué la force de ses preuves et de 
son argumentation. Abordons mairtenant la critique : 

Il est un point qui, dans toute cette affaire, nous laisse in- 
finiment perplexe. C’est l'interprétation mème de la photogra- 
pluie. Chacun y à vu exactement ce qu'il voulait y trouver, au. 
mieux des intérêts de sa thèse; et 1] va sans dire que, les 
thèses étant opposées le plus souvent, les auteurs y ont vu 
les choses les plus contradictoires. Suivons par ordre de 
date : | 

D'après M Colomiati, provieaire général de Turin (2), li- 
mage du suaire n'est pas l'œuvre d'un artiste parce que les 
traits y sont trop grossiers : « 1° Les deux figures sont faites 
avec des taches et n’ont pas de contour bien défini. Un 
peintre ne fait pas de figures aussi imparfaites au point de 
vue artistique... « 2° Les deux figures sont plus grosses que 
nature. Cela montre que le cadavre fut enveloppé par le liu- 
ceul, qui touchait aussi les membres par côté, et qui en à 
pris l'empreinte. Le linceul étant étendu, les fiwures appa- 
raissent comme élargies ; de plus on voit que la fisure pos- 
térieure présente des membres plus amples que la figure 
antérieure, notamment les jambes, parce que le cadavre posé 
à plat sur une moitié du suaire fut couvert de l'autre moitié 
par dessus... » 

_ En un mot M# Colomiati trouve dans l'inspection de la 
photographie la preuve indiscutable que l'image du saint- 


(4) On s’est extasié bien à tort, semble-t-il. sur + caractère esthétique de 
l'image. On devrait se rappeler que le siècle où elle est apparue était le 
siècle de Giotto. De plus toutes les raisons apportées ici sont très exagérées ; 
ainsi On trouve des Crucilix portant la plaie du côté à gauche, Le suaire de 
Besancon présentait le Christ entièrement nu ; les historiens de la relique 
de Turin prétendent au contraire avoir vu un liuge autour des reins du 
Christ imprimé sur ce suaire. 


(23 Voir Hevue des Sciences ecclésiastiques, décembre 1899, p. 515-516. 


60 LE SAINT-SUATRE DE TURIN 


suaire esl une empreinte, produite naturellement par le con- 
taet des membres du Sauveur sur le linge, Les traits y ap-. 
paraissent par développement et non par projectiôn ; aussi 
les parties arrondies ou anguleuses du corps sont-elles dé- 
_mesurément élargies. « Quel est le peintre, dit-il, qui aurait 
dessiné une tête dans des conditions si irrégulières ?... 
L'œuvre d'un peintre serait-elle aussi capricieuse ?.… 

Si nous demandons maintenant à M. A. Loth ce qu'ila vu 
dans la mème photographie, il nous tiendra un langage dia- 
métralement opposé. M. Loth est un partisan du miracle. 
L'image s'est imprimée en négatif sur le linge ; or nulle cause 
humaine n'aurait pu produire, il y a dix-huit siècles, un né- 
gatif; donc elle a été imprimée par une intervention directe 
de Dieu. L'artiste, c'est Dieu, et l'œuvre est d’une perfection 
divine. Alors il s'ingénie à montrer l’admirable proportion 
et l'harmonie des parties et des contours. Ce n'est pas une 
ébauche grossière, telle qu'aurait pu en produire 1: contact 
naturel du corps reposant sur la toile, car les traits y appa- 
raissent par projection et non par développement. 

Un troisième auteur, un savant celui-là, vient à son tour 
examiner le précieux portrait. Il a trouvé dans l'arsenal de la 
science le moyen de concilier les thèses de Mf° Colomiati et 
M. À. Loth. L'image est à la fois une empreinte et une pro- 
Jection. Elle est une empreinte du corps sur le linge, elle 
s'est donc produite naturellement sans miracle, comme Île 
veut le prélat italien et comme la science l'exige ; elle estune 
projection ammoniacale partant du corps vers le linge ; on 
conçoit donc qu’elle puisse reproduire la pureté, la régula- 
rité, la proportion et l'harmonie des traits. En outre on se 
trouve en face d’un négatif parce que l'impression des corps 
au moyen des vapeurs émises par ces corps est un négatif. 
C'est la thèse de M. Loth, moins le miracle. | 

Cette dernière interprétation, conciliant les contraires, 
devait, ce semble, rallier tous les suffrages. De fait, nous 
l'avons déjà remarqué, revues et journaux, toute la presse 
lui a fait un excellent accueil. Le Cosmos, la Nature, la 
Revue scientifique, trois revues qui représentent comme la 
droite, le centre et la gauche dans le monde scientifique 
sont pour une fois tombés d'accord sur une question où la 


\ 


DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS 61 


religion était en cause. Les auteurs du compromis, il est 
vrai, n'ont pas signé leur prose, mais ce n'est pas respect 
humain; pour être impersonnelle cette prose n’en est pas 
moins éloquente. Dans le monde catholique les Etudes, par 
la plume du R. P. Brucker, ont fait à la thèse un accueil 
sympathique, même avant le livre. Le R. P. Brucker cepen- 
dant a fait ses réserves ou du moins exprimé ses desiderata : 
« Quoi qu'il en soit, les découvertes de M. Vignon, complé- 
tant et expliquant celles de M. Pia, feront époque dans 
l'histoire du célèbre trésor de Turin. lPeut-ètre détermine- 
ront-elles ceux à qui il appartient à leur donner un complé- 
ment ultérieur, qui pourrait être décisif, à savoir l'examen 
chimique de la sainte étoffe elle-même. » (1) 

Le Correspondant reste très hésitant ou mieux très défiant. 
Il compte une liste de 28 suaires qui tous prétendent à l'au- 
thenticité. Tous ont été plus ou moins étudiés, sauf un, qui 
est vénéré à Johanavank en Arménie. Beaucoup sont per- 
dus ; celui de Turin est le mieux connu, il a été le plus dis- 
cuté. Est-ce que les expériences de M. Vignon auront résolu 
le problème ? M. Louis de Meurville, l'auteur de Farticle en 
question, ne Île pense pas ; et il attaque les unes après les 
autres les affirmations de ce savant : « Mais pour que cette 
théorie (de M. Vignon) soit applicable au linceul du Christ, 
il faut que le corps n'ait pas été lavé, parce qu'alors il ne 
serait pas resté de sang caillé, — que les aromates aient été 
versés sur le linceul et non pas sur le corps, ce qui est con- 
traire aux usages des Juifs {2) et qu'enfin le linceul ait été 
tendu sans un pli sur la face antérieure du corps et n'ait pas 
touché les côtés, ni les côtés du bras, ni les côtés du corps, 


(1) Etudes, 5 mai 1902, p. 395. 

2) Voici quelques détails sur le mode d'ensevelissement usité chez les Juits 
d'après le Correspondant : le cadavre étendu, les bras le long du corps, 
tandis -que sur le suaire les bras sont croisés, comme chez les chrétiens au 
Moyen-Age. De plus «les Juifs ensévelissent leurs morts avec Je taleth sur 
la tête et sous le linceul.Le taleth est ce long châle blanc à longues franges 
symboliques, qu'ils portent à la synagogue » Ce taleth est sans doute le su- 
darium de saint Jean (XX, 7). L'explication de M. Vignou suppose qu'il n'y 
avait pas de sudarium. Nous devons dire, pour sauvegarder la vérité, que les 
momies anciennes présentent parfois les bras croisés comme on le voit pour 
le Christ sur le suaire de Turiu. On ne peut done lui reprocher ce détail, 


62 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 


ni les côtés des jambes, ni les côtés de la tête, ni le haut du 
crâne ! Le voilà, le miracle ! » s’écrie-t-1l. 

Et nous le répétons avec lui. L'impression de l'image sur 
le suaire par le procédé scientifique de M. Vignon suppose 
des miracles, des impossibilités, des contradictions plus dif- 
ficiles à justifier que toutes les autres explications imagi- 
nées jusqu'à ce jour. Nous le démontrerons plus loin. 

L'Université catholique consacre à cette même question, 
dans le numéro de mai, une note franchement hostile : 
« M. Chevalier reste donc vainqueur sur toute la ligne », 
conclut en terminant M. J. B. Martin. 

Le mois suivant M. Donnadieu consacre un long article 
à discuter le problème au point de vue scientifique. Il met 
en doute d’abord l’authenticité de la photographie considé- 
rée dans ses détails, puis la réalité du négatif. Les raisons 
qu'il apporte contre la réalité du négatif ne nous paraissent 
pas susceptibles de s'appliquer au sujet en question. Un 
tableau, dit-il, peint en couleurs très actiniques, bleu ou 
violet par exemple, sur un fond moins actinique, soit le 
rouge ou le vert, donne en photographie, un négatif qui 
ressemble à un positif. Mais, devons-nous faire remarquer, 
sur le suaire l’image a été tracée en couleur rouge sur un 
fond blanc ; la condition exigée par M. Donnadicu n'est 
donc pas réalisée. Sa remarque est plus justifiée, comme 
nous le dirons plus loin, quand il conteste l'authenticité 
des détails dans l'épreuve de M. Pia. Un photographe dis- 
tingué, qui a vu le cliché de l'artiste italien presque aussi- 
tôt après le développement, nous a déclaré qu’on a dü « re- 
toucher fortement le cliché, car sur les épreuves de Turin 
on ne voyait pas tout ce qu'ils font voir aujourd’hui (1). » 

Enfin envisageant le point de vue chimique, M. Donnadieu 
fait une objection qui parait encore justifiée. I] suppose, mal- 


(1) On accorde généralement une confiance aveugle à la photographie ; on 
la regarde comme un témoin incorruptible. Rien n’est plus inexact. Tous les 
manuels en effet indiquent mille procédés divers pour retoucher les clichés, 
noircir les blancs, blanchir les noirs. la photogravure est venue à son tour, 
ajouter ses expédients plus nombreux encore de falsification ; il peut se faire 
que l'image définitive ne garde plus qu'un rapport lointain pour les détails 
avec le cliché primitif. | 


F 


DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS : 6: 
gré les impossibilités relevées par le Correspondant, que la 
fermentation de l'ammoniaque ait pu se produire. Qu'en est- 
il résulté ? Ces vapeurs sont, on le sait, très volatiles et très 
actives. Chacun a éprouvé ce que sont les vapeurs de l'urine 
et de la sueur. Elles se répandent facilement au loin et y 
agissent activement. Elles ont dû en conséquence, si le 
suaire était sensible, l'impressionner complètement partout, 
sans respecter la loi des distances, et au heu d’un portrait 
produire une teinte uniformément noire. M. Donnadieu a 
mème réalisé une expérience où ce résultat d’une teinte 
uniforme a été obtenue malgré la loi des distances. Cette 
preuve paraissait péremptoire. Mais à peine était-elle parue 
qu'on annonçait sa réfutation par une expérience contradic- 
toire d’un savant Belge. 

« M. Donnadieu aurait peut-être été amené à supprimer 
lui-même sa-thèse, dit M. A. Loth dans la Vérité, si son 
article avait attendu un mois de plus. Car toutes ses objec- 
tions et observations, tendant à mettre en doute la valeur des 
expériences et explications des deux savents collaborateurs, 
tombent devant ce fait que, à la dernière séance de l’Acadé- 
mie des Sciences (16 juin), M. le professeur Delage a présenté 
un mémoire d’un savant belge M. Vanwelt, professeur à 
l'Université de Gand, qui a renouveléd'une manière étonnante 
l'expérience du Saint-Suaire lui-méme, en reproduisant par 
l'action des vapeurs ammoniacales sur des linges enduits des 
substances d'aloès, l'image parfaitement nette d'un corps en- 
seveli de la même manière que celui du Christ (1). » 

Nous avons voulu voir le texte même du rapport puis 
nous nous sommes informé auprès d'un membre de l’Acadé- 
mie, si en dehors de la note insérée aux Comptes-rendus of- 
ficiels, M. Delage n'aurait pas ajouté un autre communiqué. 
Or voici simplement les expériences de M. Vanwelt et son 
rapport tout entier. Il n'y est nullement question d’une re- 
production quelconque de l'expérience du Saint-Suaire. On 
en jugera. 


(4) 22 juin 1902. C'est nous qui soulignous la fin de la citation. Ce passage 
montre encore avec quelle précautions il faut lire les affirmations de certains 
journalistes passionnés. Pour eux le désir crée son objet. 


? 


5 | LE SAINT-SUAIRE DE TURIN | 

[ n'y a ni cadavre, ni suaire, ni linge imbibé d'aloës: il \ 
a simplement un vase en forme de V, contenant des liquides 
émettant des vapeurs, et au-dessus de ce vase un papier 
sensible recevant de ces vapeurs l'impression d’une sil- 
houette en forme de V. 


MM. Colson et Vignon ont démontré que certaines vapeurs donnent 
naissance à des images négatives à contours dégradés, en agissant sur 
des surfaces convenables, Mes expériences ont eu pour résultat de 
généraliser ces expériences. 

J'ai expérimenté successivement avec l'hydrogène sulfuré, l’ammo- 
niaque, l'acide chlorhydrique et l'iode. Les matières sensibles et re- 
ceptrices étaient respectivement l'acétate de plomb, le tournesol ba- 
sique et l'empois d'amidon. Les matières étaient déposées, à l'état de 
dissolution, sur la surface d'un papier blanc lisse, et exposées à l’ac- 
tion des gaz, apres dessication, à l'air libre, de la surface humectée. 

fFssais avec l'hydrogène sulfuré. — On prut utiliser une solution 
d'hydrogène sulluré, une solution de sulfure d'ammonium, mieux encore 
un mélange de deux parties en poids de sulfure de baryum pulvérisé et 
d'une partie de sulfate acide de potassium pulvérisé. Le mélange qui 
dégage lentement l'hydrogène sulfuré est introduit dans deux nacelles 
placées de façon à former un V. Les porte-objets sur lesquels se 
trouvent posées les nacelles permettent d'élever ou d'abaïsser la sur- 
face dégageant le gaz de 1" à la fois; Jusqu'à environ 13%" de distance 
de la face sensible du papier imbihé d'acétate de plomb, les formes | 
du V se dessinent distinctement sur un fond plus pâle à la face infé- 
rieure de la feuille de papier. 

Essais avec l'ammoniaque. — Le carbonate d’ammonium sec et pul- 
vérisé ne donne pas, au point de vue expérimental des résultats satis- 
faisants. La solution aqueuse d'ammoniaque , au contraire, permet 
d'étudier les variations de distance et de concentration. Les limites, 
pour lesquelles la lettre V se dessine distinetement en bleu sur le tour- 
nesol rouge, sont 12,75 GV pour 100 : 20"%4 10,20 GV pour 100 : 
20%: 7,65 GV pour 100 : 15%: 5,10 GV pour L00 : 10% 2,5 GV pour 
100 : 10%® (1). 

Quand la limite à laquelle les traits cessent d'être distincts est dé- 


(1) Ces formules indiquent : 19 Les proportions du corps dissous pour 
100 partics d'eau, et 2e les distances auxquelles ces diverses solutions 


donnent un résultat satisfaisant. 


DEVANT L ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 65 


passée, le papier rédctif.se colore uniformément en bleu: dans le cas de 
concentration élevée, les traits se dessinent très rapidement. 

Essais uvec l'acide chlorhydrique. — La solution d'acide chlorhydrique 
a donné les limites suivantes : 40 GV pour 100: 25" ; 30 GV pour 
100 : 255%; 20 GV pour 100 : 20%; 10 GV pour 100 : 10". Les traits 
apparaissent, sur le papier bleu de tournesol, en rouge vif sur fond 
rouge. | | 

Essais avec l'iode. — La solution d'iode dans l'iodure de potassium 
conduit à des résulats analogues à ceux de l’'ammoniaque et de l'acide 
chlorhydrique. Mais, si les empreintes de sulfure de plomb sont inal- 
térables, chacun sait d'autre part que les empreintes basiques sur le 
tournesol rouge, les empreintes acides sur le tournesol bleu, les taches 
bleues d'iodure d'amidon sont très altérables et non susceptibles d'être 
conservées. La solution d'iode agit aussi plus lentement que les solu- 
tions d'ammoniaque et d'acide chlorydrique, en raison de l'élévation du 
poids atomique de l’iode, et par conséquent de son moindre pouvoir dif- 
fusif. Les limites avec la solution d'iode sont les suivantes: solution 
décinormale : 10%; centinormale : 3", 

Comme on peut en juger, ces expériences au lieu de con- 
firmer les conclusions de M. Vignon les détruisent complè- 
tement. Elles réduisent en effet l’action des vapeurs actives 
et spécialement des vapeurs d'ammoniaque à leur juste va- 
leur. Ces vapeurs sont capables d'imprimer sur des surfaces 
sensibles (qui dans ces expériences ne sont point des linges 
imbibés d’aloès mais des papiers sensibles), des silhouettes, 
des sortes d'ombres chinoises, des profils, représentant va- 
guement l’objet dont elles émanent, mais leur pouvoir ne va 
pas au-delà. 

Ces expériences contredisent, à un autre point de vue, Îles 
conclusions de M. Vignon. D'après ce dernier en effet, la 
substance active dans l’impression du suaire est le carbo- 
nate d'ammonium; or le rapport affirme précisément que 
« le carbonate d'ammonium sec et pulvérisé, ne donne pas au 
point de vue expérimental des résultats satisfaisants. » Or sur 
le corps du Christ déjà froid au moment de l’ensevelisse- 
ment le carbonate d’ammonium devait ètre déjà à l’état des- 
séché et granuleux. 

Ilest d'autres empreintes de cadavres obtenues sur des 

FF. — VIIL — 6. 


! 


66 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 
suaires, qu'on a voulu encore apporter en faveur des conclu- 
sions de M. Vignon. Mais ces nouveaux arguments tournent 
encore contre la thèse du savant préparateur, et pour les 
mèmes motifs. Ils montrent clairement en effet que toutes 
les empreintes de cadavres obtenues sur des suaires sont 
des silhouettes, des ombres, des profils, et ne sont pas des 
portraits même si indécis qu'on les suppose. 

Voici ces faits tels que nous avons pu les constater nous 
même pour l'empreinte de momie exposée au musée Guimet, 
et tels que les donne le Journal des Débats (1). 


_ On a ouvert jeudi dernier au musée Guimet l'exposition des momies 
trouvées dans les sarcophages d'Antinoë par M. Gayet. Ici même, on à 
signalé un linceul recueilli dans un tombeau assyrien et reproduisant 
l'image du visage sur lequel il avait été placé. Est-ce une confirmation 
de ce qui a été dit à propos du « Suaire de Turin ». Le Journal des 
Débats, le premier, a publié une interview d'un de ses rédacteurs avec 
M. Paul Vignon. L'étofle visible dans la vitrine 21 du musée porte, en 
effet, la quadruplè empreinte d'une face humaine : la toile ayant été 
pliée en quatre avant d'être appliquée sur la figure. Mais ces em- 
preintes diffèrent complètement des images du linceul du Christ. Elles 
paraissent dues à l'oxydation des liquides bitumineux et aromatisés. 
Ces liquides ont simplement taché l'étoffe, et ces taches sont à contours 
arrêtés et d'égale intensité. C'est tout différent de ce que l'on voit sur 
le suaire de Turin. 

existe un autre exemple et plus curieux peut-être d'empreinte sur 
drap du visage d'un cadavre. 

Le 5 mai dernier, M. J. Joubairle, contrôleur principal des contri- 
butions directes à la Rochelle, avait bien voulu nous signaler le fait : 
« Dans votre article, nous écrivait notre correspondant, vous dites 
qu'on ne connait dans la science aucun phénomène de cet ordre : une 
étoffe s’imprimant sous les émanations d'un cadavre. » Or, je crois 
vous intéresser en vous faisant savoir ce que j'ai vu se produire dans 
les circonstances suivantes : 

« Au mois de septembre 1871 ou 1872, — j'avais alors treize ou 
quatorze ans, — Je passais les vacances chez ma grand'mére, dans un 
petit coin perdu du Berrv. Mourut à Poulaines (Indre), à la suite d’une 


(1) Journal des Débats du jeudi 12 juin 1902, 


La 


DEVANT L'ACADEÈMIE DES SCIENCES DE PARIS. 57 


longue maladie, la jeune femme d'un serrurier. Lorsqu'on eut déposé 
son corps dans la bière, les personnes présentes constatèrent avec stu- 
peur que le profil de la morte s'était imprimé en couleur rose päle. Je 
vois encore cette image sur le drap qui recouvrait le traversin sur lequel 
reposait la tête du cadavre. 

M. l'abbé Brona, curé doyen à cette époque: M. Dupuy. médecin 
qui avait soigné la malade et préparé — comme le font les médecins 
de campagne — les médicaments administrés, constatèrent le phéno- 
mène. Ces deux personnes sont mortes, mais d'autres pourraient vous 
certifier le fait. La famille de la jeune femme a conservé des années 
cette image mystérieuse. Et peut-être l'a-t-elle encore en sa posses- 
SION. n 

L'observation est donc bien authentique. Il est probable que l'on en 
lrouvera maintenant quelques autres exemples encore. Un cadavre 
peut donc imprimer des traces sur un drap. ü 

Mais ici, le processus chimique donnant lieu à l'image est différent 
de celui que nous a révélé M. Paul Vignon. Dans le cas du suaire de 
Turin, «est une émanation gazeuse du cadavre qui va peindre en 
quelque sorte l’image sur un drap imbibé d'une matière sensible (aloës). 
L'aloës brunit sous l'action des vapeurs ammoniacales. Dans le cas 
cité,la vapeur impressionnante a pu exister. Mais le drap ? il n'était en- 
duit d'aurune matière sensible ? Par quelle réaction chimique,l'impres- 
sion a-t-elle pu se faire ? La toile ou le coton seraient-ils donc directe- 
ment impressionnables aux vapeurs du corps dans certaines conditions 
physiques ou pathologiques? Ou bien, comme au musée Guimet, ne 
s'agtrait-il que de taches, d'onguent, on de substance colorante quel- 
conque ? On ne saurait évidemment répondre sans voir le drap. 


Comme on le voit toutes ces impressions chimiques sur 
linges produisent des silhouettes, et non pas des portraits, 
comme nous l'avons fait remarquer plus haut. 


Après cet exposé des faits, il ne reste plus qu'à développer 
brièvement notre sentiment ou plutôt notre conclusion. D’a- 
bord en ce qui concerne la thèse de M. Vignon nous nous 
rallions pleinement au jugement de M. Léopold Delisle, dans 


68 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 


le Journal des Savants : elle n’a rien apporté qui puisse infir- 
mer en quoi que ce soit les conclusions auxquelles est arrivé 
M. U. Chevalier, par l'examen des titres historiques de la re- 
lique. Mais alors que reste-t-il de l’œuvre de M. Vignon? 
Comment expliquer l'accueil enthousiaste de toute la presse ? 
Nous allons répondre à cette double question. La thèse de 
M. Vignon exposée avec un talent incontestable, avec une 
sincérité, une persuasion communicative, repose sur une 
constatation scientifique du plais haut intérêt, sur un fait 
d'expérience nouveau, c’estce qui fait sa valeur,ce quiexplique 
sa fortune. Mais le fait nouveau, la loi nouvelle découverte par 
M. Vignon ne saurait en aucune facon s'appliquer au Suaire 
de Turin, c’est pour cela qu’on n acceptera pas ses conclu- 
sions. L'Académie des Sciences a donné ses faveurs à la 
première partie de sa thèse, avec raison elle a rejeté la 
seconde. En langage scolastique on dirait : la majeure de 
M. Vignon est juste et intéressante, sa mineure est fausse 
et dès lors sa conclusion n’a plus de valeur. 

Mais pourquoiles expériences de M. Vignon ne sauraient- 
elles s'appliquer au suaire de Turin ? Nous allons nous expli- 
quer. On peut d'abord concéder à M. Vignon que le suaire où 
fut déposé Jésus garda véritablement l'empreinte de son 
corps; on lui permettra de croire encore, malgré les diffi- 
cultés exposées plus haut{1), que ces empreintes se sont for- 
mées en partie par son procédé à l’ammoniaque. Les linges 
alors ont gardé du corps de Jésus une ébauche informe, 
constituée par l’action de la sueur sur les aromates, et, sans 
doute aussi, par les traces du sang tombé des blessures. 
L'existence de cette ébauche informe expliquera la tradition 
croyant à un suaire marqué à l'empreinte du Sauveur. Mais 
le suaire de Turin est-il celui-là ? Rien ne permet de l'affirmer 
jusqu'à présent. 

Toutes les raisonsapportées par M. Vignon et ses partisans 
se réduisent aux deux suivantes : 1° l'image imprimée sur le 


(1) Spécialement celle-ci : comment la sueur a-t-elle pu conserver pendant 
des heures sur un cadavre froid son pouvoir actif? M. Vignon n'a pas dé- 
montré que la sueur püût ainsi conserver son pouvoir actif: il n'a mème pas 
établi qu'ellele possédät aucunement, il la supposé par le fait qu'elle con- 


tient de Purée. Cenest pas suffisant, 


DEVANT L’'ACADÈEMIE DES SCIENCES DE PARIS 69 


suaire est un négatif ; 2° cette image a le caractère essentiel 
des empreintes obtenues par l'action des vapeurs émanant 
d'un objet en relief'et agissant sur une surface sensible; et ce 
caractère réside dans « le fondu des contours » le vague, 
le flou, l'imprécision des traits et des détails : « absence de 
contours précis, aspect d'apparition (1) » selon la forme sous 
laquelle se présente aujourd'hui la photographie du saint- 
suaire. 

Ur ces deux fondements de la thèse de M. Vignon nous 
semblent désormais insoutenablesen présence des deux faits 
suivants, que nous appelons des faits nouveaux, quoiqu'ils 
soient anciens, parce que personne n'a songé à les remarquer. 

Le premier fait nouveau établit clairement que l'image 
donnée comme le négatif du saint-suaire en est le positif. 
C'est une description minutieuse «le la relique faite en 1534 
par les Clarisses de Chambéry (2) chargées de réparer le 
suaire après l'incendie qui avait faillile consumer. Dans cette 
description, les Pauvres-Dames de Sainte-Clâire notent avec 
soin la place des plaies et des mains : la main gauche repose 
sur la droite, la joue droite est toute gonflée ; une grosse goutte 
de sang tache le front gauche. Or sur la photographie, qu’on 
nous donne comme un négatif, l’enflure, les plaies et les mains 
ont la disposition indiquée ici ; cette photographie est donc 
bien un positif, etun positif authentiqué, plus de quatre 
siècles à l'avance, par celles qui, pendant quinze jours, ont 
vu touché, admiré et vénéré la précieuse relique. Voici les 
parties les plus importantes «le leur description : 

Interrogées sur ce qu’il fallait penser dé cette relique, les 
bonnes religieuses commencent par répondre qu’elles s'en 
rapportent au jugement de Son Altesse le duc de Savoie. Cette 
attitude justifie bien ce que nous avons dit dans l’article pré- 
cédent pour expliquer comment la croyance à l'authenticité 
reposait uniquement sur le fondement de la parole ducale. 
« Son Altesse... nous demanda notre sentiment'touchant cette 
relique, mais nous suivimes toutes le sien parce qu'il sem- 
blait le plus raisonnable. » | 


4) Le Linceul du Christ par P. Vignon, p. 81. 
(2) Bouchage, Le Saint-Suaire de Chambéry à Sainte-Claire en Ville, 
1391. 


70 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 


L’incendie n'avait atteint le drap qu'aux plis de droite et 
de gauche. II l'avait noirci en douze endroits, un de ces 
endroits était même déchiré. Les sœurs mirent « les pièces 
des corporaux aux endroits où le feu l'avait gàté ». Venons- 
en à la description de l’image. 


« Nous voyions sur ce riche tableau des souffrances qui ne se sau- 
raient_jamais imaginer. Nous y vimes encore les traces d'une face 
plombée et toute meurtrie de coups, sa tête divine percée de grosses 
épines d'où sortaient des ruisseaux de sang qui coulaient sur son front 
et se divisaient en divers rameaux, le revêtant de la plus précieuse 
pourpre du monde. 

Nous remarquions sur le côté gauche du front une goutte plus grosse 
que les autres et plus longue, elle serpente en onde ; les sourcils pa- 
raissäient bien formés, les yeux un peu moins ; le nez comme la partie 
la plus éminente du visage est bien imprimé, la bouche est bien com- 
posée, elle est assez petite, les joues enflées et défigurées montrent 
qu'elles ont été frappées cruellement cet particulièrement /a droite. 
La barbe n'est ni trop longue, ni trop petite à la facon des Nazartens, 

On la voit rare en quelques endroits parce qu'on l'avait arrachée en 
partie par mépris et le sang avait collé fe reste. 

« Puis nous vimes ane longue trace qui descendait sur le col, ce qui 
nous fil croire qu'il fut lié d'une chaine de fer en la prise du Jardin des 
Oliviers, car il se voit enflé en divers endroits come ayant été tiré 
et secoué, Les plombées et coups de fouets sont si fréquents sur son 
estomac qu à peine y peut-on trouver une place de la grosseur d'une 
pointe d'épingle exempte de coups; elles se croisaient toutes et s'éten- 
daient tout le long du corps jusqu'à la plante des pieds : le gros amas 
de sang marque les ouvertures des pieds. 

Du côté de la main gauche, laquelle est trés bien marquée et croiser 
sur la droite dont elle couvre la blessure, les ouvertures des clous sont 
au milieu des mains longues et belles d'où serpente un ruisseau de 
sang depuis les côtes jusqu'aux épaules ; les bras sont assez longs et 
beaux et ils sont en telle disposition qu'ils laissent la vue entière du 
ventre cruellement déchiré de coups de fouets ; la plaie du divin côté 
parait d'une largeur suflisante à recevoir trois doigts, entourée d'une 
trace de sang large de quatre doigts s'étrécissant d'en bas et longue 
d'environ un demi-pied. 


Sur la seconde face de ee saint Suaire qui représente le derriere du 


DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 71 


t 


corps de notre Sauveur, on voit la nuque de la tête percée de longue: 
et grosses épines, qui sont si fréquentes qu'on peut voir par là que ba 
couronne était faite en chapeau et non pas en cercle comme celle des 
princes et telle que les peintres la représente; lorsqu'on la considère 
attentivement, on voit la nuque plus tourmentée que le reste et les 
épines plus avant enfoncées, avec de grosses gouttes de sang conglu- 
tinées aux cheveux qui sont tout sanglants ; les traces de sang sous la 
auque sont plus grosses et plus visibles que les antres à cause que Îles 
bâtons dont ils frappaient la couronne faisaient entrer les épines jas- 
qu au cerveau, en sorte qu'ayant recu des blessures mortelles c'était un 
miracle qu'il ne mourût pas sous les coups. .. les épaules sont entiére- 
ment déchirées et moulues de coups de fouets qui s'étendent 


partout, 2 


Pour authentiquer ce positif nous avons encore les mé- 
dailles frappées en l'honneur du saint-suaire en 1453, au 
moment de son acquisition, par le duc Louis, et fa médaille 
frappée, en 1578, par le duc Emmanuel-Philibert, ainsi que 
les principaux portraits exécutés dans le cours des siècles. 
Eux aussi, en effet, placent la main gauche sur la droite 
comme le prétendu négatif. Nous sommes étonné que M. Vi- 
non, ayant étudié tous ces monuments, n'ait pas été frappé 
de toutes ces preuves. Elles lui criaient unanimement que 
son prétendu négatif était un véritable positif. Quelques gra- 
vures, nous ne l'ignorons pas, el la médaille du duc Charles, 
frappée en 1487, montrent la main droite sur la gauche ; mais 
elles semblent bien avoir été faites par des artistes qui ne 
virent pas de leurs yeux le saint-suaire ou le virent impar- 
faitement. Rien du reste ne peut prévaloir contre la descrip- 
tion des Clarisses, « qui s’authentique elle-même » comme 
le reconnaît M. Vignon. 


Le second fait, qui n’a point été remarqué, c'est que li- 
mage du saint-suaire, telle qu’elle se voyait au moment de 
son apparition n'avait point le caractère essentiel des néga- 
tifs obtenus par dégagement de vapeurs. Les descriptions de 
l'époque en effet nous la présentent comme une image vi- 
goureuse, et parfaitement marquée dans tous ses détails. 
Pour l’établir nous n'avons qu'à renvoyer nos lecteurs à la 


72 LF SAINT-SUAIRE DE TURIN 


description donnée vers 1449 par C. Zantfliet et insérée 
dans notre précédent article (1). 

Il est certain, d’après son témoignage, corroboré par tous 
les autres, par l'enquête de l’évèque de Troyes, par Sixte IV 
lui-même et surtout par la description laissée par les Cla- 
risses, que l’image imprimée sur le suaire n'était pas le néga- 
tif vaporeux dont a besoin M. Vignon pour étayer sa thèse. 
« Marguerite portait avec elle, dit Zantfliet un linge sur lequel 
avec un art remarquable on avait peint la forme du corps de 
N.-S.J.-C,. avec tous les linéaments de ses membres. Comme 
si elles venaient d’être imprimées, comme si elles étaient 
toutes récentes, les blessures et les citatrices des pieds, des. 
mains et du côté y apparaissaient rouges et sanglantes (2) ». 
On se trouve donc bien en face d’une image faite selon les 
règles ordinaires, elle ne se distinguait des autres que par 
un art plus remarquable. 

Cette vigueur de l'nage était si bien constatée que les. 
contemporains en faisaient un argument en faveur de son ca- 
ractère miraculeux. « Que dire de cette image ? écrit Chifflet, 
depuis tant de siècle qu’on la vénère elle n’a rien perdu de sa 
fraicheur ! Que dire encore de la majesté fulgurante de ce 
visage qu'aucun peintre n'a jamais pu rendre ? » Aujourd’hui 
nous pouvons renverser l'argument et dire : « qu'est-ce que 
cette image que l'ont prétend avoir traversé 15 siècles sans 
rien perdre de son éclat, et qui quatre siècles plus tard ne 
conserve plus rien de ses traits, ni de ses couleurs? Pour- 
quoi la protection divine qui l’accompagna au temps où on 
l'ignora l’a-t-elle abandonnée dès qu'on a songé à lui rendre 
les honneurs düs à sa dignité ? ». | 

Nous pourrions arrêter là les motifs, qui vont commander. 
notre conclusion. Les deux faits, que nous venons d'exposer 
prouvent 1° que la légende du négatif est une fable, 2° que 
l’image du suaire n’a aucun des caractères essentiels qui dis- 
tinguent les images produites au moyen des vapeurs. Une 
seule de ces raisons suffirait, en l’absence de toute autre, 
à détruire tout l’échafaudage d'arguments amassés par M. Vi- 


(1) Etudes Franciscaines, juin 1902, p. 617. 
(2) CF. plus haut, 


DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 73. 


gnon. Donc alors même qu'il serait prouvé que la légende 
du négatif, contre toute vraisemblance, se trouverait vérifiée 
la thèse de l'authenticité n’y gagnerait rien, car l'image 
du suaire manque du caractère essentiel de tout négatif 
imprimé par des vapeurs. Du reste les questions d'authen- 
ticité sont du ressort de la critique historique et nullement 
de la compétence des sciences physiques ou chimiques. 
On a beaucoup reproché au moyen-âge d’avoir basé l'étude 
des sciences d'observation sur la méthode d'autorité et 
d'avoir étudié les phénomènes naturels dans les livres 
du maître au lieu de consulter le livre de la nature. Est-ce 
que le vingtième siècle voudra donner fondement à un 
reproche en sens opposé? est-ce qu'il voudra se laisser 
jeter la pierre peur avoir prétendu faire d'une question 
d'authenticité une thèse de physique et de chimie ? 

S'il y avait à ce sujet un problème à étudier, il devrait se 
poser ainsi : comment une image, en s’altérant avec le temps, 
a-t-elle pu se déformer de facon à ressembler plutôt à un 
négatif qu'à un positif? [ln Y a pas ici d’ autre problème que 
celui-là. 

Mais, avant de chercher: à le résoudre, il sera prudent de 
méditer les raisons que nous avons apportées contre sa réa- 
lité. Hier une petite revue ne disait-elle pas qu'une société sa- 
vante avait proposé une récompense à qui résoudrait le pro- 
blème suivant : mettez dans un bocal plein d’eau un poisson, 
l'eau ne débordera pas, mettez-y une pierre de même gros- 
seur, elle débordera. Donnez la raison de cette différence. 
Beaucoup avaient cherché, mais sans pouvoir trouver, lors- 
qu'un plus avisé eut l’idée de vérifier la vérité du fait, et il 
trouva que l'eau débordait avec le poisson comme avec la 
pierre. 

Il faudrait donc commencer par s'assurer du fait pho- 
tographique. Il serait si facile de voir sur le suaire même 
si le bras droit est sur le bras gauche et cette constata- 
tion suffirait. Le fait une fois constaté, les savants trou- 
veront dix explications pour une. M. Vignon n'a-t-il pas 
prouvé lui-même que les dessins faits par empreinte étaient 
des négatifs. On conclura, si l’on veut, que l'image sur le 
suaire a été faite par manière d'empreinte retouchée habile- 


74 LE SAINT-SUAÏRE DE TURIN 


ment. Le suaire de Besancon d'après une peinture sur toile 
exécutée à l'aquarelle en couleur sépia par Pierre Dargent 
au XVI: siècle, et représenté dans le livre de M. V'iynon, 
p. 144, est fait d'après ce procédé, les reliefs sont en noir 
sur fond plus clair. L'épreuve de cette gravure donne exac- 
tement un positif. Nous avons eu la curiosité en effet de 
vérifier ce fait. Nous avons fait tirer un négatif de cette pein- 
ture et de l'avis du photographe et de nombreuses personnes 
compétentes, l'épreuve obtenue est un ercellent positif. La 
peinture exécutée au seizième siècle par Dargent est donc 
faite par manière de négatif; et 1l résulte de cette constata- 
tion que l'impossibilité de peindre en négatif, mise en avant 
par tant de partisans du suaire de Turin, et spécialement 
par M. A. Loth, est encore une fable. Le portrait du suaire, 
que M. Vignon a mis dans son livre fournit Îui-même la 
preuve de la possibilité de peindre en négatif. 

Du reste la solution de ce problème importe peu, car il 
n'atteint aucunement la question d'authenticité ; nous l'avons 
assez établi. Le fait de l'authenticité reste du domaine de la 
critique historique. Le verdict de cette science ne lui est as- 
surément pas favorable ; mais pour nous catholiques, nous 
devons avec respect et confiance attendre le jugement défi- 
nitif de l'autorité de l'Eglise. Celle-ci, quoi qu'en dise le Cor- 
respondant romain (1) cité au commencement de ce travail, 
ne s'est point prononcée ; elle n'a pas même examiné la ques- 
tion ; ceux-là seuls qui pouvaient la lui soumettre, les ducs 
de Savôie, ne la lui ont point soumise. L'Eglise s'est fiée à 


(1) Giuseppe, le correspondant de la Croir, a tenu à protester contre nos 
réflexions et pour se mettre à couvert, 11 invoque l'autorité de l'Eglise au 
risque de Fa compromettre, Nous tenons donc à bien faire ressortir le rôle de 
l'Eglise dans toutes ces questions. Ce rôle se réduit à deux points : 1° Elle 
a encouragé et elle encourage encore le culte du saint Suaire, qui est un des 
instruments de la passion; 2° Elle permet de eroire à la parole ou témoi- 
gnage de ceux qui affirment être en possession du suaire authentique, tant 
que ce témoignage conserve des probabilités suffisantes de véracité, Mais 
entre les 28 où 30 suaires qui se disputent l'honneur de l'authenticité, elle 
n'a jamais eutendu se prononcer, celle n'a même jamais fait d'enquête à ce 
sujet. Cette question de fait est, nous l'avons dit, une question secondaire 
qui u'intéresse ni la foi ni la morale, On ne peut donc aucnnement se récla- 


mer de Fautorité de l'Eglise dans la présente question, 


DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS 


+ 
.* 


leur parole, et ne s'est pas engagée autrement. La maison de 
Savoie soumettra-t-elle cette question: à l'Eglise, produira- 
t-elle ses preuves ? Elle a fait répondre négativement, allé- 
guant de pieux motifs. C'était à prévoir. 

Pour nous, à toutes les raisons apportées dans les pages 
précédentes, nous voulons en ajouter une dernière, plus 
solide que toutes les autres car elle est fondée de près sur 
la piété de la foi. Nous avons un motif de plus pour nous 
défier de toutes ces thèses prétendues scientifiques, aux- 
quelles tant de braves catholiques donnent une confiance 
sans limites. Pour étayer l'authenticité d’une relique sans 
valeur spéciale, il nous semble qu'on fait bon marché de 
l'authenticité bien plus sacrée des paroles les plus claires de 
nos Saints Livres. La Quinzaine (1) consacre tout un article 
à montrer comment les circonstances de l’ensevelissement 
rapportées par les évangélistes sont en contradiction avec la 
thèse de M. Vignon. C’est une preuve facile. Pour nous, 
“nous contenterons d'appeler l'attention sur un seul point. 

La photographie, dit-on, a fait découvrir un fait méconnu 
de tous jusqu'à présent : la marque des clous est au poignet, 
vers l’avant-bras, et non à la main. On ajoute : il devait en ètre 
ainsi parce que les chairs de la main n'auraient pu porter le 
poids du corps. Répondons d'abord que, selon une tradition 
des premiers siècles, la croix portait un tasseau sur lequel 
la victime était assise, et qui soutenait le poids du corps; 
d'un autre côté l'impuissance des muscles de [a main à porter 
le poids d’un homme est loin d'ètre démontrée. Les osselets 
nombreux qui composent le carpe et le métacarpe, donnent 
aux muscles un point d'appui et dès lors une puissance consi- 
dérable. L'histoire de l’ordre des capucins nous montre saint 
Joseph de Léonisse suspendu à un poteau par deux crochets 
qui lui traversaient wne seule main et un seul pied. Devant 
les faits que deviennent les théories des savants ? Bien 
plus, les savants viennent à leur tour de se prononcer sur 
cette question et nullement en faveur de M. Vignon ; voici 
le fait: des médecins belges ont suspendu un cadavre 4 
un clou perçant la paume de la main; la main ainsi elouce 


- 


({) ter juillet 1902. 


36 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 


a pu porter un poids de 100 kilogrammes (1). D'ailleurs 
mettre la place des clous aux bras n'est-ce pas aller contre 
les textes très clairs de l'Evangile, où Jésus en signe de 
sa résurrection montre les traces des clous aux pieds et 
aux mains ? Si je ne vois, disait saint Thomas dans ses mains 
la trace des clous, je ne croirai pas (2). On peut jusqu’à nou- 
velles preuves garder les prétentions de l'apôtre incrédule, 
et exiger dans les portraits authentiques du Sauveur la trace 
des clous où Jésus lui-même les montrait à ses disciples. 
Cependant cette considération ne suflirait pas à nous faire 
rejeter l'authenticité du Suaire de Turin ; car, comme nous 
l'avons dit, cette particularité contraire à la tradition est 
encore une fantaisie de la photographie. Dans le suaire de 
Turin la place des clous fut toujours dans les pieds et les 
mains. Les descriptions historiques cités plus haut le disent 
clairement. | 
Fr. HILAIRE de Barenton. 


(1) CE Le Linceul de Turin par Vau Stecnkiste, Cette expérience, qui 
uous avait échappé, nous à été communiquée par M. le chanoine U. Cheva- 
lier, auquel nous envoyons toute uotre reconnaissance, 

(2) Saint Jean NX-25. 


LA 


RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 
CALVIN ET SAINT FRANÇOIS DE SALES 
(Suite) (1). 


Ce n'est pas la Réforme qui nous a rendus plus savants. 
Budé qui, pour venir à Paris, voyage nuitet jour, sans aban- 
donner ses livres et l'étude, ce véritable créateur du col- 
lège « des trois langues (2) », Duperron qui sait par cœur 
presque toute la Somme de saint Thomas d'Aquin, le cardi- 
nal Sadolet (3j, cet amoureux, jusqu'à l'excès, de l’antiquité, 
secrétaire de Léon X, puis évèque de Carpentras, et qui écri- 
vait également bien en grec, en latin, en italien, Ronsard 
lui-même, assis sur les bancs de l'école, à vingt-cinq ans, 
Daurat, son maitre, étaient des savants et des catholiques : 
Amyot aussi; jen cite quelques-uns seulement. Et si des 
protestants, comme les Estienne et Ramus, étaient farcis de 
grec et de latin, ils avaient étudié, moins Henri Estienne, 
dans des collèges catholiques. Montaigne et Rabelais de 
mème ; l’un renégat dans l'âme, bien qu'il n’ait pas abjuré 
de vive voix la vérité, avait roulé de monastère en monas- 
tère, y prenant la science et les armes qu’il devait tourner 
contre l'Eglise ; l’autre, « un pédant à la cavalière » malgré 
sa prétention à la bonhomie, avait pris le goût de l'étude, au 
collège de Guyenne, sous des maîtres qui avaient la foi. 
Et si Théodore de Bèze (4) et Calvin, catholiques à leurs 
débuts, ont été les théologiens de la secte, (quels théolo- 
giens!) où sont les saints du Protestantisme ? 


(1) Voyez le fascicule de mai 1902. 

(2) Collège de France. 

(3) Il découvrit, à Rome, le Laocoon, dans les jardins de Titus, Le soir, 
toutes les cloches des églises de Rome sonnaient pour aunoncer l'heureuse 
découverte. 


(4) 1519-1605. 


78 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


Les catholiques en ont plus d'un, saint Francois de Sales, 
en particulier. C’est le plus glorieux des réformateurs de la 
prétendue Renaissance. Nous allons l'esquisser. Il est Île 
contemporain de Malherbe, de Balzac, mais nous ne sau- 
rions en essayer le portrait sans le mettre en parallèle avec 
Calvin, cette espèce d'évèque protestant de Genève. Ils 
tranchent tellement l’un sur l’autre, qu'il n'est rien de plus 
utile pour s'en faire une image fidèle que de les rapprocher; 
c'est ce que nous allons faire 

Calvin (Jean) était francais, né en juillet 1509, et fils de 
Gérard Caulvin, tonnelier et puis notaire, secrétaire de 
l'Evèque de Noyon, en Picardie. Ses premières études, il 
les fait par la grâce de l'abbé d’Hangest, procureur de l’'E- 
vèché, qui nous prépare, au lieu d'un tabellion, une peste 
de li religion. 

« Je vois naître, dira bientôt Érasme, dans l'Eglise un 
fléau pour l'Eglise. » 

De Noyon, Calvin va à Paris, où il sera l'élève de Mathurin 
Cordier, une sorte de demi-réformé, professeur de sixième au 
collège Montaigu ; 1} y a pour condisciple Farel, « âme men- 
teuse, virulente, séditieuse » {L). Son oncle Richard, serrurier 
de son état, et bon catholique, lui donne l'hospitalité. Il se 
moque de lui et de sa fidélité à pratiquer les commandements 
de l'Eglise, à dire son chapelet, faire maigre le vendredi et 
le samedi, jeüner aux Quatre-temps, 1l a déjà lu et goûté 
Luther. C’est un adolescent au front développé, aux lèvres 
railleuses, auteint plombé et bilieux, toujours inquiet. Il n'a 
ni cœur, ni reconnaissance. La famille des Monmor, qui 
le protège à Noyon, en saura quelque chose. 

Clerc tonsuré et déjà savant, latiniste de premier ordre, il 
est chargé de l'administration des cures de Morteville d’a- 
bord, à dix-neuf ans, et de Pont-L'Evèque, un peu plus tard. 

Ila perdu son père sans pleurer. Il écrit à un ami une 
lettre sèche, au chevet de l'agonisant. Muni de quelque 
argent, il court à Orléans v étudier la jurisprudence sous 
P. de l'Etoile. Il a son surnom « accusativus » (2), l’accusa- 
leur ou le calomniateur. 


(t) Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de J. Calvin, par Audin. 
(2) « Jean sait décliner jusqu à Faceusatif », disatent ses condisciples, 


LA RENAISSANCE LIFTERAIRE EN FRANCE 19 


À Bourges, 1l ajoute à ses amis Th. de Bèze, le digne 
pendant de Farel. André Alciat, admirateur jusqu'aux 
larmes de Mélanchton, lui enseigne le droit; Wolmar, le 
grec. C'est Wolmar qui le surnomme orpe6horne, retord.…. 

Retord et calomniateur ! Quel début! 

Calvin méritait de s'exercer sur un grand théâtre. En 
1532, âgé de vingt-trois ans, il retournait à Paris pour y 
apprendre à fond la théologie, sur le conseil d’Alciat. 

Il a vendu, pour vivre, sa cure et sa part de l'héritage pa- 
ternel, après avoir vécu trop longtemps de l'Eglise qu'il 
trahit et des bienfaits de ses protecteurs catholiques. Il 
commente le livre de Sénèque sur la Clémence ; il y laisse 
échapper déjà le venin de l'hérésie. Devenu suspect, il 
s'échappe de Paris, vêtu en vigneron, et se réfugie à Nérac, 
auprès de la reine de Navarre, la protectrice de Marot et de 
Dolet,l'amie soi-disant catholique des prétendues réformés. 

La sévérité de Calvin n’effraie point la sœur du roi Fran- 
cois [°". Pour la légère princesse, il représente ce qu'il y a 
de plus neuf, une mode, fut-elle la plus austère de toutes. 
Et cependant le réformateur ne reste pas longtemps à Nérac, 
où on le voyait journellement se promener et rèver à ses 
projets de restauration religieuse, dans une vigne, à quelques 
pas de la ville. | 

Il ne sait pas s'arrêter ; et son humeur inquiète l’a bientôt 
lransporté à Angoulème ; il y enseigne le grec qu'il a appris 
de Wolmar, surtout dans Aristote, et prèche sa nouvelle 
doctrine d'une voix «sonore et comme métallique ». Il est 
enfin apôtre, à découvert ou à peu près. Longtemps agité 
par les remords, il a retrouvé la paix, quelle paix! (1) dans 
l'anéantissement de la foi. Il à quelques disciples : et c'est 
au fond d'une cave qu'il abolit la messe. 

Dès lors, et même plus tôt, dès l’âge de douze ans, « sous 
un corps sec et atténué, il faisait montre d’un esprit vert 
el vigoureux, prompt aux reparties, hardi aux attaques : 
grand jeüneur, soit qu'il le fit pour sa santé et pour arrèter 
la fumée de la migraine qui l’assiéweait continuellement, 
soit pour avoir l'esprit plus à la délivre, afin d'écrire, étu- 


11) « Le soulas et le comfort », écrit-il à l'un de ses amis. 


s0 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


dier et améliorer sa mémoire. Il parlait peu. Ce n'étaient 
que propos sérieux et qui portaient coup. Jamais parmi ses 
compagnons, et toujours retiré. » | | 

Chassé d’Angoulème, chassé de Poitiers, il est entraîné 
de plus en plus vers la Réforme par le dépit et l'orgueil. Il 
s’est vu refuser un prieuré ; il se vengera. À quoi tient Îa 
foi d’une âme vile ? 

Il est à Strasbourg où l'étude calme seule sa noire bile. 
Encore la tournera-t-il à la perte de son âme. C'est à Bâle 
qu'il connait Erasine de Rotterdam, l'auteur spirituel de 
l'Eloge de la folie, qui dut la vie, un jour, à la sainte Vierge, 
et qui reconnut ce bienfait, en ménageant les hérétiques, 
ennemis de son fils. Erasme, suspect à l'Eglise, estla moitié 
d'un apostat. Est-ce avec lui que Calvin étudie l'hébreu ? 
Ce n’est point son seul travail. Depuis des années, il a com- 
mencé à écrire son livre de l’/nstitution de la religion chré- 
tienne, « poison enveloppé d'un beau sucre », suivant le 
conseiller Charreton (1:. Il l’'achève et le publie en mars 1535, 
après l'avoir traduit du latin en français. Il ose le faire pré- 
céder d’une Epitre adressée au roi Francois [° par J. Calvin, 
«homme théologique ». Il y met son {nstitution en regard de 
la Confession d'Augsbourg, toutes deux ont été inspirées par 
le Saint-Esprit et, chaque fois qu'il remanie son livre, le 
Saint-Esprit remanie son œuvre. 

L'Institution de Calvin a quatre parties : 


Dieu. 


De l4 connaissance de Dieu, en qualité de créateur et sou- 
verain gouverneur du monde. | 


Le Médiateur. 


De la connaissance de Dieu en tant qu'il s'est montré Ré- 
dempteur, c'est-à-dire de Jésus-Christ. 


(4) On a encore de Calvin un Zraité de la Cène, des Commentaires sur 
l'Écriture sainte. 


LA RENAISSANCE LITTERAIRE EN FRANCE 81 


Les Effets de la médiation. 


De la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, 
des fruits qui nous en reviennent ; des effets qui s’ensuivent. 


La Forme extérieure de l'Eglise. 


Au fond, la doctrine de Calvin est celle d’un tyran de 
l'âme humaine et d’un calomniateur de Dieu. 

A le croire, le libre arbitre a été entièrement éteint par 
le péché (1); Dieu a créé les hommes pour être le partage 
des démons, non qu'ils l’aient mérité, mais parce qu'il lui 
plait ainsi. Le novateur supprime la confession auriculaire. 
De culte extérieur, pas l'ombre. Calvin « n’estime pas qu'il 
soit licite de représenter Dieu sous forme visible » (2). S'il y 
a des saints, par le caprice du Néron céleste, on ne les in- 
voquera plus. De hiérarchie, aucune trace dans son église. 
Elle n’a ni chef visible dans le Pape, ni évêque; ajoutons : 
ni fêtes, ni croix, ni bénédictions. Plus d'indulgences, de 
messe, de purgatoire. Il n’y a que deux sacrements, le bap- 
tème, et la cène (3) sans la présence réelle. Après cette vie, 
le ciel ou l'enfer. 

Rien pour la beauté de l’ordre divin dans la paix et l'obéis- 
sance, rien pour le cœur, rien pour l'imagination. À quoi 
donc Calvin veut-il réduire l'âme humaine ? À Calvin, en ré- 
sumé, pour Dieu et pour pontife. 

Du reste, il affecte de rester dans l'Eglise et dans Ja com- 
munion. Hyacinthe en fera autant, mais il fera rire parfois ; 
c'est un grotesque ; Calvin fera pleurer à l'Église, sa mère, 
des larmes de sang. C’est un bourreau. 

Il a porté ses pas errants à Ferrare, chez Renée, la fille de 


(4) L. 2, ch. 2. Que l’homme est maintenant dépouillé de france arbitre, cet 
misérablement assujetti à tout mal. 

(2) L.1, ch. XI, 

(3) Les catholiques « ont été ensorcelés de cette erreur : que le corps du 
Christ étant enclos sous le pain se prenait en la bouche pour être envoyé 
au ventre ». Calvin ajouta que c’est là « une fantaisie brutale... » 

« Qui est-ce donc qui nicra que ce soit une superstition méchante que les 
hommes s'agenouillent devaut le pain pour adorer là Jésus-Christ. » L. #. 


ch. 17. 
EF — VIII — 6 


82, LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


Louis XIf, demi-luthérienne, et qui mourra dans une incer- 
titude funeste, avec un reste d’attachement au culte des 
saints... Quels types que ces femmes du sang de saint Lous, 
détournées de leur nature et de la foi, pour raisonner en 
matière théologique ! Renée accueille avec faveur Calvin 
sous son enveloppe auslère et taciturne, comme elle a ac- 
cueilli Marot sous sa forme légère. Ce sont deux extrèmes 
du protestantisme, dans l’orgueil du cœur et la licence des 
mœurs, dans la l'hypocrisie et la volupté. 

En attendant, à Genève, on travaille pour Calvin ; on en 
sape les murs, c'est-à-dire la foi, pour son entrée prochaine. 
Il y a ses précurseurs, l’odieux Guil. Farel (1), le moine défro- 
qué, et le meilleux Viret. Th. de Bèze ne viendra que plus 
tard, dans les temps heureux. La ville se débarrasse de son 
évèque, Pierre de Baume, prètre inoffensif et sans énergie ; 
les couvents se vident, malgré quelques résistances particu- 
lières, et ce sont des femmes qui résistent. C'est une femme, 
la sœur Jeanne de Jussie, qui sera sous la bure l'historien 
de la Réforme (2), la vengeresse de l'Eglise contre l’hype- 
crisie cruelle des Réformateurs. 

Enfin le faux messie fait sa première entrée à Genève, en 
1536, de la facon la plus modeste, comme prédicateur de La 
vérité épurée et professeur de théologie. 

Il réussit à émouvoir la ville contre les anabaptistes ; on 
les chasse. C'est un homme de Dieu. Cet ennemi de Rome 
n'en a pas moins sa petite Inquisition, faite de moines apos- 
tats, de prètres mariés et libertins, protecteurs de la morale : 

Uxe épouse est sortie, un dimanche, avec les cheveux plus 
abattus qu'il ne se doit faire, ce qui est d'un mauvais exemple, 
et contraire à ce qu'on évangélise ; on fait mettre en prison 
la maîtresse, les dames qui l’ont mariée, et celle qui l’a coif- 
fée. » On refuse la communion aux fidèles mal notés. La 
délation règne à Genève. 

C'est trop tot, et le fruit n'est pas encore muür. {ne réac- 


(1) Dans la ville de l'Aïigle, il se rua un jour de Fète-Dieu, sur le 
Saint-Sacrement, le jeta par terre, et s'enfuit. 

(2) Le Levain du Calvinisme, où commencement de lhérésie de Genève, 
fait par Révéroende sœur Jeanne de Sussie, alors religieuse à Sainte-Claire 


de Genève, et. apréssa sortie. abbesse du Couvent d'Anvssi. 


LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 83 


lion religieuse et politique à la fois a bientôt fait prendre 
aux deux complices, Guïl. Farel et Calvin, k même ronte 
qu'aux anabaptistes. 

Berne, Bûle ont l'honneur mémorable de voir quelques ins- 
tants les persécutés de la loi nouvelle. Strasbourg les ac- 
vueille, dit-on, avec enthonsiasme. C'est là que le Réforma- 
teur, faisant passer la réforme de la théorie à la pratique, 
épouse Idelette, la veuve d’un anabaptiste ; et bientôt Farel 
épouse sa servante. 

Cafvin continue sa vie errante. Tous les apostats ont voulu 
ressembler aux apôtres. | 

Ïl est à Haguenau, à Francfort, à \orms, à Ratisbonne ; il 
estmisérable. À Strasbourg, ïl vendaitses livres ; en Alle-' 
magne, il vit comme il peut, il prèche ; il se déchaîne contre 
Luther ; mais il s’adoucit bientôt ; il a peur des colères du 
puissant théologien ; il est encore petit. Bucer, un réformé, 
essaie de réunir les deux forcenés ennemis de Rome, mais 
en vain. Que serait devenu Calvin s’il ett rassemblé à Luther ? 
une ombre. Il avait trop d’orgueïl ; cet orgueil allait être 
élevé au poavoir le plus absolu qui fût jamais ; et la tyran- 
nie d’un hérétique allait se caractériser dans son type le 
plus achevé. | 

À Genève, kes libertins oules patriotes, réformés douteux, 
gens de mœurs relâchées, n'avaient pas su gouverner; Calvin 
les a peints (1): 

« Les uns s'adjoignent aux gaudisseurs pour les endurcir 
en keur malice. Les autres sont gourmands et ivrognes, les 
autres mutins et noiseux. Il ya des ménages où les maris et 
femmes sont comme chiens et chats. Il y en a de médisants 
et détracteurs qui trouveront à redire aux anges du Paradis, 
et d'awtant qu'ils crèveht de vices, ils mettent toute leur 
sainteté à contrerôler leur prochain. » 

Le tableau n'est pas chargé. 

L'énergique parti de Calvin eut facilement raison de tous 


(A) « Le Tiers des « Quatre Sermons de matières utiles pour notre 
temps » remontre combien les fidèles doivent priser d’être en l'Église de 
Dieu, où ils avaient LIBERTÉ de l'adorer purement. » — Pris sur le thème 
du psaume 2°. 


85 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


ces gaudisseurs et moqueurs, gens voluptueux, amis des 
cartes et de la débauche ; et les portes de la ville s’ouvrirent 
toutes grandes, en 1541, devant le Dictateur. 

Sans plus tarder, il établit, sous le nom de Juridiction con- 
sistoriale, un gouvernement religieux où l'Etat s’absorbe 
dans l'Eglise et l'Eglise dans le fanatisme de Calvin. 

Cette juridiction a son code, le code de Calvin, le Formu- 
laire de discipline. 

Jugez ce qu'est cette discipline, la moins laïque du monde : 
On assistera au sermon, et à celui de Calvin, en particulier, 
ou l’on paiera üne amende. 

C'est cruel. Aussi y a-t-il aux Prèches quelques troubles 
provoqués par l'indignation. Vite, on met à la porte de 
Genève les factieux. 

La liberté s'est réfugiée à la taverne où les patriotes rient 
en secret, chansonnent et raillent le sombre tyran. Mais 
qu'ils y prennent garde! Jouer, chanter, danser, surtout au 
jour de ses sermons, sont des crimes punis de la prison. 
Des enfants sont « fouettés en public et pendus pour avoir 
traité leur mère de diablesse ». Le dernier châtiment dépasse 
toute mesure. Calvin semble haïr l'enfance. 

J.-C. pardonne ! Calvin médite sept ans la mort de Michel 
Servet, l'auteur de plusieurs Traités contre la Sainte-Trinité. 
Le sujet de la haine du Réformateur, c'était une dispute théo- 
logique : « Qu'il vienne à Genève, il n’en sortira pas vivant, 
écrivait-1l, en février 1546, à Viret, si j'ai quelque autorité (1). » 

La fortune lui livra son ennemi. Dénoncé par Calvin à 
l’archevèque de Vienne, Servet s'échappa de sa prison et 
passa imprudemment par Genève, pour gagner l'Italie; il 
fut dénoncé, arrêté, jugé, condamné au feu, en 1553. Ce n'était 
pas pour venger Dieu, mais Calvin. Pendant toute la durée 
du procès, les deux adversaires n'avaient fait que s’injurier ! 

« Au Champel était un poteau fixé profondément dans le 
sol. On y lia Servet à l’aide d’une chaine de fer. Son cou était 


(1) « Nam si venerit, modd valeat mea auctoritas, virum exire nunquam 
patiar. » La lettre de Calvin est à la Bibliothèque Nationale, salle des 
manuscrits, p. 101-102, de la collection Dupuy ; elle est tout entière de sa 
main et fort difficile à lire, comme tout ce que le Réformateur a écrit. 


LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 85 


retenu par quatre ou cinq tours d'un épais cordage, sa tète 
couverte d’une couronne de paille enduite de soufre ; le 
livre de la Trinité pendait au pilori ;... les pieds du patient 
étaient cachés dans le foyer, sa tête nageait dans un nuage 
de soufre et de fumée, à travers lequel on voyait ses lèvres 
qui s’ouvraient. pour prier. Au moment où la flamme se 
dressa pour lui dévorer la face, il poussa un ràle si affreux 
que la multitude frissonna d’épouvante... On n’entendit plus 
qu’un murmure : « Jésus, fils éternel, ayez pitié de moi! » 
Servet paraissait devant Dieu, et Calvin fermait la fenètre où 
il était venu s'asseoir pour assister à la suprême agonie de 
son ennemi. En retournant à son logis, le réformateur ras- 
semblait dans sa pensée les éléments du livre destiné à le 
justifier aux yeux du monde réformé (1). 5 

Il avait des colères blanches, sans qu’il en parût rien sur 
son visage. 

Calvin ne mourut qu'en 1564, à cinquante-cinq ans, et con- 
tinua presque jusqu’au bout à prècher tous les jours, à en- 
seigner et à présider le Consistoire... et la Compagnie des 
Pasteurs. Il avait aussi fondé une Académie dont son ami, 
Th. de Bèze, habile versificateur, beau cavalier, élégant, 
égoïste, orgueilleux et voluptueux était le président. Malgré 
ses grâces fardées, que cette Académie devait peu ressem- 
bler à la riante Académie de saint François de Sales ! Elle 
sentait sur elle, de près ou de loin, l'œil effrayant de Calvin. 
Ce fut le dernier organe qui s’éteignit en lui. Sa figure ex- 
primait « une froide impassibilité », avec « un indicible mé- 
lange de cruauté et de moquerie ». Par sa volonté, la déla- 
tion à Genève était devenue une vertu. 

Jamais tyran plus exécrable n'a paru en pays chrétien. Un 
jour, la ville, à son réveil, est tout étonnée de voir plusieurs 
potences élevées sur les places publiques et surmontées 
d'un écriteau où on lisait : « Pour qui dira du mal de 
M. Calvin. » 

Il a deux acolytes, le juge Colladon, et le bourreau. Il 
fait Dieu à son image, poussant les âmes au mal, pour avoir 
la joie de les châtier. « La charité, la tendresse est presque 


(1) Fidelis expositio crrorum Michaclis Servetr. 


86 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


absente de toute son œuvre, l’abnégation n’y paraît jamais» (1). 

Théodore de Bèze en fait un saint. Il mourut, dit-il, ayant 
« vécu (2) quant à cette vie mortelle, l'espace de cinquante- 
six ans, moins un mois et treize jours, des quels il en a passé 
justement la moitié au saint ministère, parlant et écrivant, 
sans avoir rien diminué ni ajouté à la doctrine qu'il avait 
annoncée dès le premier jour de son ministère, avec telle 
force de l'esprit de Dieu que jamais méchant ne le put auir 
sans trembler, ni homme de bien sans l'aimer et honorer ». 

« Pour obvier à toutes calomnies, il fut enseveli le 27 mai, 
environ les huit heures au matin, (il était mort à 7 heures), 
et, sur les deux heures après midy, porté à la manière accou- 
tumée comme aussi il l'avait ordonné, au cimetière commun 
appelé Plain Palais. » 

De quelle calomnie s'agit-il ? et pourquoi cette précipita- 
ton? 

Un des disciples de Calvin, témoin de sa fin, l'explique, 
comme il suit, en substance : « Calvin (3) est mort, frappé 
de la main d'un Dieu vengeur, en proie à une maladie hor- 
rible dont le désespoir a été le terme. » Et cependant, jusque 
dans son agonie, il levait les yeux au ciel, en murmurant : 
« Gemebam sicut ecolumba ! » C'était une colombe !.. 
Hypocrite rafliné jusqu'au dernier soupir, tel nous semble 
Calvin, jadis flétri de la fleur de 1vs, et l'épaule meurtrie du 
_fer rouge, pour un crime contre les mœurs, si nous en 
croyons Bolsec, un théologien protestant (2) mis en prison, 
à Genève, pour n'avoir pas pensé comme le dictateur. C’est 
un ennemi; 1l a pu mentir, ce qui est certain c’est que le dé- 
sespoir habite au fond du cœur de tous les apostats. 

Du calvinisme, Gérard Kaufmann a dit, après une dispute 


(1) Emile Faguet, AV Siècle, Calvin. 

(2) Discours de Th. de Bè:e, contenant en bref l'histoire de la vie et mort 
de maitre Jean Calvin. 

(3) Joan. Harennius, apud Pet. Cutzenum : Calvinus in desperatione fi- 
niens vitam etc. obiit tnrpissimo... morbo. Quod ego verissime attestari 
audeo qui funestum et traJicum illius exitum et exitium his meis oeulis 
præsens aspexi. » 

(4) De nombreux témoins déposent avec Bolsec contre Calvin, sur cette 
question. 


LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 87 


avec Calvin, dans le temps que celui-ci habitait Strasbourg : 
« C’est un automate moulé sur un cadavre desséché. » 

Ce cadavre, c’est Calvin. Bagsuet l'a bien jugé : 

« Encore que Luther (1} eût quelque chose de plus origi- 
mal et de plus vif, Calvin, inférieur par le génie, semblait l'a- 
voir emporté par l'étude. Luther triomphait de vive voix, mais 
la plume de Calvin était encore plus correcte, surtout en la- 
tin, et son style qui était plus triste, était aussi plus sxivi et 
plus chatié. Is excellaient l'un et l’autre à parler la langue 
de leur pays ; l'un et l'autre étaient d’une véhéimence extraor- 
dinaire ; l'un et l’autre. par leur talent, se sont fait beaucoup 
de disciples et d’admirateurs ; l’un et l'autre n’ont pu souffrr 
qu'on les contredit ; et leur éloquence n’a été en rien plus 
féeonde qu'en injures. » Bossuet est libéral, et Calvm qui a 
parlé sans que son cœur parlàt jamais, n'a pas erceilé dans la 
langue du peuple le plus généreux de la terre. Par ailleurs, 
la critique dit vrai. Oui, le stvle du réformateur est triste, 
eomme l'était son âme habitée par l'orgueil. 

Hl est sec et décharné par l'égoisme. 

La vérité, c'est Calvin; et qui n'entend pas la vérité comme 
lui, meurt, si Calvin peut le faire mourir. Mais les hommes 
les plus dépourvus de gràce et d'amour gardent certaines 
qualités natives de l'esprit; ils peuvent briller par l’exacti- 
tude et la précision des détails. 

Telle intelligence lumineuse d'abord, mais corrompue et 
ebscurcie par le cœur, peut dessiner et caractériser, dans 
leur clarté naturelle, des vérités particulières, si la passion 
n'en souffre pas. 

€e ne sont pas les moyens qui font défaut à quelques-uns ; 
c’est la volonté de mettre en plein jour ee qui est bien, ce 
qui est vrai. | 
_ Calvm est un fin et mème subtil dialecticien; Pasquier, 
par ue affection intéressée, exagère son mérite; il l'appelle 
le Père de notre idiome, et l'on a répété longtemps, sans y 
prendre garde, cette phrase ampoulée. De Deseartes, 
Calvin a le froid, mais plus aigu, et parfois le clarté, 
avee une physionomie encore plus latine, ce qui est 


(1) Histoire des variations de l'Eglise protestante, \. 9. 


88 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


un embarras à la lecture. Il doit ses qualités aux bonnes 
études qu'il a faites sous des professeurs catholiques et 
versés dans les langues anciennes. 

Pour plus d’impartialité, nous choisissons un des passages 
fameux de l’/nstitution, au chapitre seizième (1). C’est moins 
le sectaire qui parle que le philosophe : 

« Et de fait, le Seigneur s'attribue toute puissance, et 
veut que nous la reconnaissions en lui, non pas telle que 
les sophistes l’imaginent, vaine, oisive et quasi assoupie, 


mais toujours veillante, pleine d’efficace et d'action, et aussi 


qu'il ne soit pas seulement en général, et comme en confus 
le principe du mouvement des créatures (comme si quel- 
qu'un ayant une fois fait un canal, la voie d’une eau à pas- 
ser dedans, la laissait puis après écouler d’elle-mème): mais 
qu'il gouverne mène et conduise sans cesse tous les mou- 
vements particuliers. Car ce que Dieu est reconnu tout 
puissant n'est pas pour ce qu'il puisse faire toutes choses, 
et néanmoins se repose, ou que par une inspiration générale 
il continue l’ordre de nature tel qu’il l’a disposé du com- 
mencument; mais d'autant que gouvernant le ciel et la terre 
par sa providence, il compasse tellement toutes choses, 
que rien n’advient sinon ainsi qu'il l’a déterminé dans son 
conseil. » | 

Il faut avoir l'haleine puissante, pour ne pas la perdre 
avant d'arriver au bout de cette longue période. Encore est- 
elle consacrée à louer Dieu. Ailleurs la phrase ne s’élargit 
que pour verser d’une plume haineuse, des torrents d’in- 
jures. Empoisonné de son superbe néant, Calvin traite ses 
ennemis de fripons, de fous, de méchants; ce sont des 
ivrognes, des enragés, des taureaux, des chiens, des pour- 
ceau.r. I] descend jusqu’à l’obscénité, en plus d’un en- 
droit, particulièrement dans la réponse à Gabriel de Saco- 
nay, l’auteur du Vrai corps de J.-C., qui avaitdévoilé sans pi- 
tié les vols nombreux faits par le théocrate de Genève à 
tous les hérétiques du temps passé. Ilm’a de véhémence que 
pour la haine ! 

La voix de Calvin était lente, entrecoupée, et, à la fin de sa 


(1; L. LL 


LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 89 


vie, s'exhalait péniblement d’une poitrine oppressée par un 
asthme héréditaire. 

Rien d’attirant dans cet homme, ni de l’âme, où domine 
l'orgueil du moi, ni du corps, une ruine que maintient une 
volonté cruelle. Il faut, pour comprendre son succès, des- 
cendre dans les plus bas fonds de l’humaine nature. S'impo- 
ser le joug d'un pareil monstre, par haine de la vérité. 
quelle folie! Calvin a engendré Rousseau, de plus d’ima- 
gination et de sensibilité, qu'un mélange d'orgueil et d’im- 
pureté empoisonna jusqu'à la folie. 


(À suivre.) 
A. CHARAUX, 
Doyen de la Faculté Catholique 
des Lettres de Lille. 
7. O. 


LES TERTIAIRES 


RT L ES 


NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 


Au 7 septembre dernier, parut le Bref Qui multa, suive 
d’un sommaire émané de la Sainte Congrégation des In- 
dulgences, dans [lesquels le Souverain Pontife Léon XIII, 
glorieusement régnant, prouvait une fois de plus le grand 
amour qu'il porte au Tiers-ordre séculier de Saint-François, 
la foi profonde qu'il a dans son efficacité pour remédier aux 
maux dont nous souffrons. À vrai dire, le Saint-Père a prodi- 
gué à ses chers Tertiaires les Indulgences, les Privilèges et 
les faveurs : il n’a rien négligé de ce qui était en lui pour: 
attirer les foules dans l'Ordre admirable que concut le génie 
de saint Francois d'Assise. | 

Qu'il me soit permis de fournir ici quelques éclaircisse- 
ments, de présenter quelques remarques au sujet de ce som- 
maire des Indulgences.. Jusqu'ici, à ma connaissance, nul 
périodique n’a traité ces questions, et pourtant le lecteur 
n'en contestera pas l'utilité ni l'intérêt. 


Lorsqu une indulgence plénière est concédée à telle ou 
telle fête déterminée, si cette fète est assignée à une autre 
date dans l’un ou l’autre calendrier, les Tertiaires peuvent- 
ils gagner cette Indulgence au jour fixé dans ce calendrier ? 
Ainsi, par exemple : le Bref de Sa Sainteté porte : Les 
Tertiaires.. peuvent gagner une Indulgence plénière aux jours 
ou fétes indiqués ci-dessous : 1. au 1 janvier. féte du bien- 


LES TERTIAIRES 91 


heureux Odoric etc. (1). Or, dans notre Ordre des Capueins, 
la fête du bienheureux Odoric est assignée au 3 février, et 
ae se célèbre donc pas au 14 janvier. L'indulgence plénière 
peut-elle ètre gagnée par les Tertiaires au 3 février, pourvu 
qu'ils remplissent les conditions prescrites, à savoir : qu'ils 
se confessent et communient, visitent une église, siège de 
la Congrégation, et y prient aux intentions de Sa Sainteté ? 

Il serait imprudent de répondre à cette question, sans 
examiner au préalable quelles sont les règles générales pres- 
crites par le Saint-Siège concernant les indulgences plé- 
nières à gagner à certains jours de fètes, quand ceux-ci se 
célèbrent d’après les calendriers à des époques différentes. 


A. — Sa Sainteté le Pape Pie IX, par un décret général 
émané de la S. Congrégation des Indulgences, au 9 août 
1852 (v. Décr. authent., n. 360), a décidé ce qui suit : 

Toutes les indulgences concédées ou à concéder, soit à 
certaines fètes, soit à certaines églises, ou chapelles pu- 
bliques à l'occasion de fêtes, sont transférées au jour mème 
où ces fêtes sont transposées légitimement quant à leur so- 
lennité et leur célébration extérieure, « guoad solemnitatem 
et ecternam celebrationem », que cette translation soit per- 
pétuelle, occasionnelle ou simplement temporaire. Sont 
transférées de mème les indulgences accordées à l’occasion 
d'une procession, neuvaine, triduum, etc. quise célèbrent 
avant ou après la fête ou pendant son octave, pourvu toute- 
fois qu'on ait le consentement de l’évèque diocésain. — Le 
cas serait tout autre, si l’office et la messe de ces fètes seu- 
lement étaient transférés, et non pas /a solennité extérieure 
ou publique : car alors les indulgences ne sont pas transfi- 


rées, et ne peuvent être gagnées qu'au jour ou tombe la 
fète (2). 


(1) Dans le sommaire précité, cap. E, n. [V, ou lit simplement: « aux fêtes 
suivantes », diebus festis sequentibus. 

(2) Ce décret ne se rapporte pas seulement aux fêtes dont la solennité cest 
transférée par indult apostolique au dimanche suivant, mais encore à toutes 
les fêtes de l'année légitimement transférées avec leur solenuité. (S. C. des 
fndulg. du 11 août 1862, dans les Acta S. Sedis, vol. 1, page 189). — En 
outre, ce décret vise non seulement les Indulgences qui peuvent être gagnées 
par tous les fidèles, mais aussi les Indulgences accordées aux Contréries, 


u2 LES TERTIAIRES ee 


En conséquence,les indulgences accordées à certaines fêtes 
ou concédées à une église ou chapelle publique à l’occasion 
d'une fête quelconque, peuvent être gagnées au jour où cette 
fête se célèbre avec sa solennité publique, peu importe que 
ce soit au jour même où l'Indulgence est accordée, ou au 
Jour où la fête est transférée, et que la translation soit per- 
pétuelle, accidentelle ou temporaire. 


B. — Toutefois,comme il arrive que la solennité extérieure 
d'une seule et mème fête se célébre différemment d'après les 
différents Calendriers d’églises ou chapelles publiques, la 
S. Congrégation des Indulgences, au 29 août 1864 (Décr. 
authent., n. 407), a décidé : « Qu'une Indulgence, attachée à 
une fète, peut ètre gagnée par les fidèles au jour désigné lé- 
gitimement dans un diocèse, pour les religieux au jour indi- 
qué par leur calendrier; pour les membres d’une congréga- 
tion (ou confrérie) affiliée à un ordre religieux, au jour légiti- 
mement indiqué par le calendrier diocésain ou par le calen- 
drier Régulier, si ces membres ont un tel privilège (1), de 
facon toutefois que chacun ne puisse gagner qu'une seule fois 
l'indulæence ». | 


C. — Enfin, quant à ce qui regarde les fêtes qui se célèbrent 
sans solennité ou service public (2), la mème Congrégation a 
décrété, en date du 12 janvier 1878 (Décr. authent. n. 435) : 
Si ces fêtes sont transférées à perpétuité, soit par un Décret 
spécial de la Sacrée Congrégation des Rites, soit par les ru- 
briques , alors l'indulgence aussi est transférée, quoique 
la translation ne se fasse que dans un diocèse particulier, ou 
dans l'une ou l'autre province d’un Ordre régulier (3). Mais 
si la translation n’est qu'accidentelle, (c'est-à-dire pour l’une 
ou l’autre année), alors l'indulgence continue d’affecter le 


sociétés, associations pieuses, ete. (S. C. des Ind. du [6 juillet 1887 ad V, 
dans les .fcta S. Sedis, vol, XX, p.61, et peu importe que la translation ne 
se fasse que dans un diocèse en particulier, ou dans une église quelconque de : 
ce diocèse. /hidem, Voir Pierre de Monsano, Collect. Indulg. etc., n. 211.) 

A) C'est-à-dire, sils participent aux privilèges et indulgences de cet 
Ordre, ou sils ont la faculté de suivre le calendrier de cet Ordre, Voyez 
Acta N, Sedis, tom. F1, p. 495 ct 492. 

(2) C'est-à-dire qui n'ont que l'Office et la Messe, 

(3) CE Vouvelle Revue Théologique, tome X, page 165. 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE 93 


jour mème. — Toutelois, quand une indulgence à sagner par 
tous les fidèles est attachée à unefête propre, à un Ordre re- 
ligieux, à condition de visiter des églises déterminées des 
Réguliers, et que cette fète se célèbre dans un diocèse à un 
autre jour fire, alors on peut gagner cette indulgence, soit 
au jour où l’Ordre célèbre cette fête, soit à celui où elle est 
célébrée dans le diocèse, de telle sorte cependant que cha- 
cun ne puisse gagner qu’une seule fois cette indulgence (1). 

Avant d'appliquer ces règles, examinons ce qu'il faut en- 
tendre par solennité et célébration ertérieure d'une frte,et sices 
règles données visent en même temps les indulgences accor- 
dées pour la fête d'un saint, et pour celle d’un bienheureux:. 

Il me parait hors de doute que par solennité et célébration 
extérieure d'une fête, 1l faut entendre la solennité publique qui 
accompagne la fête, ou par laquelle on avait coutume de cé- 
lébrer celle-ci. Or , comme le dit excellemment l'Académie 
liturgique de Rome (2),cette solennité consiste dansles signes 
extérieurs qui indiquent, qui représentent le culte intérieur 
et la joie spirituelle, signes par lesquels les fètes qu'ils ac- 
compagnentsedistinguentnon seulementdesjours ouvrables, 
mais encore des autres dimanches et fêtes ordinaires de l’an- 
née. Ces signes extérieurs ne sont pas les mêmes partout, 
mais ils diffèrent d'après les usages des endroits et la dévo- 
tion du peuple. Les principaux sont par exemple : l'obliga- 
tion pour tous d'assister à la messe et de s'abstenir de toute 
œuvre servile — , une ornementation toute spéciale de l’é- 
glise, — l'exposition et l'illumination des saintes Images ou 
des Reliques de saints, — le chant de la sainte Messe et des 
Vèpres, — la pieuse affluence de la foule à l'Eglise, — le ser- 
mon ou un panégyrique ayant trait à la solennité, — la réci- 
tation de certaines prières, etc. Tous ces indices, ou quelques- 
uns d’entre eux, composent ce que nous appelons commu- 
nément la solennité d'une fête (3). 


. -Youvelle Kevue éologique, tom. X, p.163 et Bérinwer, Les /ndul- 
(1) CF. V lle R Théologiq X,p.163et Béringer, Les Indul 
gences, etc.,tom. Ï, p 101. 
ans sa solution du AI cas, le uin 4, les Ephemerides Litur- 
2) D lution du XII le 3 juin 1894, les Epl ides Li 
gicæ, vol. IX, pag 596 et suiv. 
(3) Voir aussi la solution du 2° cas de l'Académie Liturgique 4: Rome, 
du 2 décembre 1896, dans les Ephemer. Liturg., vol, NI, p. 71. 


y LES TERTIAIRES 


Faut-il la permission de l'évêque diocésain pour transfé- 
rer cette solennité extérieure ? 

Voici la réponse que fournit à ce sujet/la même Académie 
Liturgique (1): Il est certain que cette translation doit être 
en tout point légitime, ainsi que l'exige expressément le 
décret général du 9 août 1852. Donc elle ne peut être arbi- 
traire. On ne voit pas suffisamment quelles sont les lois qui 
doivent régir cette translation dans les différents cas. Quand 
par exemple, l'office et la messe d’une fête sont transférés 
pour toujours, alors 1l est certain d'après le décret de la S. 
Congrégation des Indulgences du 12 janvier 1878, que l’in- 
dulgence est transférée aussi, car alors cette translation 
se fait sous l'autorité de la S. Cl et emporte avec 
elle la translation de la solennitéextérieure (s’il y en aune)(2). 
Cependant quand l'office et la messe ne sont qu'acciden- 
tellement transférés, ou bien qu'il arrive que les rubriques 
ne permettent aucune translation, ni perpétuelle ni tempo- 
raire,et que cependant, d'après le décret cité du 9 août 1852, 
la solennité extérieure peut être transférée, faut-il alors l’as- 
sentiment de l'Ordinaire pour transférer la solennite exté- 
rieure d'une fête ? 

L'Académie liturgique de Rome (loc. cit.) répond : la per- 
mission interprétative est certainement suffisante. La raison 
principale en est que la solennité d'une fête cest transférée 
afin que les fidèles puissent gagner plus facilement l'indul- 
wence qui suit plutôt la translation de la solennité que celle 
de l'office. L’intention de l'Eglise, en effet, est bien que les 
fidèles puissent gagner les indulgences attachées aux fêtes, 
ainsi que le dit expressément le décret du 9 août 1852. Or, 


(4) Dans la solution du mème cas, île 3 juin 1894. 

A mon humble avis, ces paroles de l'Académie Liturgique, s'appliquent 
difficilement aux fêtes solennelles, obligatoires ou non, et à celles, où ceux 
qui ont charge d'âämes sont obligés de dire la messe pro populo, au moins 
dans les églises paroissiales. Nous nous expliquerons là-dessus, plus loin. 
— Remarquons encore que la permission de l'Ordinaire est requise pour la 
translation des Indulgences accordées aux processions, neuvaines, triduums 
se célébrant avant ou après la fête, ou durant son Octave. Voir le décret gé- 
néral cité plus haut. 

(2) Voir aussi les Antmadversiones ex officio sur le Décret du 12 janvier 
1878, dans la Vouvelle Revue Théologique, toue X, page 165. 


' 

ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 95 
les recteurs des églises connaissent mieux que l'Ordinaire 
les raisons spéciales qu'a le peuple de venir à l’église ou 
non. Dès lors, pour que ia fin que l'Eglise a en vue en ac- 
cordant les induigences soit atteinte, 1l faut conclure que la 
sainte Eglise remet le soin de transférer les solennités des 
fêtes plutôt à la prudence des recteurs des églises qu’à celle 
de l'évêque. De plus, cette solennité extérieure consiste sou- 
vent dans une ornementation extraordinaire de Péglise, — 
dans l’affluence du peuple, — une communion générale, etc. 
Or, la sainte Eglise ne s'occupe pas de ces choses et les re- 
met plutôt au prudent arbitre du recteur qu’à celui de 1'é- 
vèque. Et même supposé que l’assentiment de l'Ordinaire 
fut requis, la permission tacite présumée suffirait. Que peut- 
il yavoir en effet de plus cher au cœur d'un évêque, sinon le 
bien spirituel du peuple chrétien, bien que procurent les 
Indulgences ? Par conséquent, toutes les fois que les rec- 
teurs trouveront que la translation de la solennité extérieure 
d'une fête poura faciliter aux fidèles le gain des indulgences, 
ils pourront la faire, certains de se conformer par là au désir 
et à la volonté de leur Evéque. 

Mais. dira-t-on, le décret « urbis et orbis », du 9 août 1852, 
exige que les translations ne se fassent que pour des motifs 
lévitimes, et de par l’autorité compétente : «er justis causis, 
et debitis cum facultatibus. » 

La mème Académie liturgique répond ainsi à l’objec- 
lion : Par translation de Ia solennité d’une fête, on peut 
entendre la célébration d'une fête soit avec l'oflice et la 
messe, soit avec la messe seule, soit encore sans la messe et 
sans l'office. Il est clair que la translation prise dans le pre- 
mier sens ne peut se faire que pour des motifs légitimes et 
liturgiques et par l'autorité compétente. {1 en est de même 
pour la seconde qui, elle non plus, ne peut se faire sans l'as- 
sentiment du Saint-Siège ; et, dans ces deux cas, l’évêque ne 
peut donner aucune permission. Mais, quand il s'agit de la 
célébration purement extérieure d’une fête, célébration in- 
dépendante des rubriques et n'exigeant aucune perinission 
spéciale du Saint-Siège, alors, quoiqu'il faille des motifs sé- 
rieux, il n'existe aucune loi exigeant l’assentiment de l'é- 
vèque. et sa permission présumée est au moins suflisante. 


96 LES TERTIAIRES 


Quant aux motifs qui peuvent légitimer pareille translation, 
l'Académie liturgique énumère les suivants : 1° Le bien des 
fidèles, visé surtout par le décret du 9 août 1852 : « c'est-a- 
dire, afin que les fidèles puissent gagner d'autant plus faci- 
lement les indulgences concédées ou à concéder «à l'occasion 
des fêtes. » — 2° La dévotion des fidèles dont parle le dé- 
cret précité, car « afin qu'elle soit satisfaite et qu'elle aug- 
mente davantage, il importe beaucoup que les indulgences 
attachées a une fête soient transférées aussi. » — 3% Enfin, 
l'augmentation de la gloire de Dieu à cause du culte qu'on 
offre soit à Lui-mème soit à ses Saints. | 

Les règles qui précèdent sont certainement applicables 
aux indulgences concédées ou à concéder aux fêtes des mys- 
tères de N.-S. J.-C., ou à celles de la sainte Vierge, ou encore 
à celles des Saints inscrits au martyrologe romain. 

Mais peut-on appliquer ces règles aux indulgences accor- 
dées à des églises ou chapelles publiques, et que l’on y peut 
gagner aux fêtes d’un bienheureu.x ou d'un saint qui n’est 
pas inscrit au martyrologe romain ? 

Non, et ces indulgences ne sont jamais transférées, mais 
restent attachées aux jours du mois. Prouvons notre 
assertion : 

Benoit XIV (dans son ouvrage De Servor. Dei Beatific. etc. 
etc., lib. [V, p. II, cap. XIX, n. 12) enseigne : « D'après la 
discipline actuelle de l'Eglise, 1l n'est pas concédé d’indul- 
gences sinon en l'honneur des saints inscrits au martyro- 
loge romain, comme le dit le décret de la S. Congrégation 
des Rites du 16 juin 1674 (voir la nouvelle Collection, n. 1520). 
On avait proposé à la S. Congrégation des Indulgences 
et des Saintes-Reliques le doute, s’il était utile de permettre 
la circulation de médailles saintes portant l’efligie d'un bien- 
heureux ou d’un saint non inscrit au martyrologe romain et 
auxquelles on aurait pu attacher des indulgences. Or, la 
-S. Congrégation a jugé expédient de consulter à ce sujet la 
S. Congrégation des Rites. Celle-ci a répondu en ces 
termes : « Dorénavant, on ne doit plus accorder des Indul- 
gences, sthon pour des Saints canonisés et inscrits au Marty- 
rologe Romain. » Toutefois, remarque Benoît XIV, dans ce 
Décret ne sont pas comprises les solennités de la béatifica- 


= 


4: 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE | 97 


tion, car le Saint-Père le Pape accorde une indulgence plé- 
nière non seulement à ceux qui visitent la Basilique Vaticane 
au jour de la béatification solennelle, mais la même faveur 
est donnée à ceux qui visitent une église où, après les fètes 
de la Basilique Vaticane, on célèbre les premières solennités 
de la béatification. » 

Les auteurs exceptent encore de cette loi les indulgences 
accordées par le Saint-Siège pour les fêtes des Saints qui 
n'ont pas été canonisés solennellement (1). 

Outre ces exceptions, remarque Pierre de Monsano (n. 918), 
quand on demande à la S. Congrégation la concession de 
certaines indulgences aux fètes des bienheureux ou des 
saints non mentionnés au martyrologe romain, ou bien ces 
demandes sont rejetées (ainsi qu'il ressort des rescrits de 
la mème Congrégation, au 19 juin 1668) n. 3 etau 30 août 1738, 

114), ou bien, s1 des circonstances particulières favorisent 

la concession, alors il est répondu : « Pro gratia » (par 
grâce) sans que les Lettres Apostoliques fassent mention du 
bienheureux ou du saint. : Voyez, par exemple le rescrit du. 
30 août 1738, n. 114 et autres encore (2;. C’est aussi la doc- 
trine de Théodore du Saint-Esprit (Part. II, page 12.). 
- Si donc, continue Pierre de Monsano (n. 226), une indul- 
gence est concédée à certains jours, où l'on célèbre la fête 
d'un bienheureux, — comme il arrive pour les Frères Mi- 
neurs au 31 janvier, fête de la bienheureuse Louise d’Alber- 
toni, au 19 juin, fète de la bienheureuse Micheline de Pi- 
sauro, ou encore à cause de l'anniversaire du Bienheureux, 
— alors l'indulgence n'est pas accordée précisément &# cause 
du bienheureux ou de la Bienheureuse, mais reste attachée 
au jour lui-mème à cause de l'affluence du peuple. 

Appliquant ces règles au Catalogue des Indulgences accor- 
dées aux Tertiaires séculiers de Sin biancoi. d'Assise, il 


1) Voyez Theod. a Spiritu S°, Part. If, pag. 13, Miuderer; Part. fn. 173, 
el Pierre de Monsano, n. 919. | 

(2) Entr'autres le rescrit du 21 juin 1768, n. 269 ; le rescrit du Pie VIH, 
le. 18 janvier 1820 (dans le Bull. des Capucins, tome [N, p. 352) ; celui de 
Pie VI, le 9 août 1781 (dans Le mème Bull., tome IX, p. 150), et le rescrit 
de Léon XIE, le 15 juin 189% {dans les Analect. Capue., vol. X, p. 201), 
renouvelé Le 2 décembre 1901 (dans les mémes Analecta, an. 1902, p. 5). 

EF. — VIII — 7 


98 LES TERTTAIRES 


me semble que les conclusions suivantes s'imposent 
1° Vu que, de par le concordat de 1801, en France et en 
Belgique, la solennité des fêtes de l'Epiphanie, du Saint- 
Sacrement, des saints Apôtres Pierre et Paul, et du Patron 
principal de l'endroit, est transférée au dimanche suivant, 
les Tertiaires peuvent seulement gagner des indulgences 
accordées pour eux aux fêtes de l'Epiphanie et des saints 
Apôtres Pierre et Paul, au jour où la solennité de ces fêtes 

est transférée (1). 

2 La mème remarque s'applique à l'indulgence attachée 
à la fête de l’Annonciation de la Très Sainte Vierge, quand 
celle-ci tombe le Vendredi ou le Samedi-Saint, car alors, 
dans l'Eglise universelle, cette fète est transférée avec sa 
solennité, « integra cum «solemnitate ac feriatione, » au 
Lundi après Pàäques-closes (2). 

Quand, dans les diocèses de Malines, de Bruges et de 
Gand, cette fête tombe dans la Semaine Sainte ou dans la 
semaine de Pâques, elle est transférée avec sa solennité au 
Mardi qui suit Pâques-closes (3). 

Dans le Diocèse de Tournai, si la fête tombe entre le Di- 
manche des Rameaux et celui de Pàques-closes, elle est 
transférée au Lundi qui suit ce dernier (4). 

Mais, comme en France et en Belgique cette fète n'est 
plus obligatoire pour le peuple, c'est-à-dire qu'il n'est pas 
tenu à assister à la messe, ni à s'abstenir d'œuvres serviles, 
les religieux habitant les diocèses sus-mentionnés ne sont 
donc pas obligés à suivre les induits particuliers, pour ce 
qui regarde la célébration de la solennité de cette fête de la 


(1) Voyez aussi Pierre de Monsano (0. 211), Beringer (tome 1, p. 99) ct 
Mer Lauwercys (Tract. de Indulg. n.8, 9,7, R. 1, edit. 2.) 

Si en d'autres pays, il ÿ a des fètes dont la solennité a été transférée au 
dimanche suivant par indult du Saint-Siège, et qu'à ces fêtes les Tertiaires 
peuvent gagner des Indulgences, ils ne Le pourront non plus qu'au jour où 
la salennité a été transférée. 

(2) Voir la rubrique particulière du bréviaire, au 23 mars, et ke Décret 
général S. R. C. du 24 avril 1895, n. 3850 de la nouvelle Collection. 

(3) Voir le Décret du He Concile Provincial de Malines, tenu, en 1602 et 
approuvé par Paul V. 

{:) Voir le Décret de la S. €. des Ritex du 4 avril 1867, approuvé par 
Pie IX. 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 99 


sainte Vierge (1),maisils peuvent se conformer à l’ordre suivi 
par l'Eglise entière. Conséquemment, il est loisible aux 
Tertiaires de gagner l'Indulgence de l'Annonciation de la 
sainte Vierge, quand cette fête est transférée avec sa solen- 


(1) À mon humble avis, les religieux exempts ne doivent plus se conformer 
aux induits particuliers des diocèses précités, quoique toutefois ils puissent 
le faire. 

a) ls n'y sont plus tenus. En ellet, nous avons prouvé, ici même (Voir 
Etudes Franciscaines, n° de février, 1902) que les Religieux doivent célé- 
brer les fêtes propres à leur diocèse respectif. quand à ces fêtes il ya 
pour le peuple au moins l'obligation d'entendre la Sainte Messe. Or, cette 
obligation n'existe plus pour la fête de l'Annonciation de la sainte Vierge. 
Il s'ensuit donc, qu'ils ne sont pas obligés non plus à célébrer la fête au 
jour où elle æst transférée de par un indult spécial. — De plus, puisque les 
religieux exempts ne sont soumis aux lois d'un Synode ou d'un Concile 
Provincial que dans les points pour lesquels le droit commun les place 
sous la juridiction de l'Evèque ou de l’Archevèque (voir Benoît XIV, de 
Synod. Diæces., lib. IX, cap. 15 et suiv. ; lib. XIIJ, cap. IV, n, 5-7), et que 
le droit commun Îles exempte de la célébration d'une fête supprimée d'un 
diocèse ou d’une province, il en découle nécessairement que ces fêtes ne les 
obligent pas plus que les religieux étrangers à ces diocèses ; et par- 
tant ils peuvent célébrer la fête transférée de l’Annonciation, au NL où 
l'Eglise entière la célèbre. 

b) Toutefois, il leur est permis de suivre les indults spéciaux accordés aux 
diocèses où ces religieux demeurent. Le Décret du III° Concile Provincial 
de Malines, tenu en 1607 et approuvé par le Pape Paul V, a été porté pour la 
Province Ecclésiastique de Malines ; le Décret de la S. Congr. des Rites du 
avril 1867, confirmé par Pic IX, concerne le Diocèse de Tournai. Or, ces 
deux décrets contiennent un indult spécial qui concerne les clercs réguliers 
aussi bien que séculiers, car la règle générale est qu'un indult concédé 
à on diocèse sans mention expresse du clergé, comprend tout aussi bien les 
prêtres réguliers que séculiers. Dès lors, il est parfaitement permis aux reli- 
gieux de se conformer à cet indult — Ensuite, au temps où la fête de l'Annon- 
ciation de la sainte Vierge était obligatoire pour Île peuple, les réguliers étaient 
tenus à la célébrer, et mème au jour où les clercs diocésains étaient obligés 
de la célébrer cn cas de translation de sa solennité et de son obligation. 
C'est pourquoi les religieux peuvent encore suivre ces indults, d'autant 
plus que Pie VIE, supprimant des fêtes obligatoires en France et en Belgique, 
ajoutait la clause : « Que rien ne pouvait être changé à l'ordre et au rite 
ordinaires des Offices divins et des Cérémonies, mais que tout devait se faire 
de la méme facon qu'auparavant. » Enfin, notre province belge ayant pro- 
posé an doute à ce sujet, la S. Congrégation des Rites à répondu : « Que 
par le Décret général du 25 mai 1895, il n'avait été dérogé en rien aux con= 
cessions particulières ».(S. R. C., 10 juillet 1896 au doute VIT, 1, n. 3925.) 


100 LES TERTIAIRES 


nité après Pâques-closes, au jour où leur église respective, 
siège de la congrégation, la célèbre. 

3 La Nouvelle Revue Théologique (tome XXIV, p. 626 et 
tome XXV, p. 216) et M Lauwereys (Tract. de Indulg., n. 8, 
9,q.7. R. 1)étendent cette concession à l’Indulgence de l’Ab- 
solution générale qui se donne à la fête de saint Joseph ,19 
mars), dans le cas où celle-ci coïncide avec le dimanche de Ja 
Passion ou avec un des jours de la Semaine-Sainte. Alors, 
en effet, la fète de saint Joseph serait de par les Rubriques 
du bréviaire et un décret de la sainte Congrégation des Rites 
du 15 août 1892 transférée comme en son jour propre, « tam- 
quam in sede propria », c'est-à-dire. si elle tombe le Di- 
manche de la Passion, elle se célèbre, le Iundi suivant; si 
elle coïncide. avec un jour de la semaine sainte, elle se cé- 
lèbre le mercredi après Pâques-closes. Voici la preuve que 
fournit la Nouvelle Revue Théologique : « Que veulent dire 
ces mots « /amquam in sede propria »? Ils signifient que la 
lète est en ces jours comme en son Jour propre, que tout se 
passe comme si elle tombait ce jour-là et non un jour pré- 
cédent, qu'elle y à les mêmes privilèges. Ce n'est pas 
seulement la translation de l'Office et de la Messe, mais la s0- 
lennité extérieure de la fête qui sont en ce jour. Nous en con- 
cluons d’après le décret du 9 août 1852, que les indulgences 
attachées à la fête se gagnent aux jours de la translation ». 

Je ne puis souscrire à la manière de voir de la Nouvelle 
Revue Théologique et de M Lauwereys, et cela pour les 
motifs suivants : 

a) D'abord, par un décret général du 13 septembre 1692 
(n. 1883 de la nouvelle collection.), la sacrée Congrégation 
des Rites a décidé que, lorsque la fète de saint Joseph tombe 
le Jeudi-Saint, son oflice doit être transféré à un autre jour 
conformément aux rubriques du bréviaire romain et aux 
décrets de la Congrégation elle-même ; cependant l'obliga- 
tion d'entendre la sainte messe et de s'abstenir d'œuvres 
serviles (pour les endroits où cette fête est de précepte), n'est 
pas transférée, mais doit être observée le Jeudi-Saint mène ; 
en conséquence les Ordinaires doivent avoir soin qu’à ce jour 
il se dise quelques messes privées avant la messe conven- 
tuelle ordinaire, afin que les fidèles puissent remplir leur 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 101 


obligation. Et dans le cas ou une fête de précepte (hormis 
la fête de l’Annonciation) tomberait un Vendredi-Saint, 
l'obligation d'entendre la messe et de s'abstenir de tout 
œuvre servile ne peut être transférée à un autre Jour, 
a moins d’un indult spécial du Saint-Siège, maïs dans ce cas, 
au jour du Vendredi-Saint, il y a obligation de s'abstenir de 
toute œuvre servile, mais non pas d'entendre la messe. 
(Voir mon Wanuale Liturgicum, tome I, page 39). — Dès lors, 
on voit suffisamment que, si la fête de saint Joseph tombe 
le dimanche de la Passion ou un jour de la semaine-sainte 
et si l'office et la messe sont transférés, sa solennité ne 
subit aucune translation, au moins per se (1); autrementil 
faudrait admettre que si cette fête est obligatoire dans cer- 
tains endroits, et doit être transférée d’après ce que nous 
avons vu, la même fête doit ètre célébrée deux fois à cause 
de sa solennité. 


b) Un second motif prouve assez clairement que dans les 
cas précités la fête de saint Joseph n’est pas transférée, au 
moins per se, avec sa solennité. En effet, quand pour les 
motifs indiqués la translation de la fête de saint Joseph a 
dü se faire, les curés sont obligés à dire la messe pro po- 
pulo au jour même de la fête, c’est-à-dire le 19 Mars. Il y 
a une exception pour le cas où saint Joseph estle Patron 
principal de l'endroit. Alors, en France et en Belgique (et 
dans quelques autres contrées de par un indult spécial du 
Saint-Siège) la solennité se célèbre au dimanche suivant (2). 

La raison pour laquelle les curés sont obligés de dire la 
messe pro populo au jour mème de ces fêtes supprimées, 
même quand leur office est transféré à un autre jour, est 
surtout celle-ci : d’après les Indults Apostoliques, à ces 
fêtes supprimées, rien ne peut être changé quant à ce quire- 
garde les offices divins. Il en découle que les Curés sont 
tenus de dire en ce jour la messe pr'o populo, au mème titre 
que lorsque ces fêtes étaient encore obligatoires 13). 


(1) C'est-à-dire par le fait mème que selon le Décret du 15 août 1892 lof. 
fice et la messe de la fête doivent être transférés. 

(2) Voir mon Manuale Lilurg., tome 1, page 142 et 558. 

(3) Voir les Décrets de la S, C. R., 18 octobre 1818, ad 4, n. 2592: 18 oct. 


102 LES TERTIAIRES 


c) Lorsque, de par les conditions indiquées, la fête de 
saint Joseph doit être transférée, cette fête qui a subi la trans- 
lation ne jouit plus des mêmes privilèges qu’elle a lorsqu'elle 
se célèbre en son jour propre. Alors, en effet, dans l'oc- 
currence, elle doit céder devant une fête primaire de 1"-classe 
qui tombe au jour de la translation (4). 

d) Les Ephemerides liturgicae (vol. IX, page 332 et 
suiv.) confirment très bien les remarques précédentes. Ex- 
pliquant le décret de la sacrée Congrégation des Rites du 14 
août 1894, la savante Revue dit entre autres : remarquez 
qu'une fête peut ètre transférée et quant à la fête en elle- 
même « qguoad se » et quant à son office « quoad officium », 
car il faut bien distinguer entre les deux. Par exemple, 
quand la fête de saint Joseph doit être transférée comme 
nous avons vu ci-dessus, elle n'est transférée que pour ce 
qui regarde son office, et non pas pour ce qui regarde la fête 
en elle-même « quoad se », puisqu'elle se célèbre au jour 
même avec lequel elle coïncide. Par conséquent, au jour où 
la fête de saint Joseph est transférée, il ne peut y avoir occur- 
rence entre fête et fète, mais seulement entre une fûte et un 
oflice. Dès lors, il convient que lorsqu'il y a parité de rite, ce 
soit l'office qui cède devant la fête (2). Remarquons en outre, 
qu'une fête transférée accidentellement quant à l'office seul, 
n’emporte avec elle, si l’on excepte le rite,aucune solennité qui 
lui est propre, et que celle-ci se célèbre au jour régulier (3) 


1818, n. 2593 ; 9 mai 1857 ad 6, n. 3042, et le suffrag. au IV vol., p. 187 
de la Nouvelle Collection. 

Quand la fête de l'Annonciation de Sainte Vierge tombe un Jeudi-Saint. 
même alors la Messe pro populo doit être dite en ce jour et non pas àu lundi 
qui suit Päques-eloses, où cette fête est transférée quoad Chorum, c'est-à-dire 
pour ce qui regarde l’oflice. (S. R. C. 5 décembre 1868 ad 1, n. 3189 et 18 
août 1879 ad 1, 3, et #, n. 3503.) 

(1) Voir le Décret général de la S. C. R. du 27 juin 1893, approuvé par 
S. S. Léon XIII (n. 3807 de la nouv. colleet.), et le Décret du 14 août 1894, 
n. 3838. 

(2) Les Ephemerides Liturg. expliquent ici pourquoi la fète transférée de 
‘saint Joseph cède Le pas à une fête primaire de {re classe, qui tomberait en 
ce Jour, 

(3) Certes, le Saint-Siège peut en juger autrement et concéder à cel effet 
un indult pareil à celui qui existe en France cten Belgique pour ce qui 
regarde les quatre fêtes, dont nous avons parlé plus haut au n° {. 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 103 


Les Ephemerides Liturgicae commentent ensuite les 
termes « in sede propria » el « tanquam propria. » Quoique 
ces mots apparemment signifient la mème chose, il y a 
toutefois entre eux une distinctionbien réelle. Sedes propria 
indique le jour où la fête est célébrée en elle-même « guoad 
se » avec son oflice, de sorte que ces mots signifient sa fête 
propre, son jour de naissance, ou quasi-jour de naissance. 
— Mais Sedes tanquam propria indique en général une fête 
transférée quant à son office et ne se célébrant pas au jour 
qui lui est propre. Sedes tanquam propria équivaut donc à 
dies Ron propria : qui n'est pas son jour propre, ni le jour 
de naissance, ni quasi-jour de naissance. C’est donc un jour 
où se célèbre une fête transférée, et appelé tanquam propria 
parce qu’il tient la place du jour propre, et cela soit par les 
lois de l'occurrence, soit par privilège. 

Ma conviction est donc que, lorsque la fète de saint Joseph 
tombe soit le dimanche de la Passion, soit un jour de la se- 
maine Sainte, l’indulgence que les Tertiaires peuvent gagner 
a cause de l’absolution générale, n’est pas transférée per 
se 11), au moins pour eux et ne peut donc être gagnée que 
le 19 mars. 

4° Ms Lauwereys (loc. cit.) dit aussi que lorsque la fête du 
Sacré-Cœur est empèchée et que, d'après le décret de la 
S. Congrégation des Rites du 28 juin 1889, elle se célèbre 
au jour suivant, « {anquam in sede propria », l'indulgence 
attachée à la fête se transfère aussi. 


(4) C'est-à-dire par le fait mème que l'office et la messe de la fête de 
saint Joseph doivent ètre transférés pour l'une ou l’autre année, de par les 
rubriques ou de par les décrets de la Sacrée Congrégation des Rites. 

Mais, s'il y a des motifs légitimes, c'est-à-dire afin que les Tertiaires 
puissent, gagner d'autaut plus facilement l'Indulgence, peut-on transférer 
aussi la solennité extérieure ? — Il est certain que là où la fête de saint Joseph 
est obligatoire, son obligation ne peut pas ètre transférée, à moins d'un 
indult spécial de Rome. La messe pro populo aussi doit être dite au 19 mars, 
et non pas au jour de la translation. Je puis donc difficilement admettre que 
là où la fête est de précepte, ct où le curé doit célébrer la messe pro populo 
au 19 mars, on puisse appliquer ce que l'Académie liturgique de Rome à 
dit plus haut; car alors il faudrait admettre qu'une partie de la solennité 
d'une seule et même fête peut avoir lieu à un jour donnée et l'autre partie 
à un autre Jour. 


104 LES TERTIAIRES 


Il y aurait ici la mème éhose à dire que ce que nous avons 
vu plus haut concernant la fête de saint Joseph, si le Saint- 
Siège n'avait pas accordé des concessions spéciales tou- 
chant la fête du Sacré-Cœur. Dans le décret général du 28 
juin 1889 (n° 3712 de la nouvelle collection) nous lisons : 
« De plus , afin de promouvoir la dévotion des fidèles en- 
vers le Sacré-Cœur de Jésus, le Saint-Siège a concédé que 
dans toutes les Eglises et Oratoires où le saint Office se 
récite devant le Très Saint Sacrement, le jour de la fête 
du Sacré-Cœur, que ce soit le jour propre ou transféré, le 
clergé et le peuple qui assistent à ces offices gagnent les 
mèmes Indulgences concédées aux fidèles qui, pendant l'Oc- 
tave du Très Saint Sacrement, assistent à ces mèmes offices ». 
Ensuite au 23 juillet 1897 (n° 3960) la sacrée Congrégation 
des Rites a concédé un indult touchant cette mème fête : 
« La solennité extérieure de la fète du Sacré-Cœur de Jésus 
peut chaque année être transférée à un jour fixé par l'Ordi- 
naire, et cela avec le privilège de célébrer la messe propre 
au Sacré-Cœur de Jésus; toutefois ce privilège exclut la 
messe solennelle aux fètes de 1"° classe et aux dimanches 
privilégiés de 1"° classe également ; les messes basses aussi 
doubles de 2° classe, et aux dimanches, féries, vigiles et 
octaves privilégiés ; là où il y a obligation de célébrer la 
messe conventuelle ou paroissiale, on ne peut point omettre 
de la dire conformément à l'office du jour ». 

Par conséquent, quand, d’après le décret du 28 juin 1889, 
la fète du Sacré-Cœur est transportée à une autre date, ou que 
la solennité, conformément au décret du 23 juillet 1897 est 
remise à un jour fixé par l’Ordinaire, l’indulgence accordée 
aux Tertiaires à cause de l’absolution générale, peut être 
gagnée au jour où la fète est transférée au vendredi qui suit 
l’octave du très saint Sacrement. 

5° L'indulgence attachée à la fète de la Purification de la 
sainte Vierge (2 février), n’est pas transférée per se, quand 
cette fête tombe un des dimanches de la Septuagésime, Sexa- 
gésime ou Quinquagésime, puisqu’alors l'office et la messe 
seuls sont transférés et non pas la solennité de la fète. Cela 
ressort surtout de ce que : «) la bénédiction et la distribution 
des cierges doiventse faire quand mème au 2 février ; — D) si 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 105 


la fête est encore de préceple, c'est au 2 février qu'elle 
oblige; — c) les curés doivent dire la messe pro populo 
au jour où la fête tombe ; — d) là où la fèfe est suppri- 
mée, on ne peut au jour de la fête même rien changer en ce 
qui regarde les offices divins. (Voir plus haut, n° 3, b) (1). 

6° Si dans un diocèse ou une province de l'Ordre la fête des 
stigmates de N.S. P. François (17 sept.) ou celle de saint Louis 
Roi de France et patron du Tiers-Ordre (25 août), a été trans- 
férée à perpétuité, l'Indulgence de l’absolution générale, at- 
tachée pour les Tertiaires à ces fêtes, peut ètre gagnée soit 
au joùr où l'Ordre les célèbre soit à celui où elles sont célé- 
brées dans le diocèse ou la province, de facon toutefois que 
chacun ne puisse gagner qu’une seule fois l’indulgence.— La 
même remarque s'impose pour la translation perpétuelle des 
fètes de N.-S. J.-C., de la Très-Sainte Vierge ou d’un saint 
inscrit au martyrologe romain, si des indalgences sont at- 
tachées à leur fête. Mais si la translation de ces fêtes est 
accidentelle, c'est-à-dire pour l’une ou l'autre année, et que 
ces fètes se célèbrent sans aucune solennité extérieure, alors 
l'indulgence ne se transfère pas, et on ne peut la gagner 
qu'au jour où la fête tombe. 

7° Puisque les Indulgences, accordées aux jours où l’on 
célèbre la fête d'un bienheureux ou d’un saint non inscrit au 
martyrologe romain, doivent ètre considérées comme 
adhérent aux jours mêmes du mois, elles ne suivent aucu- 
nement l’office et la messe de ce Bienheureux ou de ce Saint, 
leur translation fut-elle perpétuelle ou accidentelle. Etmême 
si l'office et la messede ce Bienheureux ou de ce Saint étaient 
supprimés, les indulgences continueraient d'exister. 


Fr. VicTORIUS D APPELTERN, 
Capucin Belge. 
(À suivre.) 


(1) Tel est aussi le sentiment de la Nouvelle Revue Théologique, tome XXV, 
page 215 et de Mgr Lauwereys. loc. cit. 


BIBLIOGRAPHIE 


Nota. — L Œuvre de Saint-François d'Assise se charge @e procurer tous les 
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Æfudes 
Franciscaines. 


VITA E MISSIONI NELL'INDO-CiN4A DEL BEATO ODorico ba Por- 
DENONE dei Frati minori (1285-1331) con illustrazioni per il 
D' Nob. Luigi Tinti, canonico... Roma. Desclée. 1901, in-8° 
de 180 pages. 


LA VITA E 1 TEMPI DEL BEATO ALBERTO ba SanTEANO per il 
parroco D. Benedetto Neri, canonico onorario... Quarac- 
chi, Tip. di S. Bonaventura. 1902, in-&° de 143 pages. 


Quand on écrit, il ne faut avoir qu'une seule intention, ne poursuivre 
qu'un seul but. Essayer de composer à la fois une œuvre édifiante et un 
ouvrage historique, c'est s exposer à des mévomptes : le chasseur qui 
courre deux lièvres les manque l’un et l'autre. 

Bien que le chanoine L. Tinti ait écrit son livre esclusivamente per 
ravvirare la devozione al beato Odorico, À s est cependant inspiré aux 
meilleures sources historiques. Îl connaît l'ouvrage de Domenichelli 
de 1831, et surtout IT. Cordier qui a une bien autre valeur (tome X, du 
Recueil de voyages et de doc. pour servir à Ühist. de la géographie depuis 
de XIII s. jusqu'à la fin du XVI. Paris, Leroux, 1891, grand in-8°). 
Avec l'étude de l'anglais Yule, que ne mentionne pourtant le Répertoire 
bio-bibliographique d'Ulysse Chevalier, ce sont là les principaux do- 
cuments à consulter pour la vie et les voyages du B. Odoric. D. Tinti 
a tiré son livre de là. 1] l’a fait consciencieusement, fans donner rien 
de ueuf, se contentant de vulgariser les travaux de pure érudition de 
ses devanciers. L'intérèt du récit est tres vif. Le chapitre IV nous con-. 


duit en Chine au pied d'une montagne qui porte un lac à son sommet, 


BIBLIOGRAPHIE 107 


comme la montagne Pelée. Le livre tout entier nous montre le genre 
de vie des Frères mineurs missionnaires de cette époque. 

L’exactitude de la relation d'Odoric est appréciable, surtout pour le 
siècle où elle fut rédigée. N'est-ce pas vers le même temps, en 1322, 
que l'ineffable franciscain Symeon de Simeouis notait dans son Jtine- 
rarium (4), très sérieusement, qu’à Nice, au midi de la France, s'était 
tenu jadis le fameux concile de Nicée ! 

Au sujet du traditionnel portrait d'Odoric reproduit en tête, je n’ai 
pu m'empêcher de faire cette réflexion : Comment se fait-il que ce Bien- 
heureux, mort à 46 ans (1285-1331) soit ordinairement représenté avec 
la figure d'un vieillard ? 

Odoric entra dans l'Ordre dès l'âge de quinze ans. Albert de Sar- 
ziano, — une des quatre colonnes de l'Observance —, y était dès l'âge 
de douze ans, probablement en simple qualité d'élève. Il eut pour maitre 
le vieux Barthélemy de Pise mort en 1401 à l'âge de 110 ans. À 20 ans, 
notre Albert se fait conventuel, mais il passe bien vite à la réforme de 
Bernardin de Sienne. Sans parler du soutien qu'il apporta au saint ré- 
formateur des Frères mineurs, il faut encore mentionner à son actif la 
légation envoyée par Eugène IV en 1437 pour l'union des Grecs, la lé- 
gation de Syrie en 1439, et la participation au concile de Florence 
en 1441. | 

L'auteur fait passer tous ces faits sous nos yeux, d'une façon très vi- 
vante. Il s'est documenté spécialement dans le travail publié par le 
P. Patrice Duffi en 1688, à savoir la vie latine du B. Albert, composée 
par l'irlandais Francis Harold, l'abréviateur de Wadding. Cet ouvrage 
est rare, et il convient de remercier celui qui a eu la bonne pensée de 
s en servir et d'en mettre les matériaux à la portée des pauvres gens. 

Il ne faudrait pas toutefois dire que l'œuvre du P. Ilarold n a été pu- 
bliée qu'en latin, ou du moins que cet auteur n’a parlé qu'en latin d'Al- 
bert de Sarziano. Une autre œuvre a vu le jour en italien, cette méme 
année 1688, à Rome, sous le titre d'Orazione e lettere... et Don Neri 
semble ne pas la connaître. 


F. Usaup d Alençon. 


(1) La bibliothèque du Curpus Christi à Cambridge en possédait le ma- 
auscrit en 1778, coté GG, 6, n° 407. Cette année-là, il fut publié à Cambridge, 
par Jacques Nasmith, in-89, avec l'/tinerarium de Guillaume Botoner de Wor- 
cestre. 


LOS | BIBLIOGRAPHIE 


* 
+ 


UN DEMI-SIÈCLE DE NOTRE HISTOIRE, 1848-1900, par Victor 
Canet, professeur aux Facultés catholiques de Lille, 1 vol. 
petit in-4, orné de 103 gravures, 490 p. — Société de 
Saint-Augustin, Lille, Paris, 30, rue Saint-Sulpice. 


Il est difficile d'écrire l'histoire contemporaine. La proximité des 
événements n'est pas toujours une cause d'impartialité. On sacnifie 
parfois aux préjugés courants : les passions à peine calmées ne favo- 
risent guère les opinions désintéressées ; la vérité est souvent atténuée 
ou exagérée par la presse quotidienne ; il est presque impossible enfin 
de résumer dans une synthèse des faits qui datent d'hier. 

On fermera donc facilement les yeux sur les quelques imperfections, 
d'ailleurs compensées par un réel mérite, du livre de M. V. Canet. Son 
histoire de France, pendant le demi-siècle qui vient de s'écouler, prend 
ordinairement l'allure de la chronique. On la trouvera peut-être un peu 
sèche et trop rapide. Mais on reconnaîtra aussi la justesse de ses Ju- 
gements et le talent de l'écrivain lorsqu'il peut embrasser d'un regard 
toute une période de la vie nationale. Le chapitre VI consacré aux « ré- 
sultats généraux du second Empire», le chap. X, qui traite de la persé- 
cution religieuse sous la troisième République méritent d'arrêter l’at- 
tention du lecteur. 

Avec ses illustrations, cet ouvrage se recommande aux directeurs 
des maisons d'éducation au retour de la clôture de l’année scolaire. 


C'est un prix de choix. 
Fr. R. pe C. 


* 
F 


JOURNAL INTIME DE M DupanLour. Extraits recueillis et 
publiés par M. Branchereau, S. S. 1 vol. in-12, 350 pages, 
prix : 3 fr. 50, Téqui, Paris. 

La scène agitée et bruyante, où se meuvent les grands hommes, fait 
oublier parfois l’action qui se déroule au sanctuaire intime de leur 
âme. Et cependant c'est un spectacle fort intéressant que celui-là, et 
fort utile pour l'historien. 

Lorsque ces grands hommes ont pris part à des luttes ardentes, 
lorsque, dans le combat, ils ont franchi les bornes de la modération, 
lorsqu'ils ont perdu, parce qu'elle n'était pas selon la vérité, la cause 
qu'ils défendaient sincèrement, la postérité est tentée de les juger avec 


BIBLIOGRAPHIE | 109 


une rigueur excessive. Mais sans nul doute on serait plus indulgent 
et plus chrétiennement charitable dans ses appréciations si l’on con- 
naissait mieux le théâtre intime où l'âme de ces lutteurs se combat 
elle-même et se guide, à travers les obstacles, vers le but suprême de 
la vie, vers Dieu, vers la perfection. 

Tel sera, croyons-nous, l'heureux résultat de la publication du Jour- 
nal intime de M6 Dupanloup. Ces notes, jetées sur le papier, au jour 
le jour, révèlent une âme vraiment sacerdotale, sensible aux beautés 
de la liturgie, nourrie de l'Ecriture Sainte « la manne du prêtre », 
attachée à ses exercices de piété, pleine de foi, désireuse de servir 


l'Eglise et d'accomplir son devoir. 


Fr. R. DE C. 


* 
CE 


L'ANTONIADE, épopée en vingt chants, par le P. Jean-Chry- 
sostôme, O. M. C. — Paris, Oudin. Œuvre de Saint- 


François, 3 fr. 


Voici un poème en vingt chants. 

Saint Antoine de Padoue, le grand thauimaturge, le triomphateur de 
l'enfer, et maintenant @lus que jamais le consolateur des affligés et le 
pére nourricier des pauvres,'en est le héros, | 

Le poème est digne du Saint aur miracles ; 1 a lui aussi le cachet 
du miracle. 

Tout est merveilleux dans l'apparition inattendue et dans le triomphe 
éclatant de ce Saint, à l'heure solennelle d'un siéele qui finit et d'un 
siècle qui commence, à l'heure solennelle où tout est en travail de des- 
truction et de résurrection, à l'heure solennelle où un monde nouveau, 
monde où le Christ sera Roi, se prépare. 

Oui, tout est merveilleux, et c'est bien l'heure où il fallait un Pocme, 
une Epopée, pour chanter ces merveilles. 

Ce Poème, cette Epopée, nous l'avons : c'est l'Antoniade ! 

Quel souffle ! quel enthousiasme ! quelle inspiration vraiment séra- 
phique et soutenue jusqu au bout : 

Le Père Chrysostome s'est souvenu qu'il y à de l'or dans son nom ; 
il a chanté sur une lyre d'or, et il nous a fait un Poème d'or. 

Du premier vers jusqu’au dernier, il est à la hauteur de son suyet : 
il saisit le lecteur, il le captive, il le passionne, il lenlève jusqu aux 
sommets, et s’il le fait redescendre avec lui, c'est pour lui faire eucillir 
les fleurs les plus suaves et le miel le plus doux. 


110 | BIBLIOGRAPHIE 


Le style toujours pur est large et simple et tour à tour grandiose 
et gracieux ; rien de commun, rien de terre à terre. 

Ce livre fait rentrer la poésie dans sa véritable destinée ; ve n'est 

plus un art, c'est une religion, c'est la vraie poésie, la poésie divine ; 
c'est la langue du Ciel parlée sur la terre, c'est la prière, c'est la 
louange, c’est le chant du triomphe et du divin amour. 

L'Épopée est essentiellement religieuse, comme tout ce qui est 
vraiment grand : nous l’avions trop oublié. 

Depuis, hélas ‘ que la Renaissance païenne a fait pälir dans notre 
Europe et surtout dans notre France le soleil de la Foi, la poésie et 
avec elle la philosophie, la science et la politique, tout cela a été 
l'homme et non pas Dieu. 

Aux siécles de foi, quand la chrétienté était dans sa splendeur, 
Dieu seul était en scène, et tout palpitait, tout tressaillait, la vie divine 
«oulait à pleins bords. 

Depuis la Renaissance, la sève divine a tari, l'esprit a déserté la 
forme, l'howme s'est mis sur le premier plan ; plus de merveilles 
divines, plus d'enthousiasme divin, plus d'inspiration divine, donc, 
plus d'épopée possible. 

Pendant le siècle qui vient de finir, le divin est revenu faire son 
entrée dans le monde par le Génie du Christianisme et la lutte contre 
le paganisme a commencé; on n'a plus appelé barbare l'architecture 
de nos cathédrales ; on s est passionné par saint François d'Assise, à 
la fois séraphin et poète ; on s'est passionné pour le Dante, à la fois 
théologien et chanteur divin. 

Voltaire, l'infâme insulteur de Jeanne d'Arc, ne pouvait pas ne pas 
l'être de ce chantre divin : « Le Dante, a-t-il dit, était un fou et son 
œuvre un monstre.» Il en dirait aujourd'hui autant de l'Antoniade 
et de son auteur; mais il ne serait pas plus écouté pour l’Antoniade 
qu'il ne l'a été pour la Divine Comédie : « Ce monstre aujourd'hui est 
exalté comme une œuvre de génie, comme un monde d'harmonie et de 
lumière, qui est vrai, qui est beau, qui est un et qui ne mourra pas. » 

Ainsi, à l'heure qu'il est, sont exaltées toutes nos créations divines 
de nos siècles de foi, c'est le triomphe de l'esprit sur la matière, 
c'est le triomphe de la poésie. 

C'était l'heure de chanter le Saint que Jésus embrasse et caresse, le 
Saint qui est l'idéal de la charité divine et du magnétisme moral. 


Li] 


F. MARITE-ANTOINE. 
{Echo de S. Francois. 


BIBLIOGRAPHIE 111 


e 
+ s 


LES ENSEIGNEMENTS DU Pare LÉoN XIIT, SUk LES ERREURS 
ET LES TENDANCES FUNESTES DE L'HEURE PRÉSENTE, Lille, 
B. Bergès, Libraire, rue Royale, 2. Paris, Victor Retaux, 
libraire-éditeur, rue Bonaparte. 


M vient de paraître sous ce titre : Les enseignements da Pape 
Léon XIII, sur les erreurs et les tendances fanestes de l'heure présente, 
une brochore de 125 pages senlement, facile à lire, imprimée en beaux 
caractères aussi agréables à l'œil que le texte lui-même, latin ou même 
italien, et la traduction qni inonde l'esprit d'une paisible lumière. 
L'auteur est un des dignitaires les plus graves et les plus savants de 
l'ane de nos Universités catholiques; c'est un homme de foi et de bonne 
foi, un défenseur calme et profond de la vérité intégrale. 

Ces enseignements, quels sont-ils ? 

1” Une instruction de la Sacrée Congrégation des affaires ecclésias- 
tiques extraordinaires sur l'action populaire chrétienne ou démaera- 
tico-chrétienne en Italie ; 

22 Uue lettre au cardinal Gibbons sur l'Américanisme ; 

3° Une encyclique au clergé français ; 

h° Une encyclique sur la démocratie chrétienne. 

Pourquoi ces enseignements plutôt que d'antres de la même source ? 
C'est que dans toute l'étendue du monde catholique, mais surtout aux 
Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et en France, des novateurs ont 
rêvé un nouveau printemps de l'Eglise, en l'adaptant à la civilisation, 
aux méthodes modernes, au progrès. Ils prétendent rajeunir sa vieil- 
lesse et lui souffler une âme nouvelle; enun mot. réchauffer « cette 
arche de Noë », pour emplover une de leurs expressions, comme on 
met en mouvement un vieux navire, avec la vapeur brûlante de la ma- 
chine qui anime son sein. 

Or. l'Eglise peut bien, dans la majestueuse et inaltérable précision 
de sa doctrine, traverser notre monde industriel et sa fumée, pour le 
bénir, mais elle n'a rien de commun avec ee sans-gène Américain ou 
Américaniste qui voudrait élargir l'Eglise dans le vague et y faire en 
trer autant d'Esprits Saints qu'il v a d'individus et peut-être d'intérêts 
différents ! Ilest à craindre que le bon sens des nouveaux docteurs 
très voisins du protestantisme, espérons-le sans le soupçonner, n'égale 
pas la pureté de teurs intentions. 


112 BIBLIOGRAPHIE 


Et c'est pour nous prémunir contre une fausse démocratie qui égare 
la charité dans les agitations de la politique que lillustre théologien a 
réuni de si précieux documents : « Ceux qui cherchent la vérité, dit-il, 
dans son Avant-propos, la trouveront ici dans sa plénitude et son éblouis- 
sante clarté. Espérons que la paix et l'unité des esprits se feront dan: 
la vérité de Dieu et la charité de Notre-Scigneur. » 

Avec Léon XIII, il a la confiance que le mal n'est pas incurable, 
surtout s'il est combattu « d'une maniére grave et mesurée qui ne re- 
bute point l’esprit du lecteur par une äpreté de langage excessive et 
intempestive. » Et cette manière, c'est celle du Pape Léon XIII lui- 
mème dans ses Lettres et Encycliques. Îl instruit pour ainsi dire, sui- 
vant une expression de l'Imitation de Jésus-Christ, « sans agitation 
d'arguments ». [l expose la vérité simplement ; et la vérité, dans sa 
phrase, éclaire l'âme et la pénètre, comme la lumière du Jour éclaire 
nos veux, sans effort. C'est Jésus qui parle sur les lèvres de Pierre. 
« C'est la paix dans la lumière et la charité. » Puisse le vœu de lémi- 
nent docteur se réaliser, et « les avis » de Léon XIHIT aboutir, à « l’u- 


nion des esprits et des cœurs, «t sint unum ». À. C. 


CUM LICENTIA SUPERIORUM 
IMPRIMATUR : 
Robertus a Valle Guidonis, 
Vie. Prov. O. M. Cap. 


Le Gérant : 


Cuanzes-Josepn BAULES. 


Vannes. — Tmprimerie LAFOLYE, 2 pluce des Lives. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS ! 


LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 


——— ——————_—_—_———— 2  ———— 


LE RÔLE DE L'APOLOGISTE MODERNE 


« Le XX° siècle aura été une époque d'activité intellec- 
tuelle vraiment extraordinaire. Presque tous les sujets ca- 
pables d’éveiller la curiosité humaine ont été successive- 
ment explorés. Des domaines, jusqu'alors inconnus se sont 
ouverts devant l'esprit de l'homme ; et les frontières de 
ceux qu'il connaissait déjà se sont indéfiniment reculées. 
C'est notamment ce qui estarrivé pour la Bible. On aurait 
pu croire que ce livre, étudié de si près, pendant tant de 
siècles et par de puissants esprits, avait livré tous ses se- 
crets ; il semble au contraire avoir gardé pour notre temps 
la révélation de plusieurs de ses aspects les plus intéres- 
sants.. Le travail ne consiste pas, comme ce fut souvent le 
cas autrefois, à établir ce qu'on a déjà dit et à le répéter. II 
est avant tout original, il s'appuie sur l'observation directe 
et se poursuit d'après des principes scientifiques... Aussi 
peut-on affirmer sans exagération que dans notre siècle on 
a fait davantage pour comprendre la Bible que dans tous les 
siècles précédents réunis (1). » 

Ces paroles, sorties des lèvres d’un des éducateurs de 
notre jeune clergé, d’un de ceux qui furent le plus écoutés à 
travers les Séminaires de l'Ancien et du Nouveau Monde, ne 
doivent point passer inaperçues. L'enthousiasme, qu’elles 
expriment, a passé dans l'âme des nouvelles générations sa- 
cerdotales ; il y vibre encore ardent, passionné. Du cœur du 
prètre 1l passera sans doute au cœur des laïques instruits, pour 
déborder jusque dans l’âme du peuple ; car, après les mu- 


(1) Les Etudes du Clergé, 3. Hogan. P. S. S. p. 591-495. 
E. F. — VII — 38 


114 LA BIRLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 


sées, qui exposent ces découvertes sous tous les yeux, déjà 
les revues, les journaux mêmes, tous les instruments de vul- 
garisation en remplissent leurs colonnes. Nous ne venons 
point protester contre cet état d'âme : nous le partageons 
autant que nul autre. Nous nous en réjouissons, car chez 
l’homme si vain et'si faible, quand Dieu envoie l’enthou- 
siasme, c'est qu'il veut lui faire accomplir de grandes choses. 
Nous en espérons beaucoup même : car nos Ecritures en re- 
cevront, elles en ont déjà recu de magnifiques éclaircisse- 
ments et de brillantes confirmations. Néanmoins, il faut le 
reconnaître, l'attitude des nouvelles sciences vis-à-vis des 
Livres inspirés a été le plus souvent, jusqu'à ee jour, entachée 
d'hostilité. 

C'a été la gloire de nos Livres Saints d'avoir subi succes- 
sivement l'épreuve de toutes les sciences humaines ; et tou- 
jours ils sortirent du creuset ornés d'un nouvel éclat, d'une 
nouvelle auréole. La lutte les grandit. L’Ecriture en ellet est 
une parole vivante, elle vit dans l'homme, dans l'Eglise : et 
à mesure que l'Eglise croît en science et en sagesse, les Ecri- 
tures aussi se trouvent étendues, développées, grandies, 
fortifiées. | 

Celse, Porphyre, Jamblique, les Nécoplatoniciens vou- 
lurent tourner l4 sagesse de Platon contre la vérité de nos 
mystères. [ls ne réussirent qu'à susciter les grands docteurs 
du IV‘ siècle. Ceux-ci montrèrent que la sagesse du philo- 
sophe grec, au lieu de combattre nos Ecritures, leur appor- 
tait au contraire un magnifique témoignage. Dans saint Au- 
gustin, le plus grand de tous, la sagesse de Platon se marie 
partout à la sawesse des Prophètes et des Apôtres, elle 
s'épure à ce contact divin; et l’évêque d'Hippone a mérite 
d’être appelé le Platon chrétien. 

Au moyen àge, c'est une autre lumiére qui s'approche 
encore de nos Ecritures; elle se présente en ennemie d'a- 
bord, portée par les mains des arabes Avicenne, Averroës et 
leurs disciples. Mais le vaste génie des Alexandre de Ales, 
des Bonaventure, des saint Thomas, des Scot s'en saisit: 
et de l'alliance d’Aristote et des Ecritures sortent ces chefs- 
d'œuvre qui se nomment la Somme théologique et les Com- 
mentaires des Sentences. Dans Vunion sacramentelle, dit 


LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 115 


saint Paul, la feiime infidèle est sanctifiée par son alliance 
avec un mari chrétien, et de son sein sortent des enfants de 
sajut. Du mariage de la philosophie grecque avec les Ecri- 
tures sortirent alors ces chefs-d'œuvre qui dureront, dans 
leurs parties essentielles, autant que le monde. La Renais- 
sance a produit un résultat analogue dans le domaïne de l'art. 

Depuis deux siècles la philosophie politico-morale d'abord, 
puis les sciences physico-chimiques et naturelles, et enfin 
la critique historique sont venues à leur tour, et viennent en- 
core opposer leurs lumières à celles des divines Ecritures. 
Depuis saint Alphonse de Liguori la morale chrétienne a été 
mise à l'abri de toute surprise. En ce qui concerne les autres 
branches du savoir humain, la science catholique n'est pas 
encore établie. Quelques points sont déjà fixés ; mais Îles 
autres s'élaborent lentement. Ni les sciences de la nature en 
etfet, m les sources originales sur lesquelles s'appuie la er1- 
tique n'ont jusqu’à ce jour formulé de conclusions certaines 
et défimitives ; elles ne présentent, le plus souvent, en de- 
hors d’un ensemble imposant de matériau.r du plus grand 
prix, que des hypothèses et des systèmes provisoires. C'est 
an nom de ces systèmes, de ces hypothèses, que les savants 
modernes partent en guerre contre nos Saints Livres. 

La situation actuelle, on le voit, n'est pas sans précédent. 
Etle n'a donc pas lieu de nous émouvoir. Bien au contraire; 
elle prépare à l'Église de nouveaux et magnifiques triomphes. 
C’est aux apologistes de les lui conquérir. Mais quelle devra 
être leur méthode ? Nous venons de le dire, c'est au nom 
«des systèmes et des hypothèses qu'on attaque aujourd'hui le 
plus souvent nos Ecritures : quelques faits, beaucoup 
d'hypothèses arbitraires construites à l’occasion de ces 
faits : vorlà toutes les armes de nos adversaires. Le premier 
devoir de l'apologiste moderne sera de se souvenir que les 
faits seuls, et non les hypothèses, constituent un argument 
scientifique. Les faits seuls pèsent dans la balance de la 
vérité, et sont dignes de retenir l'attention de l'Eglise. Que 
le défenseur de notre foi se préoccupe donc avant tout de 
distinguer dans les découvertes de la critique et de la science 
ce qu'il faut ranger parmi les faits et ce qu'on doit rejeter 
au nombre des hypothèses ; qu'il fasse le départ exact entre 


116 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOU VERTES 


\ 


les faits et les systèmes. Ce travail préliminaire achevé. 
mais alors seulement, il pourra entreprendre avec fruit de 
montrer comment les faits certains et acquis ne contredisent 
en rien nos Ecritures. | 

Quant aux systèmes et aux hypothèses, comment se con- 
duira-t-il à leur égard ? Assurément nous ne prétendons point 
qu'il doive les rejeter, ni même les combattre. Il les prendra 
pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils prétendent être : des 
cadres commodes pour classer les faits, les enchainer les 
uns aux autres, et les graver plus facilement dans la mémoire. 
Les hypothèses et les systèmes sortept du domaine de 
Ja science. Quand on construit un édifice, on dresse la place, 
on organise un vaste chantier tout autour, on élève des 
échafaudages ; mais il ne vient à la pensée de personne de 
prendre ni le chantier ni les échafaudages pour l'édifice 
lui-même. Le chantier montre les matériaux dans un pèle- 
mêle inextricable, les échafaudages retracent tout au plus 
les grands contours du monument ; mais pour comprendre 
l'édifice futur, il faut attendre la mise en œuvre de tous les 
matériaux, ou recourir aux plans de l'architecte. Ainsi doit-on 
se comporter en face des découvertes modernes. Par les 
travaux de la science et de la critique, le monde entier s’est 
transformé en un chantier immense. Là sont en élaboration 
des matériaux sans nombre destinés à entrer dans l'édifice, 
qui s'appellera l'histoire de la terre. Les pierres de toute sorte 
s'y accumulent chaque jour plus nombreuses. Des spécia- 
listes les travaillent sans savoir la place qu’elles occuperont 
dans le grand tout. Parfois cependant il prend fantaisie à ces 
ouvriers de se représenter dans leur imagination un plan 
conçu selon leur idéal et proportionné aux matériaux qu'ils 
mettent en œuvre. Ce sont des jeux inoffensifs qui font sou- 
rire l'architecte suprème. Souvent, hélas ! ils racontent leurs 
rêveries aux visiteurs qui les interrogent, et ceux-ci S'y 
laissent prendre, et s’en retournent avec une fausse image 
de l'édifice futur. Ils ont cru aux hypothèses, aux systèmes ; 
ils se sont laissé tromper. Mais ils ne doivent s’en prendre 
qu'à leur crédulité. Pourquoi n'allaient-ils pas consulter 
l'architecte et contempler ses plans? L'architecte de notre 
terre c'est Dieu, ses plans sont exposés dans nos Saints 


Livres. 


LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 117 


L'apologiste doit donc se défier des systèmes, des hypo- 
thèses. De plus il devra garder toujours les grandes lignes 
du plan divin exposé dans les Ecritures. Beaucoup, devant 
l'impossibilité de concilier les systèmes et les hypothèses avec 
le plan des Ecritures, ont cru que ce plan ne s’appliquait 
pas au monde réel et matériel, qu'il devait être entendu dans 
un sens mystique et spirituel. On a vu de nos jours se re- 
nouveler entre catholiques, au sujet du sens des Ecritures, 
les mèmes dissensions qui agitèrent les premiers siècles et 
formèrent ce qu'on a appelé les écoles d’Antioche, d'Edesse, 
d'Alexandrie. Ces dissensions s'étaient apaisées au qua- 
trième siècle par l'autorité et les travaux des grands docteurs, 
les Chrysostôme, les Basile, les Cyrille, les Grégoire, les 
Jérôme, les Augustin, les Ambroise, etc. Depuis lors c'était 
un dogme dans l'Église que l’Ecriture avait trois sens atta- 
chés au même texte, le sens littéral ou historique, le sens 
allégorique et le sens anagogique ou moral. Les règles de 
l'exégèse se trouvèrent ainsi posées dès l’origine, et per- 
sonne ne s'en écarta Jamais plus. 

Les difficultés, survenues à la suite des dernières décou- 
_ vertes, ont ramené les anciennes hésitations. Certains sont 
allés jusqu’à restreindre l'inspiration aux seuls passages qui 
traitent du dogme et de la morale : « Dieu disaient-ils, en 
donnant la révélation à l’homme, s’est proposé de lui donner 
certaines vérités morales et spirituelles, non de l'instruire 
des vérités scientifiques ou historiques sans lien nécessaire 
avec les premières. Dans ces sortes de matières, il le laisse 
à ses ressources naturelles. Il n'y a donc aucune erreur mo- 
rale ou religieuse dans les Livres saints, mais sur d’autres 
points l’auteur inspiré est sujet à des méprises, comme tous 
les hommes ; et ces méprises, l’apologiste n’a ni à les expli- 
quer ni à les défendre (1). » 

Léon XIII est venu à temps condamner cette doctrine. 
Dans son encyclique sur l'Ecriture sainte il a déclaré for- 
mellement que « ceux qui soutiennent qu'une erreur peut se 
trouver dans un passage authentique des Saintes Ecritures, 
‘pervertissent la notion catholique de l'inspiration et rendent 


(1) Hogan, loc. cit. p 539. 


118 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUYBRATES 


Dieu lui-même l’auteur responsable de. cette erreur. » 

Cette parole pontificale a enlevé aux apologistes, conei- 
liateurs de la Bible avec les systèmes scientifiques et critiques 
modernes, leur suprème ressource, mais elle ne les a pas 
détournés de leur entreprise. Aussi s’efforcent-ils de revenir 
à leurs anciennes erreurs par des moyens détournés. Ils 
expliquent les passages difficiles à concilier en leur donnant 
des sens métaphoriques, allégoriques « qu’ils justifient par 
les habitudes littéraires des peuples orientaux». D'autres vont 
plus loin encore : la Bible pour eux est composée de docur 
ments fragmentaires recueillis et coordonnés par l'écrivain 
sacré. Celui-ci n'a point eu l'intention ni la prétention de ga- 
rantir la véracité ni l'exactitude de ces documents. Quand 
donc on présente ces récits comme des aflirmations de l'E- 
eriture, on attribue à l’auteur sacré des enseignements qu'il 
n’a point voulu faire siens. 

Ce sont là, il est clair, de wrossières défaites ; ce sant des 
réponses plus piètres et plus maladroites que les essais de 
conciliation les plus enfantins et les plus naïfs. Mais elles 
montrent que ces conciliateurs se heurtent à l'impossible ; 
ils poursuivent un accord absurde. Pourquoi ? Parce qu'ils 
veulent concilier la Bible à des systèmes hypothétiques. Or, 
ces systèmes n'expriment pas, n ont mème pas la prétention 
d’exprimer la vérité. Leurs auteurs protestent contre l’au- 
torité qu’on leur donne. Pourquoi donc tenter une conciliation 
quelconque avec ces fantomes ? C’est une erreur et une aber- 
ration contre laquelle tout professeunr,toute revue chrétienne, 
tout manuel devrait protester. Or, il n'en est nien; souvent 
ces organes de la science catholique sont les premiers à se 
faire les propagateurs de cette méthode désastreuse.d’apo- 
logétique. La raison de cet.état de chose vient de ce que ceux 
qui écrivent sur ces matières sont eux-mêmes séduits ; dans 
l’impossibilité où ils sont de contrôler les découvertes, de 
vérifier les faits, de les interpréter par eux-mêmes et d’en 
tirer un parti quelconque, ils négligent le côté positif de ces 
découvertes, et ne s'attachent qu'aux systèmes creux donnés 
comme cadres hypothétiques à ces faits. Et c'estavec ces 
systèmes qu'ils entreprennent la conciliation, alors qu'il fau- 
drait la faire uniquement avec les faits certains et. authen- 


Se 


LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 119 


tiques. C'est là une méthode désastreuse ; ilest grand temps 
de l’abandonner. Concilier la Bible avec les faits de la science 
et de la critique et non plus avec les systèmes et les hÿpo- 
thèses pseudo-scientifiques : tel devrait ètre le mot d'ordre 
de l'apologétique chrétienne. 

Quelques écrivains de mérite assurément, parmi lesquels 
nous aimons à citer M. V'igouroux, se sont inspirés de ces 
principes et ils v ont trouvé le secret de leurs succès. La 
plupart pourtant, il faut le reconnaître, ont suivi la voie 
opposée. M. Hogan a très bien indiqué la marche des doc- 
trines : « Les nouvelles opinions qui gagnent du terrain 
doivent presque toutes leur origine à l'école rationaliste; les 
plus avancés parmi les protestants croyants les lui em- 
pruntent et la fraction la plus conservatrice les adopte peu à 
peu. C’est généralement par les écrits de ces derniers qu’elles 
pénètrent jusque parmi les catholiques. Les catholiques qui 
les admettent se recrutent surtout parmi ceux qui s'adonnent 
aux études bibliques ; la tendance opposée étant générale- 
ment représentée par les théologiens... Les principes ont 
été posés avec beaucoup de justesse et de force par Léon XIII 
dans sa récente encyclique ; cependant il est à remarquer 
que, depuis l'apparition de ce document, des savants catho- 
liques, sans cesser de professer la plus entière soumission à 
ses enseignements, se sont montrés plus hardis que jamais 
dans leur facon de traiter des passages bibliques regardés : 
jusqu'alors comme littéralement historiques. Quelques 
. exemples sufliront à donner une idée de cette situation assez 
étrange. On admettait déjà une grande liberté d'interpréta- 
ion à l'ésard du premier chapitre de la Genèse; on voit 
maintenant des exégètes la réclamer et l'étendre au contenu 
des dix chapitres suivants. Le déluge en particulier, dont il 
est dit dans la Genèse que les eaux couvrirent toute fa sur- 
face de la terre et s’élevèrent de quinze coudées au-dessus 
des plus hautes montagnes — le déluge est réduit par cette 
école aux proportions d'une inondation locale qui n'englou- 
tit qu'une portion restreinte des animaux et mème des 
‘hommes. Les plaies d'Egypte ne sont plus données que pour 
des événements ordinaires providentiellement disposés en 
vue d’un dessein de Dieu. Le miracle de Josué n’est plus 


120 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 


qu'une description poétique d'un phénomène naturel... Plu- 
sieurs rangent dans cette dernière catégorie (des fictions 
paraboliques) les livres de Job, de Judith, de Tobie, et cer- 
tains sont enclins à y ajouter l’histoire de Jonas. Enfin on re- 
garde comme librement ouverte à la discussion les questions 
relatives à la date et à l’origine des livres de l'Ancien et du 
Nouveau Testament (1. » 

L'auteur qui écrit ces lignes, et signale cette marche en 
avant, ne s’est peut-être pas mis lui-même assez en garde 
contre ses exagérations. Non seulement il oublie de signaler 
l'écueil contre lequel nous protestons, mais on dirait qu'il 
ne l'a pas remarqué. Bien plus, si l’on s'en tient à 
l'impression générale qui se dégage de la lecture de 
son livre, les systèmes chronologiques et ethnographiques, 
que la critique a édifiés sur les fouilles syro-chaldéennes 
et égyptiennes, la grande hypothèse transformiste sous 
laquelle Iles sciences naturelles ont coordonné toutes 
leurs découvertes, ont fasciné son esprit et son imagi- 
nation. Son livre semble ètre un manifeste pour inviter 
à renouveler les Ætudes du Clergé d’après les exigences 
de ces deux grandes conceptions de la science et de 
la critique moderne. Il parle, il est vrai, avec la discrétion 
de M d'Hulst quand ce prélat invitait les catholiques à ré- 
duire l'inspiration de nos saints Livres aux seuls points de 
dogme et de morale. Il ne parle pas lui-même, il fait parler les 
faits. [l ne commande pas de marcher, il montre qu'on 
marche, que le mouvement s’accentue, qu'il est irrésistible. 
Malheureusement ce n'est point Rome qu'on nous invite à 
suivre dans cette marche audacieuse, mais Londres, l’'Amé- 
rique, Berlin. 

Durant deux siècles, le dix-huitième et le dix-neuvième, 
- les docteurs catholiques ont perdu leur temps et leurs ef- 
forts à essayer d'accommoder l'Evangile aux systèmes phi- 
losophiques de Descartes, de Kant, de Lamennais. Aujour- 
d’hui on veut les entrainer encore à chercher d’autres voies 
de conciliation avec d'autres systèmes aussi vains, dérivés 
des sciences et de la critique. Il est temps de rompre enfin 


(1) Les Etudes du Clergé, p. 543-545. 


LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES À 121 


avec cette fausse tactique. Ces systèmes comme les autres 
seront sans lendemain parce qu'ils sont sans fondement. 
Léon XIII commande derevenir à saint Thomas. C'est-à-dire : 
il veut que nous fassions pour les découvertes modernes ce 
que saint Thomas et les docteurs de son temps firent pour 
Aristote. Ils n’accommodèrent point les Ecritures et la Tradi- 
tion au système d'’Aristote, mais ils choisirent dans les 
écrits du philosophe ce qu’il y avait de conforme à la raison, 
à l'Ecriture et à la Tradition, et ils en construisirent l'édifice 
de leurs Sommes théologiques. À leur exemple inventorions 
tous les systèmes modernes, mais arrêtons-nous aux seuls 
faits substantiels, solides et vrais, qu'ils contiennent. 

M. Hogan écrit ces paroles : « Aujourd’hui l'on se rend 
compte en général qu'il faut viser à une concordance néga- 
tive plutôt que positive {des sciences et de la critique avec 
les Livres saints), et qu'au lieu de chercher dans la Bible 
les secrets de la science, c’est dans la science qu’il faut cher- 
cher le vrai sens de la Bible (1). » Nous ne sachons pas que 
saint Thomas ait cherché à comprendre la Bible et la Tradi- 
tion à la lumière d’Aristote ; mais bien le contraire. Si l’on 
explique la Bible par la science, que deviendront, entre 
autres phénomènes, les miracles, les prophéties, la révéla- 
tion divine ? Nous le voyions plus haut, on les supprime. 

Assurément la science et l’histoire profane peuvent aider 
beaucoup à comprendre la Bible. Celle-ci ne donne qu'un 
plan sommaire, une esquisse à gros traits de l’œuvre de Îa 
création et de l'histoire de l'humanité. Or pour bien com- 
prendre un plan, une esquisse mème très détaillée, pour se 
bien rendre compte de la valeur de ses lignes diverses, il nv 
-a pas de meilleur moyen que de voir de ses yeux l'édifice 
mème construit d'après ce plan. La vue de cet édifice sera 
même nécessaire pour l'intelligence complète, tt une pleine 
interprétation des tracés divers; mais en aucune manière la 
confrontation du plan avec l'édifice ne saurait contraindre à 
eflacer aucune ligne de ce plan; et si elle peut obliger à. 
changer l'interprétation de certains détails obscurs, ce ne 
sera jamais pour imposer une interprétation violente et ar- 


(1) Les Etudes du Clergé, p. 18. 


122 LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 


bitraire, mais plutôt pour apporter une explication plus 
simple, plus claire, plus harmonieuse. Le ciel et la terre 
passeront, la parole de Dieu recevra son plein effet; elle 
apparaîtra véridique jusque dans ses moindres détails ; et 
cette vérification sera Île résultat des découvertes qui 
commencent. 

Saint Bonaventure, expliquant ces paroles : La terre est 
remplie de la science du Seigneur (1), leur donne l'interprétation 
suivante : « Cette prophétie se rapporte au temps du Nou- 
veau Testament quand les Ecritures ont été manifestées ; 
mais elle vise surtout les derniers temps, alors qu'on aura 
la pleine intelligence des passages que nous ne comprenons 
pas aujourd’hui. (2) » Et il ajoute : « Alors s'élèvera une mon- 
tagne, c'est-à-dire la vie contemplative au sein de l'Eglise ; 
alors on ne craindra plus l'ennemi, car le monstre des hé- 
résies aura fui devant le flambeau de la Sagesse. Mais au- 
jourd’hui la montagne de Sion est minée par les renards ; et 
ces renards signifient la vermine et la peste des mauvais ex- 
positeurs (3). » 

Les temps dont se plaint saint Bonaventure sont revenus. 
L'intelligence des Ecritures doit progresser jusqu’à la fin 
des temps, mais les mauvais expositeurs en détruisent la 
force. Au treizième siècle ces méchants interprètes étaient 
les faux disciples d'Aristote, aujourd’hui ce sont les adeptes 
d'une fausse science, ou plutôt des faux systèmes, colportés 
sous le nom de la science. Ces systèmes détruisent l'Ecri- 
ture, il ne faut donc pas l’interpréter d’après leur fausse lu- 
mière, ils ne sont point pour elle une source de progrès. Il 
en sera tout autrement des faits de la science et de la critique. 
Ceux-ci viendront éclairer, interpréter, compléter les descrip- 
tions sommaires de nos saints Livres, les placer dans leur 

(1: Repleta est terra scientia Domini, (Isaic XI, 9.) 

(2) Et hoc potissimum refertur ad tempus Novi Testamenti, quando Scrip- 
tura manifestata est, el maxime in fine quando Scripturæ intelligentur quæ 
modo non intelliguantur (Hexaem, XIII, 7). 

(31 l'une erit mons, scilicet Ecclesia contemplativa ; et tune non nocebunt, 
quando fugient monstra hereseum sapientia: usura. Sed hodie mons Sion prop- 
ler vulpes disperiit, id est propter expositores versipelles et foetidos (/hid. 
loc, cit.) 


LA BIBLE ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 123 


milieu, les entourer de toutes leurs circonstances, capables 
de leur rendre la vie. 

Ce sont ces faits, dégagés des systèmes et des hypothèses 
que nous voulons proposer aux lecteurs des Etudes Francis- 
caines. Nous commencerons par l'Egypte. Nous ferons d'a- 
bord connaitre le système construit à propos de ces décou- 
verles, c'est-à-dire l'interminable lignée des ‘31 dynasties 
successives. Nous dégagcrons de ce système la partie pure- 
ment hypothétique afin de la mettre de côté ; ensuite nous 
noterons les faits les plus importants et nous cueillerons les 
plus significatifs, parmi ceux qui sont venus confirmer la 
vérité de nos Saints Livres. 


Fr. HILAIRE de BaRExroNx. 
{À suivre.) 


e 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS (1) 


« C’est l'amour, s’écrie un digne fils de saint François, 
qui fait les justes et mesure leur degré de perfection ; c'est 
l'amour qui place les séraphins au sommet des hiérarchies 
angéliques. Que dire, dès lors, de la sainteté du séraphin 
d'Assise ? (2) » | 

Le cœur humain cst en général bien étroit. Notre faculté 
d'aimer se réduit le plus souvent à une sorte d'égoïsme col- 
lectif : elle ne s’exerce qu'au profit de quelques privilégiés 
qui l’absorbent et l'épuisent. 

Tout autre fut le cœur de saint Francois d'Assise. 

Il devint d'autant plus large, qu'il s’v fit le vide le plus 
complet des affections vulgaires. Ce moi haïssable, que nous 
avons tant de peine à supporter chez nos semblables, et que 
nous pratiquons beaucoup trop pour nous-mêmes, il l’igno- 
rait absolument. 

Objet de l'admiration universelle, il se jugeait bien autre- 
ment lui-même, se mettant au-dessous de tous. Les hon- 
neurs étaient pour lui un supplice; et, quand un pauvre 
frère venait, malgré toutes ses répugnances, et pour tenir le 
langage qu'il lui commandait, le traiter de rustre, de merce- 
naire, de bon à rien, il répondait en souriant : « Dieute 
bénisse, car tu dis bien vrai, etil est bon pour le fils de Ber- 
nardone d'entendre ces choses (3) ». 

Un jour qu'il prèchait à Terni, l'évêque, quand il eut fini 
de parler, lui fitce singulier compliment, devant l'assemblée 
qu'il venait d'évangiliser : « Dieu aujourd'hui, pour éclairer 


(A) Cet article est extrait d'un livre fort intéressant qui doit paraître vers 
le mois de novembre sur Saint Francuis d'Assise et son école d'après les 
documents originaux. Nous remercions l'éminent professeur de la Faculté de 
droit d'Angers de sa bienveillante communication qui nous a été très 
agréable. On trouvera, dans son livre, courant au bas des pages, les textes 
sur lesquels s'appuie le brillant portraitiste de saint Yves. Nous nous con- 
tentons simplement ici de mentionner les rélérences. (N. D. L. R.}. 

(2) Léopold de Chérancé, Saint François d'Assise, p. 25. 

(3) Celano, Vita prima, p. I, c. x1x. 


SR Cu SE = ù 


LES AFFECTIONS D SAINT FRANÇOIS 125 


son Eglise, s'est servi de ce pauvre petit, simple et sans 
lettres. Nous devons à jamais en louer le Seigneur, qui n'a 
pas agi de mème pour toute nation. » Francois fut ravi de ces 
paroles qui le rabaissaient aux yeux de tous ; il se prosterna 
aux pieds du prélat, en disant : « Vous m'avez, en vérité, 
seigneur évèque, fait une grande grâce : à la différence de 
tant d’autres, vous m'avez gardé intact ce qui m’appartenait 
en attribuant à Dieu la gloire, et à moi-même le néant » (1). 

On conçoit sans peine l'horreur de François pour l'hypo- 
crisie. Ce sentiment, il [e poussait jusqu'au scrupule, ainsi 
qu'en témoigne letrait suivant: 

C'était pendant l'hiver ; François n'avait pour se couvrir 
qu'une mauvaise tunique rapiécée, manifestement insufl- 
sante, étant donné, surtout, le mauvais état de sa santé. Le 
gardien du couvent imagina de la faire doubler d’une peau 
de renard et supplia François d'y consentir. « Si vous voulez 
que j'aie cette peau sous ma tunique, répondit le Saint, il faut 
en coudre autant dessus que dessous, pour que tous sachent 
bien que je la porte. » 

Le gardien fit des objections, insista, mais ne put rien ob- 
tenir. Force lui fut de céder au désir de Francois de ne pas 
paraître autrement vêtu qu’il ne l'était en réalité (2). 

Dans un cœur aussi détaché de lui-même, vibrait à l'aise 
ce « doux amour de la pauvreté » que chantait si bien le 
poète franciscain Jacopone de Todi (3). 

La pauvreté, c'était pour lui la vraie richesse. Quand il 
était l'hôte des grands de ce monde, il allait, avant de s'as- 
seoir à leur table somptueuse, pour s'enrichir de ce trésor, 
mendier quelques morceaux de pain, dans les maisons voi- 


(1) Celano. Vita secunda, p. TE, €. 1.xx. 


(2) Id. 
13) « .… Pauvreté, ma pauvreté, l'humilité est ta sœur ; il te suflit d'une 
écuelle pour boire et pour manger... — Pauvreté cheimine sans crainte ; 


elle n'a pas d'ennemis : elle n'a pas peur que les larrons la détroussent...…. 
— Pauvreté meurt en paix ; elle ne fait pas de testament; on n'entend point 
parents et parentes se disputer son héritage, — Pauvreté, pauvrette, mais 
citoyenne du ciel, nulle chose de la terre ne peut réveiller tes désirs... — 
Pauvreté, grande monarchie, tu as le monde eu ton pouvoir, car tu possèdes . 
le souverain domaine de tous les biens que tu méprises. » (Ozanam, Les 


Poètes franciscains en Italie, p.221.) 


126 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


sines ; et, comme on lui demandaït pourquoi il agi<saït ainsi, 
il répondait qu'il ne voulait pas abandonner, pour un pré- 
caire d'une heure, l'héritage éternel (1). 

« C'est la pauvreté, disait-il encore, et non vos lausses ri- 
chesses, qui fait les héritiers du royaume des cieux » (2). 

Un jour qu'il rendait visite à son ami l’évèque d’Ostie, 
qui plus tard, illustra le siège pontifical sous le nom de Gré- 
goire IX, comme l'heure du diner allait sonner, il partit pour 
sa quête. 

À son retour, il déposa sur la table de l'évêque sa collecte 
de pain noir. Puis, sans prendre garde à létonnement du 
cardinal, quelque peu mortifié, surtout à cause de ses in- 
vités, il en fit lui-mème joyeusement la distribution aux con- 
vives. 

Tous, — chevaliers et prélats, — acceptèrent avec dévo- 
tion le pain des pauvres, les uns le mangèrent aussitôt, et 
les autres le serrèrent respectuensement. 

A la fin du repas, l'évêque, prenant à part l'homme de 
Dieu, le pressa dans ses bras, et lui fit cependant d'affectueux 
reproches : « Pourquoi donc, mon frère, dans cette demeure 
qui est la tienne et celles de tes frères, me faire la honte 
d'aller mendier au dehors? — Je vous ai fait plutôt un grand 
honneur, répondit le Saint, en honorant un plus grand sei- 
gneur.….. Je me fais gloire de servir le maitre qui, riche, se 
fit pauvre pour l'amour de nous » ; et ilajouta : « Une pauvre 
table, couverte de modiques aumônes, a plus de charme pour 
moi qu'une table somptueuse, chargée de mets imnom- 
brables ». 

Grandement édifié, l'évêque reprit : « Fais, 6 mon fils, ce 
qui te semblera bon, carle Seigneur est avec toi » (3). 

La pauvreté, telle que l’entendait et la pratiquait saint 
Francois, était singulièrement rigoureuse. Le plus humble 
des pauvres aurait de la peine à s’accommoder du régime de 
vie que lui attribue Celano 4). 


(1) Celano, Vita secunda, p. HE, €. xvans, 

(2; Paupertas, imquit, est quæ heredes el reges regni calorum iustituit, 
non falsw vestra divitiæ (Celano, loc. cit.). 

(3) Celano, Vita secunda, p. M, €. x1x. 

(4) Vita prima, p. 1e. xxr. 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 127 


Cette pauvreté était bien loin cependant d’être oisive. « Il 
travaillait de ses mains, porte un vieux texte contempo- 
rain (1), ne souffrant pas que le moindre moment s'écoulàl 
dans l'inaction.. il considérait la plus petite perte de temps 
comime un malheur irréparable » (2). 

Il entendait bien, en eflet, que la pauvreté qu'il avait ein- 
brassée et qu'il proposait comme règle aux frères mineurs, ne 
préjudiciàt pas aux autres pauvres. « Les aumônes, disait-il 
souvent, sont l'héritage des pauvres. J'ai toujours moins 
accepté qu'on ne m'offrait, pour ne pas frauder les autres 
pauvres. Agir autrement ce serait commettre un vol » (3). 

Autant Francois d'Assise était dur pour lui-mème, autant 
il était compatissant aux misères d'autrui. Les souffrances des 
malades semblaient être les siennes, à ceux qu'il ne pouvait 
secourir, il prodiguait, du moins, la plus affectueuse sym- 
pathie. | 

Selon la belle expression de Celano son cœur se fondait 
en présence des pauvres » (4). 

« Le père des pauvres, le pauvre Francois, remarquait 
encore le mème auteur... souffrait de voir un plus pauvre 
que lui, non par vaine gloire, mais à cause de la compassion 
qu'il lui inspirait, et il aimait à partager l'humble et gros- 
sier vètement dont il se contentait, avec le misérable auquel 
il faisait défaut (5). 

Un jour qu'il portait un manteau tout neuf, que les Frères 
avaient mis tout leur zèle à lui procurer, un pauvre survint 
et lui raconta son infortune : sa femme était morte, lui lais- 
sant de petits orphelins : « Prends ce manteau, lui dit 
Francois, pour l'amour de Dieu ; et qu'il soit bien convenu 
que tu ne le rendras à qui que soit, à moins qu'on ne te 
l’'achète ce qu'il vaut. » 


(1) Vita S. P. Francisci ab auctore ignota sæculo NTI composita, éditée 
par le père Lemmens (Quaracchi, 1901). 

(2j Laborabat, mavibus operando, nil permittens de fluere temporis otiose.…. 
Modicum temporis infructuose transire irreparabile damnum censebat, 

(3) Duo opuscula de S. P. Francisco, par le même suteur, à la suite de Ja 
vie du Frère Egide. { Ferba S, P. Franrisci.) 

(1) Iaque liquescebat animus Francisei ad pauperes (Fita prima, p. WA, 
€, XXVIIT). 


(9) Fita prima, p. £, ce. xxvu. 


128 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


Les Frères accourent aussitôt et réclament le manteau. 
Ils veulent, mais trop tard, empêcher le saint de s’en des- 
saisir. Le pauvre que Francois encourage du regard, résiste 
énergiquement ; il retient des deux mains ce qu'il considère 
comme Sa propriété. 

Force est enfin aux Frères de passer par ses exigences. 
Ils rachètent le manteau, et le pauvre ne repart qu'après en 
avoir touché le prix (1). 

L'action miséricordieuse de saint Francois se manifestait 
au besoin par des miracles qui, selon l'heureuse comparai- 
son de M. l'abbé Le Monnier (2), « ont été, comme ceux de 
l'Evangile, des miracles de bonté et de compassion ». 

En voici un touchant exemple : 

Pour se rendre à un ermitage, où il désirait se livrer plus 
librement à la contemplation, il avait à cause de sa grande 
faiblesse, emprunté, comme monture, l'âne d’un pauvre 
homme. Celui-ci suivait à pied. 

C'était pendant l'été ; la chaleur était accablante ; on gra- 
vissait une montagne. 

Fatigué par [a longueur et la rudesse du chemin, dévoré 
par la soif, le paysan se sent défaillir. Il pousse vers le saint 
un cri désespéré, el implore sa pitié, assurant qu'il va mou- 
rir, S'il n'a pas un peu d'eau pour se désaltérer. 

Francois, aussitôt, saute à terre, s’agenouille sur le sol, 
lève les bras vers le ciel, et demeure ainsi en prière jusqu'à 
ce qu'enfin il se sente exaucé. 

« Va vite, dit-il alors à son compagnon, et là tu trouveras 
pour te désaltérer une eau vive que le Christ miséricordieux 
fait jaillir pour toi du rocher. » 

Merveilleuse condescendance de Dieu pour ses serviteurs! 
conclut Célano. Grâce à la prière du saint, le paysan put étan- 
cher sa soif de l'eau du rocher, là même où n'exista jamais 
de source auparavant, et où, malgré les attentives recherches, 
il fut désormais impossible d'en découvrir (3). 

Francois avait tout particulièrement à cœur l'honneur des 


(1) Celano, Vita secunda, p. HE, ec. xxxrr. 
2) {istoire de saint Francois d'Assise, t. 11, p. 233. 


F3) Celano, Fita secanda, p. Le. xv. 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 129 


pauvres, considérant l'injure faite au dernier d’entre eux 
comme s'adressant au Christ lui-même. 

Un jour qu'il s’apitoyait sur un malheureux, doublement 
affligé par la pauvreté et par la maladie : « J’accorde qu'il est 
en effet bien misérable, dit le frère qui l’accompagnait ; 
mais il n’y en a peut-être pas, dans toute la province, de 
plus riche en désir. » 

Le propos n’était pas sans doute bien méchant; mais Fran- 
cois ne savait tolérer la moindre raillerie à l'égard des 
pauvres. Il reprend aussitôt son compagnon; celui-ci avoue 
sa faute. François ne se contente pas de cet aveu. Il veut de 
plus une réparation: « Hâte-toi, lui dit-il, quitte ta robe, va 
te prosterner aux pieds de ce pauvre. Accuse-toi de ce que 
tu viens de dire, implore son pardon; et, de plus, recom- 
mande-toi à ses prières. » 

Le frère obéit, fit au pauvre amende honorable et revint 
près du maître, qui lui dit: « Sache bien, frère, que quand 
tu vois un pauvre, tu as, devant les yeux, l’image du Sei- 
gneur et de sa mère pauvre. Cor -1dère aussi, dans les souf- 
frances des infirmes, celles que le Seigneur a daigné endu- 
rer pour nous (1). 

Saint François d'Assise avait une tendresse spéciale pour 
les lépreux, que, comme pour les identifier avec le Christ 
lui-même, il appelait les frères chrétiens (2). 

On sait comment ce terrible mal de l'Orient qui s’appelle 
la lèpre (3) fit, avec les croisades, irruption en Europe, où 


(1) Celano, Vita secunda, p. II. c. xxx. 

(2) Beatus Franciscus vocabat leprosos fratres christianos {Spec 
Redactio I", edit. Lemmens, Quaracchi, 1901, p. 69) 

(3) César Cantu a fait cette peinture saisissante des symptômes et de la 
marche de la lèpre : « Elle se manifestait par d’insupportables démangeai- 
sons aux mains et par d'atroces douleurs d'entrailles. En mème temps les 
téguments s'épaississaient, devenaient squameux et semés de taches livides 
rouges, noires même ; la peau devenait ensuite insensible, rude et raboteuse, 
comme l'écorce d'un arbre. Bientôt le mal envahissait le tissu muqueux, les 
membranes, les glandes, les muscles, les cartilages, les os ; tout le corps se 
couvrait d'ulcères rougeûtres et de tumeurs cancéreuses ; les doigts, les mains 
les pieds se tuméfiaient énormément ; puis les chairs se détachaient par lam- 
beaux au point de signaler la route sur laquelle avaient passé plusieurs de 
ces infortunés. Le visage décomposé se contractait en grimacant d'une ma- 
nière repoussante. Les cheveux et la barbe tombaient, la voie devenait 


E. F. — VII. — 9 


. perf. 


L 


130 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


auparavant il ne sévissait que très exceptionnellement. Il se 
développa au point de faire des ladres ou lépreux un élé- 
‘ment notable, et d’ailleurs tout à fait à part, de la population. 


Les lépreux étaient donc bien nombreux du temps de saint 


François, .en Italie spécialement. Ils formaient comme une 
sorte de classe dans la société. L'accès des villes leur était 
fermé, et, s'ils n'étaient pas absolument confinés dans leurs 
maladreries, on ne les rencontrait du moins qu'en rare Cam- 
pagne, où ils apitoyaient les passants sur leur misère en de- 
mandant l’aumône. 

La tendre sympathie que notre saint leur témoigna ne 
date, comme il nous l’apprend lui-même, que de sa conver- 
sion (1). Précédemment, leur hideuse maladie, avec son ef- 
fravante contagion, lui inspirait une horreur invincible, « tel- 
lement, remarque Celano, que lorsqu'il apercevait leurs de- 
meures à deux milles de distance environ, il se bouchait le 
nez avec les mains » (2). 

Mais il lui fut alors révélé qu'il devait, à l'avenir, changer 
l'objet de ses affections, en détestant ce qui l’avait charmé et 
en trouvant doux ce qui précédemment lui semblait amer. 
Or comme, frappé de cette réconfortante pensée, il chevau- 
chait dans la campagne d'Assise, un lépreux, tout à coup. se 
présenta à ses regards. Son premier mouvement fut un sen- 


timent d'horreur ; mais se faisant aussitôt violence, il des-: 


cendit de cheval, et lui remit un denier, en lui baisant la 
main. Puis, après avoir recu le baiser de paix de ce mal- 
heureux, il reprit sa course interrompue (3). 

L’affection héroïque, que François témoigna pour les lé- 


rauque, et une sombre mélancolie s'emparait du malade, qui, sain quant aux 
fonctions internes, voyait s avancer à pas lents le dernier terme de sa dégoû- 
tante infirmité. » (Histoire universelle, traduct. d'Aroux et Léopardi, t, X, 
p. 286.) 

(1) Edit. du Specul. Perf. de M. Sabatier, p. 309. 

(2) Vita prima, p. I, c. vu. 

(3) Tres Socui. ce. IV — Celauo (loc. cit). signale aussi cette grande vic- 
toire remportée par notre saint sur lui-même quaud il aborda pour la pre- 
mière fois un lépreux et lui donua par un baiser la marque d'une suprème 
affection : « Sed cum jam, gratia et virtute Altissimi, sanota et virilia inci- 
perot cogitare, in seculari adhuc habitu constitutus, leprosum obvium habuit 
die quadam, ct, semctipso fortior effectus, accessit et asculatus cst eum. 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 131 


preux dès le début de sa conversion, fut une affection fidèle, 
comme toutes ses autres affections. 

Le Speculum perfectionis relate une scène d’un réalisme 
effrayant, qui déconcerte toutes nos notions d'hygiène. 

Celui qui l'a décrite affirme, cependant, y avoir assisté lui- 
même. Voici le fait dont dépose ce témoin oculaire : 

Un bon frère Jacques, quelque peu médecin, et que Fran- 
cois avait, à cause de ses aptitudes spéciales, chargé du 
soin des lépreux, avec lesquels les frères mineurs faisaient 
alors volontiers ménage commun, s'était avisé d'amener l'un 
de ces malheureux, tout couvert de plaies, à la Portioncule. 

François, malgré tout le dévouement qu’il aimait à prodi- 
guer à ces malheureux, ne voulait pas cependant qu'on les fît 
sortir en cet état de leur léproserie, à cause de l'horreur et 
de l’effroi qu'ils inspiraient à la population. Il crut donc 
devoir adresser ce reproche à frère Jacques: « Tu ne devrais 
pas nous amener ainsi des frères chrétiens ; cela ne convient 
ni pour toi, ni pour eux-mêmes ». La lecon était méritée. 
Mais n’avait-elle pas, tout en visant le Frère, blessé le lé- 
preux qui l’accompagnait ? François le crut. Il s'accusa 
aussitôt de cette faute. Pierre de Catane était présent. Fran- 
cois, — qui lui avait humblement laissé la direction suprême 
des Frères Mineurs, — lui dit: « Veuillez ratifier là péni- 
tence que je désire m'imposer, et me laisser toute liberté 
de l’accomplir »: — « Faites comme bon vous semble », 
répondit Frère Pierre, qui respectait profondément saint 
Francois, et entendait bien ne pas intervertir les rôles, « nrais 
continuez toujours à lui obéir. — Eh bien! reprit le Saint, 
je me donne comme pénitence de manger dans le même 
plat que le frère chrétien ». 

François et les autres frères mineurs s'étant mis à table 
avec le lépreux, une: écuelle fut servie entre les deux. Or le 
corps du lépreux n'était qu'une plaie, surtout les doigts, 
avec lesquels il mangeait, et d’où le sang coulait, quand'il 
s'en servait. 

Pierre de Catane et les autres Frères étaient atterrés; mais 
ils n'osaient rien dire à l'encontre de leur père vénéré (1). 


(1) Specul. perf. Redact. I, loc. cit. 


132 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS 


La tendre pitié de saint François pour les âmes déchues, 
en proie aux risères morales, était plus admirable encore. 
Selon un vieux document précité, il redoublait de bonté et 
de patience pour celles qu’il voyait ballottées par les tenta- 
tions et à bout de forces, comme de petits enfants. Evitant 
de les heurter par de durs reproches, il épargnait la verge, 
pour les épargner elles-mêmes (1). 

« Personne après le Christ, dit admirablement M. Théo- 
dore de la Rive (2), n’a mieux que le petit pauvre d'Assise 
démontré que le grand moyen d'agir sur les âmes est avant 
tout de les aimer. » 

Il ne rebutait personne. 

Pressés par le besoin, des brigands venaient, de temps en 
temps, des forèts qui leur servaientde repaire, à un ermitage, 
près de Borgo San-Sepolcro, pour demander l’aumône aux 
Frères Mineurs. Ceux-ci ne s'entendaient pas à leur sujet. 
Les uns disaient : « Il ne convient pas de faire l’aumône à 
ces voleurs qui coinmettent de si grands forfaits. » Les 
autres, considérant leur humble demande et leur extrême 
misère, ne croyaient pas devoir les rebuter, tout en leur re- 
commandant bien toujours de se convertir. 

Sur ces entrefaites, François vint à passer par là. Les Frères 
lui demandèrent si décidément ils devaient, ou non, donner 
du pain à ces gens-là. Le saint leur répondit : « Faites ce 
que je vais vous dire, et, Dieu aidant, j'en ai toute confiance, 
vous gagnerez leurs âmes » ; et il ajouta : « Allez acheter de 
bon pain et de bon vin, et apportez-leur ces provisions dans 
les forêts où vous savez qu'ils habitent. Vous les appellerez 
en criant : « Frères brigands ! venez à nous! car nous sommes 
vos frères, et nous vous apportons de bon pain et de bon 
vin, » Ils accourront aussitôt. Vous dresserez alors unetable, 
vous y poserez le pain et le vin, et vous les servirez avec 
humilité et cordialité. Quand ils auront fini de manger, vous 
leur ferez entendre la parole de Dieu ; et en terminant, vous 
leur demanderez seulement d’abord de prendre l’engage- 
ment de ne plus attaquer ni voler personne ; car, en ré- 


(1) Vita S, P. Francisci ab aucture ignoto sæculo XIII composita. 
(2) Saint Francois d'Assise. 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 133 


clamant tout à la fois, vous n'obtiendriez rien. Touchés de 
votre humilité et de votre charité, ils vous le promettront 
aussitôt. 

« Vous retournerez près d'eux, le lendemain ; et, pour les 
récompenser de leur bonne promesse de la veille, vous ajou- 
terez au pain et au vin des œufs et du fromage, que vous 
leur apporterez et servirez de la même manière. Le repas 
terminé, vous leur direz : « Pourquoi donc restez-vous ici, 
mourant de faim, endurant toute sorte de maux, commettant 
tant de crimes qui perdront vos âmes, si vous ne vous con- 
vertissez pas ? Mieux vaut pour vous servir le Seigneur : lui- 
mème pourvoira en ce monde à tous vos besoins, et de plus, 
sauvera vos âmes. Le Seigneur, en effet, dans sa miséri- 
corde, conclut Francois, se servira de l'humilité et de la cha- 
rité que vous leur témoignerez pour les ramener au bien. » 

Les Frères firent tout ce que le bienheureux François leur 
avait prescrit, et les choses se passèrent de point en point, 
comme il l’avait annoncé. Les brigands se convertirent ; plu- 
sieurs même se firent frères mineurs. Les autres, du moins 
acceptèrent la pénitence qui leur fut imposée, et promirent de 
ne plus commettre de méfaits, à l'avenir, mais de vivre du 
travail de leurs mains. 

Grand fut l’'étonnement de tous, de voir comment le bien- 
heureux François avait prédit la conversion de ces criminels, 
et combien fut rapide leur retour à Dieu (1). 

En pratiquant ainsi, à l'égard de tous, la grande loi de 
l'amour, saint François professait cette consolante doctrine 
qu'il y a au fond de toute âme humaine, — si bas qu'elle 
semble descendue, — une corde généreuse à faire vibrer, 
avec l'aide de Dieu. 

« [Il reste toujours, remarque judicieusement M. l'abbé Le 
Monnier (2), quelque terrain commun entre un homme et 
un homme. François était habile à découvrir ce terrain, il y 
déployait d'admirables ressources. » 

Ce relèvement des âmes déchues est la gloire incompa- 
rable du christianisme, dès son origine mème. La conversion 


(1) Specul. perf. Redact. 1, édit. Lemmens, p. 81 et suiv. 
(2) Op. cit.,t. 11, p. 239. 


134 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


par notre saint de ses « frères les brigands » ne rappelle- 
t-elle pas celle du bon larron par le Christ sur la Croix ? 

Un ancien magistrat nous racontait naguère que se trou- 
vant.un jour, comme substitut du procureur dela République, 
près d'un condamné à mort, le matin même de l'exécution, 
il pressait ce malheureux qui n'avait plus rien à espérer en 
ce monde, de mettre du moins à profit les quelques instants 
qui le séparaient de la guillotine, en se réconciliant avec Dieu. 
Le temps pressait terriblement. Il ne pouvait rien obtenir et 
commençait à se désespérer, quand il eut enfin l'heureuse 
inspiration de rappeler au cœur deicet endurci le souvenir 
de sa mère. Cette évocation de l'affection la plus pure, la 
plus désintéressée, et partant aussi la plus vraie, fit aussitôt 
briller une larme dans les yeux du condamné. Le magistrat 
comprit que désormais sa cause élait gagnée. L'âme atten- 
drie de l’infortuné, dans laquelle avait subsisté cette dernière 
étincelle de l'amour filial, se rouvrit en effet bientôt au 
repentir et à l'espérance. | 

Le zèle, tel que l’entendait saint François, était bien autre- 

. ment efficace que les indignations faciles, les objurgations 
irritantes ; 1l n’avait rien de commun avec celui qui se tra- 
duit par la haine des personnes, et dans lequel entre trop 
souvent cette passion que réprouve une célèbre maxime de 
l’Zmitation (1). | 

Les Actus Beati Francisci nous montrent successivement à 
l'œuvre ces deux zèles dans leur saisissant récit de la conver- 
tion des brigands de Borgo-San-Sepolcro (2). On nous per- 
mettra de faire cet emprunt au livre des Fioretti (3), non, 
sans doute, pour l’opposer au Speculum dont nous avons fait 
une de nos sources, mais, pour nous en servir, du moins, 
comme d'un suggestif apologue, tout empreint de l'esprit de 
notre saint. 

Selon ce vieux document, Frère Ange, gardien du couvent 
où se présentèrent ces mendiants, leur fit un rude accueil, 
les traitant, — comme ils le méritatent, — de voleurs, d'ho- 


(1) Ex passione interdum movemur, et zelum putamus (L. IF, c. v). 
(2, XXIX, édition de M. Paul Sabatier. p. 98 et suiv. 
(3) Paul Sabatier, op. cit, préface, p. I. 


LES AFRECTIONS DE SAINT FRANCOIS 135 


micides ; leur reprochant, après avoir ravi à d’autres le fruit 
de leur travail, d’oser prétendre maintenant dévorer les'au- 
mônes des serviteurs de Dieu ; leur déclarant qu'ils n'étaient 
mème pas dignes de vivre, puisqu'ils ne respectaient per- 
sonne et méprisaient Dieu ; les renvoyant enfin, avec injonc- 
tion de ne plus jamais revenir. 

« Or, porte le texte, vivement irrités, ils se retirèrent 
avec une grande colère (1). » 

Mais ensuite, la scène change, l'impression de ces crimi- 
nels devient tout autre, quand le mème Frère Ange, sur 
l'ordre de saint Francois, se prosterne devant eux, s’accuse 
de dureté, et leur apporte, de sa part, le pain et le vin, produit 
de sa quête, avec sa promesse, s'ils se convertissent, de 
pourvoir à tous leurs besoins. Ils s'écrient : « Malheur à nous 
qui passons notre vie à commettre des vols, des violences, 
des meurtres mème, et, après de tels crimes, n’éprouvons 
ni la crainte de Dieu ni le moindre remords, tandis que ce 
saint frère s’accuse humblement devant nous, de quelques 
paroles bien méritées par notre malice, nous transmet une 
si généreuse promesse et nous apporte le pain et le vin de 
la charité » (2). ’ 

Emus et touchés, ils vont trouver saint Francois et lui 
demandent s'ils peuvent encore compter sur la miséricorde 
divine. Francois les rassure bientôt, et, à force de charité.et 
de tendresse, achève enfin la conquête de leurs âmes. 

En parlant des affections de saint François d'Assise, nous 
ne saurions omettre son ardent amour de la paix. 

La paix! nom béni que l'Homme-Dieu aimait tant à pro- 
noncer, et qu'à son exemple l'Eglise répète si souvent dans 
sa liturgie. Sans la paix, il n’y a pas de vie possible, ni pour 
les individus, ni pour les familles, n1 pour les nations elles- 


(1) « Ili vero turbati valde cum indignatione maxima recesserunt. 

(2) Ad invicem conferre cœperunt et dicere : « Heu nos misecros et in- 
felices... qui pergimus non solum prædando homines et vulnerando, sed 
etiam oceidendo : et tamen de tam horrendis sceleribus et homicidiis nullo 
Dei timore et compunctione conscientiæ stimulamur. Et ecce iste sanctus 
frater qui venit modo ad nos propter aliqua verba valde justa propter nos- 
tram malitiam in nos irrogata, se coram nobis tam humiliter accusavit. Et 
insaper saneti patris tam liberale promissum retulit et panis et vini bencfi- 
cium attulit caritatis. 


136 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


mèmes : nest-elle pas tombée des lèvres divines, cette pa- 
role que tout royaume divisé contre lui-même périra ? 

Sans doute il est des cas où la lutte s'impose. Mais, ne pour- 
rait-on pas l'engager sur ‘un autre terrain que celui des per- 
sonnalités et des injures, terrain singulièrement glissant 
vers la calomnie, que rien ne peut légitimer et qui révolte 
toutes les consciences honnètes ? 

Plusieurs croient que le succès est à ce prix. On nous 
permettra de demeurer sceptique à cet égard. Un seul résul- 
tat nous paraît certain : la lutte s’envenime ; l’injure pro- 
voque l’injure, et quel que soit le vainqueur, la victoire est 
toujours chèrement achetée, car elle laisse, après elle, des 
blessures qui ne se pardonnent pas, des haines qui creusent 
des abimes entre les gens les mieux intentionnés. 

Saint François qui fut, on l’a vu, l'homme de la miséri- 
corde, fut aussi l’homme de la paix. 

Comme il nous l’apprend lui-même dans son testament, 
son salut était un souhait de paix (1). 

Et ce n’était pas là pour lui une vaine formule. « La paix 
que vous annoncez de bouche, disait-il à ses disciples, vous 
devez encore plus la posséder dans vos cœurs. Gardez-vous 
de provoquer qui que ce soit à la colère ou au scandale; 
mais que votre douceur inspire à tous l'indulgence, la con- 
corde et la paix. Car nous avons été appelés pour guérir 
les blessures, rétablir les membres brisés. redresser les 
erreurs ; et beaucoup qui nous semblent appartenir au dé- 
mon, seront un jour les disciples du Christ » (2). 

Un admirable trait, raconté par le Speculum, témoigne élo- 
quemment de l’œuvre féconde de ce grand ami de la paix. 

Ce fut l’un des derniers actes de sa vie si bienfaisante. Ses 
jours étaient désormais bien comptés. Cloué sur son lit par 
la longue et douloureuse maladie dont il ne devait pas se 
guérir, 1] semblait désormais condamné à l'impuissance. 

Or, une grande querelle s’était élevée entre l'évêque d’As- 
sise et le podestat. Le premier avait excommunié le second ; 
et, de son côté, le suprême magistrat de la cité avait fait pro- 


(1) Salutationem mihi Dominus revelavitut diceremus : Dominus det tibi 
pacem (Texte annexé par P. Sabatier au Speculum, ov. cit , p. 309 et suiv.). 
(2) Tres Socu, c. XIV. 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 137 


clamer la défense de passer aucune vente, aucun achat ni 
aucun autre contrat quelconque avec le prélat. 

François, ayant appris la chose, en fut profondément af- 
fecté. Il se désola surtout de ne voir personne s’entremettre 
pour rétablir la paix : « C'est une honte pour uous, serviteurs 
de Dieu, dit-il, que l’évêque et le podestat se haïssent ainsi 
sans qu'aucur de nous intervienne pour les réconcilier », et 
aussitôt, il ajouta cette strophe à son cantique du Soleil : 

« Soyez loué, Seigneur, par ceux qui pardonnent pour votre 
amour et qui savent supporter les maladies et les tribula- 
tions. Bienheureux ceux qui auront su garder la paix; par 
vous-même, Ô Très-Haut, ils seront couronnés. » 

Puis , appelant l’un de ses compagnons : « Va, lui dit- 
il, trouver le podestat et demande-lui de se rendre à l’é- 
véché avec les notables de la cité et le plus du monde pos- 
sible » ; et, pendant que ce frère s’acquittait de sa mission, 
il dit à deux autres frères : « Allez vous-mêmes devant l'é- 
vêque, le podestat et la foule assemblée, et chantez le can- 
tique du frère Soleil; Dieu aussitôt, je l'espère ,adoucira leurs 
cœurs, et ils renoueront leur ancienne amitié. » 

Or, comme tous s'étaient massés sur le parvis de l'évêché, 
les deux frères se levèrent : « Le bienheureux François, fit 
l'un d'eux, a, pendant sa maladie, composé un cantique pour 
la gloire de Dieu et l'édification du prochain. Il vous prie 
lui-même de l'entendre avec une grande piété » ; et ils en- 
tonnèrent le chant inspiré. | 

Le podestat, se levant aussitôt et joignant les mains, l'é- 
couta très dévotement comme l'Evangile de Dieu lui-même, 
et versa même d'abondantes larmes, car il avait un grand 
culte pour saint François. 

Le chant terminé, il s’écria devant toute l'assistance: « Je 
vous le déclare en vérité, je pardonne non seulement à l’é- 
vèque que je veux et que je dois tenir pour mon seigneur, 
mais encore à quiconque aurait tué mon père et même mon 
fils » ; et, se jetant aux pieds du prélat, il lui dit : « Je suis 
prêt à vous donner toutes les satisfactions qu'il vous plaira 
d'exiger, pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de 
son serviteur le bienheureux François. » 

L'évêque, non moins ému, le saisissant des deux mains, le 


138 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


releva, et, s’accusant lui-même : « Par devoir d'état, dit-il, 
je devrais être humble, et ma nature me porte à la colère. Il 
faut que vous me le pardonniez. » Enfin, mus l’un et l’autre 
par les mêmes sentiments de miséricorde et d'affection, ils 
s'embrassèrent tendrement (1). 


L'amour de saint François ne s’arrêtait pas à l’homme 
lui-même. Il descendait jusqu'aux plus humbles créatures, 
auxquelles 1l prodiguait également le doux nom de frères. 

Nous ne saurions omettre, dans notre esquisse du Poverello, 
ce trait original, qui lui appartient bien en propre, car il ne 
se rencontre que chez lui. 

« Qui donc, s'écrie Celano, pourra rendre son extrême 
tendresse pour toutes les créatures de Dieu, et dire avec 
quel enthousiasme il contemplait en elles la sagesse, la puis- 
sance et la bonté du Créateur? » (2). 

On connaît le gracieux tableau de son sermon aux oiseaux 
dans la vallée de Spolète. quand heureux de ne pas les voir 
s'enfuir à son approche, il les conviait à louer le Seigneur 
qui leur a donné, disait-il, des plumes pour se couvrir, des 
ailes pour voler, l’air pur comme séjour ; et, sans qu'ils ne 
sèment nine récoltent, les décharge de tout souci, ne les 
laisse nanquer de rien. L’auditoire ailé semblait lui prèter 
la plus grande attention et l’approchait au point de toucher 
sa robe et ne le quitta enfin qu’après avoir reçu, avec sa bé- 
nédiction, la permission de reprendre sa libre envolée. (3) 

Grand ami des oiseaux, saint François avait une sympa- 
thie spéciale pour les alouettes : 

« Nous-mèmes, qui avons vécu avec le bienheureux, af- 
firment les auteurs du Speculum, nous rendons témoignage 
que nous l’avons souvent entendu dire : s’il m'était donné 
de parler à l'empereur, je le supplierais, pour l’amour de 


(1) On attribue volontiers à l'influence bienfaisante de Francois la paix 
qui fat jurée sur la place publique d'Assise entre les #ajores et les Minores 
le 9 novembre 1210, et dont la charte, extraite des archives communales d As- 
sise a été publiée par l'historien de cette ville, Christophani, (Voyez not. 
P. Sabatier, Vie de saint François d'Assise, p.13). Rien de plus plausible, 
en effet. Speculum perfectionis, éd. Sabatier, p. 199 et suiv 

(2) Vita prima. p. I, c. xxix. 

(3) Celano, Vita prima, p. E, c. xx1. 


LES AFFECTIONS DE:SAINT FRANÇOIS 139 


} 


Dieu-et de moi-mème, de faire une loi pour défendre à tout : 
homme de prendre nos sœurs les alouettes, et de leur faire 
aucun mal » (1). 

Il aimait le vol élevé de l'alouette, qui disait-il” « en vo- 
lant, loue le Seigneur, comme les bons religieux qui, dé- 
daignant les choses de la terre, ont leur conversation dans 
le ciel » (2). Il aimait jusqu'à son plumage sans éclat, qui 
la fait confondre avec le sol lui-même, et qu’il donnait 
encore comme modèle au religieux, pour l’humble costume 
dont ils doivent se revêtir {3). 

Saint François affectionnait aussi vivement les agneaux, 
voyant en eux, avec les textes sacrés, l’image de l'humilité 
du Christ (4). 

Un jour qu’il cheminait dans la Marche d'Ancône, avec un 
frère, tout joyeux de l’accompagner, il rencontra un homme 
se rendant au marché voisin, avec deux petits agneaux qu'il 
portait liés ensemble sur son épaule. Emu d’entendre les 
bélements plaintifs de ces pauvres innocents, François s'en 
approcha et, comme le fait une mère pour son enfant qui 
pleure, leur prodigua ses meilleures caresses. 

Puis s'adressant au paysan : « Pourquoi fais-tu ainsi souf 
frir mes frères les agneaux ? demanda-t-il. 

— Je les porte au marché pour les vendre ; car j’ai besoin 
d'argent. 

— Et qu'en fera-t-on ensuite ? 

— Les acheteurs les tueront etles mangeront. 

— Qu'il n’en soit pas ainsi, reprit François, prends mon 
manteau et donne-moi les agneaux en échange. » 

Le paysan s’empressa d'accepter le marché, car le manteau 
valait beaucoup plus que les agneaux. 

Cependant, à peine notre saint fut-il nanti de son acquisi- 
tion, qu’il se demanda ce qu'il allait en faire. Fort embar- 
rassé, il tint conseil avec son compagnon, et se décida enfin 
à confier les agneaux à leur ancien maître, en stipulant que 


(1) Speculum, Redactio I, edit. Lemmens, p. &8. 
(2) Op. cit, p. 49. 

(3) Op. et loc. cit. 

(4) Celano, Vita prima, p. X, c. xxvinr. 


140 LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS 


celui-ci ne les vendrait jamais et qu’il ne leur ferait aucun 
mal, mais les garderait et nourrirait avec soin. 

Tel est le récit de Celano, qui n’en ternit la touchante 
simplicité par aucun commentaire, pas même pour s'étonner 
de cette confiance que plusieurs trouveront peut-être exces- 
sive, mais qui est le propre des âmes bonnes et loyales, in- 
vinciblement portées à voir les autres à l’image d'elles- 
mêmes (1). 

L'affection de François d'Assise pour les animaux, était 
parfois payée de retour, témoin l’histoire de ce faisan qu'un 
gentilhomme du comté de Sienne lui donna pendant sa mala- 
die et qui ne voulut plus jamais le quitter. 

Notre saint le reçut avec joie, non comme un mets délicat, 
dont il n’avait nulle envie, mais comme une créature à chérir 
fraternellement pour l’amour de Dieu ; il l’accueillit par ces 
mots : « loué soit notre Créateur, frère faisan. » 

Il voulut cependant lui laisser toute sa liberté : « Voyons, 
dit-il à ses compagnons, si le frère faisan veut bien rester 
avec nous, ou s’il préfère regagner les lieux qu’il a l'habitude 
de fréquenter. » 

Sur l’ordre de François, un Frère alla le déposer au loin 
dans une vigne. Mais, aussitôt, d'un vol rapide, le gracieux 
oiseau regagna la cellule du saint. 

François le fit alors transporterplus loin ; maisil fut encore 
bien vite de retour, et, comme pour forcer la porte, se 
dissimula sous la robe des Frères et pénétra dans le pieux 
asile. 

Cette fois enfin, il fut recu comme l'enfant de la maison. 
Le saint le pressa dans ses bras, en le choyant de douces 
“paroles, et recommanda de bien le soigner. 

Les frères cependant le confièrent à un médecin qui dési- 
rait le garder et le nourrir par amour pour le saint, auquel il 
avait voué une grande dévotion. Mais, chez son nouveau 
maître, le pauvre animal ne voulut prendre aucune nourri- 
ture. Le médecin, tout déconcerté, le reporta au couvent et 
raconla ce qui s'était passé. Le mystère fut bientôt éclairci. 
Posé à terre devant saint François, le faisan le regarda, et 


(1) Celano, loc. cit. 


LES AFFECTIONS DE SAINT FRANÇOIS 141 


retrouvant, du même coup, la joie et l'appétit, se mit aus- 
sitôt à manger avidement (1). 


Toutes les affections de saint no se confondaient 
dans un suprême amour pour ce Dieu principe de toute bonté 
et de toute miséricorde, tel que sa foi le lui révélait. 

Son credo embrassait le dogme catholique tout entier (2). 
Signalons spécialement son indicible tendresse pour la Mère 
de Jésus, qui nous donna le Christ pour Père (3); son culte 
pour les anges (4) et pour les saints (5); la fervente admira- 
tion dont vibraient toutes les fibres de son cœur pour la pré- 
sence réelle de Jésus dans l'Eucharistie (6). 

François d'Assise ne posséda pas, sans doute, la science 
théologique de Dominique de Gusman; mais il n'avait pas 
besoin de cette science, pour accomplir sa mission, qui, selon 
la magistrale parole de Léon XIII, fut « d’exciter les chré- 
tiens à pratiquer la vertu, et à ramener à l’imitation du Christ 
ceux qui, depuis longtemps, s'étaient égarés dans d’autres 
voies » (7). 

Aussi bien, il avait au besoin, pour l'intelligence des textes 
sacrés, des traits de lumière que les docteurs cherchaient 
Harlois vainement dans leurs gros livres. 

Pendant le séjour du Poverello à Sienne, un frère pré- 
cheur, grand théologien, vint aussi dans cette ville, et lui 
rendit visite. Ce savant religieux était lui-même un saint. 
Les deux hommes de Dieu furent charmés du long entretien 
qu'ils eurent ensemble. 

Or le fils de saint Dominique demanda à saint Francois 
comment 1l entendait cette parole d'Ezéchiel : Si vous ne 
reprochez pas à l'impie son iniquité, je vous demanderai 
compte de son âme. « Pour ma part, dit-il, j'en connais beau- 
coup qui vivent dans le péché mortel, et je suis loin de leur 
reprocher toujours leur impiété. Répondrai-je donc de leur 


(1) Celano, Vita secunda, p. WI, c. cv. 

(2) Vita prima, p. NI, c. xx. 

(3) Vita secunda, p. IT, ce. cxxvul. 

(4) Celano, loc. cit., c. cxxvi. 

(5) Voy. Celano, loc. cit., c. cxxx. 

(6) Celano, Vita secunda, p. HI, c. cxxix. 
(7) Lettre encyclique du 17 septembre 1882. 


142 L£S AFFECTIONS DE SAINT FRANCOIS 


âme ? » François objecta humblement sa prétendue igno- 
rance, qui, selon lui, le rendait plus propre à recevoir l’en- 
seignement d'autrui qu'à émettre lui-mème son avis. 

Le dominicain, humble aussi, malgré sa science, insista : 
« Frère, dit-il, quoique plusieurs savants, m’aient déjà donné 
leur réponse, je serais bien aise, cependant, de connaître 
votre sentiment. » 

Francois dit alors : « Cette parole, dans son sens général, 
me paraît devoir être ainsi comprise : le serviteur de Dieu 
doit agir de telle sorte que ses exemples mêmes, et la lecon 
qui se dégage de sa manière de vivre parlent suffisamment 
contre les impies. et fassent clairement éclater leur iniquité 
aux yeux de tous. » | 

Grandement édifié de cette réponse, le frère prècheur dit, 
en se retirant, aux compagnons de saint François : « La théo- 
logie de cet homme inspiré a le vol de l’aigle, tandis que la 
nôtre se traine péniblement à terre (1). » 


Paul HENRY. 
T. O. 


(1) Celano, Vita secunda, p. HE, ce. xivi. 


DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 


Deux genres opposés se partagent les actes de la con- 
naissance humaine : les opérations sensitives et les opéra- 
ions intellectuelles. Par les premières, nous prenons con- 
naissance d'objets purement individuels et particuliers ; par 
les secondes nous faisons abstraction des objets individuels, 
pour ne considérer que l’universel. Bien que cette dernière 
connaissance soit toujours fondée sur la considération de 
quelques objets particuliers, elle s'oppose de soi à la con- 
naissance particulière. 

Sans rien conclure encore sur la nature intrinsèque des 
sens et de l'intelligence, mais à s’en tenir à la pure obser- 
vation de leurs actes, il faut les regarder comme deux genres 
extrèmes de la connaissance. L'acte de l'intelligence exclut 
de soi l'arrêt de l'esprit à l'élément individuel, concret, 
variable, multiforme, bien qu’elle le présuppose (1). L’acte 
de la connaissance sensible consiste, au contraire, dans cet 
arrêt ; et, sous ce rapport, il est le plus simple des deux, et 
demande par conséquent à être toujours étudié le premier. 

Mais, à leur tour, nos connaissances purement sensibles 
renferment des espèces différentes. Voir un paysage, en 
évoquer le souvenir ou en composer un à son gré, c'est 
toujours rester dans les bornes de la connaissance sensible, 
cer, c'est toujours s arrêter à quelque objet particulier ; tou- 
tefois, ces actes : voir, s’imaginer qu'on voit, se souvenir 
d’avoir vu, ne sont pas en tous points identiques, et ce sont 
leurs différences manifestes qui nous obligent à distinguer 
les sens internes des sens externes. 


(1) « Singulare in rebus materialibus intellectus noster directe cognoscere 
non potest. » (S. Thom., I* p. q. LXXXV. a. I.) 


144 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


Tous nos sens sont une partie de nous-mêmes; toutes 
nos connaissances sensibles sont une modification de 
nous-mêmes. Ce n’est donc pas à ce point de vue qu’on peut 
distinguer ane connaissance. sensible externe d’une con- 
naissance sensible enterne. Mais, certaines de nos con- 
naissances sensibles ont pour condition imimédiate de 
leur exercice une modification périphérique de notre corps 
dans un organe spécial : œil, oreille, épiderme. Les autres 
ont pour condition immédiate un mouvement de l'écorce 


interne cérébrale et n’importent des modifications organiques 


externes qu'à titre d’excitants antérieurs virtuels. Ainsi, la 
vision du paysage requiert la présence d’une certaine image 
sur la rétine, tandis que son souvenir ou sa composition 
imaginaire exige l'exercice d’une fonction cérébrale et an- 
térieurement la vue d'objets semblables. Nous avons donc 
deux sortes de connaissances sensibles : les sensations et les 
images, et par là nous distinguons les sens externes qui 
ont les sensations, des sens internes qui ont les images. 

Provisoirement toutefois, cette division n’est admise qu'à 
titre de probabilité et comme procédé méthodique. Elle ne 
peut être admise comme certaine qu'après l'analyse des 
genres qu'elle oppose. Mais dès à présent, elle a l’a- 
vantage de s'appuyer sur des caractères faciles à reconnaître 
et de séparer le plus connu du moins connu. L'imagination 
d'une couleur ou d'un son présuppose la sensation de la vue 
ou de l’ouïe, puis y ajoute quelque chose de soi. C'est donc 
par l’étude de la sensation que nous devons commencer. Tel 
est du reste le seul but de ce travail ; il nous paraît aussi le 
plus inportant: « C'est, en effet, l'existence du monde exté- 
rieur et la possibilité de le connaître qui sont en jeu dans 
ce redoutable problème, et par conséquent l'existence même 
et le fondement de toute science expérimentale. » (1). 


(1) Assé FarGes, L'Objectivité de la perception des sens externes, p. 13. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 146 


DES PARTIES ESSENTIELLES DE LA SENSATION. 


Aristote classe la sensation dans le genre mouvement et 
passion, soit qu'il la considère par rapport au sujet qui l’é- 
prouve, soit qu'il l’envisage par rapport à l’objet qu’elle 
représente (1). Il la définit : un état passif de celui qui sent. 

Par rapport à son sujet, toute sensation est un acte ou un 
état déterminé, qui apparaît à nouveau dans l’un de nos or- 
ganes : la vue d’un objet se fait par une image colorée sur 
la rétine. La sensation rentre, sous ce rapport, dans le 
genre commun des mouvements matériels, et, par con” 
séquent, tout animal qui éprouve une sensation commence 
par être passif, car nul ne se donne à lui-même l'acte du 
mouvement qu'il n'a pas. Par cette observation, Aristote 
inaugure un procédé capital dans son étude de la connais- 
sance humaine ; il l’applique à chacune de ses espèces, sui- 
vant la mesure où l’analyse de chacune le demande, les lois 
universelles qui expriment, comme il le dit, « les raisons 
premières de l'agir et du patir ». 

Par rapport à son objet — par objet, il suffit d'entendre ici 
ce que chaque sensation contient et présente spécialement à 
l'esprit, sans rien préjuger de ce que cet objet est en soi, — 
la sensation apparaît encore comme un état passif de nos 
organes. Aucun de nos sens externes ne se sent soi-même, 
mais il connaît le sensible qui est actuellement en lui. Si 
nous voyons un objet rouge ou vert, ce n'est pas notre ré- 
tine que nous voyons, mais du rouge ou du vert qui fait 
tache sur notre rétine. De même l'oreille n'entend pas le 
tympan lui-mème, mais les vibrations du tympan. Le sens, 
comme le dit Aristote, ne se connaît pas, mais connaît autre 
chose que soi, c’est-à-dire ses diverses modifications. Or, 


(1) Sentire consistit in movert et pati. Est enim sensus in actu quædam 
alteratio. Quod autem alteratur, patitur et movetur. De anima, (lect. X.) 
E. F. — VIII. — 10 


| J 


146 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


cette incapacité de se connaître soi-même est contradictoi- 
rement opposée à l'hypothèse d’un sens en acte en soi. Si 
tout sens possède actuellement son objet par le fait même 
qu'il existe, s’il Y a simultanément dans la rétine et dans le. 
tympan, antéricurement à toute action du dehors, l’objet de 
la sensation et le pouvoir de sentir, exister pour le sens, 
c’est connaître, et c'est se connaître nécessairement soi- 
même. Le sens externe qui n'arrive pas à se percevoir est 
donc passif. 

D'alleurs, l’idée d’un sens en acte enchaîne invincible- 
ment l'esprit dans un subjectivisme absolu, puisqu alors 
la sensation se produit en dehors de toute excitation exte- 
nieure. C'est pourquoi, nombre de subjectivistes se gardent 
si bien dans leurs fines analyses de remarquer ce caractère 
passif de la sensation. | 

Sentir, c'est d’abord patir, c'est ensuite réagir. Tout être 
qui recoit un mouvement où une forme, s’il n'est pas l’iner- 
tie absolue de la pure puissance, réagit sur ce qu'il recost. H 
recoit dans une certaine mesure le mouvement qu'on lui 
imprime, et cette étendue de sa réceptivité, ce rendement 
de ce qu'on dépose en lui, constitue comme une sorte de 
réavtion, puisque c'est la mise en œuvre de sa propre capa- 
cité. Supposons deux corps à la température de Ü'centigr: 
On les soumet twus les deux à la même source de chaleur, 
et pendant que l'un monte à 1°, l’autre monte à 10°. Nous 
surprenons [à sur le fait ka réaction propre des corps sur 
les mouvements qu'ils reçoivent (1). 

Donc, tout étre qui recoit du mouvement, le recoit dans 
une mesure qui lui est propre ; c’est une sorte d'effet imma- 
nent de sa forme et de ses dispositions. Le sens aura donc 
lui aussi une facon originale de recevoir les impressions du 
dehors. Or, la disposition, la forme essentielle du sens, c'est 
de recevoir ces impressions à titre de »anifestation, ou. 
comme dit Aristote, « d’apparences qui existent en Jui »:2". 
L'action propre du sens, c'est de connaître et connaître c'est 


(1):« Anima hoc ipso quod aliquid patitur. aliquid etiam ipsa agit. » (Sax- 
TTC ‘ . ; Sr ‘).): 
.SEVERINO. Dynamilogia, p. 223.) 


(2) TU, De Anima.c 1.7. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 147 


avoir en soi l'apparence de quelque chose, quels que soient 
l'objet at la eause de cette apparence, qu'elle soit vraie ou 
illusoire. Qu'elle se vérifie en tout ou en partie, c’est un 
fait indéniable qu'elle ne se produit que dans les êtres doués 
de connaissance ; elle est le trait original de leur action et 
par conséquent l'essence mème de la sensation en tant que 
connaissance.'Les efforts du subjectivisme pour nous prou- 
ver qu’elle est une illusion prouvent son existence. 

‘En un mot, agir, c’est donner de l'être sous une forme, ou 
sous une autre. Le sens donne une forme nouvelle de l’être 
aux impressions qu’ilreçoit, il leur communique l'être repré- 
sentatif. Donc le sens agit ou, pour parler plus exactement, 
ilopéère.Car saint Thomas a coutume d'employer le terme agtr 
pour signifier l'action transitive qui a sa cause dans un indi- 
vidu et son sujet dans un autre, comme l'action d’échauffer 
qui estcausée par À et recue par B. Il réserve ainsi le terme 
d'opérer, aux actions qui se passent tout.entières dans le sujet 
qui les cause, comme connaitre et vouloir. 

Toutefois, cette succession d'activité et de passivité donne 
à ka passion du sens un caractère à part. Elle n’est pas, re- 
marque Aristote, une passion proprement dite, comme 
celles que nous observons dans les corps inorganiques. 
Celles-ci, en effet, sont essentiellement des altérations,c'est- 
à-dire des mouvements qui tendent de soi àce que le phi- 
losophe appelle des générations substantielles, aux transfor- 
mations chimiques des corps. Tel est, par exemple, le carac- 
tère de la chaleur, même la plus faible, qu’on fait passer d’un 
corps dans un autre, parce que sans changer de nature, mais 
portée seulement à un certain degré, elle fera disparaître les 
formes individuelles du corps, et fera résulter de nouveaux 
composés On peut dire, en somme, que toute passion d'un 
corps inorganique est.aux dépens de sa propre forme, sinon 
en fait, au.moins en tendance. Cest pourquoi Aristote appelle 
ces sortes de changements des altérations: 

La passion propre du sens, au contraire, ne tend pas de 
soi à le détruire, parce que le sens lui oppose une forme et 
une réaction supérieure. Sans doute, toute sensation a ses 
concomitants organiques qui consistent en une réelle alte- 
ration de :l’organe : l'œil qui voit dépense de la force ner- 


148 DE LA CONNAISANCE SENSIBLE 


veuse musculaire, et pour suffire à cette dépense, sest issus 
se désoxydent et se déphosphatent; mais,cettealtération n’est 
pas en raison de l'acte formel de connaissance, mais en rai- 
son de ses excitants matériels et de ses conditions de même 
ordre. 

L'acte formel de connaissance est ce qui donne à l’im- 
pression organique l'être représentatif ; et, sous ce rapport, 
plus une perception est répétée, plus son exercice devient 
facile et son acuïté considérable : c’est en ce sens qu’on 
parle d’un œil ou d'une oreille exercés. A ce point de vue, le 
sens n'est pas un réactif qui se consume, comme un corps 
qui s'oxyde en attaquant l'oxygène. C’est une unité perma- 
nente qui attire à soi et qui s'assimile des unités d'ordre 
inférieur ; cest une unité qui transforme en soi tout ce qui 
la touche, mais toujours au profit de sa propre forme. Alors, 
comme dans la nature, tout organe s'adapte aux fonctions 
qu'il doit exécuter et aux forces qui le meuvent, l'organe 
sensible, l'œil par exemple, instrument d’une unité et d’une 
force assimilatrice supérieure et permanente, prendra quelque 
chose d’inaltérable, sans toutefois sortir des bornes et des 
lois de sa nature corporelle ; mais, au contraire, il respec- 
tera les unes et appliquera les autres avec une vigueur et 
une subtilité de moyens, où l’on reconnaît à son acte l'intel- 
ligence qui adapte les choses. L’organe se maintiendra inal- 
térable; par compensation, il prendra d'un côté dans le 
sang ce qu'il perd de l’autre dans lés mouvements qu'il 
exécute ; et ce procédé s’opérera par les seules forces natu- 
relles d’action et de réaction chimiques qui sont dans tous 
les corps. 

Cependant, cette force de compensation a ses limites, 
comme tout ce qui résulte d’un équilibre de forces et d'action 
contraires. Le sens est, comme dit Aristote, une proportion ; 
son existence se continue et ses fonctions sont assurées par 
un rapport déterminé entre ses dépenses et ses recettes 
organiques, en sorte qu’une impression assez vive pour ar- 
rêter sa réaction réparatrice et nutritive altérera ses tissus. 
C'est ainsi que des efforts trop prolongés ou trop intenses 
amènent une perte momentanée de la perception et des dé- 
sordres hallucinatoires. De là cette formule d’Aristote : 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 149 


« l'excellence du sensible produit la corruption du sens. » 
I y a donc deux éléments dans la sensation : d’abord une 
impression organique reçue par manière de passion, puis, 
une opération qui constitue l'acte formel de connaissance et 
qui s'appelle encore perception. On voit ainsi que l’activité du 
sens n’est qu'une activité provoquée, en sorte qu'à l'égard de 
toute sensation il y a deux agents partiels et subordonnés : 
l'agent extérieur qui fait l'impression du sens, l’agent inté- 
rieur qui fait la connaissance. Toutefois, il est plus exact, 
croyons-nous, de classer le sens parmi les puissances pas- 
sives, parce que son objet est d’abord actif à son égard et que 
__ sa propre activité ne s'exerce que provoquée par cet objet. 
_ Les physiologistes contemporains entendent par sensibi- 
lité toute excitation organique suivie de mouvements vitaux. 
Ils parlent de la sensibilité d’une plante à la lumière, de la 
sensibilité des tissus organiques. Cette expression vague 
sert facilement d'enveloppe et de preuve à cette hypothèse 
toute gratuite qui consiste à faire de là sensibilité animale 
et consciente une force plus relevée du mouvement pure- 
ment corporel. Nous autres, nous appelons sens ce qui nous 
fait connaître les objets particuliers, et sensibilité la proprié- 
té caractéristique du sens, c’est-à-dire, le pouvoir d’avoir en 
soi l'apparence d’un objet particulier. Nous attribuons la sen- 
sation aux hômmes et aux animaux en vertu de signes exté- 
rieurs qui la manifestent chez eux comme chez nous. Les 
plantes donnent bien des signes de mouvement, mais ne 
donnent aucun signe de connaissance et n’en possèdent aucun 
organe ; leurs mouvements s'expliquent suffisamment par le 
jeu des affinités chimiques et des lois physiques. On ne sau- 
rait donc leur attribuer la sensation que par métaphore. 

La sensation, c'est-à-dire, la perception jointe à l'impres- 
sion sensible, est un acte de connaissance. Mais tout acte de 
connaissance renferme un certain contenu, il a un objet. 
Donc, pour savoir tous les éléments de la sensation, il faut 
déterminer son contenu et son objet. La vision apporte des 
couleurs, l'audition manifeste des sons... toujours la con- 
naissance sensible extérieure s'exerce sur un objet. Que 
doit-on entendre par cet objet? 

La sensation, dit saint Thomas, n’est pas un mouvement 


150 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


de l'esprit qui va chercher les choses en soi et au-dehors de 
nous, comme la chaleur qui passe d’un corps dans un autre ; 
elle est une de ces actions qui se passent entièrement dans 
l'agent, et qui portent le nom d'opération. La sensation est 
donc une opération tmmanente. De là, il résulte nécessaire- 
ment que les sensibles manifestés à l'esprit par les senss- 
tions, le bleu, le jaune, le vert, les sons, la chaleur etc. ne 
sont pas en dehors de nous, mais en nous-mêmes. En sorte 
que le sensible en acte et le sens en acte sont une même 
chose (1). 

Saint Thomas, comme Anistote, ne craint aucunement de 
faire cette concession au subjectivisme ; et il le craint d’au- 
tant moins qu'elle lui permet de trouver une part de vérité 
dans la thèse qu'il attaque, et de dégager la sienne de cette 
objection équivoque et tant de fois ressassée : « Comment 
pouvez-vous dire que les qualités sensibles, de pures modi- 
fications de nos organes, des états tout subjectifs de votre 
œil, de votre oreille... sont dans les objets ? » 

« Il peut être vrai, répond saint Thomas, que les sensibles 
en tant que sensibles, ne sont rien, si l'on entend parler des 
sensibles en acte, qui ne sont rien en dehors de la sensation. 
Le sensible eh acte, c'est ce qui est contenu dans la sensa- 
tion, et, sous ce rapport, tout sensible en acte n’est qu'une 
modification des sens, et il serait impossiblé qu'il existèt 
s'il n’y avait pas de sens. » (2) 

On croira peut-être que l’école thomiste n’a pas saisi 
toute la portée de cette théorie, ou qu'elle a tenté de l’atté- 
auer. Voicià ce sujet ce que pense le cardinal Cajetan : « De 
ce fait que la passion du sens et l’action du sensible s’identi- 
fient, et que la passion du sens n'est autre chose que la ser- 
sation, et que l’action du sensible est évidemment ce que 
l'on sent, il résulte que c'est la sensation elle-même qui est 
sentie. Si, en effet, quelqu'un entend, il entend évidemment 


le:son. qui frappe son oreille, autrement il n‘entendrait pas ; : 


or, entendre le son qui nous frappe, c'est sentir notre propre 
impression, c’est entendre notre audition. » (à) 
(1) De Anima, lib. II. 


(2) Métaph., lib. IV. 
(3) De Anima, lib. II. 


D'APRÈS LES SUOL\STIQUES [51 


Que l’on ne conclue pas cependant de ces paroles que les 
qualités sensibles étant dans les sens, elles ne sont pas dans 
les choses. Ce serait commettre le sophisme du relatif à 
l'absolu, du secundum quid ad simpliciter. « Sache donc, 
pauvre philosophe, continue Cajetan, qu'en disant que les : 
sens sentent leurs propres sensations, ou l’action des objets 
sur eux, nous ne parlons que du fait: toute notre intention 
est de dire que nous éprouvons en nous telle modification 
qui est du son, et telle autre qui est de la lumière. » 

Quant à la cause de ce fait, elle est nécessairement un an- 
técédent objectif de la sensation : « Qu'en soi, dit sæint 
Thomas, à la suite du passage cité plus haut, qu'en soi les 
sensibles qui agissent sur nos sens ne soient rien, c’est ma- 
nifestement impossible. Car, si on supprime le conséquent, 
on ne supprime pas de ce chef l’antécédent. Or, ce qui im- 
pressionne le sens, ce n’est pas le sens qui ne se sent pas, 
mais qui sent quelque chose du dehors, ce qui constitue un 
antécédent naturel de la sensation, semblable au moteur qui 
est l'antécédent naturel du mouvement. » 

Où est l’action des corps, l’action d'échauffer, par exemple 
se demande Aristote, en étudiant les lois générales du mou- 
vement? Et il répond : dans l'agent comme dans sa cause, 
dans Îe patient comme dans son sujet. Mettez un corps 
chaud dans un vide absolu, il sera chaud, mais il n’échauf- 
fera pas. Son action n’aura lieu que si quelque corps ambiant 
s’échauffe à son contact, et cette chaleur excitée en dehors 
de lui, sera précisément son action. Où est le sensible, se 
demande le philosophe dans le Traité de l'Ame? Dans les 
choses comme dans sa cause, en nous comme dans le sujet 
où il est en acte, c’est-à-dire, ‘des impressions actuelles faites 
par les choses sur nos organes extérieurs. 


152 DFE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


Il 


DU PRINCIPE FORMEL DE LA SENSATION, 
OU DE L'ESPÈCE IMPRESSE. 


La sensation, comme on vient de le voir, comporte une al- 
tération organique et une opération cognoscitive ou percep- 
tion. De quelle facon les comporte-t-elle ? Est-ce, comme l'ont 
pensé Platon, Descartes, Malebranche, que l'impression or- 
ganique ne serait qu'un antécédent, une occasion tout à fait 
extrinsèque de la perception, et celle-ci un acte tout spiri- 
tuel de l’Ââme ? Est-ce, au contraire, comme l'ont enseigné 
Aristote et saint Thomas, que l'impression organique et la 
perceptionseraient entre elles, comme les éléments d'un seul 
et même acte, comme matière et forme, comme l'opération 
qui s'exerce et l'objet qui la spécifie ? 

L'opinion de Platon a pour avantage principal de nous 
rendre la connaissance sensible impossible. Les corps, selon 
ce philosophe, ne peuvent agir sur l'âme, qui est substance 
spirituelle. C’est donc l’âme seule qui se détermine à perce- 
voir; par conséquent, à proprement parler, il n'y a pas de 
connaissance qui mérite le nom de sensation. Il y a seule- 
ment des impressions qui modifient nos organes, et, à leur 
occasion, l'âme se tourne vers l'idée générale qui leur cor- 
respond. | 

Malheureusement, toute cette théorie repose sur un prin- 
cipe faux que l'expérience dément sans cesse. Nous expéri- 
mentons chaque jour l’action des substances corporelles sur 
notre âme. La sensation d'un poids de 10 kilos n’est pas 
l’idée de pesanteur quelconque à laquelle on peut s'arrêter 
à ce propos, mais bien une certaine impression tactile, ner- 
veuse, musculaire formellement présentée à notre connais- 
sance. Oublier ce fait, c’est creuser un vide entre notre âme 
etle monde corporel, que seules des hypothèses invérifiables, 
comme l'harmonie préétablie, peuvent combler. 


ù 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 153 


L'expérience directe ne réfute pas seulement l'hypothèse 


de Platon, elle établit la théorie des scolastiques. Recevoir 
l'impression organique et la percevoir ne sont pas deux actes 
distincts, comme ètre chauffé et puis chauffer à son tour. Etre 
chauffé et chaufferse distinguent réellement, parce que ce sont 
deuxactions qui se passent en des sujets opposés: être chautté 
est causé par À et se termine en À, et chauffer ensuite a pour 
cause B et pour terme C. Percevoir l'impression de rouge 
et en recevoir l'impression ont, à la vérité, des causes oppo- 
sées : la cause de la perception est en nous, et la cause de 
l'impression est dans les choses. Mais ces deux modifica- 
tions se passent également dans celui qui perçoit ; elles sont 
dans un même sujet. Dans ce sujet, elles ne se succèdent 
pas seulement, elles concourent de soi à former ce tout indi- 
visible qu'on appelle la sensation. Un homme dont l'œil mal 
conformé n’a jamais eu la vibration du rouge est aveugle 
pour tous les objets rouges ; iln'en a pas la perception, tandis 
qu'il exerce celle-ci sur des objets blancs. Celui qui possède 
celte perception, au contraire, possède une perception 
spécialisée par l'impression particulière du rouge sur la 
rétine. L’impression organique est, ainsi que le disent les 
scolastiques, l'espèce même de la perception, et la percep- 
tion est l'acte qui donne à cette espèce l’être intentionnel de 
la connaissance. 

Les espèces impresses sont aujourd’hui traitées de fictions 
absurdes : « Les philosophes prétendent que les objets de 
dehors envoient des espèces qui leur ressemblent, et que 
ves espèces sont portées par les sens extérieurs jusqu'au 
sens commun, ils appellent ces espèces-là wrpresses, parce 


que les objets les impriment dans les sens extérieurs... C’est 


pourquoi les philosophes disent ordinairement que ces es- 
pèces sont grossières et matérielles. ce sont donc de petits 
corps. » (1) De nos jours, en France, c'est encore aux argu- 
ments de Malebranche qion demande la réfutation de la 
doctrine scolastique. C’est à peine si on accorde aux scolas- 
tiques d’avoir un peu modifié la théorie de Démocrite, en 
substituant l'émission d'images à celle de simples atomes. 


(1) Marssraxcur, Recherche de la Vérité, livre IIS, Ile partie, ch. I. 


154 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


(Quand la mode sera venue d’étudier.les svolastiques dans les 
scolastiques, on pourra lire dans saint Thamas : « Aristote 
s'accorde avec Démocrite en ce qu'il reconnaît que la sen- 
sation à pour cause l'impression du sensible sur le sens, 
mais il rejette l'émission des atomes ét admet que les sens 
ont une certaine opération. » (1) | 

Et, si l'on veut expliquer d’une facon plus positive ce que 
saint Thomas et les scolastiques ont compris par cette 
impression des sensibles sur les sens, voici ce qu'on pourra 
hre à la lecon XVI de Sensu et Sensato : « Certains philo- 
sophes supposèrent que les sensibles agissent dans les sens 
par une sorte d'émission, comme si des courants de sen- 
sibles se fussent détachés des objets pour arriver aux sens. 
Mais Aristote établit que les objets altéraient le milieu, et 
que celui-ci communiquait son mouvement aux sens... Ces 
espèces qui arrivent aux différents sens ne sont pas des 
corpuscules qui se détachent du corps, comme on l'a pré- 
tendu, mais chacune d'elles est un mouvement et une pas- 
sion du mäieu altéré par l’action de l'objet. » 

Saint Bonaventure, dans son ltinerarium mentis ad Deunm, 
résume, en ces termes, toute la théorie de l'Ecole sur 
cette matière : « Tout le monde sensible, dit-il, entre dans 
notre âme par l'appréhension. Cependant, tous ces objets 
qui sont extérieurs y pénètrent, non en leur propre nature, 
mais en leurs images. Ces images se forment d’abord dans 
un lieu intermédiaire et distinct ; de là, elles passent en 
nos organes extérieurs, qui les transmettent au sens inté- 
rieur, et celui-ci les conduit jusqu'à la puissance qui les 
saisit. Ainsi, les images de tout ce qui nous arrive du dehors, 
ayant d’abord pris naissance dans ce lieu intermédiaire, et 
étant transportées dans nos organes, la faculté compréhen- 
sive de notre àme se retourne sur elle et les embrasse sans 
exception. .» (2) 

Les espèces sont donc un mouvement causé parles corps 
dans nos organes, où comme disaient les scolastiques, une 
qualité de nos organes. Ils ontæppelé ces qualités des espèces 


(1) Quæst. LAXXXIV. a. VI. 
(2 Cap. Il. 


D'APHÈS LES SCOLASTIQUES 158 


species, parce que ce mot traduisait exactement celui d'Aris- 
tote, ridos : etle mot latin, comme le mot grec semble bien 
convenir pour signifier les apparences ou les formes que re- 
vêtent les choses dans nos sens. Mème du temps de Male- 
branche, les scolastiques n'avaient pas une autre opinion 
sur les espèces. 


HT 
NE L'AME EN TANT QUE PRINCIPE DE LA PERCEPTION 


Puisque la sénsation n'est pas seulement une impression 
organique, et que l'espèce constituée par cette impression 
recoit une modalité nouvelle dans l'acte de la perception, il 
faut reconnaître dans l’ète sensitif un agent spécial qui pos- 
sèd'e en lui la raison efficiente de cette modalité nouvelle, 
qu'on appelle l'être représentatif. 

Sur ce point, les physiologistes et les philosophes s'accor- 
dent complètement. « Il faut, dit M. Luvs en parlant du ré- 
seau sensoriel constitué par l’organe externe, le centre et le 
nerf qui les unit, il faut qu'il soit actif, qu'il s'érige en quel- 
que sorte. et que, par une sorte d'assimilation CLÉ il con- 
vertisse l'incitation purèment physique en incitation physio- 
logique, la vibration lumineuse, par exemple en vibration 
nerveuse. » (1) Ce n'est pas, en ellet, l’image rétinienne 
toute seule qui-constitue la vision car, elle peut exister sans 
que la vision s’ensuive comme on le voit chez les hallucinés 
de la vue, et dans le cas simple de distraction : au lieu d’un 
mur blanc, l'halluciné voit un fantôme. 

L'homme qui fait l’acte de vision a en lui telle vibration 
caractéristique, celle du blanc ou du jaune, présente à titre 
de représentation et d'apparence perçue. C’est là ce que les 
scolastiques ont'appelé communément la présence formelle,ou 
présence intentionnelle des espèces dans le sens, par opposi: 
tion à leur présence non perçue, qui se borne alors à une 


(t) Le Cerveau, 2 partie, liv. I, ch, 2. 


156 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


simple inhérence dans l'organe et d ‘ils appellent présence 
matérielle (4). 

Mais d’où vientcette présence formelle des cher au sens? 
 Est-elle le résultat de ce mouvement moléculaire que l’im- 
pression de l'organe externe communique aux centres: vi- 
bration nerveuse de nature spéciale, en tant qu'elle ne 


s'exerce que dans le système nerveux, mais, en somme, 


purement dérivée du mouvement local, comme la chaleur, 
la lumière; ou bien, est-ce l'effet propre d’un agent en soi 
immatériel, qui toutefois n'existe et n’opère que dans L ma- 
tière, c'est-à-dire de l’âme ? 

Il n’est pas rare aujourd'hui d'entendre reprocher à cette 
dernière solution, de jeter l'esprit humain dans la région 
mystérieuse et hypothétique du surnaturel — ce qui est 
grave ! — D'après ces philosophes, les spiritualistes, au lieu 
de chercher à faire l’unité — ce qui est le but de la science 
— entre les faits physiologistes de l'impression organico- 
nerveuse et le fait psychologique de la perception, invoquent 
arbitrairement, pour expliquer celle-ci, la présence d’une 
substance immatérielle ; ce qui est faillir à toute explication, 
en expliquant par l'inconnu. « Rien de moins conforme, dit- 
on, aux méthodes de l'induction scientifique, car elles ex- 
cluent toute hypothèse qui n’explique pas. » (2) 

Il y a spiritualisme et spiritualisme. Il y a un spiritualisme 
qui met un abîme entre l’âme et le corps, entre la perception 
et la sensation (Malebranche) ; et j'accorde volontiers que ce 
spiritualisme ressemble fort à une hypothèse qui n’explique 
pas. Mais, 1l y a le spiritualisme expérimental autant que 
rationnel de saint Thomas, qui n'entend pas voir dans les 
faits sensibles plus qu'ils ne contiennent, mais qui en dégage, 
sans parti pris, tout ce qu’ils renferment, et de la sorte 
n'admet rien sur l'âme, ni même sur Dieu qu'une rigoureuse 
expérience n'ait confirmé. (3) Malheureusement, des deux 


(1) . . respondetur speciem informare dupliciter potentiam, scilicet entita- 
tive seu inhærendo, intentionaliter autem et vice objecti perficiendo, seu po- 
tius transformando potentiam in objectum. Cf. Joan À S. THoma, Phil, natur. 
IT part, q. VI. art. III, 

(2) Taine, /ntelligence, 1 liv. IT ch. 2. 

(3) 19 pars. q. LXXXV, a. 1. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 157 


spiritualismes, c’est le moins connu, et il porte depuis long- 
temps les torts de l’autre. Or, dans la question qui nous 
occupe, saint Thomas ne se contente pas d’assigner à l’es- 
pèce représentative un certain être immatériel, il dit positi- 
vement et avec insistance qu’elle possède de ce chef un étre 
spirituel. « Pour la perception des sens, dit M. Gardair, 
opération propre à la vie animale, il faut, dans l'organe cor- 
porel, une modification d’un ordre supérieur à l’ordre phy- 
sico-chimique. Saint Thomas appelle spirituelle cette modifi- 
cation, parce qu'elle ne produit pas une qualité physique, 
telle que la couleur ou la chaleur. Il n’en enseigne pas moins 
que cette modification dite spirituelle est faite dans l'organe 
corporel. La puissance de sentir est une faculté organique, 
mais dont la nature et la portée dépassent celles des forces 
physico-chimiques à tel point que ses actes ne s’accom- 
plissent pas par la vertu de ces forces. » (1) 

Au lieu de se résoudre, la difficulté paraît se compliquer. 
et saint Thomas ne s entend plus lui-même, puisqu'il a 
prouvé contre Platon que la perception n est pas un acte 
spirituel de l'âme. 

Saint Thomas emploie ce mot dans un sens large : il trouve 
du spirituel non seulement dans l’âme et les intelligences 
séparées, mais dans le milieu corporel : c’est quelque chose 
d'impondérable, d’impalpable, le fluide, par exemple. Mème 
dans le sens, il reconnaît un esprit, l'esprit vital ou animal. 
Esprit, spiritus, est en effet, à proprement parler, un souffle, 
et caractérise par là l'action de la vie. De 1à son emploi 
pour signifier tout ce qui est l'opposé de la passivité, de 
l'altération et de la matière, et de là son usage légitime pour 
désigner toute action ou toute forme qui ne résulte pas des 
forces de la matière. 

Or, l'être intentionnel et représentatif des espèces n’a 
rien en soi des propriétés caractéristiques des mouvements 
matériels. Car, tout mouvement matériel, comme la chaleur, 
altère le sujet qui le recoit et le dispose ad non esse; il pro- 
cède d’un agent altérable et modifie un sujet altérable. L'acte 
de perception est, en vérité, provoqué par des mouvements 


(1) Corps et äme, p. 100. 


158 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


semblables : altération de l'œil, etc. mais ces altérations re 
le constituent pas. H consiste en une opération qui, Loin d'al- 
térer le sens, le fortifie et lui donne de l'acuité. Invisible 
de soi, mystérieuse pour l'organe, uette forme spirituelle 
est visible et tangible dans les phénomènes de notre propre 
vie sensitive. Nous ne voyons pas notre âme sensitive 82 se, 
mais nous la voyons opérer dans nos sensations ; et, sous 
peine de diminuer arbitrairement l'expérience, nous devons 
la tenir pour aussi réelle que la sensation qui la contient. 

Et l'unité de la science, dirat-on ? L'unité de nos:expli- 
cations vient après la vérité des faits, et, quand elle la con- 
tredit, on n’est pas trop sévère en l'appelant à son tour « une 
hypothèse qui n'explique pas ». 

D'ailleurs, la théorie de saint Thomas traduit admirable- 
ment la gradation de l'esprit qui se dégage peu à peu ‘de la 
matière, jusqu'au point de s’en séparer totalement. L'imma- 
tériel se retrouve dans tous les phénomènes de à matière 
brute. Tout patient qui se modifie par l'impulsion d'un agent. 
sans se combiner chimiquement avec lui, comme l'air agité 
par les vibrations, prend un mouvement et une forme sem- 
blable à celle de l'agent, mais c'est tout ce qu'il prend de 
lui. Ils ne se communiquent pas leur matière, comme le font 
le fer et l'oxygène qui se combinent, ils se communiquent 
une pure forme sans matière. Et, à ve point de vue, saint 
Thomas s’objecte et se concède que la réception d’une ‘forme 
sans matière, n'est pas un fait caractéristique de la comnais- 
sance sensible, mais un fait général de mouvement. 

Cependant, bien que cette forme n'apporte avec elle aucune 
matière altérable et altérante dans le corps qui la revoit, elle 
trouve en celui-ci une matière altérable : Fair au contact de 
certains corps cède de son oxygène. Si donc l'agent et le pa- 
ent sont deux corps altérables, les formes qu'ils se eom- 
muniquent amènent une altération réciproque ; et telle est. 
nous dit saint Thomas, la loi générale des altérations natu- 
relles : « l'agent et le patient s’altèrent réciproquement, en 
sorte que l’ètre immatériel n’y apparaît que transitotrement 
dans le fait de l’action et du mouvement. 

Dans Île sens, l’immatériel apparaît d'une façon permanente 
et substantielle, mais non encore dévagé de:la matière : l’âme 


D'APAES LES SCOLASTIQUES 199 


sensitive n'opère que dans l'organe et par lui, et,sielle ne se 
joint pas à une: âme de nature plus haute, n'existe qu'en lui. 
Puisqu'en effet, la sensation est une impression organique 
élevée à la hauteur de l'être intentionnel, — car, elle spé- 
cifie la penception et constitue avec elle un seul et même acte, 
— il faut ua organe corporel pour que la sensation existe. et 
que Ha perception s'exerce. Donc, l'âme sensitive est dans 
l'organe et opère par lu. 

C'est en ce sens que les excitations matérielles de l'organe 
etses combustions actives se transforment en sensation : 
non: qu'elles. se transforment par l’évolution d’un être unique, 
la matière, mais parce que l'âme leur communique quelque 
«hose de sa forme immatérielle. | 

Pour bien faire entendre cette unioa: intime-et inséparable 
de l'âme sensitive et de l'organe, la plupart des scolastiques 
s'attachent à déterminer exactement eotument l'impression 
organique de l'espèce provoque la perception. Selon eux, 
elle ne la spécifie pas seulement, elle la cause par manicre 
d'efficience (1) L'impression rétinienne du rouge ne déter- 
mine pas seulement, par manière d'objet, l'âme à percevoir 
le rouge ; mais, puisque l'âme opère par l'organe, il est na- 
_turel que l’ergane excité par l'impression fasse opérer l'âme : 
« Toute action, comme dit saint Thomas, prend la condi- 
tion que lui fait la forme de l’agent, e est-à-dire, qu un corps 
tend à en échaulfer un autre dans la mesure où lui-mème est 
chaud. Ainsi, l'image de l’objet qui informe Ha puissance 
cognosciime, est Le principe de l'acte de connaissance, de 
de mème que la chaleur est le principe de l’action calo- 
rique. » (2) L'âme sensitive est donc une forme et une force 
imimatérielle en soi, mais force unie à la matière dans son 
existence et dans ses opérations. Seule l’Ame raisonnable 
possède une opération et une existence purement immaté- 
nelles, sans toutefois les posséder séparément, comme les 
purs esprits. | 
. Ainsi se développe, daus une synthèse autrement.complèete 
que tamt de synthèses étroites et tronquées, la gradation du 


(1) Joa, a saint lhoma, Phil, nat. 4 VI. a. 3. 
(2) De Veritate, q. W, a. VI. 


160 _ DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


mouvement et de l'être entre les deux termes extrêmes de 
tout ce qui est: la pure puissance et l'acte pur. 

Cette comparaison entre les antécédents organiques de 
la perception et la perception elle-même, constitue la preuve 
ex proprüs de leur différence absolue en nature. La physio- 
logie nous en fournit la contre-épreuve en nous démontrant 
matériellement, d'après ses données propres, que tout le 
circuit du mouvement nerveux commencé dans les organes 
extérieurs, continué dans les nerfs aflérents, transmis aux 
centres de la moelle allongée et reporté de là à l'écorce in- 
terne du cerveau, peut également s’altérer et $e développer 
en dehors de la perception. Nous répondrons ainsi d’une fa- 
con directe à une objection répétée par certains physiolo- 
gistes, et qui dit en substance qu’on n’a pas encore détermi- 
né la nature exacte des mouvements cérébraux, excités par 
l'impression externe, et qu'alors 1l se peut bien que la sen- 
sation ne soit que l’un de ces mouvements encore inconnus. 

D'illustres savants, comme Ferrier, déclarent que ce sont 
là des problèmes que jamais la science ne pourra résoudre. 
« Nous pouvons réussir à déterminer exactement les chan- 
wements moléculaires, mais ceci ne nous rapprochera pas 


d'un pouce de l'explication de la nature fondamentale de ce, 


qui constitue la sensation. Le mouvement moléculaire est 
objectif, l'acte de sentir est subjectif, et aucun d’eux nepeut 
s'exprimer comme fonction de l’autre. » (1) 

D'ailleurs, si la perception est la suite des mouvements 
des centres, plus ces mouvements seront parfaits, plus la 
perception sera parfaite. Or, il n'en est rien. « Le cerveau 
en tant qu’organe de mouvement et de sensation est un seul 
organe composé de deux moitiés. Lorsqu'un hémisphère du 
cerveau s’atrophie 1l y a paralysie de tout un côté du corps, 
de plus il y a lenteur et difficulté de perception, mais la per- 
ception subsiste aussi claire, aussi exacte, aussi coordonnée, 
aussi sûrement interprétée par l'intelligence que dans le 
cerveau complet. » Donc, la perception, en tant que présen- 
tation formelle des choses à l'esprit n’est pas un acte propre 
à l'organe, mais suppose dans l'organe une force qui garde 


(1) Les Fonctions du cerveau, chap. X1. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 151 


son intégrité, puisque, l'organe perdant la sienne, la percep- 
tion reste entière. La physiologie a donc le droit de dire : 
ce n'est pas à moi de définir cette force, mais en revanche 
ce n'est pas à moi non plus de la nier, parce qu’elle échappe 
à nos méthodes. 

Ce fait est la contre-épreuve positive de l’immatérialité de 
la perception, puisqu'elle montre la perception parfaite, lors 
mème que le courant nerveux est imparfait. Mais il. y a aussi 
la contre-épreuve négative qui nous montre la perception 
absente ou imparfaite, lorsque le courant nerveux est par- 
fait. C'est un fait tout aussi commun que le précédent. 
Que d'hommes absorbés par une idée ou par une forte 
impression ne perçoivent pas des impressions simulta- 
nées! On dira: c'est qu'un mouvement prime l’autre. Eh 
bien, soit! Supposons un mouvement comme 100.000 et 
un autre comme 1. Si perception est synonyme de mouve- 
ment, et si le mouvement comme 1 a réellement existé pen- 
dant le mouvement comme 100.000, on a dù le percevoir, au. 
trement, il peut y avoir mouvement sans perception ; et alors 
ils ne sont plus synonymes, mais la perception est autre 
chose. | 


[À suivre.) 
P. REXÉ de Nantes. 
O. M.cC. 


F. F, = VIT, ae il 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


(fin) 1) 


11. LES FORMES NOUVELLES. 


Toutes les manifestations de la charité sont bonnes : il en 
est cependant quelques-unes qui profitent davantage à l'in- 
digent et servent mieux les intérêts généraux de la société. 
Des œuvres, fécondes dans un état social déterminé, peuvent 
devenir plus ou moins stériles lorsque changent les circons- 
lances. Sans condamner les unes, il est donc permis d'exal- 
ter les autres. | 

Ainsi l’aumone directe et immédiate fut pendant longtemps 
le type traditionnel de la charité. Aujourd’hui comme autre- 


fois, il n’est pas mauvais que le riche donne l’aumône au 


pauvre qui lui tend la main sous le porche de l'église, au 
coin de la rue, sur le seuil de sa maison. À la campagne, la 
charité gardera même probablement toujours cette forme, 
seule réalisable. Mais dans les villes, l’aumône directe 
entraine souvent de nombreux abus. On les à tant de fois 
racontés qu'il est inutile de les rapporter. On sait qu'il existe 
un syndicat de pauvres qui loue au plus offrant la porte de 
telle église en renom, l'entrée de tel pont bien fréquenté. 
On connait, autrement que par la gracieuse opérette d'Offen- 
bach les professionnels aveugles, manchots, boiïteux, culs- 
de-jattes. On à découvert des bureaux de location d'enfants, 
qui fournissent aux mendiants de métier, une intéressante 
et lucrative petite famille en pleurs. Sans descendre à ces 
« trues de la mendicité » et pour parler d’une chose plus 
commune, onne peut Ignorer quel usage Îles pauvres font 


(1) Voir le fascicule de juillet 1902. 


Lan N 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ | 163 


assez souvent des aumônes directes qu'ils recoivent à la 
porte des particuliers et aux distributions générales des 
œuvres de bienfaisance : l'argent se transforme vite en alcool, 
et le pain se vend aux réceleurs pour la nourriture des chiens 
et des volailles. L'aumône directe manque son but et presque 
jamais elle ne moralise le pauvre. 

Avec la visite des pauvres et les distributions de secours 
à domicile la plupart de ees inconvénients disparaissent. Ce 
sera l'éternel honneur des Sociétés de Saint-Vincent de Paul 
d'avoir développé dans nos villes cette forme touchante de 
la charité qui rapproche le riche du pauvre, établit des liens 
de vraie fraternité entre ceux que séparent les positions 
sociales, qui sanctilie le riche et console le pauvre plus 
encore par le don de l'affection du cœur que par l’offrande 
des secours matériels. Les œuvres de Saint-Vincent de Paul 
sont donc des œuvres admirables et ne méritent certes point 
les critiques qu'on leur adresse parfois. Elles rendent des 
services précieux aux indigents : les chrétiens les doivent 
aider et propager. 

Une pensée cependant traverse naturellement l'esprit à ce 
sujet. Au lieu de soulager uniquement la misère présente, 
comme le font les sociétés de Saint-Vincent de Paul et les 
œuvres similaires (Sainte-Famille, œuvres de Vieillards), ne 
serait-il point préférable encore de prévenir la pauvreté ? On 
ne saurait la supprimer entièrement : selon la parole du 
Sauveur, il y aura toujours des pauvres sur la terre ; mais 
c’est un désir légitime que d'en vouloir réduire le nombre 
et de diminuer l’acuïité de leur indigence. Et il aurait là un 
avantage inappréciable. La misère comme la faim est sou- 
vent mauvaise conseilière : elle aigrit le cœur du pauvre, le 
pousse:à larévoite contre l'ordre social et l’excite au désor- 
dre. Le riche de son côté se lasse de faire la charité lorsqu'il 
voit la misère sans cesse augmenter, surtout lorsqu'il en voit 
la.cause certarne dans l’imprévoyance de la classe pauvre et 
les institutions défectueuses de l'ordre social. C’est à cette 
double source en effet que s'alimente le torrent toujours gran- 
dissant de la misère. Au lieu de chercher à sauver du nau- 
frage les pauvres à moitié engloutis, ne serait-il pas plus 
sage d'endiguer le courant par des œuvres moralisatrices et 


164 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 


économiques, de consacrer à cette restauration une partie 
des ressources de la charité et surtout d’en susciter de 
nouvelles ? 

Cela serait sage, en effet, et profitable au pauvre et à la 
société entière. Les classes élevées font bien, quand elles 
descendent vers le pauvre en détresse ; elles feraient mieux 
encore si elles lui offraient l'appui de leurs conseils et de 
leurs libéralités lorsqu'il commence à gravir le dur sentier 
de la vie, pour le préserver des dangers et lui porter secours 
aux tournants dangereux. Voilà l'œuvre sociale par excel- 
lence. À notre avis, l'autorité et l'intervention directe de 
l'Etat, en nos temps troublés particulièrement, sont con- 
damnés à l'impuissance ; la charité antique n'offre que des 
soulagements trop partiels et trop tardifs pour être eflicaces. 
À l'initiative privée aidée par la charité il faut demander la 
préservation morale de l'enfant, l'éducation sociale et éco- 
nomique de l'adolescent, le développement de la prévoyance 
économique chez l'adulte. Ces réformes supposent des 
institutions nouvelles et, comme la charité les inspire et les 
anime, nous avons le droit de parler des formes nouvelles 
de la charité, et de les recommander avec instance. Elles 


sont nombreuses. 


Il 


Au premier rang placons les patronages. 

Personne n'’ignore Ja situation périlleuse des enfants et 
des jeunes gens dans les villes populeuses. De 6 à 12 ans, 
l’école est une sauvegarde pour l’enfant : il passe la plus 
grande partie du jour sous la surveillance du maitre, occupé 
à ses études et à l’abri des mauvais exemples. Mais chaque 
soir, il échappe à cet œil vigilant, il se retrouve sur le pavé 
de la rue, loin du regard de sa mère qui souvent travaille à 
l'atelier, seul avec une liberté complète d’allures, exposé 
aux dangereuses rencontres de camarades plus âgés et déjà 
corrompus qui lui prèchent la dépravation morale. Le jeudi 
et le dimanche, les dangers se multiplient avec la longueur 
du temps inoccupé. À 12 ans l'enfant du peuple a l'intelli- 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 165 


geuce précoce du vice, il en porte le germe dans son cœur ; 
il veut la jouissance sur terre et c’est au plaisir qu’il consacre 
les ressources de son travail; la prévoyance lui estinconnue : 
apprenti et ouvrier il fait cause commune avec les révoltés 
et bientôt l'armée socialiste compte un soldat de plus. Qu’a- 
t-il manqué à cet enfant pour rester honnète ? Un moyen de 
préservation : et il l'aurait trouvé dans un patronage. 

Les œuvres de jeunesse sont donc d’une importance capi- 
tale. Si l’on veut faire œuvre solide et réformer la société, 
il faut sauvegarder l'enfant et guider l'adolescent, et pour 
attirer l’un et l’autre, ouvrir des patronages dans tous les 
quartiers de nos villes ouvrières. L'œuvre des patronages 
a déjà une glorieuse histoire, riche des noms illustres de 
tous les chrétiens généreux du siècle dernier : M. l'abbé 
Allemand, Ozanam, Le Prévôt, M. Maignen, M. de Melun et 
tant d’autres. L'amour des âmes plus encore que l’amour de 
la patrie, mais ici les deux amours n’en font qu'un, a guidé 
ces hommes de cœur. Leur initiative fut féconde. Dans 
presque toutes les villes de France, on fonda des patronages ; 
le mouvement s’accentua après les lois scolaires de 1882. 
Le clergé comprit mieux alors la nécessité de patroner les 
enfants de « la laïque » ; de là les œuvres paroissiales : il y 
eut des patronages pour les jeunes garcons, il ÿ en eut pour 
les jeunes filles. Germination magnifique ! On n’en saurait 
compter les épis, car les statistiques en actes font défaut. 
Citons cependant quelques chiffres. 

Au mois de décembre 1899 les œuvres de jeunesse des 
Frères des Ecoles chrétiennes comptaient 34.903 membres (1), 
25.000 jeunes filles fréquentaient les patronages de Paris ; 
les Frères de Saint-Vincent de Paul recoivent dans leurs 21 
patronages 7.800 jeunes gens ; les patronages dirigés par les 
Sociétés de Saint-Vincent de Paul réunissent 5000 écoliers 
et apprentis ; les patronages paroissiaux progressent un peu 
partout : Paris en comptait une vingtaine en 1899, Bordeaux 
10, Angers 9, etc. D’après les statistiques de 1900, (2) les ca- 
tholiques dirigeaient en France 4.168 patronages dont 2.351 
destinés aux garçons et 1817 aux filles. 


(1) Max Turman, L'Educa tion populaire, p. 64. 
(2) Le Patronage, n° de juillet-août 1900. 


166 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


Tous ces patronages sont franchement chrétiens, inspirés 
par la foi et soutenus par la charité. Mais déjà les adversaires 
de la religion commencent à nous imiter. Autour de l’école 
qu ils ont laïcisée, ils établissent tout un réseau d'œuvres 
« post-scolaires » : cours d’adolescents, conférences popu- 
laires, mutualités, sociétés récréatives, associations d’an- 
ciennes et d'anciens élèves. Malgré l’apparente neutralité 
qu'elles affichent, malgré le prétexte mis en avant de mora- 
liser la jeunesse, ces œuvres « post-scolaires » ont réelle- 
ment pour but de soustraire les enfants de l’école laïque à 
toute influence catholique. Elles constituent donc une arme 
nouvelle contre l'Église : pour s’en convaincre, d'ailleurs, il 
suffit de se rappeler que les initiateurs du mouvement appar- 
tiennent à la Ligue de l'Enseignement, annexe puissante de 
la Franc-Maconnerie. Ainsi l’heure n'est pas venue de se 
reposer. | 

Si consolants que soient les résultats obtenus, ils ne sut- 
fisent pas à enrayer le mal. Combien de paroisses, de 
quartiers populeux où lon cherche en vain le patronage 
sanveur! ailleurs il existe, mais en quel état précaire ! Le 
premier devoir des catholiques, l’un des plus fructeux em- 
plois de la charité, c'est donc la création et le développement 
des patronages. On commence petitement, à l'école ou au 
presbytère avec quelques enfants : puis peu à peu le moyen 
primitif se “développe, et le patronage scolaire s'organise. 
Le jeudi et le dimanche, il ouvre ses portes aux enfants qui 
dès lors échappent aux dangers de la rue. Au sortir de l'é- 
cole ces enfants deviennent naturellement les membres assi- 
dus des patronages d'ouvriers et d’'apprentis, qui ont une 
importance peut-être encore plus considérable. 

Car si la rue offre des dangers à l'enfant, l'atelier n'est 
pas moins funeste au jeune ouvrier. Les mauvais exemples 
le sollicitent, les fausses doctrines le troublent ; il est tenté 
de ne plus vivre chrétiennement, et il est fasciné par les 
théories anti-sociales; dont il ne voit pas les sophismes. 
Seul le patronage peut le sauver : c’est là en effet que l'ap- 
prenti trouve les secours nécessaires à son état d'âme : d’une 
part la lumière, qui chasse ses doutes, lui montre son che- 
min et les conseils paternels qui le prémunissent contre les 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 167 


occasions mauvaises ; d'autre part la formation intellectuelle, 
le développement professionnel, l'éducation évonvumique et 
sociale, les saines et agréables distractions. Beaucoup de 
patronages ont des bibliothèques, donnent des conférences, 
établissent des cours professionnels ; il en est qui possèdent 
des institutions économiques, caisses d'épargne, de secours 
mutuels, de décès. Dans les cercles d'études, on apprend 
aux jeunes gens à penser par eux-mêmes, on leur fait entre- 
voir la complexité des questions économiques, pour les 
mettre en garde contre les solutions simplistes et fausses 
des socialistes ; on leur enseigne la prévoyance, que l'on 
facilite et rend plus fructueuse par l'admission de membres 
honoraires ; on les excite à songer un peu à l'avenir et à s’u- 
nir pour le bien. Il ÿ a dans chaque patronage d'apprentis, 
sagement organisé une source féconde d'harmonie et de paix 
sociale (1). 

Mais ces œuvres ne se forment pas sans peine. Deux élé- 
ments essentiels les font naître, grandir et vivre : le zèle d’un 
directeur dévoué, la charité persévérante des riches. On com- 
prend que les budgets des patronages sont très variables 
avec l'importance de l’œuvre et les circonstances où elle vit. 
Il est absolument impossible de donner une moyenne com- 
mune et d'indiquer la provenance des ressources: ici on à 
recours aux souscriptions, ailleurs à un comité de dames pa- 
tronesses, plus loin aux billets des séances récréatives, 
plus loin encore aux tombolas... La charité est ingénieuse. 


II 


Ces patronages d'apprentis devraient préparer l'enfant 
d'hier et l'ouvrier d'aujourd'hui aux luttes de la vie et, pour 
l'aider efficacement, lui ouvrir les portes d’un syzdicat pro- 
fessionuel, couronnement nécessaire d'un bon patronage. 


(1) Sur la question des patronages, on lira avec intérèt et avec fruit les 
deux volumes de Max Turman, Au sortir de l'Ecole: Les Patronages : 
L'Education populaire, 2 vol. in-12, Lecotfre, — « La Commission des Patro- 
nages », ;, rue Coëtlogon, Paris, offre son concours à tous ceux qui veulent 
créer une œuvre de Patronage. Elle fournit tous les renseignements néces- 
saires et procure lé matériel à bon marché. 


164 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


Citons à ce propos une tentative qui a pleinement réussi. 
En 1884, presque au lendemain du vote de la loi sur les syn- 
dicats, les Frères de la Doctrine chrétienne de Paris for. 
maient parmi leurs patronés le « Syndicat des Employés du 
Commerce et de l'Industrie » résolument chrétien et composé 
uniquement de membres salariés. « Le syndicat procure du 
« travail à ses membres par le placement, leur permet de 
« faire des économies grâce à la coopération, les garantit 
« contre les suites de la maladie, à l'aide d'une société de 
« secours mutuels, et les met à même d'améliorer leur posi- 
« tion en augmentant leur valeur personnelle par un ensei-. 
« gnement professionnel et social (1). » Au 31 mars ‘1898 les 
adhérents de ce syndicat étaient 1554 ; le bureau de place- 
ment avait procuré des places à 604 syndiqués pendant l’an- 
née précédente ; on venait d'installer un restaurant à bon 
marché pour les membres, au siège social, situé dans un 
milieu commercant. 

Cet exemple mérite au plus haut degré l'attention des 
directeurs d'œuvres de jeunesse. Retenus par les liens d'une 
association syndicale, à laquelle ils sont afliliés dès l’âge de 
17 à 18 ans, les ouvriers reviendront généralement après 
leur service militaire vers les amis de leur jeunesse. On 
leur enlève donc la tentation de s’enrôler dans les syndicats 
collectivistes : ils resteront sobres et honnêtes. Ces syndi- 
cats, établis dans le local mème du patronage, ne demandent 
d'ailleurs presque rien à la charité : tout’ dépend de l'initia- 
tive et du zèle du directeur. 

Malheureusement la plupart des patronages n'ont pas imité 
cet exemple. Dans le désarroi social où nous vivons, il est 
nécessaire de venir en aide aux adultes et même à la jeu- 
nesse ouvyrièré par des institutions nouvelles, variables avec 
les circonstances et les besoins particuliers des différents 
lieux. Parmi ces institutions, les unes sont plus spécialement 
moralisatrices, les autres prennent un caractère plutôt éco- 
nomique. Parlons des premières. 

Au premier plan nous mettons les Œuvres de Femmes et 
de Jeunes Filles. La grande cité est pleine de dangers pour la 


(1) Rapport présenté au Congrés de Reims (25 mai PROG), 


7: 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 169 


femme seule et la jeune fille qui‘ne peut habiter avec ses 
parents. On a dit que la jeune fille isolée est une anomalie 
économique : je n'y contredis point; mais cette anomalie 
existe assez fréquemment et d’ailleurs, elle s'explique. La 


jeune ouvrière est orpheline ; peut-être ses parents vivent- 


ils dans le désordre ; ou bien elle est venue à la ville attirée 
par des salaires élevés. Que va-t-elle devenir ? De toute 
nécessité, il lui faut un logement. Or rien n'est plus difficile 
à trouver. Les garnis bien tenus refusent presque toujours 
de recevoir les femmes seules. « Nous recevons des ménages 
« et des célibataires hommes, disait une loueuse de garnis, 
« jamais nous ne consentons à recevoir des femmes seules. 
« il faut à Paris que la femme ait quelqu'un pour la protéger, 
« iln'est pas prudent pour elle qu'elle soit sans défenseur.» (1) 
Le mariage étant souvent impossible, on se trouve arrêté 
par cet effrayant dilemme : ou le garni infâme, ou l'union 
concubinaire. Pour éviter l’une et l’autre conclusion, les Âmes 
généreuses propagent les « Maisons de Famille » destinées 
aux femmes et jeunes filles. Ce sont des œuvres toutes 
jeunes : elles ont germé au souffle de la charité chrétienne. 
À Paris, les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul offrent aux 
ouvrières 600 lits et les Sœurs de Marie-Auxiliatrice, une 
soixantaine ; le Syndicat de l’Aiguille a établi 2 maisons 
semblables. Aujourd'hui un grand mouvement se dessine 
en faveur de ces institutions. Il est inspiré par l'Œuvre 
Catholique de Protection de la jeune fille établie à Fribourg 
et qui déjà rayonne sur toute l'Europe. On annonce des 
créations de Maisons de Famille dans plusieurs villes. Ici 
on établit de simples /ôtels meublés féminins qui ne diffèrent 
en rien du garni ordinaire, si ce n'est par la bonne tenue et 
l'exclusion de l'élément masculin : la Société de Philan- 
thropie vient de réaliser, entre les Batignoles et Montmartre, 
un hôtel de ce genre. Ailleurs ce sont de vraies maisons de 
famille : les ouvrières y trouvent pour une pension modique 
la nourriture, le logement, le blanchissage. 

À l'instar de ces Maisons de Famille, pour femmeset jeunes 
filles, on a fondé des Hôtelleries ouvrières pour les jeunes 


(1) Cf. Réf. sociale, 16 juillet 1901 : l'habitation de la jeune fille dans les 
grandes villes. 


LA 


170 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


gens et les adultes sans famille. En Belgique, surtout ces 
essais ont été nombreux et couronnés de succès. On cite 
particulièrement comme un modèle, l'hôtellerie ouvrière de 
Charleroi, confiée aux Frères de la Charité et inausurée en 
1898. Ces hôtelleries consistent en un vaste hotel restaurant 
où, pour une rétribution modérée, les ouvriers célibataires 
sont logés et nourris. Ils sont ainsi soustraits aux tentalions 
de l'alcoolisme et du vice qui les attendent dans les garnis 
ordinaires. L'hôtellerie de Charleroi dispose de 170 cham- 
brettes. La pension est de 20 francs par quinzaine : les pen- 
sionnaires recoivent une nourriture très convenable, ils sont 
agréablement logés ; l’œuvre fait laver et raccommoder les 
vêtements et offre à ses clients les distractions honnètes qui 
font passer une lueur de joie sur le front de l’ouvrier. Plu- 
sieurs villes de France posèdent depuis longtemps des 
œuvres semblables mais qui paraissent beaucoup moins 
prospères. Il est grandement à souhaiter que les Français, à 
l'exemple de leurs voisins, prennent enfin la libre initiative 
des intérêts vitaux de la société sans attendre tout de l'auto- 
rité plus ou moins tyranique de l'Etat. | 

Les villes maritimes ont imité les villes ouvrières : elles 
commencent à créer des «.Waisons du Marin », précieux re- 
fuges où les matelotstrouventunasile économique et honnète, 
grâce auquel ils échappent à l'exploitation des restaurants 
et garnis interlopes, pendant leur séjour à terre. Les Cercles 
Militaires affrent des avantages semblables aux soldats. Au 
cercle, le petit soldat va chercher, chaque soir, une sauve- 
garde contre la séduction de la rue et de l’atmosphère im- 
morale de la caserne. Et déjà les cercles militaires s'élèvent 
dans toutes nos villes de garnison. 

Toutes ces œuvres font appel à la charité. Son rôle pour- 
tant est variable. Généralement il se borne à fournir les 
ressources nécessaires pour la fondation de l’œuvre. Une 
fois établies, ces institutions vivent de leurs propres res- 
sources. Ainsi les Maisons de Famille, les Hôtelleries d'Ou- 
vriers équilibrent leurs budgets avec les rétributions des 
pensionnaires ; les faisons du Marin, par contre, ne se suft 
fisent pas : elles font appel aux souscriptions des particu- 
liers et aux subventions des Ministères de la Marine et du 


« 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 171 


Commerce. Mais quand on pense aux grands avantages de 
ces œuvres moralisatrices (le côté économique est ici se- 
condaire), quand on « l’intime conviction que, sans la mora- 
lité des citoyens, toute réforme sociale décrétée par les lois. 
est inutile et impuissante, quand on aime les âmes ct qu'on 
cherche à les ramener à la vérité et à la religion, de quels 
efforts ne peut-on pas se sentir capable ? L'apôtre d'une idée 
saura toujours susciter les bonnes volontés : au besoin, il se 
fera quèteur et trouvera les secours nécessaires. 

À côté de ces œuvres moralisatrices, destinées aux ou- 
vrières et ouvriers sans famille, en voici quelques autres qui 
s'adressent à tous les adultes, sans distinction. Le peuple 
est un grand enfant, simple et facile à tromper. On peut 
l'aflirmer sans crainte d’erreur, la force des socialistes vient 
d'une exploitation intellectuelle des classes ouvrières. [ls ont 
semé « l’idée », et elle a germé dans les cerveaux simplistes 
et travailleurs. Qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un 
son, dit le proverbe ; et Le proverbe a raison : on ne saurait 
dire le nombre d'ouvriers honnètes devenus socialistes pour 
n'avoir pas entendu la bonne parole anti-collectiviste. 

C’est pour cela que l'éducation et l'instruction populaires 
préoccupent tant les hommes d'œuvres. L'instruction sociale 
de la jeunesse devrait commencer au patronage et se con- 
tinuer dans les syndicats indépendants. Avec le manque d’or- 
ganisation dont souffre notre société, cette éducation popu- 
laire n'existe pas : d’où suit la nécessité d'atteindre les ou- 
vriers par des œuvres séparées. 

L'une des plus répandues paraît être la Conférence Popu- 
daire. Partout les conférences sont suivies avec intérèt. Elles 
constituent l’un des meilleurs moyens de propagande des 
œuvres post-Scolaires laïques. En la seule année 1896-1897, 
117.152 conférences ont été données par les soins el sous 
l'inspiration de ces organisations non confessionnelles. Vrai- 
ment les catholiques sont dévancés sur ce point par Îles 
« neutres » et les « anti-cléricaux ». On fait des conférences 
dans nos patronages (1), sans doute, mais trop souvent, elles 


(1) On trouve des renseignements précieux et des conférences toutes faites 
dans Le Conférencier francais, rev. mensuelle: Rondelet, éditeur, Paris, 
abonnement, 5 francs par an. 


172 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


ontun caractère privé. Cependant elles ne peuvent atteindre 
l’ouvrier étranger au patronage que par leur publicité. Signa- 
lons pourtantiles louables efforts des « Unions de la Paix so- 
ciale » fondées par Le Play et dont les membres propagent 
avec ardeur, par la conférence populaire et publique, les 
vérités sociales. Il y aurait là un exemple à proposer aux 
membres de l'Association Catholique des Jeunes Gens et aux 
Groupes d'Etudes sociales. 

Après les bienfaits de la parole parlée, les bienfaits de la 
parole écrite. Aujourd'hui l'imprimerie est un arsenal puis- 
sant : le journal, le tract, la brochure, le livre sont des projec- 
tiles qui portent «l'idée » jusqu'aux derniersrangs delasociété. 
On se sert de ces armes pour le mal, il est juste de s’en ser- 
vir pour le bien. Des hommes ardents entreprennent par 
l'imprimé l'éducation du peuple. Au journal mauvais, socia- 
liste et immoral, ils opposent le journal populaire. Mais 
a-t-on, parmi les amis de l'ordre social, créé le journal vrai- 
ment populaire ? Un journal populaire, disait un jour, avec 
sagesse, un membre du Syndicat Jaune de Montceau-les- 
Mines, un journal populaire « devrait découper en petites 
tranches les articles des revues et les servir, illustrés, ac- 
compagnés de choses amusantes, d'histoires, de feuilletons, 
de bons mots, à ses lecteurs ». Propagé toujours pour une 


somme modique et parfois gratis, un pareil journal serait un 


instrument puissant de régénération sociale. 

Disons la mème chose des tracts, des brochures dont le 
prix est insignifiant, grâce au tirage énorme qu'ils peuvent 
atteindre. Toutes ces publications doivent être populaires : 
brèves, simples, vives, pleines d'esprit et d’intérèt. Les bro- 
chures éditées par les « Unions de la Paix sociale », inté- 
ressantes pour les esprits réfléchis, sont de l'avis de plu- 
sieurs, trop scientifiques et trop dignes pour plaire à la ma 
jorité des travailleurs et produire une influence profonde. 
Il y a donc là un nouveau terrain à explorer et qui mérite 
d'occuper un esprit sérieux, sémillant de verve parisienne. 

Er quelques villes, et toujours dans la mème pensée, on 
a créé des Bibliothèques populaires bien différentes des bi- 
bliothèques paroissiales, depuis longtemps connues. A la 
réunion annuelle des correspondants de « l'École de la Paix 


L 4 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 173 


sociale », le 4 juin 1899, M. Béchaux exposait le caractère de 
cette fondation qui venait d’être établie à Lille et comptait 
alors 13 locaux. « Les quelques livres que contiennent ces 
« bibliothèques, disait-il, peuvent se classer surtrois rayons: 
« le premier, consacré aux questions sociales, possède, à 
« côté des réfutations du socialisme, des romans tels que 
« ceux de Georges Éliott et de René Bazin qui donnent une 
« peinture si saine de la vie moderne ; un second rayon con- 
« tient des ouvrages de vulgarisation scientifique ; sur le 
« troisième enfin viennent des œuvres patriotiques et mi- 
« litaires. » Mais voici qui est plus étonnant, ces biblio- 
thèques sont placées dans des estaminets. Peut-être trouve- 
ra-t-on que le livre servira d'appàt au cabaret. La critique a 
été faite. On a répondu quil fallait prendre les gens où ils 
sont. Et ceci ne manque pas de justesse. L'objection de- 
meure cependant: elle sera résolue lorsque les biblio- 
thèques populaires seront annexées à des restaurants de 
tempérance. | 
Depuis quelques années on parle beaucoup d'un nouveau- 
né de l’apostolat social populaire et qui a fait grand bruit dès 
le juur de sa naissance : il s'agit de l'Université populaire. 
Le mot peut paraître prétentieux ; 1] nous vient d'Angleterre 
ainsi que l'institution elle-mème. Elle est, en effet, connue 
par delà la Manche sous le nom d’ « University's settle- 
ments » : ses plus célèbres établissements sont « Toynbee 
Hall » et « Oxford house ». Les Universités populaires 
n'ont pas seulement pour objet de compléter l'instruction des 
ouvriers, en leur ouvrant des bibliothèques, des cours, des 
salles de conférences, mais surtout elles veulent établir un 
contact permanent entre les ouvriers et les classes supé- 
rieures, particulièrement avec les étudiants de nos univer- 
sités. « Nos camarades d'Oxford et de Cambrige », disait 
le fondateur de l’Université de Belleville, M. Bardoux, « ont 
compris que les conférences, quelque grande que fût l’ha- 
« bileté de l’orateur, quelque méthodique que füt l'ordre 
« des sujets enseignés, n'avait sur le public ouvrier qu'une 
« influence superficielle et passagère. Pour pouvoir combler 
« les lacunes de l'intelligence, effacer les préjugés des 
« haines, il faut procéder différemment : réunir sous un 


174 LE UOLF SOCIAL DE LA CHARITÉ 


« inème toit tous ces membres épars de la famille huinaine, 
« Îes grouper dans les mêmes associations, les initier aux 
« mèmes travaux. Organiser le contact entre ouvriers et étu- 
« diants, tel est le caractère distinctif des œuvres sociales 
« anglaises. » (1) Nos l'niversités populaires s’inspirent de 
cet esprit et de cette méthode, sans copier servilement 
toutefois. 

L'éducation populaire qu'elles propagent repose avant tout 
sur l'amitié, sur la confiance réciproque. Les étudiants sont 
conseillers plutôt que professeurs. Le programme du Sillon 
l'affirmait bien haut : « nous n'avons pas l'intention de vous 
« imposer des idées toutes faites. Vous trouverez en nous, 
« non des maîtres, mais des amis, et nous nous souvien- 
« drons de ce que disait Michelet : « l’enseignement, c'est 
“ une amitié ».... Nous n'avons qu'une arme, la vérité ; et 
« qu'une force, l'amour. » 

A ces groupes appartiennent l'Université populaire du 
faubourg Saint-Antoine, fondée par M. Deherme en octobre 
1899, la Fondation universitairede Bellevilledueà l'initiative de 
M.J. Bardoux (novembre 1899), l'Œuore d'éducation populaire 
du Sillon, boulevard Raspail, créée par le sympathique Marc 
Sangnicr-Lachaud, l'/nstitut populaire du V° arrondissement, 
rue Cochin, inauguré le 3 février 1901 et dont l'âme estencore 
le sroupe des jeunes catholiques du Sulon. 

On espère les meilleurs résultats de ces œuvres éduca- 
trices et sociales. L'esprit de neutralité qui anime l'Univer- 
sité du faubourg Saint-Antoine et la Fondation de Belleville 
n'est pas cependant sans donner quelque crainte. Il est en 
fait impossible d’être neutre au point de vue religieux, poli- 
tique et social. L'/nstitut populaire de la rue Cochin fait 
preuve d'une plus grande sagesse : « Nous ne nous consi- 
« dérons pas comme obligés, disent ses fondateurs , à ne 
« présenter qu'une vérité incomplète ou diminuée. Respec- 
« tueux de la pensée libre, nous entendons ne pas limiter 
« la franchise de la nôtre par les scrupules de je ne sais 
« quelle impossible neutralité, et nous craindrions de man- 
“ querau respect de nos auditeurs en ne leur révélant pas 


Li: CF. Aéf. soctale : La Fondation universitaire de Belleville, n° du 1er jan- 


vior 1900, 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 175 


« jusqu'où le travail intérieur de notre esprit a pu nous 
« coaduire, en leur cachant ce que nous croyons. » L'action 
des Universités populaires ne sera en effet vraiment vivi- 
liante et salutaire que si elle est en harmonie avec les lois 
chrétiennes, bases nécessaires de toute société humaine. 
Cette condition réalisée, les catholiques doivent favoriser ces 
sortes d'institutions. L'avenir dira leurs fruits de Paix, mais 
dès aujourd’hui elles portent des fleurs pleines d'espérance. 

Voilà donc encore le rôle de la charité qui se revèle en 
ces œuvres de propagande intellectuelle et d'éducation so- 
ciale. C'est à la seule bienfaisance qu'il faut presque toujours 
demander les frais occasionnés par les conférences popu- 
laires, (location de salles, d'appareils à projection). Pour la 
propagande par le journal, le tract, le livre, la bibliothèque, 
la charité doit entièrement couvrir les dépenses. Les Uni- 
versités demandent aux membres honoraires d’équilibrer, 
par des cotisations annuelles, le budget laissé boiteux par des 
versements des membres actifs, surtout lorsque les locaux 
n'appartiennent pas à l’œuvre. Mais le courage de ces 
«“ jeunes », de ces apôtres de la paix sociale, ne saurait-il 
donc pas commander aux riches un peu de générosité et 
d'esprit de sacrifice ? 


Si les fausses doctrines corrompent l'esprit, l'usage des 
boissons alcooliques exténue le corps, détruit la santé, sème 
la discorde au foyer de la famille et engendre la misère noire. 
£n certaines contrées, l’ouvrier laisse au cabaret le tiers, 
parfois la moitié de son salaire. À Rouen, le D' Troudot a 
fait des constatations étonnantes. Il a examiné de près les 
ouvriers du port. Il a découvert qu'une catégorie d'ouvriers 
« les soleils », gagnant 3 francs en moyenne par jour, dé- 
pensent 8 à 10 sous seulement pour la nourriture, tout le reste 
passe en liqueurs infernales. Dans le même port, « les char- 
bonniers » dont le salaire quotidien varie de 10 à 15 francs, 
s'enivrent chaque soir, mènent une vie malheureuse et à 
40 ans ne sont plus que « des vieillards rabougris, aux poi- 
trines creusées, à la voix caverneuse et aux jambes flageo- 
lantes ». On a tout dit sur l'alcoolisme et ses suites. Parlons 
seulement des remèdes employés pour la guérison d’un mal 
si funeste. 


176 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


Avant tout, il est nécessaire d'éclairer l’ouvrier. Générale. 
ment il ignore les effets désastreux de l'alcool : il pèche par 
ignorance autant que par sensualité. Au moyen de cause- 
ries, de conférences, de journaux, on fera peu à peu la lu- 
mière dans l'esprit du peuple : c'est la tâche que se sont 
assignée tous les Conutés de tempérance. Ys commencent leur 
apostolat dès l'école primaire. Ils éditent des tracts spéciaux 
pour les enfants et propagent même l'idée anti-alcoolique 
par les couvertures des cahiers de l'élève. Cependant l’ate- 
lier est le champ de bataille où la lutte doit devenir plus ar- 
dente, car les puissances de l'ennemi y sont plus fortes. 
Mais qui fournira les armes, c'est-à-dire les tracts, les jour- 
naux, les brochures, sinon la charité, la bienfaisance ? 

La propagande par l'idée doit conduire à l’action ; l’action 
ne saurait elle-même ètre féconde, sans le groupement, l'as- 
sociation, sans la ligue anti-alcoolique. Ainsi l'avait compris 
l'illustre Père Mathew, ie vaillant apôtre de la tempérance 
en Angleterre et en Irlande. Sa pensée était une inspiration 
de génie. Les sociétés modernes de tempérance sont nées 
du mouvement inspiré par l’humble capucin. On ne saurait 
leur souhaiter une trop grande extension. Les progrès de 
ces ligues dépendent surtoul du personnel des membres 
qu'elles enrôlent. 

En dehors de France, on est allé plus loin dans l’action 
anti-alcoolique, on a fondé des restaurants et des cabarets 
de tempérance. Chez nous cependant il y a eu quelques 
essais. Le D’ Legrain, zélé promoteur des sociétés anti- 
alcooliques, a établi un restaurant de ce genre au faubourg 
Saint-Antoine à Paris. Le caractère particulier de ces éta- 
blissements est de n'offrir à leurs clients ni alcool, ni liqueur 
distillée. Jadis le nom seul de cabaret de tempérance faisait 
sourire ; aujourd hui on admire leur vitalité. Citons un fait 
qui peut servir d'exemple : il s'est passé au Havre en 1898. 
« Les ouvriers des docks avaient l'habitude fort peu hygié- 
« nique de boire en guise de premier déjeuner un grand 
« verre d'absinthe pure en grignotant un croûton de pain. 
« Les dames havraises ont voulu lutter contre cette funeste 
« coutume. Elles ont monté des roulottes hygiéniques qui 
« débitent aux ouvriers du vin chaud, du café, du chocolat, 


LF ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 177 


« du pain. En très peu de jours, elles ont eu plein succès : 
« le chocolat surtout a plu à ces braves gens ; et, depuis 
« trois mois qu'elles existent, les petites roulottes du Havre 
« donnent à la Société qui les a organisées 200 francs de 
« bénéfices par mois, et 12 cabarets ont fermé (1). » Sur les 
côtes de Bretagne, les sociétés de tempérance construisent 
pour les pêcheurs des Abris du marin qui ont pour but de 
soustraire le matelot au séjour néfaste des cabarets. Or que 
faut-il pour ces créations ? l'avance de quelques ressources ; 
quelques centaines de francs et qui rapportent presque im- 
médiatement des bénéfices. Ces formes de la charité sont à 
la fois de « bonnes œuvres » et de « bonnes affaires ». 

On trouvera peut-être cette nomenclature d'œuvres so- 
ciales sèche et fastidieuse. Elle était pourtant nécessaire. 
Les exemples qu’on vient de lire ne manquent pas d'élo- 
quence et peuvent aisément susciter le zèle des uns et pro- 
voquer la générosité des autres. Par ailleurs nous avons 
cherché à fixer, dans ce tableau d'ensemble, les directions 
essentielles du mouvement social destiné à rendre les hommes 
meilleurs. Sans doute, toute la question sociale, aujourd'hui 
plus que jamais troublante, n’est pas uniquement une ques- 
tion morale, mais on ne saurait nier qu'elle ne soit princi- 
palement cela. « Enlevez aux âmes les sentiments qu'y fait 
« germer et qu'y cultive la sagesse chrétienne ; enlevez- 
« leur la prévoyance, la tempérance, l'économie, la patience 
« et les autres bonnes habitudes naturelles, c'est en vain, 
« quels que soient vos efforts, que vous rechercheriez en- 
« suite la prospérité. » (2) Suivant cette parole de Léon XIIT, 
nous croyons qu'avant tout 1] faut chercher à, moraliser le 
travailleur. Or tel est le but premier et principal des pa- 
tronages, des Maisons de Famille pour ouvriers et ouvrières, 
des Maisons du marin, des œuvres d’£ducation populaire et 
d'Action anti-alcoolique. | 

Mais dans les réformes sociales toujours si complexes, il 
importe de se souvenir de la parole: oportet hæc facere et illa 
non omiltere. Après les œuvres moralisatrices, parlons donc 
des œuvres plus spécialement économiques. 


(1) Réforme sociale, n° du 1er juin 1898. 


(2) Encyclique Graves de communi. 
E. F. — VIFS. —- 12. 


178 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


IV 


Le développement de l'esprit d'association constitue l'un 
des faits les plus importants de l'ordre économique au XIX° 
siècle. Ainsi qu'il arrive ordinairement les essais pratiques 
ont précédé la législation, au mépris de la législation mème. 
Sous la poussée de l’idée nous avons eu successivement la 
loi de 1867 sur les sociétés commerciales, la loi de 1884 
sur les syndicats professionnels, la loi de 1894 sur les habi- 
tations à bon marché, la loi de 1898 sur les sociétés de se- 
cours mutels, la loi de juillet 1901, qui, malgré ses vexations 
tvranniques à l'égard des congrégations, contient par ailleurs 
quelques clauses libérales. Les sociétés de capitalistes, les 
réunions d'ouvriers et les associations sans but lucratif 
ont donc maintenant le droit de vivre et d'agir. 

Pour les petits et les humbles surtout, l'association est 
une arme puissante, un instrument merveilleux, car, selon le 
mot de Platon, elle fait de l'impuissance de chacun, la puis- 
sance de tous. Les travailleurs le comprirent. Ils cherchèrent 
d'abord à supprimer le salariat par les coopératives de pro- 
duction. Généralement ces tentatives furent vaines : ici les 
ouvriers n'avaient pas les fonds nécessaires pour lancer leurs 
entreprises ; ailleurs la direction, soumise aux caprices de la 
majorité, manquait d'unité et d'autorité. Lorsqu'elles réus- 
sissent, ces sociétés deviennent anonymes et perdent leur 
caractère de coopératives. Quelques ouvriers sont action- 
naires, les autres salariés. On compte aujourd'hui en France 
195 à 200 coopératives de production. Quoi qu'on fasse, le 
salariat s'impose encore. L'esprit d'association doit donc 
surtout se porter sur un autre terrain : celui de la consom- 
mation. 

Les coopératives de consommation sont en effet plus faciles 
à établir et plus prospères. Chaque année leur nombre aug- 
mente. D’après les statistiques les plus récentes, il ÿ en au- 
rait actuellement en France 1690; quelques-unes sont re- 
marquables, par exemple la Aoissonneuse de Paris (16.000 
membres) la Société de la Charente qui compte 12.500 adhé- 
rents. On connaît le caractère essentiel de ces sociétés. Elles 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 179 


fournissent à leurs membres participants, à Lon marché, 
les produits de consommation immédiate. Pour cela, elles 
suppriment les intermédiaires entre le producteur et le con- 
sommateur. La boulangerie, l'épicerie, la mercerie, l’habil- 
lement, la chaussure, les comestibles forment les seuls 
rayons de leurs comptoirs. Bien que l'organisation intime 
soit variable, partout se retrouvent les mêmes éléments : 
sous une forme ou sous une autre, les bonis de l’entreprise 
reviennent aux membres de la Société qui en sont d’ailleurs 
les seuls clients. Au point de vue économique, les hons ré- 
sultats des coopératives de consommation sontincontestables: 
elles assurent la parfaite qualité des produits et elles donnent 
une plus grande puissance d’achat aux salaires. Au point de 
vue social, suivant la constitution de la Société, elles habi- 
tuent les membres ouvriers à gérer des capitaux importants, 
à compter sur leur initiative personnelle et à les éloigner 
des utopies socialistes. Il faut pourtant avouer qu’elles sont 
parfois funestes au petit commerce local. Avant d'établir ces 
coopératives, on fera donc bien d'ajouter à la science écono- 
mique un peu de tact et d’art social. | 

En quelques endroits les prétendues coopératives de con- 
sommation ne sont que de simples économats. Les économats 
sont plutôt des magasins généraux, fondés par les sociétés 
industrielles ou les grands patrons dans le but de fournir 
des produits de consommation à leurs employés, au prix 
d'achat. Economats et coopératives donnent les mêmes ré- 
sultats. La Compagnie d'Orléans démontrait jadis que, grâce 
à ses premiers économats, « ses employés avaient bénéficié 
de 43 °/, sur les charbons de bois, de 75 °/, sur les fagots, de 
33°/, sur le vin, de 56 °/, sur les pommes de terre, de 30 à 
55 °/, sur les vêtements (1). On comprend facilement les avan- 
tages économiques de ces institutions. 

Voici maintenant une œuvre nouvelle, très répandue € en 
Allemagne et qui commence à s’acclimater en France : c'est 
l’œuvre des Fourneaux Economiques et des Restaurants a bon 
marché. Les conditions actuelles de l’industrie ont rendu 
ces institutions presque nécessaires. Souvent l’ouvrier tra- 


(1) Cf. Hubert Vallcroux, Les Associations onvrières et patronales. p. 176. 


1sn LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 


vaille loin de sou domicile et ne peut rejoindre sa famille à 
l'heure du repas. Il ne lui reste plus que l'auberge interlope, 
ruineuse pour la santé, le cœur et la bourse. Afin de l'arra- 
cher à ce Inilieu delétère, pour lui offrir une nourriture saine 
et peu coûteuse, on a créé déjà des restaurants à bon marché 
dans le voisinage de l'atelier et de l’usine. Partout les essais, 
peu nombreux encore, ont pleinement réussi, pour le plus 
grand bien des travailleurs. 

Tout cela est fort beau. On se plaît à rèver d’une germi- 
nation générale de ces œuvres sur tous les points de Îa 
France, dans tous les faubourgs et dans toutes les cités 
ouvrières. Mais, voici le point délicat, — qui fournira les 
ressources nécessaires à de semblables fondations ? Nous 
répondons encore : la charité, la bienfaisance. Et la charité 
n'est pas impuissante, quoi qu'on dise. — D'où vient que 
nous sommes timides, défiants, épouvantés par les obstacles 
réels ou imaginaires ? Uniquement de ce que nous voulons 
copier et réaliser du premier coup des œuvres qui existent 
depuis de longues années, ont fait des progrès et marchent 
grand train. Et cela nous effraie et nous condamne à l’inac- 
tion. Mais toutes ces œuvres, à l'exception de celles qui sont 
fondées par les patrons et les sociétés patronales, ont com- 
mencé petitement. Avec les années elles ont grandi. La cha- 
rité s'est contentée de fournir les premières ressources, et 
encore son rôle s'est-il borné le plus souvent à faire 
quelques avances qu’amortissent bientôt des bénéfices assu- 
rés. Aux riches de bonne volonté, on ne demande en somme 
que d'oublier un instant la poursuite exagérée de la richesse 
et de consacrer à des œuvres sociales un capital dont ils res- 
tent eux-mèmes créanciers. Est-ce donc exiger un sacrifice 
trop pesant ? 

À la suite des œuvres destinées à diminuer les charges 
de la vie quotidienne de l’ouvrier, il est tout naturel de par- 
ler de son logement et des moyens de le rendre plus éco- 
_nomique et plus salubre. La question de l'habitation préoc- 
cupe beaucoup l’ouvrier et ceux qui s'intéressent à son sort. 
Dans les cités industrielles, les logements ouvriers sont en 
général contraires à toutes les règles de l'hygiène : humides, 
sans air et sans lumière. La moralité des enfants v est expo- 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 181 : 


sée à de grands dangers, à cause de l’exiguité des chambres. 
On ne saurait lire sans émotion les découvertes stupéfiantes 
que révèlent les enquêtes sur les logements ouvriers. Et 
encore ces bouges sont-ils loués à des prix exorbitants ! on 
abuse absolument des nécessités de l’ouvrier sur ce point. 

Ce triste spectacle a éveillé l'attention des hommes de 
bien.Un mouvement s’est dessiné peu à peu pendant les qua- 
rante dernières années du XIX° siècle. Des patrons et quel- 
ques sociétés industrielles ont montré un véritable zèle à ce 
sujet. Ainsi la Compagnie Blanzy a fait construire à Montceau- 
les-Mines 1200 habitations qu’elle loue à ses ouvriers,54 francs 
par an. De plus, grâce à d’ingénieuses combinaisons, 2000 
ouvriers sont devenus les propriétaires de leurs logements ; 
lesavances d'argent, concédées par la Compagnie,dans ce but 
lui causent annuellement une perte d’intérèt de plus de 10.000 
francs : il y a lieu de la remercier de sa générosité. Citons 
encore l'exemple de la Compagnie d’Anzin : elle met à la 
disposition de ses ouvriers 2.884 maisons salubres, pour la 
plupart construites en groupes isolés et louées 69 francs par 
an. Par des avances de fonds elle a en outre permis à 741 
pères de famille d'acquérir ou de faire bâtir eux-mèmes 
leurs propres demeures. 

En dehors de l'initiative patronale, des sociétés se sont 
fondées pour venir en aide à l'ouvrier. La. plus célèbre est 
connue sous la raison sociale de Société française des habi- 
tations & bon marché. Notre Parlement, qui s’oublie parfois 
a faire des lois utiles, a secondé le mouvement commencé 
sans lui. La loi du 30 novembre 1894 concède quelques 
privilèges fiscaux aux maisons construites parles «Sociétés», 
dans les conditions déterminées ; elle fait plus, elle en a 
favorisé la vente aux ouvriers, et, par une dérogation frap- 
pante au code civil, maintient l'indivision de ces maisons à 
la mort du père de famille, en faveur de sa femme et de ses 
enfants. Une seconde loi, en 1895, accordait aux caisses 
d'épargne le droit d'employer leur revenu ou le cinquième 
de leur patrimoine en prèts aux Sociétés de construction. 
Malheureusement les Caisses d'épargne ont jusqu'ici peu 
usé de leur droit: elle se montrent défiantes, sans raison 
sérieuse, Aussi les progrès sont-ils lents. Pendant que l'An- 


182 LE ROLE SOCIAL D“ LA CHARITÉ 


gleterre, pays de libre initiative, se glorilie de ses 2000 
sociétés (PJuilding associations), la France présentait modes- 
tement en 1899 ses 46 sociétés d'Habrtations a bon marché. 

Les bienfaits de ces institutions les recommandent cepen- 
dant à tous les hommes d'œuvres. Que faut-il donc pour 
provoquer les progrès désirables ? Un peu d’abnégation, 
renoncer à des bénéfices élevés ; un peu de charité, se con- 
tenter d'un intérèt médiocre, 2 à 2,50 par exemple et fournir 
à ces conditions des capitaux aux Sociétés de construction. 
Le role de la charité, ou le voit, est ici très modeste, mais 
il n'en est pas moins réel et indispensable. 

Toutes ces institutions offrent des avantages précieux aux 
humbles et aux travailleurs. Et pourtant elles ne suffiraient 
pas à soulager toute misère. Certainessituations particulières 
réclamaient encore des œuvres nouvelles. Les œuvres sont 
nées. Voici d'abord la plus intéressante : l'Æuvre des Jardins 
ouvriers. C'est une forme nouvelle de l'assistance par le tra- 
vail, destinée à rendre les plus srands services aux familles 
ouvrières, qui ont l'honneur et la charge de compter beau- 
coup d'enfants. 

L'œuvre est née à Sedan, sans éclat, presque fortuite- 
ment. Une femme de bien, M'"* Hervieu, assistait une famille 
pauvre composée de 10 personnes. Un jour elle dit au père : 
« au lieu de vous donner des secours aussitôt consommés, 
je m'engage à verser à votre nom chaque mois 6 francs à Îq 
Caisse d'épargne si de votre côté vous réussissez à u’apporter 
3 francs. » .… À la fin de l’année, le livret atteignit à 105 
francs. « [Il faut maintenant faire fructifier cette somme, re- 
« prit la dame avec énergie, vous allez louer un jardin et à 
« vos moments libres, avec vos grands enfants, vous culti- 
« verez des légumes qui vous aideront à vous nourrir tous. » 
— Et ainsi fut fait. On travailla avec peu de goùt d’abord, 
puis bientôt avec joie car on s'apercut que lés légumes ré- 
coltés suffisaient à la nourriture de la famille entière. 

Les succès de ce premier essai suscitèrent des initiatives 
fécondes. En 1891 une Société loua près de Sedan 1400 
mètres de terrain qu'elle divisa entre 21 ménages. Depuis 
lors l'œuvre progresse. Les cités industrielles du Nord lac- 
cueillent avec cette activilé généreuse que chacun connait. 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 1N4 


Les villes de France suivent cet exemple: aujourd’hui on 
rencontre un peu partout les « Jardins ouvriers ». Les faits 
ont résolu les objections faites par les esprits chagrins dont 
le monde ne sera pas de si tôt débarrassé. De l’aveu de tous 
l'œuvre est précieuse : elle apporte un appoint sérieux au 
budget de la famille, et atteint son but économique. Au point 
de vue social, elle donne à l'ouvrier l'instinct et le respect 
de la propriété, elle l’arrache aux mauvaises influences du 
cabaret et développe des habitudes d'épargne et de pré- 
voyance. | 

A tous ces titres. l’œuvre des Jardins ouvriers mérite l'estime 
de tous les amis du peuple. La part faite à la charité dans 
l’organisation est d’ailleurs très variable. Ici elle est 
presque nulle : un comité se forme, acquiert un champ aux 
abords de la ville, le divise en parcelles et le confie ainsi 
divisé à des familles pauvres qui paient un taux raisonnable 
de location. Plus loin,des subventions charitables permettent 
de louer le terrain à un prix insignifiant et rendent ainsi plus 
fructueux le travail de l'ouvrier. Les conférences de Saint- 
Vincent de Paul adoptent déjà ce mode d’assistance à l'égard 
de quelques-uns de leurs protégés ; les bureaux de bienfai- 
sance Jes imitent. Que les âmes généreuses se mettent donc 
à l’œuvre et lon verra. ainsi cesser ce que Le Play appelait 
« un honteux désordre » c'est-à-dire « l'existence d'une 
« classe nombreuse privée de toute propriété. » 

Si la situation d’un père de famille chargé d’enfants est in- 
téressante, non moins intéressante est la situation de la jeune 
ouvrière sans famille ou de la femme sans soutien. Les 
salaires de femmes sont en général au-dessous du mini- 
mur suflisant : plusieurs doivent se contenter de véritables 
salaires de famine. C'est un fait mis en lumière par les 
enquêtes les plus impartiales comme celle de M. Charles 
Benoît (1) et M. d'Haussonville (2). Et encore le travail 
manque-t-il parfois ! 

Il n’est donc pas étonnant que le problème du salaire fé- 
minin ait tenté le zèle des âmes généreuses. Parmi les solu- 


(1) Les Ouvrières de l'aiguille à Paris. 
(2) Revue des Deux-Mondes, t. cxrr, 1892. 


184 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


tions données, les unes appartiennent à l'organisation pro- 
fessionnelle, les autres sont du domaine de la charité. Si la 
rémunération des travaux de femmes, notamment des tra- 
vaux d'aiguille sont si peu rémunérés, cela tient surtout à 
l'intermédiaire entre le magasin et l’ouvrière, intermédiaire 
qui s’attribue une partie des bénéfices. Les syndicats profes- 
sionnels de femmes commencent à traiter directement avec 
les magasins et, de ce chef, le salaire des ouvrières s’élevera 
assez notablement. 

Mais la charité, là encore, serait d’un puissant secours. Son 
rôle consisterait à fournir les locaux nécessaires à l’installa- 
tion des bureaux du syndicat, à subvenir par des cotisations 
aux dépenses de fondation, par exemple à l’achat de machines 
à coudre. Bien plus, en dehors de toute organisation syndi- 
cale, un comité charitable peut prendre l'initiative d’une 
œuvre similaire destinée à fournir du travail aux femmes à 
domicile. Nous trouvons ainsi un nouveau mode d'’assis- 
tance par le travail. Pour le faire connaître, donnons un 
exemple. 

Certaines dames charitables de Lille furent frappées dans 
leurs visites de la dure condition des mères de famille, re- 
tenues loin de leur atelier par le soin de leurs enfants et 
manquant des ressources convenables alors qu’elles auraient 
encore pu travailler. Pour les assister et utiliser leurs loisirs, 
on pensa au travail de la couture et on leur fit confectionner 
des vêtements pour enfants. Maisles demandes des mères de 
famille affluèrent; il fallut penser à la vente et le zèle des 
dames trouva des débouchés. L'œuvre est pleinement floris- 
sante et mérite d’être imitée. « Au point de vue social, l'as- 
sistance lilloise par le travail fournit du travail à la tâche, 
assure un salaire rémunérateur et, en faisant travailler à do- 
micile, elle maintient au foyer domestique la femme et la 
jeune fille ; mais elle évite le surmenage des ouvrières en 
fournissant une tâche qui ne dépasse pas huit heures de tra- 
vail quotidien. Au point de vue charitable, elle intéresse les 
femmes du monde au sort des pauvres familles : elle suscite 
chez les premières un zèle intelligent et actif. Au point de 
vue commercial uvre achète pour revendre. Elle achète 
en gros chez le fabriquant les matières destinées à être tra- 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 185 


vaillées au domicile de l’ouvrière et elle les revend aux pe- 
tits magasins aux prix du demi-gros. » (1) 

Pourquoi les femmes charitables n'imiteraient-elles pas ces 
nobles exemples des dames de Lille ? Une bonne pensée, 
le désir de faire du bien, un peu de générosité, quelques 
démarches personnelles, cela suffit et l’œuvre est fondée. 


V 


Bien que ces pages n'aient point {a prétention d’être com- 
plètes et d'énumérer toutes les formes nouvelles de la cha- 
rité, nous devons cependant mentionner encore le rôle qui 
échoit à la charité dans les œuvres d'épargne et de prévoyance. 

Suivant quelques théoriciens, l'épargne et la prévoyance 
sont affaires individuelles. Nous n’y contredisons point : 
cependant, en pratique, il est parfois nécessaire que la cha- 
rité seconde les efforts personnels. L'épargne en effet 1m- 
pose toujours un sacrifice : mais le sacrifice est pénible, il 
coûte. Si les âmes généreuses l’acceptent avec joie, les âmes 
vulgaires le redoutent. À quoi bon se priver aujourd'hui 
pour un lendemain incertain, inconnu ? Souvent même, on 
ne raisonne point : l'habitude entraine, on suit le courant sans 
y prendre garde. On ne fait aucune épargne.Aussi,au moindre 
accident, à la plus petite maladie, au premier chômage, 
l'ouvrier est-il sans ressource: l'assistance publique et un jour 
l'hôpital, voilà les dernières espérances de sa vie mortelle. 

Le travailleur n’a donc pas en général le souci du lendemain : 
il ne sait pas épargner, même lorsqu'il le peut largement 
Puisque cette science si utile lui manque, ne doit-on pas cher- 
cher à la lui donner ? On le fait avec zèle par la prédication 
sociale de la prévoyance et de la mutualité, et des nouveaux 
apôtres n'ont certes pas prèché dans le désert. La mutualité a 
fait des progrès admirables, surtout depuis la loi du 1° avril 
1898, qui a sur plus d’un point très heureusement modifié la 
législation existante. On compte en France plus de 2 millions. 
de mutualistes adultes et environ 600,000 enfants afliliés aux 
mutualités scolaires. La propagande serait plus eflicace tou- 
tefois, si en certains cas elle était soutenue par la charité. 


y étonne sorrale, 1% mars 1899 


186: LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 


C'est en ellet dès le jeune âge que les enfants devraient 
commencer l'apprentissage de la mutualité, afin de pouvoir 
jouir complètement des nombreux bienfaits dont elle est la 
source. Depuis trois où quatre ans, les hommes d'œuvre ont 
mieux compris cette pensée et ils ont donné un essor vigou- 
reux aux #utualités scolaires, aux petites cavé et aux mutud- 
lités de patronages. On sait quelle est l’organisation générale 
de ces mutualités scolaires. Elles demandent à leurs socié- 
taires une petite cotisation chaque semaine, 10 centimes par 
exemple. De ces 10 centimes cinq sont attribués à la Caisse 
de la société et forment le fond commun ; les cinq autres 
sont aflectés à la constitution d'un livret personnel de retraite 
qui reste la propriété de chaque sociétaire. Le fonds commun 
permet de venir en aide aux familles en cas de maladie de 
l'enfant par une indemnité quotidienne de 0 fr. 50: l’excé- 
dent est versé à la Caisse des Dépôts et Consignations et 
constitue un capital de retraite inaliénable. 

Ces combinaisons paraissent et sont en fait très ingé- 
nieuses. Mais, pour qu'elles réussissent entièrement, il est 
presque indispensable de trouver des membres honoraires. 
Les enfants peuvent, pendant quelques semaines pour des 
raisons diverses et très excusables, ne pouvoir obtenir de 
leurs parents leurs cotisations hebdomadaires. Il serait 
désastreux de les exclure de Ia Société. On fait donc appel 
aux cotisations des membres honoraires pour remplacer les 
versements négligés ou impossibles : voilà le rôle propre de 
la charité. Et il faut le dire bien haut, les dons de la charité 


ne peuvent pas être mieux placés, car ils donnent à l'enfant 


l'habitude de l’économie et de l’épargne. 

Parmi les adultes, on rencontre aussi de grands enfants. 
Certaines familles ouvrières ont si peu la pensée d'économi- 
ser qu'elles sont ordinairement dans l'impossibilité de payer 
le terme mensuel ou trimestriel de leur loyer. La charité est 
encore venue à leur secours et s’est faite l’éducatrice de fa 
prévoyance, par la caisse des loyers. Rien n’est plus simple. 
Afin d'habituer les ouvriers à épargner en vue du loyer, on 
bonitie Les versements hebdomadaires des membres de la 
Caisse par quelques cotisations charitables, on y ajoute 
encore Îles intérêts pavés par la Caisse d'épargne à laquelle 


LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 187 


on confie les sommes reçues. Grâce à ces avantages réunis, 
les Caisses de loyer développent chez les adhérents l'esprit 
d'économie et de prévoyance. 


Conclusion. — C’est donc un vaste domaine que celui de 
la charité en nos temps modernes. Et cependant que de traits 
manquent au tableau ! Afin de ne parler que des formes nou- 
velles, naus avons laissé de côté les institutions charitables 
destinées à la première enfance : maternités, crèches, œuvres 
de layette et de berceaux, asiles, garderies d'enfants, dis- 
pensaires, orphelinats, Ssanatoria:; nous ne disons rien 
non plus des a‘uvres qui secourent les indigents et les 
vaincus de la vie : visite des pauvres à domicile, vestiaires 
des pauvres, œuvre du pain de Saint-Antoine, hôpitaux, dis- 
pensaires, hospitalités de nuit, cliniques, maisons de vieil- 
lards, etc. etc. etc. Il n’y a dans cette omission ni mépris, ni 
dédain, inais en tout il faut savoir se borner. Or il nous a 
paru bon d'appeler l'attention des lecteurs des £tudes Francis- 
caines, tous chrétiens zélés et dévoués aux petits à l'exemple 
du Poverello d'Assise, sur des œuvres urgentes qui sont de 
puissants facteurs de la paix et de l'harmonie sociale. 

Sans doute l'initiative personnelle et la charité ne sont 
pas les seuls agents de la régénération sociale. L'Etat a le de- 
voir et le droit d'intervenir, de promouvoir la prospérité 
commune par des lois sages, de consacrer par son autorité 
les justes revendications de la liberté individuelle et collec- 
tive. Mais la sagesse mème assigne des bornes à son action : 
il ne les peut transgresser sans produire un plus grand 
malaise ou se condamner à l'impuissance. Bien que la jus- 
tice dont il est le gardien soit le fondement de la vie des 
nations, on ne saurait oublier cependant le rôle de la charité. 
« La charilé autant que la justice est la loi du monde. 
«La justice contient l'homme, la charité lui comimuni- 
« que l'ardeur et la fécondité de la vie. C'est grâce à l’é- 
« lan que la charité inspire aux sociétés que la vie humaine 
« se transforme, et qu'elle répond mieux à l'idéal de justice 
« dont la loi divine est la suprûme expression (1). » 


Fr. Rayvmoxp. O. AL. C. 


(1) Ch. Périn, Les Lois de la société chrétienne, iv. 1. eh. 3, p.49, 


LA 
SOCIÉTÉ INTERNATIONALE D'ÉTUDES FRANCISCAINES 
* ÉTABLIE A ASSISE 


« Jérusalem, Rome ét Assise. Noms 
sacrés de trois tombeaux... noms de 
villes sépulcrales.. » 


P. ExuPèRe, Pélerinages aur sanc- 
tuaires franciscains. 


Jadis le Dante en parlant d'Assise l'avait appelée Orient ! 
ce fut vrai. Un auteur moderne l'a définie ville sépulcrale ; 
c'est vrai! 

Assise est une ville morte, ou peu s'en faut ; le peu de vie 
qui lui reste lui vient d'un mort, dont seuls le tombeau et 
les souvenirs attirent les pèlerins et les touristes. 

Un jour, l’antique cité sembla vouloir secouer la poussière 
sépulcrale sous laquelle elle dormait depuis des siècles. La 
mode était aux centenaires ; pouvait-on laisser passer 1na- 
perçu celui de la naissance du fils de Pierre Bernadone, qui 
portant dans l'histoire le nom de sa ville natale, ajouté à 
celui que lui donna son père, l’a ainsi rendue célèbre dans le 
monde entier ? — Le Chapitre de la cathédrale ne le pensa 
point, et, après de longues délibérations, il se mit à l'œuvre 
avec une ardeur que les crédules lecteurs de Boileau n'au- 
raient jamais pensé trouver cheg de vénérables chanoines. 
On établit un comité, on fonda un bulletin pour la prépara- 
tion des fêtes ; les adhésions et les offrandes arrivèrent en 
abondance. Le centenaire fut célébré avec magnificence. 

Cette belle ardeur s'éteignit avec la flamme du der- 
nier cierge et se dissipa avec les nuages d'encens. ÎÏl restait 
comme souvenir sur la place du Dôme la statue de Saint Fran- 
COIS ; Mais sa pose modeste et recueillie ne pouvait susciter 
aucun entraînement chez ses modernes concitoyens ! Comme 
fatigués par cet effort ils se replongèrent dans leur tranquille 
somnolence. 

Voilà deux ans, le cinquantenaire de l'invention du corps 
de sainte Claire donna aux Assisiates une occasion de sortir 
un peu de leur habituelle léthargie. Nouveau comité, nou- 


LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE D'ETUDES FRANCISCAINES 189 


veau bulletin, et cette publication démontre ce que savent 
faire les habitants des pentes du Soubase sans un concours 
étranger. Les fêtes se terminèrent:par un feu d'artifice et la 
ville retomba dans le silence. 

Ce n’est pas, certes, la bonne volonté qui manque dans la 
vieille enceinte, mais les bons désirs ne suflisent pas ; il faut 
quelqu'un pour les organiser, les mettre en œuvre. Cet 
organisateur, les bonnes gens d'Assise, très fiers, et à bon 
droit, de leurs saints compatriotes, l'attendraient encore, si 
depuis quelques années un docte étranger, séduit par le 
charme irrésistible qui émane de saint Francois, n'avait été 
se fixer pour une bonne partie de l'année dans la ville natale 
du Poverello, afin d’étudier plus à son aise, sur le théâtre prin- 
cipal de sa vie, le grand saint du maÿen âge. Il avait publié 
une vie de saint François qui avait scandalisé les catholiques 
et que l'Eglise avait justement condamnée. Comme réveillée 
en sursaut par le bruit fait autour de cette publication, sur le 
frontispice de laquelle on lit son nom, la ville d'Assise, la 
ville séraphique, donnait à l’auteur ses lettres de citoyen, 
elle faisait un protestant compatriote de Francois, le Vir 
Catholicus par excellence ! | 

Je n'ai aucune animosité contre M. Sabatier; je lui par- 
donne, en raison de son protestantisme, tout ce qu'il a pu 
dire de faux sur celui que je suis heureux et fier de pouvoir 
appeler « Mon Père saint François »; j'espère que, s’il 
cherche simplement la vérité, le bon saint la lui fera trouver: 
néanmoins je regrette pour Assise que ce soit un frère égaré 
qui l'ait, semble-t-il, réveillée pour tout de bon de son en- 
gourdissement séculaire, et lui ait rappelé que, si elle est 
aujourd'hui connue du monde entier, elle le doit unique- 
ment à saint François, qui porte son nom uni au sien (1). 

Ces réflexions et bien d'autres me passaient par l'esprit 
tous ces mois derniers, quand je pensais au projet de fonder 
à Assise une Société internationale d'études franciscaines, 
dont la poste m'avait un jour apporté le programme. Bien 
que placé un des derniers, suivant son rang alphabétique, 
le nom de M. Sabatier, qui se lisait parmi ceux des promo 


(1) Voilà peu d'années vous auriez inutilument cherché dans Assise où 
acheter une Vie de saint Francois. 


190 LA SOCIÈTE INTERNATIONALE D'ÉTUDES FRANCISCAINES 


teurs, indiquait clairement que ce projet était son œuvre, 
qu'il en était l’âme. 

Si cela me rassurait sur la vitalité de cette Société inter- 
nationale, ce n'était pas suffisant pour garantir quel en serait 
l'esprit; non plus que la présence, parmi les promoteurs, 
d'un religieux, d’un chanoine et de laïques d’une parfaite 
orthodoxie. Le programme, il est vrai, était d’une neutralité 
complète ; il s'agissait uniquement de fonder une biblio- 
thèque, de rédiger un catalogue de manuscrits franciscains 
et de faciliter les relations et les travaux des franciscanisants 
du monde entier. C'était fort louable, en même temps que 
très anodin au point de vue religieux. 

Cependant ce programme, tout neutre qu'il fut, re rassu- 
rait pas les véritables amis de saint François, je veux dire 
ceux qui aiment et étudient le vrai saint Francois et non un 
saint Francois transformé, un saint François idéal tel que 
se le forgent certains esprits. Cette neutralité mème les 
effrayait, car, pour ne pas sortir de ce terrain, la Société ne 
voudrait-elle pas faire ‘prévaloir un saint François neutre 
comme elle, un saint Francois poète et philanthrope, ani 
des petits et des pauvres, fraternisant avec les loups et les 
oiseaux, mais sans remonter à la source de cet amour des 
créatures ? Un saint Francois neutre au point de vue catho- 
lique, mais confisqué par Rome qui déforma son œuvre et 
le fit mourir de douleur ? 

Le nom du promoteur principal autorisait ces craintes, et, 
tout en rendant justice à son érudition et à son incontes- 
table talent, beaucoup ne croyaient pas devoir le suivre sur 
ce terrain neutre, qui n'est pas celui où vécut saint Francois. 

Les Supérieurs généraux des différentes branches de 
l'ordre étaient dans ces sentiments. Il semblerait qu'on au- 
rait dù les informer de ce projet, leur demander leur con- 
cours. À-t-on craint en le faisant sortir de la neutralité ? 
On le croirait ;ils ne recurent mème pas le programme du 
comité promoteur. Aussi à tous ceux qui les consultèrent 
ils conseillèrent l’abstention. 
© L'Ombrie compte parmises enfants un des franciscanisants 
les plus distingués, qui dans le désir de faciliter à tous ceux 
qui s'intéressent à l'histoire franciscaine la connaissance des 


ETABLIE A ASSISE 19t 


travaux parus sur la question, dans te but de leur offrir un 
moyen de publier leurs découvertes, les documents intéres- 
sants qu'ils connaîitraient, ou pourraient découvrir, avait 
fondé une revue avec ce programme. J'ai nommé Monsei- 
gneur Faloci Puligani, directeur de la HMiscellanea Frances- 
cana de Foligno. Depuis quinze ans, avec un zèle persévé- 
rant que n'a jamais découragé l'indifférence, et, 1l faut le 
dire, quelquefois aussi l’hostilité, de ceux qui auraient dù lui 
prêter leur concours, il n’a cessé de travailler au but que se 
donne aujourd’hui la nouvelle Société internationale. Les 
promoteurs de celle-ci désiraient donc ardemment l'avoir 
avec eux. Ils le lui demandèrent à plusieurs reprises, mais 
M Faloci repoussa toutes les avances. 

Cependant les adhésions arrivèrent de tous les points du 

monde ; la liste des membres porte cent cinquante noms, 
dont un tiers pour la seule ville d'Assise. Comme il avait été 
annoncé, la première réunion eut lieu le premier juin, pour 
élire le romité de direction et arrêter les statuts. La prési- 
dence d'honneur avait été offerte à l’Evèque d’Assise. Dé- 
sireux de ne point entraver sa liberté, Monseigneur Louis 
de Persiis déclina cette offre. La place fut donnée à M. Paul 
Sabatier ; la logique le demandait, ainsi que la justice, 
puisque, n'ayant pas son domicile fixe à Assise, il ne pouvait 
autrement faire partie du comité. La Reine-Mère, Marguerite 
de Savoie, accepta le patronage de la Société internationale 
d'Etudes Franciscaines, définitivement constituée le 2 juin 
dernier. 
- Les journaux rapportèrent cette institution, quelques-uns, 
paraît-il, le firent d’une facon inexacte et pouvant donner 
le change sur la nature et les intentions de la Société. Alors, 
au nom du comité, le Président lança une circulaire dans 
laquelle il proclamait la complète neutralité de la Société 
internationale. 

Toutefois l’abstention de M Faloci pesait aux membres 
de ce comité, et ils résolurent de tenter un nouvel effort 
pour l’attirer à eux. Dans ce but, le Vice-Président adres- 
. sait, le 22 juin, une longue lettre au savant directeur de la 
Miscellanea, dans laquelle il insistait principalement eur la 
neutralité absolue de la Société et sur la parfaite orthodoxie 


102 LA SOCIETE INTERNATIONALE D'ETUDES FRANCISCAINES 


des membres du Comité, tous catholiques. A cette lettre 
M®° Faloci fit une réponse que l’on trouvera ici, il y ex- 
plique nettement les motifs de son abstention ; ce sont les 
mêmes motifs qui ont déterminé l'attitude de beaucoup de 
catholiques dans la circonstance. 

Parmi les adhérents au programme de la Société interna- 
tionale se trouvent des prélats, des religieux, des prêtres 
et des laïques, dont nous ne suspectons pas les sentiments. 
Loin de songer à les blämer, ce qui serait fort déplacé de 
notre part, nous nous réjouissons au contraire de leur pré- 
sence dans la Société et dans le comité directif. C’est une ga- 
rantie de la fidélité à cette neutralité promise et aussi un 
espoir de voir dans un avenir prochain la Société d’études 
franciscaines faire une profession de foi catholique, con- 
forme aux sentiments du héros qu’elle veut étudier, de 
François qui ne recherchait les brigands et les loups que 
pour les convertir. 

Voici la lettre de Mf Faloci, publiée, comme celle à la- 
quelle elle répond, dans la Gazette de Foligno, du samedi 
5 juillet. 

Foligno. 28 juin 1902. 


€ TRÈS ILLUSTRE MONSIEUR, 


« La lettre très courtoise que vous avez eu la bonté de 
m'écrire sera bonne, peut-être plus que pour moi, pour tous 
“eux qui ont partagé mes craintes de voir la nouvelle Société 
Franciscaine tendre à un but qui ne saurait être le nôtre. Je 
ne saurais m'expliquer autrement un si aimable empresse- 
ment pour obtenir la faveur d'une personne qui vaut si peu, 
ou qui, si elle a quelque valeur, n’a que celle qu’on veut bien 
accorder. 

« Malgré toutes les raisons que vous apportez, vous ne 
sauriez nier que dans une foule de cas il ne suffit pas d'être 
catholique de cœur si on ne fait profession de l'être : or les 
informations venues d'Assise pouvaient faire croire que le but 
de la nouvelle Société pouvait ne pas ètre orthodoxe. Toutes, 
en ellet, la représentaient comme une émanation de la pensée 
de Paul Sabatier. Lui en était l'inspirateur, lui l'organisateur, 
lui le promoteur, lui le tout. Remarquez-le bien : je ne dis 


ÉTABLIE A ASSISE 193 


pas qu'il en était ainsi, mais je rapporte ce que l'on disait. 
Et alors? Qui ne sait que Paul Sabatier fait aimer saint 
Francois comme Renan faisait aimer Jésus-Christ ? Tous les 
deux très instruits, tous les deux très courtois, tous les 
deux très aimables. Mais. 

« Vous souvenez-vous que ce Monsieur, qui me veut bien 
honorer de sa courtoise bienveillance, présenta et fit applau- 
dir au théâtre Métastase le professeur Bertolini qui fit une 
conférence sur saint Francois ? Cela suffisait pour justifier 
mes préoccupations et celles de tant de mes amis. 

« Une Société Franciscaine n'est pas comme une Société 
d'histoire locale qui a un champ neutre (1). Une Société 
Franciscaine a pour objet saint Francois dans son ensemble, 
dans sa radieuse personnalité de catholique, apostolique et 
romain, d'ami de Grégoire IX, de soutien de l'Eglise ro- 
maine, d'enfant chéri de l'Eglise romaine, toutes choses 
que celui que vous chercheriez en vain dans les œuvres de 
Paul Sabatier et de ses amis, dont l'inspiration est celle-ci : 
« mettre saint François en opposition avec la Papauté ». Il 
n'en est pas autrement. | | 

« Vous me dites que la Société ne fera pas ainsi. J'applau- 
dis. Vous me dites qu’elle se maintiendra sur un terrain tran- 
quille. Je ne blâme, ni je n’approuve : je m'asbtiens. 

« Je regrette de devoir ajouter autre chose. J'ai recu par 
la poste une circulaire du comte Anloine Fiuni Roncalli, 
président du comité, en date du 18 juin, dans laquelle on lit 
que la Société veut garder une complète neutralité. I] me 
semble rêver, car 1l n’est pas possible d'équiparer une socié- 
té qui a pour but d'étudier saint François, à une Société de 
chimistes, à une Académie d'électriciens, à un Congrès de 
mécaniciens. Ceux-ci doivent se maintenir entièrement 
neutres, parce que la chimie, l'électricité et la mécanique 
ne sont ni catholiques ni hérétiques. Mais, pour une Société 
qui a comme but l'étude de saint François, il faut qu'elle soit 
ou catholique, ou non catholique. La neutralité en ces cir- 
constances est tout en faveur des non catholiques. Et pour- 


4) Dans sa lettre le Vice-Président voulait assimiler la nouvelle institution 
aux Sociétés historiques ct archéologiques qui existent dans presque toutes 
les provinces d'Italie sous le nom de Societi di Storia patria. 


E. F. — VII. LU 


94 LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE D'ETUDES FRANCISCAINES 


quoi nous, ou notre Société, par égard pour ces Messieurs, 
devrions-nous comprimer et cacher dans le secret de nos 
cœurs nos sentiments, pendant qu'eux font si volontiers pa- 
rade des leurs ? 

« Si la Société sortait de cette neutralité et se déclarait 
officiellement catholique, elle ne sortirait pas pour cela du 
domaine scientifique pour entrer sur le terrain polémique, 
théologique ou mystique. Tout savant qW'il est, M. Sabatier 
ne croit pas sortir de son terrain en remplissant ses livres 
de propositions anticatholiques, qui font tant de mal à ceux 
qui les lisent ! Pourquoi serait-il interdit à une Société de 
savants catholiques de se déclarer telle, au moins en ne fai- 
sant pas profession de neutralité ? Un Sabatier, un Thode, 
un Lemmp, un Tocco mettent toutes leurs études critiques 
au service de leurs idées théologiques. L'autorité du Pape, 
l'existence des miracles, la valeur des prophéties, le culte 
extérieur, les sacrements et mème l'existence personnelle de 
Dieu, tout cela est nié, ou mis en ridicule, par ces Messieurs. 
N'avez-vous pas lu comme ils fustigent Grégoire IX, Inno- 
cent III, saint Bonaventure, saint Antoine ? Et ceux qui 
écrivent toutes ces choses sont des savants et sont estimés 
tels. Alors, « mutemus clypeos, Danaumque insignia nobis 
aplemus. » 

« Etudions saint Francois, soyons critiques, rigoureuse- 
ment critiques, critiques sans pitié, chercheurs incorrigibles 
de la vérité, mais, et comme individus et comme Société, 
ayons le courage de nous dire catholiques et d'en porter 
les conséquences. Nous ne somines pas une confession 
religieuse. Nous ne sommes pas une religion ; nous catho- 
liques, nous sommes /a lelision. Donc pour nous la neutra- 
lité est logiquement une faute. Pour les autres toutes les 
religions sont bonnes ; ils doivent nécessairement être 
neutres. Pour nous toutes Îles religions, sauf Ha catholique, 
sont fausses ; donc nous ne devons pas ètre neutres. 

« Vovez: je ne crois pas que la Société doive s'affirmer 
explicitement catholique, ni se composer exclusivement de 
catholiques. Il suflit qu'elle ne fasse pas profession de neu- 
tralité ; 1l suflit qu'elle dise que son but est d'étudier saint 
Francois et que le Conseil directif se compose de catholiques. 


ÉTABLIE A ASSISE 195 


Le reste vient de lui-mème. Comment, en eftet, est-il. pos- 
sible qu’à Assise. une Société qui aime saint Francois, com- 
posée de bons catholiques, ne soit pas catholique ? Elle l’est 
sans le dire. Mais, s'il était vrai que cette Société est une 
création de Paul Sabatier, ou que réellement elle voulut 
persuader à tous qu'elle n’a pas un but catholique mais 
neutre, alors, permettez-moi de le dire, jamais elle ne rece- 
vra les adhésions que je lui souhaite de tous mes vœux. 

« Mon idéal serait une Société ayant des statuts tels que 
les auraient pu composer les princes de la critique, comme 
Mabillon, Muratori, Tiraboschi etc. Ils n'auraient certes rien 
laissé à désirer au point de vue scientifique ; si on leur avait 
demandé une déclaration de catholicisme, ils l’auraient 
trouvée superflue; mais si on leur avait démandé une dé- 
claration de neutralité, ils l’auraient trouvée digne de blâme. 
S'il s'était agi de fonder une Société Franciscaine, avant 
tout ils se seraient adressés à un Pape, à un Benoît XIV, par 
exemple. Et ces hommes qui par la sûreté de leur méthode, 
par le sérieux de leurs intentions, par la pénétration de 
leurs recherches, pourraient rendre des points à tant de 
dilettanti de nos jours, n'auraient pas plus regardé comme 
un malheur pour leur société d'en ouvrir les portes à Vol- 
taire, s’il l'avait demandé, qu'il n’est regrettable aujourd'hui 
d'y admettre M. Sabatier ; mais s1 Voltaire se fut mis en tèle 
de fonder une Société de ce genre, pour le coup ils fui- 
raient encore! Du moins je le pense ainsi. 

« Hne me reste plus qu’à vous prier de faire en sorte que 
moi et tarit d'autres, qui regardons la Société avec défiance, 
nous puissions y entrer avec un esprit libre de toute 
crante. Aujourd’hui plus que jamais, vous le comprenez 
bien; les. ecclésiastiques sont tenus à une grande réserve, et 
cen'est point poser un acte politiquement utile à la société que 
de se livrer à cerlaines manifestations, innocentes si l’on 
veut, mais inopportunes et encore inoins nécessaires. 
Cherchez donc, vous et vos excellents collègues, à ouvrir à 
tous les portes de la Société, non pas que je croie qu’elle les 
ferme devant qui que ce soit, mais en agissant de telle ma- 
nière que tous puissent s'y trouver à leur place. 

« La Société Franciscaine ne doit ètre ni une socièté reli- 


4196 LA SOCIETE INTERNATIONALE D'ÉTUDES FRANCISCAINES 


gieuse, ni une assemblée mystique ou ascétique, ni une ré- 
union de prosélytisme catholique ; mais au moins elle doit 
dire qu'elle étudie saint François, pour le faire connaître, 
pour faire triompher son idéal, non une partie de son idéal 
comme la charité, l'amour, la paix, mais tout son idéal, la 
foi chrétienne, la vertu chrétienne, la vie chrétienne, le culte 
de Jésus-Christ, etc. Je suis persuadé que la Société qui est 
confiée. à votre sage direction et à celle de vos généreux et 
distingués collègues y arrivera. 

« Vous souvenez-vous que sur le premier programme de 
la Société on ne lisait mème pas une seule fois le nom de 
de saint François ? — Aujourd'hui ce nom glorieux a été in- 
séré dans les statuts : c'est déjà un pas de fait. Avec le temps 
on fera disparaître cet odieux qualificatif de neutre. Alors la 
Société Franciscaine internationale sera dans son élément. 
Les adhésions arriveront par centaines ; et, après avoir,dans 
ses réunions, étudié critiquement la vie du Séraphin d'As- 
sise, on pourra se rendre sous les voûtes peintes par Giotto’ 
et y chanter le Franciscus vir Catholicus et totus Apostolicus. 

« Je ne puis terminer etc. 

« Votre très dévoué serviteur, 


M. Fazoci PuLiIGNANi, 
prêtre. 


À cette lettre vibrante de Mgr Faloci je dois ajouter une 
remarque, dictée par l’impartialité. Il y est fait mention de 
la Conférence donnée à Assise par le professeur Bertolini, 
en février 1898. Comme je n’avais pu cacher à M. Sabatier la 
mauvaise impression que m'avait causée la part qu'on lui 
attribuait dans l'organisation de cette conférence, il me 
répondit n'avoir été pour rien, «absolument rien, dans la venue 
du professeur de Bologne et dans l’organisation de la con- 
férence. Le promoteur de cette affaire avait même donné les 
assurances les plus expresses que la dite conférence ne 
contiendrait aucune attaque contre la religion. Les faits 
démentirent les promesses... cependant, il est triste de le 
constater, aucun des assistants ne protesta. 

Par respect de la neutralité, sans doute ?! 


P. EDOUARD d'Alencon. 
Archiv. des min. Capucins. 


LES TERTIAIRES 


ET LES 


NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 


(Fin) (À). 


Il 


Quand il arrive que dans les églises franciscaines, tous 
les fidèles peuvent gagner une indulgence plénière, et que 
au même jour une indulgence plénière est accordée direc- 
tement aux Tertiaires, comme il arrive au 16 janvier, fête des 
saints Bérard et compagnons martyrs, les membres du 
Tiers-Ordre séculier peuvent-ils alors gagner deux indul- 
gences plénières ? 

Oui, pourvu qu'ils remplissent autant que possible les 
conditions prescrites. Et en eflet, ce sont là deux faveurs dif- 
férentes quine s’excluent pas mutuellement ; pour les ga- 
gner, il faut remplir les conditions de l’une et de l’autre. 
Outre la confession et lacommunion qui leur sont communes, 
l'indulgence générale pour tous les fidèles requiert la visite 
d'une église franciscaine, tandis que pour l'indulgence 
spéciale aux Tertiaires il faut visiter une église, siège de la 
Congrégation du Tiers-Ordre. Ce sont donc bien deux in- 
dulgences différentes. 

Sans doute, le décret du Pape Innocent XI « Delatæ sæ- 
« pius » du 7 mars 1678 (v. Decr. authent., n. 18 à la fin), dit : 
« Qu'une indulgence plénière accordée à ceux qui, à un jour 
déterminé visitent une église, ou font une autre bonne 
œuvre, ne peut être gagnée qu'une seule fois par jour »; maisil 


(1) Voir la livraison de juillet 1902. 


198 LES TERTIAIRES 


n'a pas d'application dans le cas qui nous occupe, puisque d'a- 
près la remarque de la Raccolta elle-même 'page XXIV, édit. 
1877) ce décret ne concerne qu'une seule et même indulgen- 
ce plénière à gagner ‘plusieurs fois par jour par l'observance 
réttérée des mêmes conditions, et qu'il n'y a pas de doute 
qu'on puisse gagner le même jour plusieurs indulgences plé 
nières diverses, accordées à des œuvres pies différentes (1\ 

Il peut être utile eependant defaire cetteremarque -quoique 
différentes indulgences plénières puissent être gagnées le 
même jour, nul ne peut gagner à son propre bénéfice une 
seconde indulgence plénière, à moins que, après avoir gagné 
la première, il n'ait commis une faute qui lui a été pardonnée 
ou qu'il n'ait pas gagné l’indulgence dans toute sa plénitude 
par manque de dispositions, empêchemént qui a disparu 
depuis (2). C'est pourquoi, les auteurs conseillent commu- 
nément, après avoir tâäché de gagner pour soi-même une 
indulgence plénière, d'appliquer les autres aux âmes dupur- 
gatoire, si toutefois cela est permis (3). 

Ajoutons encore que, à l'exception de l'indulgence du 
Jubilé, là mème confession et la même communion suffisent 
pour gagner les différentes indulgences plénières accordées 
à ce jour ou au lendemain, pourvu qu’on remplisse fidèle- 
ment les autres conditions prescrites (4). On a demandé à la 


(1) C'est aussi la doctrine de Pierre de Monsano (no 218 et 219), de Berin - 
er, (tome 1, p. 97) et de Mfr Lauwereys (Tract. de Indulg , n. 8, q.:#). 

Voir dans les 6ollationes Brugenses (an. 1899, ,p. 299 ct :suivantes), come 
ment il faut entendre ec Décret quand il s'agit de Ja méme indulgence plénière, 

(2) Voir le Décret de La Sacrée Congrégation des Indulgences du 17 août 
1892, dans Beringer (Supplément, page 68). 

(3) V. Bermyger (tome 1. p. 95 et Supplément, p. 68), M® Lauwereys (/or4 
cit., nota) et d'autres. 

(4) La Confession hebdomadaire suffit pour gagner toutes les indulgencves 
qui se rencontrent dans cet intervalle. (S. Congr. des Indulg., 9 décembre 
1763, Décr. auth. n. 231 ; 12 mars 1855, ibid. n..364 ad 1, et 5 décembre 
1893, v. Acta Ord. Minor. an NT, p. 45). — La confession est hebdomadaire, 
siélle se fait dans la période de sept jours {S.'C. des Ind, 23 novembre 1878, 
v.seer, auth, 0. 439 ad°1,et:25 février 1886. V.:P.. de Monsano,in. 855). — 
Hiva des Diocèses où il -suffit de se confesser:toutes les deux semaines, — 
Pour l'indulgence du Jubilé ordinaire ou extraordinaire, nne confession et 
une communion spéciales sont ordinairement requises. (S. C. des Indul., 
9 décembre 1763 et 10 mai 18%). 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE 119 


Sacrée Congrégation des Indulgences si au même jour on 
pouvait gagner deux indulgences plénières exigeant cha- 
cune la communion ? La Sacrée Congrégation a répondu : 
Oui, pourvu qu'on remplisse les autres conditions relatives 
qui sont prescrites. (29 mai 1841 ad 1, Decr. auth. n. 291). — 
C'est pourquoi on a proposé à Ja mème Congrégation le 
doute suivant : « Si ce Décret (précédent) devait s'entendre, 
nou seulement des indulgences à gagner un même jour à 
l'occasion d'une fète, mais aussi de celles que chacun, d’a- 
près sa dévotion se propose de gagner à un jour déterminé 
de la semaine ou du mois? » Et la Sacrée Congrégation a ré- 
pondu également : Oui ‘29 février 1864. Decr. auth. n. 399 
ad. 1 (1). 

Enfin, Beringer (tome 1, p. 73) et Pierre de Monsano (nn. 
162 et 153) remarquent encore que, lorsque la visite d'une 
église déterminée est requise pour gagner une indulgence 
locale ou personnelle, 11 n’est pas nécessaire de communier 
dans cette église, à moins que cela ne soit expressément 
exigé dans la formule de concession (Voir la /?accolta, page 
XIX, édit. 1877;. Il suffit donc de visiter cette église dans le 
courant de la journée et d'y prier à l'intention du Souverain 
Pontife. Si l’on communiait dans cette église au jour fixé 
pour gagner l'indulgence et si on y priait à l'intention du 
Souverain Pontife. il ne faudrait pas réitérer la visi e, p1sque 
déjà il a été satisfait à cette condition (Voir la R«rcol.a page 
XXII, édit. 1877 (2). 

Dès lors, quand un jour déterminé,uneindulgence plénière 
peut ètre gagnée dans une église franciscaine par tous les 


(1) Dans ce Décret on demande en outre à la S. Congr.: « Si celui qui 
veut suivre le Décret (du 29 mai 1831) doit visiter les églises {si cette visite 
est prescrite) autant de fois qu'il y a d'indulgences à gagner ? » — Et la 
réponse fut : « Our » (Ibid. ad 2). 

(2) Les malades empèchés par des infirmités habituelles, par une maladie 
chronique ou par quelqu: cause physique permanente de faire la commu- 
niou à l'église, pourront gagner les indulgences plénières, déjà accordées ou 
à accorder dans l'avenir, si, après s'être confessés et avoir rempli les autres 
conditions, ils remplacent La communion (et la visite de l'église) par une 
autre œuvre pie enjointe par Le confesseur, (Pie IX, 18 septembre 1862, 
Décr. auth., n. 393). — La même concession est faite aux malades et aux 


personnes affaiblies par Fige, vivant en communauté reliriense et incapables 


200 LES TERTIAIRES 


fidèles, et qu'au mème jour les Tertiaires peuvent en gagner 
une autre qui leur est spécialement concédée (par exemple 
au 16 janvier); alors ces derniers peuvent gagner les deux 
indulgences plénières, pourvu que s'étant confessés et ayant 
communié, ils visitente! une église franciscaine, et une église, 
siège de la Congrégation du Tiers-Ordre, et qu'ils y prient à 
l'intention de Sa Sainteté. 

Ils satisfont aussi à ces conditions, s'ils visitent deux fois 
durant le jour une même église franciscaine, siège de la 
Congrégation et y prient aux intentions ordinaires du Sou- 
verain Pontife. 

Bien plus, d'après le Décret de la Sacrée Congrégation des 
Indulgences, du 31 janvier 1893 (V. Summarium Indulgent. 
etc. 3 Ord. sæcularis, du 11 sept. 1901, cap. V, n. 6), Les Ter- 
tiaires peuvent gagner aussi bien les indulgences accordées 
aux fidèles qui visitent une église franciscaine, que celles 
qui sont propres au Tiers-Ordre séculier, a condition de v1- 
siter l'église paroissiale dans les endroits où il n'y a pas 
d'église franciscaine, ni une autre église où la Congrégation 
est canoniquement érigée. (1). 

En conséquence, il suffit que les Tertiaires visitent alors 


deux fois l’église paroissiale et yÿ prient aux inteutions du 
Pape. 


III 


[Il arrive parfois que les Tertiaires, pour gagner une indul- 
gence plénière, doivent visiter une Eglise siège de la Congré- 
gation (du Tiers-Ordre). Que faire, si la Congrégation est 


de visiter l'église ou la chapelle, ou d accomplir les autres œuvres prescrites. 
Le confesseur peut done commuer en d’autres exercices pieux toutes ces 
différentes œuvres, sans en excepter la S. Communion, (Léon XIII, 16 jan- 
vier 1886, dans les Acta S. Sedis, vol. XVIII, page 462). | 

(1) Aux Tertiaires séculiers de Saint-François est encore concédé l'A- 
dult suivant : « Les Tertiaires malades ou convalescents, qui ne peuvent 
commodément sortir de chez eux, gagnent les mêmes indulgences que s'ils 
visitaient personnellement une église de l'Ordre ou de la Fraternité, pourvu 
qu'ils récitent cinq Pater cet Ave et qu'ils prient aux intentions du Souverain 


Pontite. (Breve 7 sept. 1901) » — Voir Summar. Indulg. etc. 3 Ord. sæcul., 
cap., V,n. 4. | 


ET LES NOU VELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 201 


érigée, non dans une église mais dans un oratoire publie 
ou semi-public ? — Et suffit-il à cette visite qu'ils prient dans 
une église ou chapelle publique où une Congrégation du 
Tiers-Ordre est en effet érigée, mais non pas la leur? 

Pour ce qui regarde /a première partie dela question, je ré- 
ponds : à moins que la formule de concession ne déter- 
mine l’église, un oratoire public suffit, ainsi qu’il ressort des 
exemples allégués dans les Rescripta authentica de la S. 
Congr. des Indulgences, n. 176 et 183. 

Cependant que faut-il entendre par Oratoire public pour 
gagner des indulgences ? La réponse découle clairement du 
décret donné par la Sacrée Congrégation des Indulgences 
le 22 Août 1842 (v. Decr. auth., n. 310). Il dit en effet que 
les chapelles des couvents, séminaires et autres com- 
munautés religieuses, où les fidèles n’ont pas un accès libre et 
public, ne peuvent être considérées comme oratoires public 
(Oratoria publica), où l'on puisse gagner des indulgences (1). 

C'est pourquoi plusieurs diocèses ont demandé à Rome un 
indult spécial en faveur de ces chapelles. Voici l’indult que 
l'Archidiocèse de Malines a recu le 22 décembre 1896, et le 
diocèse de Bruges le 13 juillet 1897 : « Les religieuses dans 
leurs couvents déjà construits ou à construire, les élèves des 
séminaires ou collèges, ainsi que les garçons et les filles 
qui pour cause d'éducation habitent les Instituts de chaque 
sexe, en même temps que leurs maîtres respectifs, aussi 
souvent qu'ilest prescrit en général, soit-pour des indul- 
gences plénières, soit pour des indulgences partielles de vi- 
siter une église, peuvent visiter la chapelle privée de leurs 
maisons respectives, pourvu qu'ils accomplissent fidèle- 
ment les autres œuvres pies déterminées pour gagner ces in- 
dulgences. » 

Par conséquent, les Tertiaires qui, pour gagner certaines 
indulgences plénières visitent à jours déterminés, d'après 
qu'il leur est prescrit, une chapelle ou oratoire public siège 
de leur Congrégation, satisfont aux conditions requises pour 
gagner les indulgences. Mais si la Congrégation est établie 


(1) Voir aussi Pierre de Monsano (n. 173-176). Beringer {tome I, p. 71) 
et Mgr Lauwereys, Tract. de Indulg, p. 41, édit, 2°. 


202 LES TERTIAIRES 


dans une chapelle de couvent, de séminaire, de collège ou 
d'autres communautés religieuses, où les fidèles n'ont pos 
d'accès libre et public, si ce diocèse ou cette chapelle n'a pas 
d'indult spécial, ces Tertiaires ne gagnent pas les indul- 
gences en visitant une chapelle de ce genre. Cependant, dans 
ce cas, 1l pourrait se faire que l'indult du 31 janvier 1293 
(cité plus haut! leur soit applicable. 


La réponse au 2° membre de la question ne souffre pas de 
difficultés, puisque dans le sommaire cité, il n’est nullement 
requis que les Tertiaires visitent l'église, siège de leur propre 
Congrégation, mais une église où est établi le siège de la 
Congrégation (du Tiers-Ordre). Or, les Tertiaires ne satis- 
font-ils pas à leurs obligations en visitant une église où est 
érigée une Congrégation du Tiers-Ordre qui leur est étran- 
were ? Je crois qu'on ne pourrait le nier sans aller à l'encontre 
de l’axiome juridique, applicable ici: « {1 convient d'ampü- 
fier les faveurs, et de restreindre les choses odieuses. » 

D'ailleurs ceci paraît confirmé d'une manière indirecte par 
un décret de la $. Congrégation des Indulgences, en date 
du 30 janvier 1896 au 3° doute : « Les Tertiaires jouissent- 
ils du bienfait de la Bénédiction papale et de la Bénédiction 
avec Indulgence plénière (ou de l'Absolution générale), 
quand 1ls [a recoivent en public, non pas du Directeur de leur 
Congrégation propre, mais de celui d’une Congrégation du 
Tiers-Ordre étrangère, soumise à l'obédience d’une autre 
branche des Franciscains ? » — La réponse fut affirmative — 
Si donc, pour recevoir la bénédiction papale ou l’Absolution 
générale, il n'est pas requis de la recevoir de son propre 
Directeur, s'il est même permis de la recevoir du Direc- 
teur d'une Congrégation soumise à une autre obédiente 
franciscaine ; ne pourrait-on pas dire la même chose quant 
à la visite d'une église, et soutenir qu'il importe peu dans 
quelle église la visite doive se faire, pourvu qu'il y ait une 
Congrégation du Tiers-Ordre canoniquement érigée dans 
cette église ? 


ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE | 204 


IV 


Oa lit au chapitre V, n° 1 du Sommaire des Indulgences etc. 
du Tiers-Ordre séculier, émané de la S. Congrégation des 
Rites le 11 septembre 1901, que les Tertiaires qui sont em- 
pèchés d'aller à l’église « in die profesto », c’est-à-dire un 
jour ouvrable, où il y a Absolution générale, peuvent Ia re- 
-cevoir le dimanche suivant ou un jour de fète d'obligation 
s'il s’en présente dans la huitaine. Sans aucun doute, 1l est 
question ici de l’Absolution générale qui se donne en public. 
Mais les Tertiaires peuvent-ils à ce dimanche ou à ce Jo de 
fête recevoir en particulier cette Absolution remise ? — Et 
peut-on étendre cette permission «« jour précédent ? 

Disons tout d’abord que la réponse à la première ques- 
tion contient:la réponse à la deuxième, ou plutôt que Îles 
deux réponses sont incluses dans l'interprétation ration- 
nelle du Reserit du 16 janvier 1886. 

Quant à ce qui regarde la première question, je crois 
qu'il ne serait pas raisonnable de soutenir que lAbsolu- 
tion générale remise à ce dimanche ou à cette fète puisse tre 
donnée en public seulement et non pas en privé. 

Car, 1° « Plus semper in se continet quod est minus » ou 
« cut licet quod est plus, licet utique quod est minus ». (Reg 
Juris in 6°). Cela veut dire : le moindre est toujours com- 
pris dans le plus grand, ou, celui qui a la faculté de faire 
plus, a aussi celle de faire moins. Or, cette règle canonique 
est en tout point applicable ici ; car la faculté de donner en 
public un dimanche ou un jour de fête de précepte qui tombe 
dans la huitaine, une Absolution générale, ainsi remise, est 
une faveur plus grande que la faculté de la donner en parti- 
culier. Cela ressort.clairement du Décret de la Sacrée Con- 
grégalion des Indulgences, du 21 juillet 1888, où la Con- 
grégation décide que l’Absolution générale peut être don- 
née {a veille du jour auquel elle est attachée, mais en privé, 
c'est-à-dire après la confession sacramentelle, « pridie festi, 
post expletum sacramentalem confessionem » (1). Donc, elle 
ne peut se donner en public. 


(1) Remarquons ici que la mème Congrégation, le 30 janvier 1896, a dé- 
claré à ce sujet que l'Absolution générale ne peut pas être donnée la veille 


204 LES TERTIAIRES 


2° Une autre régle canonique déjà citée dit qu'il convient 
d'étendre les faveurs et de restreindre les choses odieuses 
ou défavorables : « Odia restringi, et favores convenit am- 
pliari ». Or, disent les Canonistes, par faveurs on entend 
des grâces ou concessions bienveillantes, qui ne lèsent per- 
sonne, hormis celui qui les accorde. 

Ensuite tous admettent qu’une Absolution générale atta- 
chée à des fêtes déterminées, peut ètre donnée ces jours-là 
tant en public qu'en privé. Mais, par un Rescrit du 16 janvier 
1886 (v. les Analecta Ord. Capuc., an. 1886, page 100) la 
Sacrée Congrégation des Indulgences permet à ceux qui ne 
peuvent recevoir l'Absolution générale aux jours de fête qui 
tombent dans la semaine et ne sont pas obligatoires, de 
recevoir cette Absolution générale le dimanche suivant ou 
à une fête de précepte tombant dans la huitaine. Or, cela 
peut-il raisonnablement signifier autre chose, sinon que 
ceux qui sont empèchés de remplir à un jour férié (ou à une 
fête non obligatoire) les conditions requises à une Absolu- 
tion générale, peuvent les remplir au dimanche suivant ou 
à une fête de précepte dans la huitaine ? À lire le postulatum, 
tel paraît bien être le sens du Rescrit (voir les Analecta 
Capuc., loc. cit.) 

Quelles sont donc les conditions à remplir pour recevoir 
une absolution générale ? La confession, la communion, la 
prière à l'intention du Souverain Pontife, et l'Absolution 
générale donnée selon la formule prescrite par un prêtre 
autorisé à cet effet. Cela signifie-t-il que, pour ceux qui ne se 
confessent pas toutes les semaines, la confession ne peut se 
faire et la communion ne peut être reçue la veille de ce di- 
manche ou de cette fête de précepte ? Ne serait-ce pas res- 
treindre le Rescrit plutôt que de l’étendre raisonnablement ? 
N'est-ce pas ce que font ceux qui prétendent que l’Absolu- 
tion générale, transférée pour quelques Tertiaires au di- 
manche suivant ou à une fête de précepte dans la huitaine, 
ne peut être donnée qu'en public seulement, et non pas en 
particulier, surtout si l’on se rappelle que la faculté de don- 


sinon là où l’on entend la confession sacramentelle, et que cela se rapporte 
aussi à ceux qui se confessent toutes les semaines et n'ont pas besoin de se 
coufesser pour gagner l'indulgence pléuière.{Voir Pierre de Monsano, n. 1586.) 


\ 


US DES Ge re ee eens en = abs 


= OS = = 


ET'LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 205 


ner une Absolution générale ex public doit être considérée 
comme une faveur plus grande que celle de la donner en 
privé? 

3 Enfin, il nous est encore permis d'appliquer ici le prin- 
cipe incontesté : « Ubi legislator seu lex non distinguit, nec 
nos distinguere debemus » ; là où le législateur ou la loi ne 
distinguent pas, nous ne devons pas non plus le faire. Or, le 
Rescrit du 16 janvier 1886 transporte au dimanche suivant ou 
à une fète de précepte dans la huitaine, toutes les con- 
ditions requises pour recevoir l’'Absolution générale un 
jour ouvrable, conditions que certains ne pouvaient pas 
rem plir alors, ou qui ne pouvaient être observées sans dif- 
licultés. Dira-t-on, par exemple : «oui, la confession, la com- 
mun ion et la prière à l'intention du Souverain Pontife peuvent 
se fa ire à ce dimanche, ou à cette fête de précepte, de la même 
manière qu'au jour auquel est attachée cette Absolution gé- 
nérale; mais on ne peut donner l’Absolution générale 
com me à ce jour de la semaine ; car au dimanche ou au jour 
de Fête elle ne peut être donnée qu’en public, et non en pri- 
Yé, tandis qu’au jour ouvrable elle peut se donner des deux 
man ières ?.. » Serait-ce là expliquer rationnellement le Res- 
crit 2 | 

IL’ paraît désormais assez clairement que la seconde partie de 
la y zsestion exige une réponse affirmative, si l'on veut inter- 
péter légitimement le Rescrit de 1886. 

De plus, le Décret du 21 juillet 1888 doit ètre considéré, 
NON pas précisément comme une faveur particulière, mais 
plutôt comme la déclaration d’un doute, décidant que, puis- 
(u on peut s'approcher des Sacrements la veille du jour où 
lon peut gagner une indulgence plénière, les Tertiaires 
Peuvent aussi recevoir de tout confesseur l'Absolution gé- 
nérale, la veille de la fète, et après la confession sacramen- 
elle. (Noir les Analect. Ord. Capuc., an. 1888, page 355.) 


Fr. VICTORIUS d’Appeltern, 
Capucin Belge. 


BIBLIOGRAPHTE 


Nôta: — L'Œuvre de Suint-Francois d'Assise se charge de procurer tous les 
ouvrages édités à Paris et annoncés daus les comptes rendus des Æ£iudes 
Franciscaines. 


Le P. Paiuippe DE Meaux, par le P. Rémi de Boulzicourt, 
Paris. (Xuvre de Saint-Francois d'Assise, 5, rue de la 
Santé. 

Il eut été dommage de ne pas révéler au public pieux de nos cha- 
pelles capucines la physionomie si originale de cet infatigable directeur 
d'âmes. 

En formant un bouquet, aux couleurs bien franciscaines, d'anecdotes 
piquantes, de mots pittoresques, de réflexions éclatantes de bon sens, 
l'auteur a su mêler, avec un rare bonheur, au charme constant du récit, 
le profit d'une réelle édilication, Le Père Philippe raconté par le Père 
Rémi, n'est-ce pas un peu saint Francois de Sales historiographé par 
Ms: Le Camus ? 

N'a pas qui veut cette critique alerte où la synthèse éclaire d'une 
phrase ou d’un mot, à l'instantané, le va-et-vient indiscontinu des faits ; 
Je rallie-paper, à perdre haleine, des aventures et des histoires. 

N'a pas qui veut ce style bon-entant où, s'évoquent comme au déva- 
ler d’un chemin d'école buissonnière, tant de choses de toute couleur 
et de toute saveur. Les cerises rouges et le bréviaire de M. Pruineau. 
— la pêche aux pommes, — les coquelicots et les gâteaux du Moulin 
de la Galette, — la cantine du couvent de Crest, — les curés en redin- 
gote de Meaux et les commis-vovageurs de Seine-et-Qise, — le pas- 
sage de la Mer Rouge à Piscop, — le lever nocturne du soleil, — les 
lapins suicidés de Châlons : quelle verve intarissable! Prompt à la 
riposte, Fesprit part, à chaque instant, en fusées ; les mots pétillent, 
“omime le sel dans la flamme ; la conversation sonne, comme un grelot 
d'inlassable gaité. 

Comment oublier ces types, d'un eravon si fin: le petit Bombard, 


maitre Fasot, le curé de Perdreauville, ou ces eaux-fortes, d'impression 


BIBLIOGRAPHIE | 207 


si différente : M# Meignan, Mère Scholastique, le P. Ventura ? Qu'il 
nous conduise sur fe terrain de la liturgie galticane ou sur celui de 
linfaillibilité pontificale, parmi le maquis de la politique contempo- 
raine ou sous les arceaux de la vie religieuse, en pleine mélée de mis- 
sion diocésaine ou dans Îe silence de la direction au confessionnal : 
partout le P. Rémi nous fait respirer, en la compagnie, j'allais dire : à 
l'école du P. Philippe, cette pointe de menthe et d'anis qu ajoutent, ce 
semble, au pur encens de la vie franciscaine le tour d’esprit humoris- 
tique, la piété sérieuse et le franc bon sens, tout de terroir, de l'ori- 
ginal Capucin. 

Missionnaire ardent, religieux fidèle à la vie conventuelle, le P. 
Philippe est un moraliste éclairé, volontiers au service des petites 
gens. 

Peut-être apparait-il trop sévère dans ses appréciations sur Îles 
fautes de certains prêtres. 

Le « in sacerdotio peccusti, ergo perüiisti » aurait besoin d'un com- 
mentaire. 

En tous cas, aphorisme redoutable d'une doctrine plus que rigide, 
ce mot nous surprend sur les lèvres du P. Philippe, toujours si large et 
si bon pour les âmes sacerdotales,. | 

Cette plaquette s'ouvre par une photogravure très ressemblante. 

Ce front creusé au travail de la méditation, plus qu'il n'est irradié 
de ses joies ; ce regard scrutateur et en même temps brenveillant ; ces 
lévres fines, proumptes aux malicieuses saillies : voila bien le Pere 
Philippe, du couvent de Paris, voilà bien le missionnære dont le ca- 
ractére tout en relief nous est si pittoresque ment montré. Sans être 
prophète, on peut à coup sûr annoncer la seconde édition de cette bio- 
graphie. i 

P. Luox. 
O. M. C. 


* 


# 


L] 


LES GraLLA OÙ ORoxo par le P. Martial de Salviac, Paris. 
Œuvre de Saint-l‘rancois. (1) 


Tous nos lecteurs se souviennent des belles pages sur les Galla. 
. : ; . . 
parues aux Etudes Franciscaines en Fannée 1900, Écrites d'un style 


{D Ce livre enrichi de nouvelles et nombreuses gravures vient d'avoir sa 
seconde édition revue et augmentée chez Oudin, rue Mézières, Paris. 


PE 


208 BIBLIOGRAPHIE 


alerte, plein de vie, et de relief, riche en brillantes images, en tableaux 
vigoureusement tracés, puisé aux sources d’une érudition inépuisable 
et de bon aloi, elles avaient fait connaître et aimer ce peuple, frère de 
notre $ang, auquel se consacre le zèle de nos missionnaires. 

Ce travail méritait plus qu'une simple insertion dans une revue. 
L'auteur, le R. P. Martial de Salviac, en fit un tirage à part, avec 
carte et gravures, enrichi d'une étude complémentaire sur la parenté 
qui unit ce peuple à la race gauloise. Il suit cette tribu partie de la 
(raule, à travers les Espagnes, le Maroc, les déserts du noir Continent, 
jusqu'aux lieux où aujourd’hui encore elle parle notre langue et 
fait respecter le nom de nos aïeux Une longue liste de mots, choisis 
dans le vocabulaire Oromo, montre en effet que là-bas le Galla parle 
la langue de nos paysans de l'Auvergne et du centre de la France. 

Ce livre, qui révélait une gloire ignorée de notre pays, ne devait 
pas rester inaperçu. Îl fut signalé à l'attention de l'Académie Française. 
Cette docte assemblée a rendu justice à l'œavre de notre brillant colla- 
borateur, et lui a décerné un prix de 500 francs. Nous sommes heu- 
reux de signaler ce fait à nos lecteurs et d'envoyer au R. P. Martial 
l'expression de toutes nos félicitations. 

F. Hizaire DB B. 


* 
vs, 


DES GRACES D'ORAISON. — Traité de théologie mystique, 
troisième édition par le R. P. Aug. Poulain, S. J. 3 fr. 50 
V. Retaux, 82, rue Bonaparte, Paris (VIe). 


[Il semblait que la haute science de la mystique ne fût pas susceptible 
d'une exposition précise, nette, simple, claire, nerveuse et, pour tout 
dire en un mot, catéchétique. C'est pourtant ce que vient de réaliser 
le R. P. A. Poulain dans son livre Des Gräces d'Oruison. Tous les 
secrets de cette science cachée et abstraite sont présentés soit sous 
la forme de demandes et de réponses pleines et vigoureuses, soit dis- 
tribués en de petits alinéas consacrés à une seule idée maitresse qu'un 
heureux artifice typographique vient mettre en relief, comme il se 
pratique dans les manuels que l'on met entre les mains des petits 
enfants. 

Assurément ce livre n'est point fait pour ces petits d'un âge trop tendre, 
mais il est écrit pour la foule des âmes qui resteront toujours des en- 
fants par rapport aux mystères de la grâce et de l'action divine. A 


e 


* BIBLIOGRAPHIE 209 


celles-ci, comme à la plupart des directeurs de conscience, l'accès des 
grands auteurs est impossible. D'ailleurs les meilleurs ne sont-ils pas 
diffus sur beaucoup de points et incomplets sur un grand nombre 
d'autres ? L'avantage du nouveau manuel est de présenter le plan de 
toute la doctrine mystique avec tous ses éléments disposés selon leur 
enchaînement naturel, Donnons un court aperçu de l'ensemble du livre. 

La première partie décrit les abords de la mystique c'est-à-dire la 
prière et l’oraison ordinaire sous ses quatre degrés : l’oraison vocale, 
la méditation, l'oraison affective et l'oraison de simple regard. 

La deuxième partie donne les deux caractères fondamentaux de 
l'union mystique : présence de Dieu sentie, toucher intérieur ; et les 
dix caractères secondaires de cette même union: impuissance de la 
volonté, ténèbres divines, communication à demi incompréhensible, 
silence des facultés naturelles, fluctuations continuelles, mélange de 
plaisir et de souffrance, impulsion aux vertus, extases, ligature des 
facultés. 

Dans la troisième partie l'auteur suit, d'après sainte Thérèse les 
quatre étapes de l'union mystique : la quiétude, l’union pleine, l’extase, 
le mariage spirituel. 

Enfin, dans les deux dernières, il traite des visions et révélations et 
donne des conseils pratiques aux aspirants à la vie mystique ainsi 
qu'aux directeurs d'âmes. 

Dans tout ce livre on entend la parole expérimentée d'un directeur 
qui a connu dans les âmes, qu'il guide vers Dieu, les divers états sur- 
naturels dont il donne l'analyse, et d'un théologien habitué à l'étude 
des grands maîtres. 

Il est un point dans tout son livre sur lequel nous aimons à sollici- 
ter l'attention de ceux qu'intéressent ces questions, c'est la distinction 
fondamentale posée entre l'ascétisme et la mystique proprement dite. 
« On appelle mystiques, est-il dit à la première page du livre, des 
états ou actes surnaturels dont Dieu ne laisse pas généralement la dis- 
position à l'homme. Îls sont de telle nature que, st on veut les produire, 
on ny réussit pas, .même faiblement, même un instant. » 

Cette définition est donnée par opposition aux « autres actes surna- 
turels que Dieu a laissés à la disposition de tous les hommes »; elle 
donne la clef pour entrer dans la science de la mystique et pour com- 
prendre la conduite à tenir en face des états vraiment mystiques. Aussi 
dans la 3° partie, l'auteur, faisant l'application de cette doctrine, 
n'éprouve aucune difficulté à déterminer le vrai sens des trois nuits de 

E. E. — VII 14 


210 BIBLIOGRAPHIE 


l'âme décrites par saint Jean de la Croix, et à montrer comment le 
P. Berthier n'a rien compris à l'enseignement de ce maître du Carmel ; 
il a vu en effet dans ces trois nuits trois formes particulières de l'ascé- 
tisme alors que saint Jean de la Croix décrit trois états mystiques. 

Beaucoup en lisant le livre du R. P. Poulain pourront corriger eux- 
mêmes plusieurs de leurs ignorances ; ils comprendront combien sont 
innombrables les voies spirituelles par lesquelles Dieu entend conduire 
les âmes ; et peut-être s'apercevront-ils plus d'une fois avec regret 
qu'ils ont mis obstacle, sans le savoir, aux desseins de sa miséricorde 
sur eux ou sur les âmes confiées à leurs soins. 

Les dernières pages du livre offrent une longue nomenclature d'ou- 
vrages asrcétiques rangés par ordre de date. En la parcourant on voit 
que les prédilections du révérend Père vont à peu près exclusivement 
aux mystiques de l'école du Carmel ou de la Compagnie de Jésus: ses 
maîtres sont sainte Thérèse et saint Jean de la Croix ; saint Bona- 
venture lui-même, le docteur mystique par excellence, n'est cité que 
pour deux de ses ouvrages apocryphes. Ce n'est pas un reproche que 
nous faisons. Comme il y a diverses sortes d'esprit, il doit y avoir di- 
verses méthodes pour exposer et peindre les voies de la mystique et 
dés lors diverses écoles. Un auteur ne peut les adopter toutes à la fois, 
il doit choisir l'une et négliger les autres. Mais, si nous faisons cette 
remarque, c'est pour exprimer le désir de voir un autre directeur d'imes, 
exercé, lui aussi, dans la connaissance des secrets divins, faire pour 
la mystique franciscaine, ce que le R. P. Poulain vient de réaliser d'une 
manière si brillante pour la mystique du Carmel. Il prendra pour 
guides saint Bonaventure et ses disciples : Harphius, Brancat et 
les autres ; et en face des obscurités quelque peu troublantes où se 
plaisent les fortes âmes que ne décourage pas la dure montée du Car- 
mel, il peindra les douces attirances de l'amour divin, qui à travers le 
voile des créatures, sous les mystères de la foi et la parole des Ecri- 
tures, dans l’avant-goût des gloires futures, sait se faire sentir et 
goûter par ces touches amoureuses inconnues aux profanes, mais large- 


ment octroyées aux homes de désir, à ceux qui veulent aimer. 


FR. HizairE de Barenton. 


BIBLIOGRAPHIE 211 


* 
LR 


Socvexins D'UN EXILÉ par P. Pierre-Baptiste de Sighac. Ou- 
vracv illustré de simili-gravures. Carcassonhe, Impr. Vic- 
tor Bonhafous-Thomas, 1902, in-8& de XV-199 bäges. Prix 
2 fr. 


En refermant ce beau livre que Je viens de lire tout d'un trait, je me 
sens l'âme envahie de tristesse et de peine, mais aussi de consolation 
et d'espérances. 

Les Souvenirs d'un erilé sont la narration, écrite par un témoin 
oculaire, de l'exode, du séjour en Espagne et du retour en Francë 
d'un essaim de religieux expulsés à la fin de la néfaste période de 1880. 

On éprouve une douceur infinie à suivre l’auteur qui vous conduit 
par la main comme dans un musée rempli de chefs-d'œuvre. Chaque 
chapitre du livre est un tableau plein de fraicheur, plein de vie, où les 
nuances les plus délicates charment le regard et le captivent. Ces vues 
de la vie des cloitres, ces croquis de la vie espagnole, ces paysages 
ensoleillés de Murcie ont un ton très chaud, et le crayon qui les a 
dessinés, c'est un romantique qui l'a tenu ; tel récit des Souvenirs 
fait songer an Génie du Christianisme : il y a la même poésie, la mêtine 
émotion, la même mélancolie, et l'on se prend à mutmurer avec un 
autre poète : 

- Oh ln'exilez personne ! Oh! l'exil est impie! 
F. Usaco d'Alencon. 


* 
» 


NÉCROLOGE ET ANNALES BIOGRAPHIQUES DES Frères Mineurs 
Capucins de la province de Sävoie (1611-1092) par le P. 
EtcÈxe de Bellevaux, des Frères Mineurs Capücins de la 
même Province. Chatnbéry, Pavy et Paris. Œuvre S. 
Francois. 1902, grand in-& de XXXXV-407 et 10 pages. 
Prix : 7 fr. 50. 


L'ouvrage du T. R. P. Eugène de Bellevaux est un livre très re- 
Mmarquable et très précieux. Quelle mine de renseignements ! Et quelles 
recherches n'a-t-il pas fallu faire pour arriver à dresser ce monument! 
Et comme une grande partie des sources n'est pas accessible à tout le 


Monde, il faut doublement bénir l'auteur du service qu'il rend à notre 


212 BIBLIOGRAPHIE 


histoire religieuse, en mettant à la portée de tous ce trésor de ri- 
chesses cachées. 

Le nécrologe, maîtresse pièce du livre, est précédé d'un aperçu his- 
torique sur les Frères Mineurs Capucins de France et de Savoie, et de 
la nomenclature détaillée des couvents savoyards avant et après la 
grande Révolution. A la suite du nécrologe sont ajoutées la table al- 
phabétique des noms contenus dans ce nécrologe, et de très intéres- 
santes notices biographiques, environ deux cents. 

C'est en forme de calendrier que le nécrologe lui-même est dressé. 
Une colonne spéciale est réservée au nom de religion, au nom de fa- 
mille, aux dates de profession, de décès, aux mentions du lieu de sé- 
pulture, et des années d'âge et de religion ; suivent quelques obser- 
vations relatives à la biographie des défunts. 

Evidemment les travaux dans le genre du nécrologe ne sont faits 
pour plaire qu'à une certaine catégorie de lecteurs; mais pour ceux- 
là la joie est grande d’avoir sous la main une œuvre consciencieuse, 
fondamentale. 

J'ai pris la peine de contrôler un certain nombre de détails avancés 
par le R. Père Eugène, et je l’ai toujours trouvé exact dans ses affir- 
mations. Voici les seules remarques que j'ai pu faire : 

P. VII. On fixe l'établissement des Capucins non 1573 mais en 1572. 
Au mois d'avril, le 16, et au mois d'août, le 20, de cette année, 
Charles IX donna les permissions nécessaires pour habiter la maison 
de Picpus à Paris, sur la paroisse Saint-Paul. 

:P. 301. Il existe un P. Jacques d'Autun qui s'appelait de Chevanes ; 
vêtu le 5 novembre 1623, il fit profession à Grenoble le 5 novembre 
suivant, mourut à Dijon en 1678 ; Denys de Gênes parle de lui, il le 
cite comme appartenant à la province de Lyon, à juste titre, puisque 
le couvent de Grenoble, fondé en 1610, relevait de cette province. 

J'aurais voulu pareillement que l'on précisât davantage certains 
noms de lieux : par exemple Laval, Beaufort. Enfin à la table qui occupe 
les pages 252 à 276, J'aurais préféré une table finale, alphabétique et 
non systématique, embrassant tout le volume, le nécrologe, les bio- 
graphics, les additions et les corrections. C'aurait été le digne com- 
plément de l'œuvre, la vraie clef pour y pénétrer. 

Sans doute, ma critique est exigeante, je cherche une épingle dans 
une meule de foin. Mais je dois dire aussi que j'ai eu toutes les peines 
du monde à découvrir un point faible dans cet excellent livre d'histoire 
documentaire. Fr. Usazp d'Alençon. 


BIBLIOGRAPHIE . 218 


+ >» 


SCIENCE ET RELIGION. Etudes pour le temps présent. Collec- 
tion Bloud et Barral. — I. LES MotriFs D’ESPÉRER, discours 
prononcé à Lyon le 24 novembre 1901, par Ferdinand Bru- 
netière, de l’Académie française, 2° édit. — II. La PpRo- 
PRIÉTÉ FONCIÈRE DU CLERGÉ SOUS L'ANCIEN RÉGIME ET LA 
VENTE DES BIENS ECCLÉSIASTIQUES PENDANT LA REVOLUTION, 
par C. Lecarpentier, licencié ès-lettres. — IIT. SuPéRo- 
RITÉ DU CHRISTIANISME, COUP D'ŒIL SUR LES RELIGIONS COM- 
PARÉES, par P. Courbet. — IV. LES RELATIONS ENTRE LA FOI 
ET LA RAISON, exposé historique, par M. l'abbé de Brogjlie, 


avec préface par le R. P. Augustin Largent, de l'Oratoire, 
2 vol. 


EL On sait le grand retentissement qu'a eu ce discours. Le nom de 
l'auteur, son talent, le sujet qu'il traitait, les anxiétés du moment pré- 
sent expliquent ce retentissement. M. Brunetière ne nous donne pour- 
tant pas tous les motifs que nous pouvons avoir d'espérer. Il s’est 
attaché de préférence à ce qu'il appelle les motifs intellectuels. Aussi 
après avoir salué plutôt qu'exposé l'intérêt qu'on prend aux questions 
religieuses et le progrès du catholicisme libéral et de la démocratie 
chrétienne, en vient-il immédiatement à l'influence qu'ont exercée et 
qu'exercent encore le positivisme et l’évolutionisme. On a dit que 
Platon a été une préparation de l'Evangile. M. Brunetière croit que 
le positivisme et l’évolutionnisme ont du bon, qu'ils préparent l'avenir 


intellectuel du Christianisme. Que Dieu lui donne d’être prophète ! 
( 


IL. Origine des biens ecclésiastiques,leursprivilèges etleurs charges, 
leur vente pendant la révolution, telles sont les questions qu'aborde 
cette brochure. M. Lecarpentier embrasse l'opinion qui fait des éta- 
blissements particuliers les vrais propriétaires des biens ecclésias- 
tiques. C’est l'opinion la plus générale. Il croit que l'évaluation la plus 
exacte de la propriété ecclésiastique est celle qui en porte l'étendue à 
20 010 ou 1/5 du territoire. Ïl ne croit pas à l'existence des bandes 
noires autrement dit de ces. associations d’accapareurs sans scrupules 
qui achetèrent à des prix dérisoires, et réalisèrent ainsi des fortunes 
considérables, I1 n'hésite pas à dire que la vente des biens ecclésias- 
liques fut une opération manquée, qu’elle ne fournit à l'Etat que de 


214 | BIBLIOGRAPHIE 


faibles ressources financières. Retenons enfin ce passage : « Les adver- 
saires de la propriété du clergé n'auraient sans doute pas par leurs seuls 
arguments politiques, financiers et économiques, obtenu le vote de la 
loi du 2 novembre à une majorité aussi forte que celle qui la vota 
(200 voix). Les abus scandaleux qui S'étaient introduits depuis 1516 
dans la distribution des bénélices et la répartition inéquitable des re- 
venus ecclésiastiques entre les membres du clergé, firent plus que tous 
les raisonnements pour décider du vote de la loi. » | 


HIT, — Courte et intéressante apologie du christianisme. Dans une 
première partie l’auteur envisage le Christianisme en lui-mème. Plu- 
sicurs faits démontrent invinciblement son arigine divine. Jésus est 
le type le plus accompli de vertu et de sainteté que le monde ait jamais 
vu. Oril sest donné pour Dieu; il ne peut pas avoir menti; sa doc- 
trine est donc divine, son église infaillible. La manière miraculeuse 
dont la religion chrétienne s'est établie, le renouvellement qu'elle a 
opéré dans le monde, sa résistance infatigable aux épreuves, son 
étonnante adaptation à toutes les races, à tous les climats, en un mot 
sa transcendance, disent hautement à leur tour qu'elle est divine. 


Dans une seconde partie l’auteur jette un coup d'œil rapide sur les 
diverses religions qui occupent la terre. Îl n'en est pas une sans doute 
qui ne contienne des préceptes de morale justes et même élevés. La 
religion naturelle, la droite raison n'ont été nulle part complètement 
étouffées. Mais il n'en est pas une qui offre une doctrine morale com- 
plète, pas une qui ne pèche par quelque côté, pas une qui ne moutre 
une trop grande indulgence pour la faiblesse la plus chère à l'homme. 
Comparées au christianisme, qu'elles lui sont inférieures ! 


IV. — La question des relations de la foiet de la raïsonn'a pas 
cessé de préoccuper l'abbé de Broylie ; il avait fait de cette question 
le sujet de son cours de 1894 à l'Institut catholique. Il l'envisageait 
surtout au point de vue historique, le point de vue du reste auquel 
il s'attachait de préférence dans les questions qu'il traitait. Partant 
presque de l'origine du monde et cheminant à travers les peuples et 
les siècles, 11 cherchait quels ont été dans les diverses religions les 
rapports de la raison et de la foi, quels ils devaient être. Et, conclusion 
qui réJouissait et confirmait sa foi comme elle réjouit et confirme la 
nôtre, il montrait que seule l'Église catholique a résolu cette question 
si délicate des rapports de la raison et de la foi, qu'on ne rencontre 
que dans son sein l'harmonie qui doit régner entre ces deux puis- 


BIBLIOGRAPHIE 215 


sances. Le P. Largent à cru qu'une réédition de ce cours pouvait 
rendre encore d utiles services. Il a eu raison. 


Fr. TIMOTRÉE. 


* 
+ + 


RETRAITE DU Mois, par le R. P. Fidèle d’Alcira : Orihuela, 
1901, in-32 de 365 pages. Texte espagnol. 


Nous nous empressons de signaler cet ouvrage à ceux qui connaissent 
l'espagnol. Peut-être sera-t-il traduit plus tard... En attendant, don- 
nons un aperçu de ce quil contient. 

1 nous offre deux méditations par mois, quelques prières, et se-ter- 
mine par le chemin de la croix. Il se distingue des opuscules du même 
genre, en ce qu'on y trouve un véritable cours d'ascétisme mis à la por- 
tée des fidèles et exempt de ces mièvreries qui déparent trop souvent 
les petits livres de piété. À mesure que le lecteur parcourt les diffé- 
rentes phases de la lutte contre le mal, le prix de la vie, les obstacles, 
les secours, la préparation au dernier sacrifice, il se prend à savourer 
ces pensées sérieuses qui le fortifient contre la fascination des choses 
de la terre. | 

La doctrine est sûre, la pensée vigoureuse, le style noble, sans re- 
cherche ni prétentions ; et nous ne saurians trop féliciter l’auteur d'a- 
voir traité avec tant d'onction et de talent à la fois les graves sujets qui 
cons{ituent le fond de la vie chrétienne. 


F. LéoPozb DE CHÉRANCÉ. 


* 
s 


LE Cœur vaisaxT ou le Courage chrétien. Retraite préchée 
aux Dames par l'ahhé LExraNT, missionnaire diocésain de 
Paris. — Paris, Poussielgue. 


Dans la vie des âmes comme dans celle des peuples il y des heures 
de découragement. Louis Veuillot écrivait de son temps : « Le grand 
mal de notre époque, c'est la lâcheté : » et bien avant lui sainte Thé- 
rèse avait dit : « Ce qui perd les âmes et les Jette en enfer, ce n’est ni 
l'ambition ni l'orgueil, mais la lâcheté. » Et de nos jours l'abattement 
qui s'est emparé des âmes et les a stérilisées ne serait-il pas le mème 
mal sous une autre forme ? 


216 BIBLIOGRAPHIE 


Dans cet état de découragement le devoir du prêtre est, non seule- 
ment de relever les individus en particulier, mais encore les sociétés. 
7 Dans sa retraite aux dames, M. l'abbé Lenfant a fort bien compris 
ce devoir et l'a généreusement accompli. 

Il l'a d'abord fort bien compris. 

« Il semble, a écrit Ozanam, que rien de grand ne puisse paraître 
dans l'Eglise sans qu'une femme y ait part. » Témoin sainte Clotilde, 
Blanche de Castille, Jeanne d'Arc, et tant d’autres. 

Et de nos jours la femme chrétienne n'est-elle pas le rempart de la 
foi dans la famille ? Ne peut-elle pas, si elle le veut, contribuer dans 
une large part au salut d'une paroisse, d’une ville, d'une nation même ? 
Témoin encore toutes les mères chrétiennes qui conservent la foi en 
France par le seul accomplissement de leurs devoirs maternels, par la 
décisive influence qu'elles exercent sur leurs époux et leurs enfants. 

Comment M. l'abbé Lenfant a-t-il rempli sa tâche ? 

Après avoir, dans une première instruction, démontré aux âmes dé- 
couragées ce qu'est le courage chrétien et leur avoir rappelé les causes 
pour lesquelles Dieu, à l'heure présente, le réclame d'elles, il leur in- 
dique dans une série d'entretiens les sources du vrai courage et les 
moyens à prendre pour l'acquérir : la foi et la pensée de la gloire 
de Dieu, voilà les deux principales sources de la vaillance chré- 
tienne. « Les grandes idées, dit-il, font les grands cœurs ; comme au- 
cune n'égale celles que suggère notre immortel Credo, on peut le dire, 
c'est la foi qui crée le courage chrétien. » | 

Ensuite nous voyons à l’œuvre le cœur vaillant, dans la lutte qu'il 
doit livrer chaque jour, d'abord à lui-même, puis dans la famille et 
enfin dans le monde, c’est-à-dire nous considérons dans la femme la 
chrétienne, la mère et l'épouse, acceptant les devoirs de ces trois con- 
ditions. Reste-t-il quelque chose à vaincre, ou l'acceptation de ces de- 
votrs manque-t-elle de générosité ? L'auteur lni rappelle avec saisis- 
sement la pensée de l'enfer, déroule devant ses yeux le tableau des 
persécutions endurées par les martyrs et, montant de l'amphithéâtre au 
Calvaire, lui montre, dans la dévotion au Crucifix, « le moyen le plus 
facile, le plus efficace, le plus doux d’avoir toujours du courage ». 

La dernière allocution : Alleluia ! est le cri du triomphe; le Christ 
est ressuscité des morts et sa résurrection est le gage de la nôtre. 

Après cette courte analyse. disons que la doctrine de cette Retraite 
est le pur Évangile présenté sous un jour saisissant, agréable, délicat. 

Nous ne doutons pas que M. l'abbé Lenfant, dans sa Retraite, n'ait 


BIBLIOGRAPHIE 217 


fait beaucoup de bien à son auditoire ; et persuadé que son livre conti- 
nuera l'œuvre commencée, nous n'hésitons pas à le recommander. 


Fr. E. 


* 
+ 


UN MaRTYR ABYSSIN. — Ghebra-Michaël de la Congrégation 
de la Mission (Lazariste), par M. Coulbeaux, de la même 
Congrégation. In-12, 2 fr. Librairie Ch. Poussielgue, rue 
Cassette, 15, Paris. | 


Voici un livre d’un grand intérêt. Il est écrit par M. Coulbeaux, 
missionnaire en Abyssinie durant trente ans, qui nous raconte sur des 
témoignages authentiques et avec une parfaite connaissance du pays, 
la vie et le martyre d’un savant moine abyssin, Ghebra-Michaël, de- 
venu prêtre et membrede la Congrégation de la Mission fondée par saint 
Vincent de Paul. ‘ 

La vie de Ghebra-Michaël, « le serviteur ou l'esclave de saint 
Michel », n'est certes pas banale. Né en 1788, dans le Goggiam, pro- 
vince renommée par ses écoles ecclésiastiques, Ghebra-Michaël se 
livra à l'étude pendant de longues années et devint un des maîtres 
les plus connus de toutel’Abyssinie. En 1840 il fit partie de la députation 
envoyée au Caire par le prince Oubié pour demander un évèque.Le per- 
sonnage choisi fut Salama, le célèbre évèque-bandit qui plus tard 
devait être le bourreau de notre martyr. Avec quelques-uns de ses 
compagnons et guidé par M. de Jacobis, Ghebra-Michaël alla à Rome 
et à Jérusalem, puis rentra en Abyssinie. Il se convertit au catholicisme 
en 1844. Cinq ans après il fut l'objet d’une première persécution. En- 
fin il faut lire la longue et dure passion que subit du 15 juillet 1854 au 
28 Juillet 1855 l’héroïque confesseur de la foi : son emprisonnement, 
ses nombreuses’ flagellations, sa mort. C'est une des plus belles pages 
du martyrologe si long de l'Église d'Abyssinie. 

| PP 


* 
+» 


- 


AU SORTIR DE L'ÉCOLE. Les Patronages par Max Turmann, 
Paris. Lecoffre. 


Bien des livres et des brochures s’impriment en ces derniers temps 
Pour signaler au public un système de formation de la jeunesse, qui 
nous donne des intelligences à idées fausses, à préjugés ; des volontés 


218 BIBLIOGRAPHIE 


égoïstes soumettant au moi toutes les grandes choses : Dieu, la religion 
et la patrie. D'aucuns, même parmi les écrivains catholiques, sont loin 
d'en excepter les jeunes gens des écoles libres. 

M. Max Turmann,laissant de côté ces lamentations stériles et décou- 
rageantes, fait, croyons-nous, œuvre plus utile en racontant, dans son 
historique des Patronages, les efforts et les succès dûs au zèle sacer- 
dotal ou simplement chrétien, dans le but de faire ou de parachever 
l'éducation première, insuffisante lors même qu'elle est honne. C'est un 
excellent moyen de raviver quelque peu nos espérances. 

L'auteur nous présente d'abord les origines des Patronages, puis 
leur développement successif jusqu'à nos jours. 

Mais il y a dans ce travail autre chose qu'une froide série de chiffres, 
de dates, de documents. L'écrivain trahit son expérience personnelle 
en nous donnant ses idées, ses plans de réforme et de fondation, basés 
toujours sur des faits vus et étudiés. 

Il considère les Patronages sous leurs formes multiples exigées par 
la diversité des membres qui les composent : Patronages catholiques 
des écoles laïques ; Patronages des écoles chrétiennes ;  Patronases des 
jeunes filles. 

Mais, sur ce terrain nouveau de la charité: nous catholiques, nous 
avons des rivaux ou plus justement des adversaires. En constatant leur 
bonne fortune apparente, M. Max Turmann nous découvre les vices de 
leur œuvre dont les idées directrices et l'organisation doivent « for- 
mer en tout Jeune homme, moins le citoyen d'une libre démocratie que 
le négateur des dogmes chrétiens ». 

Après ces questions de principes, viennent les détails pratiques 
qu'il serait trop long de résumer ici. 

Ce livre, d'un écrivain justement connu et foncièrement catholique, 
mérite beaucoup d'éloges pour la justesse de ses idées et l'esprit de bon 
prosélytisme qui ressort de chaque page. Îl s'ouvre par une Lettre- 
Préface de Son Eminence Le Cardinal-Archevèque de Bordeaux, lui 
donnant sa « complète approbation ». 

Ajoutons que le style est simple et clair, c'est-à-dire éminemment 


francais. 


Fr. F. de M. 


BIBLIOGRAPHIE 219 


LE CLERGÉ FRANÇAIS AU XX° SIÈCLE par M. l'abbé Dessaine, 
ancien vicaire général, du clerwé de Laval. — Paris, Bloud 
et Barral. 


De toutes les questions qui préoccupent aujourd'hui les esprits, 
surtout ceux qui travaillent avec intelligence et à la lumière de la foi 
au relèvement chrétien de la France, la question de la direction à don- 
ner au clergé dans cette tâche et dès moyens quil doit y employer, est 
une des plus importantes et, on peut le dire, des plus étudiées. 

Voici un livre du plus sur ce sujet. Îl à certainement la valeur de 
beaucoup d'autres, et on reconnaît aisément chez l'auteur une longue 
expérience et une grande compétence dans l'étude de ces questions. 

D'ailleurs, comme le dit: fort bien M. l'abbé Garnier dans la Lettre- 
Préface du livre, « le grand mérite des œuvres que recommande l'au- 
teur est de s'appuyer toujours sur les grands moyens, ceux qui dé- 
coulent de la nature même des choses et que Notre-Scigneur Jésus- 
Christ ne cesse de naus recommander, » 

La prédication de l'Evangile, — et c'est à bien juste titre, — a les 
préférences de l'auteur. N'est-ce pas elle, en effet, qui a reçu la mission 
il y a dix-neuf siécles, de convertir le monde et de le relever, dans la 
suite des temps, larsque les passions des hommes et Îles ruses de l’en- 
ler l'auraient fait retomber dans ses anciens désordres ou l'auraient 
fasciné par de nouvelles erreurs ? N'est-ce pas par la prédication de 
l'Evangile que les saints, aux époques troublées comme la nôtre, ont 
arraché les vices du cœur des peuples et rendu à leur foi mourante la 
lumière et la chaleur sans lesquelles elle ne peut produire des œuvres 
vraiment chrétiennes ? 

Un autre moyen de ramener le peuple à la pratique de la vie chré- 
lienne, ce sont les œuvres, qu'elles s'adressent au corps ou bien à 
l'âme, A notre époque, où tous ne parlent que de soulagements f ap- 
Porter aux malheureux et d'œuvres de bienfaisance de toute sorte, 
l'Eglise ne doit pas être la dernière à s'émouvoir, ni se laisser devan- 
cer par ses ennemis. Îlest vrai que ceux-ci ont bien à faire pour l'at- 
teindre dans cette voie et il est même fort douteux qu'ils y arrivent 
Jamais, Mais le travail déjà fait ne dispense point de celui qui est à 
faire et, dans l'exercice de la charité, on ne saurait aller trop loin. 


220 BIBLIOGRAPHIE 


Ici surtout le livre de M. l'abbé Dessaine sera d'une très grande 
utilité à tous les prêtres qui désirent travailler efficacement à la con- 
version de la France. Dans une douzaine de chapitres nous suivons le 
prêtre dans les diverses œuvres où il peut exercer son apostolat : 
œuvres d'éducation, de conversion, de polémique même. 

L'esprit ne se fatigue point à lire ces pages, tellement le style en est 
clair et les idées d'une logique impeccable ; etil semble qu’on as- 
siste déjà à ce renouveau d'esprit chrétien que l’auteur veut rendre à 
notre pays. 


Fr. F.ne M. 


* 
€ # 


ManuEz pu CHRÉTIEN contenant les Psaumes, le Nouveau 
Testament et l'Imitation de Jésus-Christ, précédés des 
Exercices du Chrétien. — Tournai (Belgique), Société de 
Saint-Jean l’'Évangéliste, Desclée, Lefebvre et Cie, Edi- 
teurs. Prix, 4 fr. 75. 


Ce livre vient à son heure et comble une lacune bien regrettable ; 
il sort de la banalité et de la routine, et réalise le type idéal désiré par 
tous : c'est un élégant volume in-18 de 1234 pages, en deux colonnes 
avec notes, en caractère gras et très lisibles. La traduction est fidèle, 
conservant avec scrupule les tours, le mouvement, les images, la cou- 
leur de l'original. Les notes sont nombreuses et subtantielles.’ La par- 
tie concernant les devoirs du Chrétien est très soignée. Elle contient 
même les Oraisons de tous les Dimanches et fêtes de l’année, ainsi 
que l'indication des Epiîtres et Evangiles avec renvois dans l'ouvrage. 


DE IMITATIONE CurisTi Libri quatuor Sacræ Scripturæ concor- 
dantia illustrati et parvulo commentario aucti. Auctore 
G. A. O. presbytero, in-32 Jésus de 425 pages. Prix: bro- 
ché, 2 fr. 50. Paris, Desclée. 


Cette nouvelle édition en latin du livre de L'IMITATION DE JÉsus-CGHRiST 
est enrichie d'un petit commentaire destiné à guider l'esprit pendant la 
lecture de l'ouvrage. 

Dans un avant-propos, l’auteur indique la raison de la division de 
l'Imitation en quatre livres. | 


BIBLIOGRAPHIE 221 


Au commencement de chaque livre il donne la division du livre lui- 
même. À chaque subdivision il montre comment viennent s’y rattacher 
les différents chapitres. En tête de chaque chapitre un court sommaire 
en résume la substance. 

Ces divers sommaires forment comme la moëlle du précieux ouvrage 
et en rendent l'usage plus facile et plus fructueux. 


* 
+ + 


CONFÉRENCES ET Discours cHoisis, par le chanoine Penin, 
curé de la cathédrale de Grenoble, membre de l’Académie 
Delphinale, publiés après sa mort par les soinsdeson frère. 


Cet important volume est un recueil de spécimens heureux de tous 
les genres de discours qu’un prêtre peut être appelé à prononcer. Il se 
divise en cinq parties. 

1° Conférences prêchées aux hommes au nombre de dix-neuf. C'est 
la partie la plus importante de l'ouvrage. Nous ne pouvons en faire un 
meilleur éloge qu’en répétant ce qu’en a dit, avec son autorité éminente, 
le, Bulletin trimestriel de Saint-Sulpice, à la date du 12 février 1902. 
« Les conférences de M. le chanoine Penin sont pour la netteté de l’ex- 
« position, la clarté et la solidité de la doctrine, le choix judicieux des 
« citations, un vrai modèle de ce qu'on peut donner à des audi- 
« toires d'hommes. La nature même des sujets traités : préliminaires 
« de la foi, bienfaits de la foi pour l'esprit, pour le cœur, pour l'individu 
« el pour la société... Causes et remèdes de l'incrédulité.. achève de 
« rendre ces conférences tout à fait actuelles. » 

2° Discours choisis. Ces discours ont été pris à dessein dans tout le 
tours de sa vie sacerdotale. Ils commencent par une exquise allocution 
intitulée mystique d'adieur, qu'il prononça au nom de ses condisciples 
au moment de quitter le grand séminaire, après avoir mérité d'être 
appelé au sacerdoce. C'était en 1868. Nous citons ensuite à la date de 
1872 un discours où il expose avec une science patrologique parfaite- 
Bent assimilée la double maternité de Marie, Mère de Dieu et mère 
des hommes.’ En 1874, important discours sur le culte des morts; en 
1875, sermon sur la Passion, etc. | 

| # Allocutions de mariage. Savoir allier les hauts enseignements de 
l'Eglise sur la sainteté du mariage et les devoirs rigoureux du joug 
Conjugal, avec les éloges personnels que les mœurs fd'aujourd'hui 
exigent dans ces sortes de discours, est une tâche ardue qui décencerte 


> 
te 
[ER °2 


BIBLIOGRAPHIE 


la plupart de eenx qui veulent sortir de la banalité. On peut dire que 
dans ce genre, le chanoine Penin s'élève au-dessus de tout ce qui s'est 
imprimé, témoin cette première allocution où il euseigne Île sacritice 
dans tout ce qu'il a de plus äâpre et en même temps fait l'éloge le plus 
délicat des jeunes époux et de leurs familles. 

4° Les discours académiques sont des discours prononcés aux dis- 
tributions de prix de fin d'année au petit séminaire, où, avant d'être 
euré de la cathédrale de Grenoble, il fut professeur de rhétorique et 
directeur. Dans ces discours c'est le professeur de rhétorique qui parle 
Mais si la forme est parfaite, le fond ne l'est pas moins. Le professeur 
est.prétre, le littérateur est éducateur. Il a fait sienne la parole de 
Mer Dupauloup : « Qui que vous soyez, vous ne fonderez rien sans 
« relever les âmes et les caractères ; et vous ne les relèverez pas sans 
« les attacher à Dieu. » La fidélité au devoir, la Religion dans l'éduca- 
tion, les Devoirs de l'homme envers la vérité, etc., indiquent par leur 
simple énoncé jusqu'où savait s'élever l'orateur. 

5 Oraisons funébres. On retrouve dans ces discours, prononcés 
devant un cercueil, les mêmes qualités que dans les allocutions joyeuses 
qu'il adressait aux jeunes fiancés. Nul mieux que lui n'a fait parler la 
douleur ; nul mieux que lui ne l'a consolée par l'exposition des espé- 
rances chrétiennes, nul mieux que lui n’en a montré les austères mais 
sublimes enscignements. 

En somme, c'est un livre digne d'attirer l'attention ; à la fois modèle 
de littérature et de prédication, nous croyons rendre un service réel 
à tous les prêtres en le leur signalant. | 

| L'abbé S. Curé, T. 0. 


* 


» ss 


La Macie Mopenxe ou l'Hypnotisme de nos jours par le R. P. 
Pie-Michel Rolfi, O. F. M., traduit de l'italien par M. l'abbé 
Dorangeon, avec une introduction de Ms Méric, vol. in-12 
de 368 pages, 3 fr. 50. Téqui, 29, rue de Tournon, Paris. 


On parle encore beaucoup d'hypuotisme. Les médecins, les philo- 
sophes, les théologiens en étudient avec intérêt les phénomènes 
étranges qui confinent au mystère et introduisent sur le domaine du 
merveilleux. Parmi les nombreuses publications, dues à ce mouvement 


plus ou moins scientifique, le livre du R. P. Pie-Michel Rolf tient une 
place honorable, 


BIBLIOGRAPHIE 223 


C'est une étude très claire et très précise sur la nature et les ‘effets 
de l'hypnotisme. Elle se divise en trois parties : la théorie : définition, 
histoire et effets de l'hypnotisme ; la physique : explication des phéno- 
mènes, naturels et préternaturels ; La morale ou examen de la licéité de 
l'hypnotisme devant la conscience. 

Ecrit surtout dans un but de vulgarisation, l'ouvrage contient peu 
de ces faits d'expérimentation qu'on aime à lire dans le volume du 
P. Coconnier, l'Hypnotisme franc. Mais par contre le P. Michel Rolf 
traite, plus explicitement que ne l'avait fait le savant dominicain, des 
phénomènes préternaturels et spirites, afin de les mieux distinguer 
des phénomènes hypnotiques purs et de mettre le public en garde 
contre les charlatans. Aïnsi il consacre un long appendice (38 pages) 
aux tables parlantes, et un plus long encore (61 pages) aux phénomènes 
de télépathie. Peut-être l'auteur range-t-il parfois sous le catalogue du 
préternaturel des faits dont le caractère n'est pas encore bien dé- 
terminé ! mais ne lui tenons pas rigueur de cette audace, et laissons 
au temps et à la science le soin de rectifier, si besoin est. 

Dans l'explication des phénomènes naturels de l'hypnose le P. Michel 
Rolf invoque l'autorité et la doctrine du célèbre docteur franciscain 
Richard de Middletown, de même que le P. Coconnier avait invoqué 
jadis le nom et les théories de saint Thormias. N'est-ce pas chose cu- 
rieuse que de voir les théologiens du moyen âge donner à la science 
moderne ses explications les plus claires et les plus profondes ! On 
gagnerait assurément beaucoup à fréquenter davantage ces philosophes 
trop méconnus, Le P. Rolfi se sépare sans hésiter de l'école qui con- 
damne absolument l'hypnotisme, de l'école de la Civilta, du P. Franco, 
du D° /mbert-Goubeyre. Il se range du côté du P. Coconnier, de 
MX Méric, du chanoine Lelons, du P. Lehmkuhl. Dans l'hypnotisme, 
n'ya de condamnable que les abus, et les abus ne sont pas essen- 
üels, inhérents à l'hypnotisme lui-même, Il est donc permis. en cer- 
lain cas, de l'employer comme moyen thérapeutique. Telle est la 
conclusion du P. Rolfi. Elle se réclame de la haute autorité de la Con- 
S'égation du Saint-Office qui a donné une réponse daus ce sens, le 27 
juillet 1899. 

Le livre du R. P. Rolfi a eu grand succès en ltalie. Deux éditions 
furent épuisées en quelques mois. Nous souhaitons que la traduction 
de M. l'abbé Dorangeon trouve, en France, un public aussi sympa- 
thique et aussi nombreux. 


Fr. RaAyvuoxn. 


224 BIBLIOGRAPHIE 


Les VERTUS Du CŒUR DE Jésus, par L. Boussac. Septième 
série, vol. in-18 de 156 pages. Téqui, Paris. | 


La septième série des Vertus du Cœur de Jésus se recommande ainsi 
que les précédentes, par l'élévation de la doctrine, la limpidité et l'é- 
légance de la forme, la piété et la chaleur des sentiments. 

Ce nouveau recueil contient 9 méditations. Elles ont pour abjet 
l'esprit d'enfance, l'innocence, la vocation, la bonté, la force, la persé- 
vérance finale, les vierges, les prêtres, les vieillards. Partout le Sacré- 
Cœur apparaît comme un idéal et un modèle c’est vraiment lui qui il- 
lumine ces pages de lumière et les embaume du parfum céleste de la 
vertu. 


Fr. R. 


CUM LICENTIA SUPERIORUM 


IMPRIMATUR : 
Robertus a Valle Guidonis, 
Vic. Prov. O. M. Cap. 


Le Gérant : 


CuarLes-Josepn BAULÉS. 


Vannes. — [Imprimerie LAFOLYE, 2 place des Lices. 


_ = = 


SOIT LOUE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS ! 


L'INFLUENCE 
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 


LT NRTICLE. 


L'apôtre en Francois n'était pas peu servi par Île poëte. 
Et quoique l’on ne puisse lui attribuer que le Cantique du 
Soleil et l'Amor in foco mi mise, il n’est pas exagéré de pré- 
tendre qu'il fut le plus artiste des saints. Une œuvre suffit, 
en ellet, pour révéler des dons d'artiste suprême ; encore le 
sentiment des harmonies peut-il lenir lieu d'œuvre s'il se 
- développe en un moi au point de compénétrer la vie morale, 
de se refléter dans les actes, d'embellir la spiritualité. C'est 
par la culture de ce sentiment que l'on affine en soi la per- 
ception des beautés extérieures, la vision du beau. Or, ce 
sentiment était devenu d'une délicatesse extrème en le 
Poverello, sa formation littéraire avant été toute provencale, 
comme celle de ses contemporains les plus cultivés (1). Nul 
ne connaissait mieux que lui, dans l’Ombrie, les romans de 
chevalerie, les fabliaux du pays de France et les sirventes 
des troubadours provencaux. Une fois égal à ces derniers 
dans la connaissance de la poétique, dans l'art littéraire, il 
leur fut aussitôt supérieur par sa vision de la nature. Chan- 
leurs sensuels, virtuoses tout à la forme, les troubadours ne 
la voyaient point cette nature ; notre Francois en sentait la 
Poësie jusqu’à en pleurer. Et c'était une supériorité; car 


4) L'influence des troubadours proveneaux dominait en Italie à la fin du 
XIe siécle, Cf. Fauriel, Hist. de la Poëste provenre., t. I. Cette formation, 
*SSürément bien incomplète, suffisait pour épurer le goût et rendre sensible 
4 la houute. | 


EE, — NI 1 


206 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE 


l'artiste est fâcheusement incomplet s’il reste fermé aux 
pe tacles et aux voix de la création. 

« L'intelligence reconnait toujours Dintéllisénes dans ce 
Ho créé, et, seule, la médiocrité de l'esprit n'apercoit 
pas Dieu dans sa création. David trouvait trop faibles, pour 
la gloire du Créateur, les accords de sa harpe et il voulait 
pour chanter Dieu cette grande voix de la nature qui ne 
rejette, pour les partitions de ses harmonies, ni les bûtes, 
ni les oiseaux, ni les reptiles, ni les monstres et leurs 
abîmes (1). » 

François appartenait à cette catéxorie d'imaginatifs,dont le 
cœur dirige l'imagination. D'autre part, il était, nous l'avons 
vu, remarquablement intuitif et sensitif. Aussitôt après son 
retour à Dieu, dès que la piété eut commencé de fleurir dans 
son âme, de nouvelles grâces rendirent sa vision d'artiste 
plus pénétrante et mystique au vrai sens du mot. Devenu 
méditatif, il découvrit mieux que jamais l’invisible à travers 
le visible, le reflet des délices célestes dans les grâces de 
nostra madre terra. Cet équilibre qui caractérise les œuvres 
du Tout-Puissant, ces harmonies ineffables qu'elles mani- 
festent ou laissent deviner lui disaient l’enrythmie du Père 
qui est aux Cieux. Bien plus, il lisait l’amour du Créateur 
pour sa créature dans ces merveilles de structure que pré- 
sentent toutes choses créées et qui leur assure un rôle utile 
tout en les revêtant de beauté. La nature l’enchantait comme 
une symphonie perpétuelle en l'honneur du Très-Haut; « et 
il demeurait au centre de ce concert comme un musicien ins- 
piré (2) », transformant tout en adorations brülantes. 

Le Cantique du Soleil et le Cantique de l'Amour sont con- 
sidérés par la tradition franciscaine comme l'œuvre de Fran- 
cois. Ces poèmes ayant été improvisés, puis dictés, F. Pa- 
cifique, sur l'ordre mème du saint, modifia quelque peu le 
premier pour en assurer le rythme, et il parait très probable 
que le second fut également retouché de cette sorte. L'humi- 


. 
(1) Le biblioph, Granger de D..,, $S. Franc. Rrovidence du moyen-age 
par l'amour, p. 129, Ozanam montre qu'il n'est ni commun, ni facile d'aimer 
la nature, d'y chercher des lecons, et que seul le christianisme apprend à la 
respecter, (Loc. cit., p.73.) 
(2) T. de Celino, Fita prun., p. 1, ce. XXIX. 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 


to 
te 
si 


lité du poverello devait le pousser à demander une colla- 
boration de ce genre à ceux de ses fils enrichis du don poé- 
tique. Mais quel disciple ne se serait appliqué, en obéissant, 
à respecter la pensée et le verbe du père, du maître ? Ces 
deux poèmes nous livrent donc bien l'art, le génie et le mys- 
ticisme du chantre d’Assise (1). L'amour le plus pur, le plus 
dévorant, y brûle comme un encens d’oblation en des vers 
à parfums de prière. L’esprit de foi candide et de joie juvé- 
nile qui vivifie le Cantique des Trois Enfants (Daniel, 1H), 
anime aussi l’{ymne du Soleil dans sa partie jaillie d’une pre- 
mière inspiration. Ses images rappellent, par leur beauté 
virginale, leur simplicité merveilleusement expressive, leur 
majesté qui s’ignore, celles du Cantique des Cantiques, des 
ch. XXXVIII et XXXIX de Job et des Psaumes CIIT et 
CXLVIII. Les deux derniers versets sont plus particulière- 
ment emplis du souffle évangélique. Ici, la piété se virilise, 
la parole mème de Jésus retentit dans cet épilogue où les 
exhortations touchant la vie éternelle remplacent les louanges 
évocatrices. 

Quant au Cantique de l’Amour, tout embrasé d'ardentes 
flammes parties du cœur même de notre divin Maitre, c’est 
l'un des plus précieux joyaux de la poésie mystique. 

En dépit de sa forme allégorique très médiévale, il émeut 
intensément tant Îles eflusions d'amour y vibrent de 
sincérité. 

« Il m'a fendu le cœur, et mon corps est tombé à terre. 
Ces flèches que décoche l’arbalète de l'amour m'ont frappé 
en m'embrasant. De la paix, il a fait la guerre ; je me meurs 
de douleur. 

« Je me meurs de douleur. Ne vous en étonnez pas. Ces 
coups me sont portés par une lance amoureuse. Le fer est 
long et large de cent hrasses, sachez-le ; 1l m'a traversé de 
parten part... » 

On comprend que saint Bonaventure, tout frémissant d’ad- 
miration, ait pu comparer le Père de son ordre à « cet Ange 
de l’Apocalypse qui montait d'où le soleil se lève et qui te- 


(1) Ces deux cantiques se trouvant dans plusicurs ouvrages, nous croyons 
inutile de les reproduire ici. à 


228 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


nait à [a main la marque du Dieu vivant (1). » Sainte Ger- 
trude n'aura pas de plus saints enthousiasines ; saint Jean de 
la Croix, sainte Thérèse ne trouveront pas des accents plus 
lyriques (2). Toute la grâce ingénue, toute la fraîcheur prin- 
tanière, tout l’arome floral d’une langue à sa phase d'essai 
se reconnaissent dans ces deux poèmes et achèvent, de les 
rendre touchants. L'alliance de mysticisme et de naturisme 
que présente l'Hymne du Soleil, le mélange de spiritualité 
et d'humanité que l'on relève dans le Cantique de l'Amour, 
constituent l'originalité de l'artiste qu'était notre saint, et 
ce seront, à un degré plus ou moins sensible, les caractères 
de la poésie franciscaine. Des chants du saint, il faut dire ce 
que saint Bernard disait du Cantique des Cantiques. « En vain 
celui qui n'aime pas écoutera ce cantique d'amour : ces 
discours enflammés ne peuvent être compris par une âme 
froide, cette langue est étrangère et barbare pour ceux qui 
n'aiment pas et frappe leurs oreilles d’un son vain et 
stérile (3). » | 

Quelques auteurs doutent que saint Francois ait composé 
le Cantique de l'Amour; rien n'a confirmé leur opinion, 
mais quand elle se trouverait justifiée un jour, qu'importe- 
rait en somme ? Bien plus, quand même il serait prouvé que 
saint Francois n'est pas l’auteur du Cantique du Soleil, il 
n'en resterait pas moins poète, et pour avoir inspiré ces 
hymnes et pour avoir inventé cette inestimable prière en 
faveur de Madame la Pauvreté : « Elle était dans la crèche, 
et, comme un écuyer fidèle, elle s’est tenue tout armée dans 
le grand combat que vous avez soutenu pour notre rédemp- 
tion. Dans votre Passion, elle a été la seule à ne pas vous 


(1) S, Bonav., cap. XIIL. Dante usera d'une image analogue en parlant de 
la patrie du Santo. « Or, que celui qui veut parler de ce lieu ne l'appelle 
point Assise, car ce nom ne dirait pas assez; mais quil l'appelle Orient. 
s’il veut s'exprimer juste, » Notons qu'Ascesi, parfait du verbe ascendere 
(monter), réalise une heureuse image en italien. 

(2) Ozanam peuse que saint Francois composa ce poème après avoir recu 
les stigmates sacrés sur le mont Alverne, alors qu'il était encore inondé 
d'effluves divins. On peut certes l'’admettre et répéter avec l'auteur des 
Poètes franciscains que ce cantique « semble écrit dans le feu des ravisse- 
ments divins », (Luc, cil,, p. 87). 

(3) 5. Bern, /n Cant,, ser. 79, 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 201) 


abandonner. Marie votre mère s'est arrètée au pied de la 
croix, mais la Pauvreté, y montant avec vous, vous a enserré 
de son étreinte jusqu’à la fin. C'est elle qui a préparé avec 
amour les rudes clous qui ont percé vos pieds et vos 
mains, et, lorsque vous mouriez de soif, épouse attentive, 
elle vous faisait préparer du fiel. Vous avez expiré dans 
l'ardeur de ses embrassements; mort, elle ne vous a point 
quitté, Ô Seigneur Jésus, et elle n’a point permis à votre 
corps de reposer ailleurs que dans un sépulcre d'emprunt. 
C'est elle enfin qui vous a réchauffé au fond du, tombeau. O 
très pauvre Jésus, la grâce que je vous demande, c’est de 
m'accorder le trésor de la très haute Pauvreté : faites que le 
signe distinctif de notre Ordre soit de ne jamais posséder 
rien en propre sous le soleil, pour la gloire de votre nom, 
et de n'avoir d'autre patrimoine que la inendicité (1) ! » 

En lançant de tels cris, Francois fit renaître la poésie sa- 
crée qui, confinée dans le latin, avait perdu de sa popularité. 
Enfin, en choisissant l'idiome vulgaire comme mode d’ex- 
pression, il rendit un insigne service à l’art autant qu’à l’Ita- 
lie; en élevant à la dignité de langue la parleure de ses 
contemporains, non seulement il indiquait à Dante ce qu'il y 
avait à faire, mais encore il lui préparait les voies. Et, par 
la poésie dont il était la source, ses fils allaient corroborer 
leur prédication et leur action sociale. 

L'art, en effet, n’est une vanité qu'entre des mains vaines. 
Aussi l'Eglise l’a-t-elle adopté sans hésiter, concédant aux 
manifestations plastiques une belle place dans ses temples, 
liant à la liturgie et à ses cérémonies la poésie et la musique. 
La double action spiritualisatrice et civilisatrice de l'art 
quand, tout pénétré de la doctrine; il manifeste le divin, 
l'histoire la proclame par des milliers de chefs-d’œuvre. À 
moins de nier l'évidence, il faut bien reconnaître qu'avec le 
secours de la grâce l'art peut devenir une forme d’apostolat, 
et non la moins impressionnante. Très souvent, ceux qu'ef- 
frayent les idées sont sensibles aux images, ceux qui restent 
fermés aux arguments spéculatifs s'ouvrent à la vérité sous 
l'action d'un poème. Où lapologétique sévère, où l'ouvrage 


(1) Anx Acta Sanct,, Vie des Trois Compagnons. 


230 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


d’aride discussion ne pénètre pas, l'œuvre d'art est accueil- 
lie et rayonne. Or, aussi bien que le travail philosophique, 
elle peut disputer les esprits à l'erreur ; car les hommes se 
lassent moins du vrai que des formes de son exégèse ; et 
ils écouteront toujours plus volontiers celui qui leur pré- 
sentera l’immanent d’une manière originale, ce à quoi 
la poésie se prête admirablement. Enfin, aussi bien que 
l'œuvre de mystique pure, l’œuvre d’art peut inspirer 
l'amour du Dieu d'amour et propager la charité fraternelle. 
Elle Le peut d'autant mieux que l’art et le mysticisme se con- 
ailient fort bien, les cantiques de l'Assisiate en donnent 
une preuve péremptoire. Et qui donc s’en étonnerait ? Le 
Christianisme, M. Louis Aguettant l'a fort bien indiqué, 
« traite la faculté poétique comme les autres dons naturels ; 
il la dirige, l’accroit et la consacre ». L'aspiration, il la con- 
duit, la porte, en vérité « vers le seul objet en qui elle puisse 
se reposer sans déchoir ». Vient-elle à défaillir, il a tout ce 
qu'il faut pour la renouveler et l’élever toujours plus haut. 
« On objecterait en vain que l'élan de l'âme n’est pas l'essor 
de l’imagination, et que la vie intérieure n’a rien de commun 
avec la littérature. Avec les yeux de la rhétorique, soit ; mais 
cette dualité intellectuelle, à mesure que l'homme s'élève, 
tend à se résoudre dans l'unité. Il s'agit ici des formes les 
_plus nobles de la parole humaine et nous avons remarqué 
déjà que toute grande poésie jaillit des profondeurs de l'être. 
Assurément, la ferveur, la sainteté mème, n impliquent pas 
le don de l'expression, sans lequel la poésie reste à l’état de 
virtualité. Mais, là où il existe, elles le gardent de se perdre 
par l’abus de lui-même ; elles le sauvent. en le faisant glo- 
rieusement servir ; de cet or profane, elles cisèlent des vases 
sacrés (1). » 

Il y avait, on l’a vu, au moins un poète avéré parmi les 
premiers compagnons du poverello. Une fois sous la bure 
franciscaine, Pacifique, l'ex-troubadonr, ne cessa point de 
cultiver l’art qui l'avait rendu célèbre dans le monde ; mais, 
probablement par humilité, il garda l’anonyme ; on ne con- 
naît de lui aucune œuvre postérieure à son entrée au cloître. 


(1)L. Aguettant. Poésie et Religion. (Bull. trim, de la conf. Hello, avril 1901.) 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 231 


A ce «roi des vers », lauréat de Frédéric 11, succède saint 
Bonaventure, car l'éminent docteur possédait de sérieux 
dons de poète. De là, ces pièces d’une spiritualité harmonieu- 
sement traduite : la Philomena, thème de méditations sur la 
vie de Notre-Seigneur, le Laudismus de S$S. Cruce, exaltation 
de l’arbre de beauté « Christi sanguine sacrata», les Laudes de 
la sainte Vierge, anagramme suave de l'Ave Maria (1), le 
Psalterium Beatx Virginis Mariæ, suite de délicieux poèmes 
en prose inspirés par le Psautier de David, dont l’antiphone 
Sub tuum præsidium. Etles Sur ailes des Séraphins, Les Sept 
Chemins de l'Eternité, l'Itinéraire de l'äime a Dieu, où toute 
image est symbole, et la Légende de saint François, dont 
chaque page sertit d’évangéliques beautés: oui, certes, de 
tels ouvrages valent des poèmes (2). 

À peu près au même temps où saint Bonaventure rimait en 
l'honneur de la très sainte Vierge,un franciscain de Vérone, 
F. Jacomino, ébauchaïit un diptyque en vers à saveur de chan- 
son de geste : l'Enfer et le Paradis, compositions allégo- 
riques en dialecte local. | 

Mais les poèmes ingénus de Jacomino, très anagogiques 
en leur symbolisme, manquent de cette flamme qui rend ir- 
résistibles les cantiques du Patriarche d'Assise. C'est avec 
le B. Jacopone de Todi que la poésie franciscaine retrouve 
le lyrisme de son initiateur, lyrisme d’une belle vie et vi- 
goureusement affectif. Surgi du cœur d’un homme passionné 
et sensitif entre tous, l’art de Jacopone a sa place parmi les 
plus humains. Né dans les épreuves, il se fortifia dans les 
douleurs et s'épanouit sous le souffle de l’amour divin. « Ah! 
je pleure de ce que l'amour n'est pas aimé », répondait-il à 


(4) Corneille en a fait une traduction en vers, dont plusieurs heureuse- 
ment frappés. Rappelons que c'est à saint Bonaventure, dévot de Marie en 
- bou fils de saint Francois, que l'on doit la pieuse coutume de sonner lAn- 
gelus. L'hyperdulie est un des caractères de la poésie franciscaine. Le père 
de l'Ordre croyait fermement à l'Immaculée-Conception et il avait transmis 
à ses fils la mission de propager ce mystère, que Duns Seot devait faire 
honorer. 

(2) S'il faut en croire M. B. de Gourmont, saint Bonaventure serait l’au- 
teur d'un Planctus de Christo aux images curieuses, [Latin myst., p. 263.) 
Par ailleurs la critique moderne déclare apocryphes certaines œuvres que 
l'on attribuait communément au séraphique docteur, 


24. LINFLCENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


ceux qui le surprenaient tout en larmes, étreignant des arbres 
dans la campagne, où, comme l'Assisiate, 1l se plaisait à 
méditer et à célébrer la gloire de Dieu, soit en chantant des 
psaumes, soit en forgeant des vers. Comme Francois, il pra- 
tiquait le renoncement jusqu'à l’héroïsme et faisait aimer la 
vie tout en enseignant le mépris de soi-mème et la répres- 
sion des sens. Il recommandait de ne point tomber dans le 
vice pour sauver la nature et de ne point détruire celle-ci 
pour déraciner le vice (1). « Pour s'être dégagé du commerce 
du monde, il ne s’en trouvait que plus près de la nafure ; il 
n'aimait que d’un amour plus désintéressé, plus clairvoyant, 
la beauté idéale, présente, quoique voilée, dans tous les ou- 
vrages de la création. Au plus fort des ravissements, et 
quand Dieu seul semblait lé posséder, il s'écriait : « Je veux 
aller à l'aventure, je veux visiter les vallées, les montagnes 
et les plaines ; je veux voir si ma bonne étoile m'y fera ren- 
contrer mon amour si doux. — Tout ce que l'univers con- 
tient me presse d'aimer : bêtes des champs, oiseaux, pois- 
sons des mers, tout ce qui plane dans l'air, toutes les créatures 
chantent devant mon amour (2). » [l aimait comme seuls les 
uscètes savent et peuvent aimer. On croit entendre saint 
Francois lui-mème quand on lit cet ardent poème, fruit de sa 
vieillesse atrocement mortifiée : « O amour, divin amour! 
pourquoi m'avoir assiégé ! » (Poesie spifituali, lib. VI, XI.) 
Le XIIT° siècle se délectait à l'audition des séquences la- 
tines en vers syllabiques rimés, mode alors en plein épa- 
nouissement. Jacopone en œuvra plusieurs, et deux d’entre 
elles brillent d'un éclat incomparable : le Stabat Mater dolo- 
rosa, que nul catholique n'ignore, et ce Stabat later speciosa 
que l'Eglise devrait bien reprendre dans sa liturgie. On ci- 
terait difficilement de plus beaux exemples de simplesse ex- 
pressive. Mais Jacopone ne s’attarda pas au latin populaire : 
dans son désir de toucher les humbles jusqu’au tréfond 
d'eux-mèmes, de captiver malgré tout leur attention, il em- 
ploya très tôt le dialecte des montagnes de l’'Ombrie. Et 
comme un assez grand nombre de ses poèmes constitue une 


(À) Conformit, F. 53. 
(25 Osanaum, (lor, eit., p. 19%.) 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS | 2.3: 


quintessence de théologie mystique, le dernier des paysans 
avait ainsi, sous une forme attachante, un excellent abrégé 
de doctrine spirituelle (1). Et c'est encore pour le peuple 
qu'il versifia un spicilège de proverbes et rima cette chanson 
consolatrice dont la naïveté cèle plus de philosophie que 
maints graves traités : 


Doux amour de Pauvreté 
Combien nous devons t'aimer ! 
Pauvreté ! haute perfection, 
D'autant plus croît ta raison 
Que déjà tu as en possession 
Le gage de la vie éternelle. 


Pauvreté gracieuse 
Toujours abondante et joveuxe, 
Qui peut dire que ce sait chose indigne 


D'aimer toujours la Pauvreté ? (2) 
\ 


Génie puissant, emporté, sublime comme Michel-Ange, 
mais rugueux comme Donatello, imaginatif prodigieux et 
observateur implacuble des réalités sensibles, dénué de gont 
non de grâce, de style et parfois d’ équilibre: jamais du sens 


(1) Quelques-uns de ces poèmes contiennent des expressions où l'on 
pourrait voir des tendances quiétistes, mais elles ne sauraient frapper un 
lecteur ignorant, une âme à vie intérieure embryonnaire. Jacopone eut plutôt 
des excès de langage que des écarts de doctrine, Îlne tomba jamais dans les 
erreurs des Fratricelles, Bien au contraire, il les réprouva, traitant ceux 
qui les acceptaient d'« adeptes de l'amour coûtrefait ». 


(2) Dolce amor di povertade 
Quanto ti degiamo amare. 


Povertà alta perfettione 
Tanto aresce tuo rayione, 
C'haï giä in possessione. 
Somma vita eternale, 


Povertade graziosa, 

Sempre allegra e abandosa, 
Chi puo dir gia imdegna cosa 
Amar sempre povertade ? 


(libro IT, cant. IV). 


234 L'INFLUENCE DE NAINT FRANCOIS D'ASSISE 


du rythme, Jacopone créa force poèmes émouvants comme 
des tragédies vécues, réconfortant comme les oraisons, tels 
le Christ en quéte de l'äme errante, le Combat de l'Antechrist 
(IV, 6 et 14), la Réparation de la nature humaine (NW, 2), qui 
tient du drame et de l'épopée (1). Il y a maintes rudesses dans 
ces vers, mais que d'austères beautés! Quels accents d’un 
vivant mysticisme quand il exalte saint François recevant les 
sacrés stigmates, quand il adresse des conseils à Célestin V 
(I, st. 15), quand il dit la vertu des larmes (V, 15, 23, st. 11), 
ou pleure avec l'Eglise sur la tiédeur ambiante : « Dans tous 
les cœurs, mon Dieu, je te vois étouffé ! » Sans doute, sied-il 
d'ajouter aux œuvres du chantre de Todi(l, VI) cet Amor dt 
carttate que saint Bernardin de Sienne attribuait à saint Fran- 
cois. On ne remarque plus, dans ce cantique à dialogue, ‘Ja 
brièveté et la simplicité qui caractérisent les hymnes du 
chantre d'Assise, Ozanam le relève judicieusement. Et rien 
n'empèche d'admettre avec le très compétent écrivain, pour 
concilier toutes les traditions, que Jacopone prit dans quelque 
poème du saint une pensée qu’il paraphrasa : 


Amour de charité, pourquoi m'as-tu ainsi blessé ? Mon cœur est tout 
divisé ettout brülant d'amour. Il brûle et se consume et ne trouve 
point d'asile ; il ne peut fuir parce qu'il est enchaîné ; il se consume 
comme la cire dans le feu ; il meurt tout vivant, il languit sans relâche; 
il voudrait bien s'éc “CAPpÈr un instant, mais il se voit enfermé dans une 
fournaise. 

Amour! amour ! crie le monde entier; amour ! amour, crient toutes 
choses! Amour, amour, telle est ta profondeur, que, plus on t'embrasse, 
plus on te désire, Amour, amour; tu es un cercle : celui qui péuètre 
en toi t'aime toujours de tout son cœur. 

Amour, amour, que tu me fais souffrir ! Amour, amour, Je succombe 


sous ta violence ! Amour, amour, tu m'inondes tellement, amour, Ô 


(1) Ozanam voit dans cette dernière pitee, comme dans celles consacrées 
aux principales fêtes de l'année, les vremiers essais du drame populaire en 
langue italienne. (Loc. cit., p. 233). La complainte didoguce pour la Com- 
passion de la sainte Vierge est un drame tout palpitant de sainte émotion, 


la Plainte de la Madonna touche droit au cœur commeles œuvres fortes. 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 


te 
+ 
Led 
. 

1! 


ainour, que je pense en mourir; amour, je ne puis résister à tes ri- 
gueurs; amour, amour, fais-moi passer en toi ! Amour, douce lan- 
gueur ! Amour, objet de mes désirs ! Amour si plein de charmes, que 
Je sois noyé dans l'amour! 

Amour, amour, doux Jésus, mon Epoux ; amour, amour, je t'en prie, 
donne-moi la mort! Amour, amour, à Jésus, aie pitié de moi! Ah! tu 
t'empares de moi pour me transformer ! Vois donc que je tombe en dé- 
faillance ! Je ne sais plus où je suis; Jésus, non espérance, plonge-moi 
dans l’amour ! 


Enfin notre terrible ascète brossa d’énergiques peintures 
de mœurs et burina quelques satires violentes jusqu'à la 
grossièreté. Il eut des impétuosités, des ‘hardiesses et des 
métaphores d’une force expres$ive qui rappellent tantôt 
saint Bernard, tantôt saint Antoine de Padoue, et que Sha- 
kespeare ne devait pas dépasser. Mieux encore, il eut des ru- 
gissements à lui, des apostrophes à nulles autres pareilles 
et, comme tous les violents à belles âmes, des accès de ten- 
dresse exquise. Rien n’égale le charme des images, dont il 
s’est servi pour doter d'ailes l’âme symbolique, pour la fian- 
cer à l'amour divin et l’adorner d’une parure digne des fêtes 
du paradis (Il, 14; IV, 33; V,23). Et comment traduire les 
caresses dévotieuses de ses Laudes à Ia sainte Mère de 
Dieu? « .. Que ressentais-tu, Marie, dame de «ourtoisie, 
quand le Dieu ton fils sucçait ton lait? Oh! comment ne 
mourais-tu point de joie en l’embrassant ? » Avec ce maître 
artiste inoui jusqu’en ses invectives, la poésie franciscaine 
s'impose par des chefs-d'œuvre pénétrés de théologie autant 
que d'humanité, et la poésie italienne, débarrassée de ses 
langes, devient vraiment originale (1). L'œuvre de Jacopone 
terminé, Dante pourra construire sa Divine Comédie; le ter- 
rain est préparé, les matériaux l'attendent et il trouvera 
plus d’une inspiration dans les vers de ce précurseur 


(1) Les œuvres de Jacopone avaient été déplorablement altérées et plu- 
sieurs leur avaient imposé le voisinage de pièces parasites, Mortara, en 
1819, cxpurgea très heureusement quelques-unes des poésies du maitre et 
ramena le texte à sa forme primitive. (Cf, sur Jacopone la très remarquable 
étude d'Ozanam, loc. cit,, p. 151-251.) 


26 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE 


génial qu'il connut et, micux que personne, appréeia ft). 

L'esprit poétique de saint Francois inspire encore au 
XIII siecle F. Tommaso da Celano dans son Dies iræ, tout 
frémissant de crainte et de ferveur religieuses ; les B. F. 
Léon, Ange et Ruflin dans leur Légende des Compagnons, 
ravissant assemblage de fresques littéraires, et saint Antoine 
de Padoue dans ses sermons, où la nature, tout imprégnée 
de mysticisme, et merveilleusement historiée, apparait en 
mille évocations aux tonalités opulentes et aux lumineuses 
nuances (2). 

À peine efflorescente, la poésie franciscaine avait été 
adoptée avec enthousiasme du nord au sud de l’Italie. L'un de 
ses premiers effets fut d'arrèter la marche envahissante de 
cette poésie populaire des Deux-Siciles sifâcheusement conta- 
minée par le scepticisme et le sensualisme des Hohenstaufen. 

Les œuvres de Jacopone exercèrent une influence consi- 
dérable ;: on les chantait dans les champs comme dans Îles 
églises, aux pèlerinages et partout. Les parias qu'elles ne 
saturaient pas de spiritualité, elles les protégeaient du 
moins contre les attaques impies. Mais, par poésie francis- 
caine, il ne faut pas entendre seulement celle que l'on doit 
aux Frères Mineurs, il convient de ranger encore sous ce 
tre les poèmes et les écrits poétiques d'origine diverse 
qui portent les traces de l'influence du poverello et ils sont 
innombrabtes. Cette influence, il semble bien qu'elle anime 
la prose qu’Innocent III œuvra précieusement en l'honneur 
de l'Assomption (3), l'hymne « Proles de cœlo prodiit » attri- 
buée à Grégoire IX, et cette couronne de récits édifiants 
tressée d’une main pieuse par Jacques de Varaggio, cet em- 
bryon d’apologétique pour les simples, la délectable Légende 
dorée et ces Méditations sur La vie du Sauveur, si suavement 
doctrinales qu'elles passèrent jadis pour émaner de saint 
Bonaventure. 

Au delà des frontières italiennes, la poësie franciscaine 


(1) Dante fit aussi à Jacomino l'honneur de li prendre des matériaux. 

(2) CF. Migne, Patrol.,t. VI, p. 1206. 

(3) Le pieux pape qui nourrissait huit mille pauvres par jour et cultivait 
la poésie pour la gloire de Dieu devait tout naturellement, presque sans 


sen douter, s'ouvrir au ravonnement du chantre d'Assise. 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 235 


se répand très vite à grands flots et, comme au lieu de son 
berceau, elle christianise les âmes. C’est en France, alors 
que notre Thibaut IV, le dernier des troubadours, était dans 
toute sa gloire, certaine Vie de saint François rimée par un 
Frère Mineur en parleure nationale d’après l'ouvrage de 
Tommaso. Et les pages de cette traduction originale sont 
naïves et fraiches comme des enluminures d’alors. 


FÈTE DE NOEL DANS LA FORÈT 


- Li bon François de vie nete 
Par la vallée d'Epoleite 
Od ses frères y jor ala 
Ou chemin devant soi garda ; 
D'oisiaux vit une grant volée 
Qui estoit illeuc assemblée, 
Et près dou chastel descendue. 


Por l'armor de Nostre Seignor, 
De totes choses créator, 
Totes créatures amoit. 
La corut plustôt qu'il pooit ; 
Si n'estoit-il pas moult isniax. 
Diverses menières d'oisiax. 
d'avoit ; illes salua 
Bonemant, et araisonna 
Autresin comme s'il aussent 
Raison, et entendre saussent 
Les paroles qu'il disoit. 

. e. . e ° e e . . . 
Lors commança à sarmoner 
Aux oisiaux, et de Deu parler. 
Entre autres chose que il dit 
Tele annoncion lor i fist : 
« Frères oisiaus, vos devez bien 
« Nostre-Seignor sor tote rien 
« Amer, et servir, et locr, 
« Eles don vos poez voler 
« Là où vos volez vos dona 
« À céle ore qu'il vos forma. 


238 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE 


« Vos ne soiez, ne ne semez, 

« Ne grainges ne greniers n'avez; 
« Bien devez amer ce Seignor 

« Qui vos porvut sans labor. » 

« Béles sœurs arondes, assez 

« Avez parlé, or me sofrez 

« Que j'aie parlé une pose ; 

« À tant chascune se repose. 

« Escotez la parole de Deu 

« Et ne vos movez de ce leu (1). » 


C'est en Portugal, vers la fin du XIII: siècle, la Vision de 
la femme de Torrès-Novas, romance fleurant l’apologue évan- 
ÿélique, dont on ignore l'auteur et dont le texte primitif a 
disparu ; le Muracle des Poissons, poème agréablement ar- 
chaïque d’un disciple anonyme de saint Antoine (2) ; et, dans 
les Espagnes, une importante partie de l'œuvre du B. Ray- 
mond Lulle. Ce frère intellectuel de l’Assisiate avait, comme 
le séraphique ami de Jésus, une dilection particulière pour 
la nature et les animaux. Dans le verger allégorique de l’4- 
mtet l'Aimé (26), où tout lui parle du Maître adorable : « Chan- 
tez, dit-il, aux oiseaux, si nous ne comprenons point par le 
langage, comprenons-nous par l'amour, car votre chant 
évoque mon Aimé à mes yeux. » Les ouvrages artistiques du 
B. R. Lulle, un écrivain qui les possède tout-à-fait, M. Ma- 
rius André, les considère comine « la fleur suprème de la lit- 
térature catalano-provencale (3) ». 

Au XIV' siècle, l’art franciscain, en pleine floraison, pro- 
duit sur la terre italienne un chef-d'œuvre humble, candide, 
exquis entre tous, les 'toretti, cette gerbe de fleurs doux- 
odorantes, comme des pétales d'avril et belles de la beauté 
qui s’'ignore, dont l'auteur, vrai Fra Giovanni de la prose 


(1) Cité par Chavin de Malan, Saint Franrois. p 

(2) On en peut lire une heureuse traduction dans les Poètes myst. du Por- 
Lugal de M. Emile Eude. 

(3) M. André, le B, Raym. Lulle, p. 166. Avec l’Ami et l'Aimé, les œuvres 
du B. les plus imprégnées d'art sont : L'arbre de la phil, d'Amour, qui re- 
lève de la mystique; Hlanquerna, roman ; les Cent noms de Dicu et la Désu- 
lation, poèmes: le Livre de Félix, récits a 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 239 


poétique, resta si longtemps ignoré. On sait à présent, grâce 
aux patientes et consciencieuses recherches de M. Sabatier, 
renouvelant l'opinion de Wadding. que l'honneur de cette 
réalisation revient au frère Hugolin, l’un des rédacteurs de 
curieux Actus Beati Francisci et Sociorum ejus (1). 

L'esprit du chantre d'Assise rayonne dans le canto XI de 
l'immortel Paradiso, tout flamboyant de séraphisme, et aussi 
dans le canto XXIV, qu'illumine l’ardente lumière de cha- 
rité, la substance éblouissante du Saint Aspect. On en trouve 
des lueurs dans les mélodieux cantiques, voire dans les trai- 
tés ascétiques du B. Ugo della Panciera (2) ; dans le charmant 
Opus conformitatum de F. Barthélemy de Pise; dans les Re- 
gole della vita spirituale et della. vita matrimoniale, ces 
écrins de belles pensées orfévries par le B. Chérubin de 
Sienne en une langue pure, limpide, gracieusement simple ; 
jusque dans la chanson imaginée par Giotto pour rendre 
hommage à la Pauvreté (3). Et l’on peut reconnaître encore 
l'influence de cet csprit tant dans les Contes moralisés de 
Nicole Bozon, Frère Mineur d'Angleterre (4), que dans l’/or- 
tulus conclusus, peème symbolique et luxuriant de méta- 
phores hardies élevé par Conrad de Haimbourg à la gloire 
de Marie. 


(1) L'anonymat de l'autre reste à percer, Ces Actus, M. Sabatier les con- 
sidrre comme constituant l'original des Fioretti. Toutefois, ajoute-t-il, Hu- 
golin à dù avoir sous les yeux une compilation plus longue. Le texte latin 

(2) Le Frère Mineur Ugo de Prato, surnommé della Panciera, partit pour 
les missions de Tartarie vers 1307 et mourut vingt ans plus- tard environ. 

(3) Publiée d'après un manuscrit de Florence, par Rumohr, Æecherches 
iualiennes, t. 11, Berlin, 1827. Cf. Chavin de Malau, S. Franc., p. 176. 

Di quella povertà, che contro a voglia 
Non e da dubitar, che tuta via 
Che di pecchare è via 
Facendo spesso € giudici far fallo 
E d onor donna, e Damigella spoglia, 
E fa far furto, forza è villania 
E spesso usar bugia 
: E ci ascum priva d'onorato stallo. 

(4) Recueil publié en 1889 par la Société des Anciens Textes francais. 

(5) Dans son Histoire de la littérature italienne, Cesare Cantà déclare que 
les écrits du Patriarche d'Assise sont tout-à-fait italiens, 


240 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE 


La dévotion à la Sainte Mère de Dieu manifestée par Pé- 
trarque dans la huitième de ses Can:ones devait peut-être 
aussi au franciscanisme un peu de sa suavité. En tout cas, la 
conjecture n’a rien de téméraire. On sait le pieux amour du 
poverello pour la Reine du ciel ; en propageant son culte. il 
l'avait embelli d'une ineffable tendresse (1). Pétrarque semble 
la refléter dans ces vers qui sont une prière : 


Vierge, unique beauté, d'étoiles couronnée 

Et de soleil vêtue, & toi qui tant ornée 

Plus tellement à Dieu qu'en ton sein il prit jour, 

A parler de ton nom me presse ton amour ; 

Mais sans toi Je ue peux, et sans ton assistance, 

Et sans celui qui mit en toi sa complaisance. 

Vierge, d'une sainte veine 

De larmes, remplis donc mon cœur triste et lassé ; 
Qu’au moins mon dernier pleur soit un pleur de sagesse, 
, Sevré de toute bassesse, | | 
Tout aussi bien que fut mon premier insensé. 

Vierge humaine, qui fus de l'orgueil ennemie, 

Par amour du commun principe de nos jours 

Prends pitié de mon cœur contnit qui s humilie (2)... 


Au XVesiècle, le grand artiste franciscain, c'est saint Ber- 
nardin de Sienne. Les sermons de cet apôtre sont, comme 
ceux de saint Antoine de Padoue, des poèmes en prose d'une 
éloquence à la fois fougueuse et stylisée, d’une envergure 
majestueuse. Comme les poésies de Jacopone et les can- 
tiques de saint Francois, ils enrichissent la langue et la lit- 
térature que Dante venait d'immortaliser. « En Italie, dit 
M. Thureau-Dangin, de bons juges ont déclaré que ces pre- 
diche volgari élaient « des trésors de belle et pure langue 
familière siennoise, des modèles d'excellente prose narra- 
tive, descriptive, discursive et oratoire » ; ils ne tarissent pas 
sur la richesse, la fraîcheur, la variété merveilleuse de ce 


(1) « Son âme s cmbellissait des rayons de Marie, dit le Chantre de la 
Divine Comédie, comme l'étoile du matin s'embellit des rayons du soleil. » 


(2, Jimes, Canzone VITE Fraduetion en vers par M, Joscpl l'oulcnc. 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 241 


style, et n'hésitent pas à classer l’auteur au premier rang des 
prosateurs du Quattrocento (1). » 

En France, la prose pascale O fili et filiæ du Frère mineur 
Jean Tisserand ; dans le Portugal, les strophes « O feu saint, 
vie et lumière! » de dona Felippa, petite-fille de roi, devenue 
religieuse au monastère d'Odivellas, témoignent de l’in- 
fluence du patriarche d'Assise. En Allemagne,cette influence 
se mêle peut-être à celle de saint Bernard dans certaines 
proses de Thomas A. Kempis, surtout dans l’Hortulus rosa- 
rum (cap. XIIT), et à celle de saint Thomas d'Aquin dans les 
Rosaires du moine Ulrich Stôcklins de Rottach où, sous le 
pressoir de la Croix, le précieux sang du Sauveur ruisselle 
en vin mystique (2). 

Un livre, qu'il sied de classer en tête des œuvres impré- 
gnées de franciscanisme, resplendit dans ce même siècle 
comme un soleil. Ce livre, d'origine mystérieuse et d’inspi- 
ration céleste, c'est la très évangélique, la très ineffable, 
l'inimitable Imitation. Assurément, on n’y peut voir, au sens 
rigoureux du mot, un ouvrage franciscain ; toutefois, ose- 
rait-on affirmer que son auteur eut écrit des pages comme 
celles des chapitres V et L du livre III, pour ne citer que les 
plus enchanteresses, si le Père séraphique n’avait existé ? Et 
qui donc s’aviserait de nier les affinités que présente le cha- 
pitre IV du livre Il avec le cantique 35 du V des Poesie de 
Jacopone ? 

L'esprit de l’Assisiate, nous le trouvons, au XVI° siècle, 
toujours vivace et charmeur, dans quelques douces et pieuses 
Canzone du Tasse; dans les œuvres de l’apostolique saint Fran- 
çois de Sales (3), dont la mâle énergie ne se montrait qu’en- 
veloppée d'amour et d’onction; et, au Portugal, dans le 


(1) S. Bernardin prèchait en italien, mais, selon l'usage, il notait en latin 
les parties doctrinales de ses sermons. Ce n'est pas sous cette forme qu'il 
faut en prendre connaissance si l'on tient à les savourer. Plusieurs de ces 
discours ont été recueillis pendant que le saint parlait et notés en langue 
vulgaire. V. à ce sujet le livre déjà cité de M. Thureau-Dangin, p. 189-190. 

(2) Cette mème idée a été traduite au XVIe siècle dans un vitrail par 
notre admirable Pinaigrier, Exécuté pour Saint-Hilaire de Chartres, ce vitrail 
est malheureusement disparu. 

(3) Particulièrement, dans le Traité de l'Amour de Dieu, liv. VI, ch. XV. 


E. F, — VIII, — 16 


2 42 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


Tremblement de terre des Açores, romance très hyperdulien 
du franciscain Affonzo, missionnaire à San-Miguel, les Actes 
pastoureaux de Gil Vicente, délicat rénovateur de villan- 
ciques (chants de Noël), les Souffrances de Jésus, de l’augustin 
Thomé, méditations poétiques où se lit une belle prière re- 
lative à la pauvreté. Et n'est-ce pas l'enthousiasme éperdu de 
François qui revit dans les vers de saint Jean de la Croix et 
les embrase ? N'est-ce pas la même piété incandescente, la 
même tendresse passionnée, la même joie du sacrifice con- 
senti qui caractérisent les chants d’adoration de ces deux 
grands énamourés du Sauveur ? Et ne paraît-il pas très pro- 
bable que sainte Thérèse et saint Jean de Dieu furent aussi 
quelque peu les tributaires de l'aède de la Jérusalem séra- 
phique ? Car l'exquis serviteur des malades avait reçu, comme 
la réformatrice du Carmel, d’admirables dons de poète et il 
témoignait aux oiseaux une vive amitié. Par malheur, aucune 
de ses œuvres ne lui a survécu (1). 

La poésie franciscaine s'était développée de bonne heure 
sur la terre lusitane, très impressionnée par son fils saint An- 
toine;, au XVII* siècle, elle se manifeste par les Elégtes 
d’un Frère Mineur très apôtre, Antonio das Chagas, et par les 
redondillas sur saint Antoine et sur les martyrs du Maroc de 
Francisco Lopes. Sur la terre ibérique, cette poésie se pro- 
pagea surtout quand les œuvres de Jacopone eurent été tra- 
duites en castillan, soit après 1576. Lope de Vega, le fécond 
dramaturge, consacra des sonnets et un romance d’une dé- 
votion embrasée au Seraphico Padre; le Frère Mineur Gabriel 
de Mata construisit à sa louange un vaste poème du geure 
épique : El cavallero Assisio, d'une spiritualité très chevale- 
resque (2); Cayrasco de Figueroa célébra ses vertus dans son 
Templo militante et Francisco de Boya ses stigmates dans un 


(1) Toutefois, on peut s’en faire une idée d'après les poèmes de ses com- 
pagnons. M. Eude, (loc. cit., p. 20-21), en donne deux fort intéressants. 

(2) On doit aussi à Gabriel de Mata quelques autres vies de Saints : celles 
de Claire, d'Antoine de Padoue, de Bonaventure, de Bernardin de Sienne et 
de Louis d'Anjou. Elles accompagnent la vie de l’Assisiate. Tous ces poèmes, 
plus pieux qu'artistiques, sont en stances de huit vers. La pièce la plus in- 
téressante au point de vue littéraire est le sermon de saint Antoine aux 
poissons (ch. XVII). 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 243 


sonnet des Las obras en verso. Dictés par une profonde di- 
lection, les vers de Lope sont d’un art magnifique. Quelques 
images d’une beauté grandiose en font d'inestimables joyaux. 
Que l’on en juge par cet extrait de « À las Llagas ». 


A l'heure où l’aube pleure sur les muguets et les lis, où elle écrit en 
lettres de diamant sur les feuilles de l'hyacinthe ; dans les monts que 
l'Alvernia couronne d'âpres rochers, formant pour arriver jusqu'au 
ciel des obélisques de neige ; 

Sur les rameaux et dans leurs nids, les oiseaux faisant silence... 
et les fontaines faisant taire leur bruissement sonore... François, 
brûlant d'amour pour le Christ, demandait au Christ, comme c'est 
l'office de celui qui aime, de lui donner des peines..... 

Alors, rompant les airs, un séraphin crucifié, percé de cinq plaiés 
et voilé de six ailes, s’approcha de sa poitrine... 

Votre cordon, 6 François ! est l'échelle de Jacob ; ses nœuds sont des 
degrés par lesquels nous avons vu monter jusqu’au ciel empyrée, 

Non les géants, mais les humbles ; car le divin bras élève les cœurs 
abaissés et humilie les poitrines superbes. 


Un autre poème de Lope de Vega, cantique enchâssé dans 
les Pastores de Belen (les bergers de Bethléem), dégage une 
grâce toute franciscaine. La sainte Vierge se repose avec le 
divin Enfant dans un bois de palmiers et s’adresse aux Anges : 


Puisque vous marchez dans les palmiers, — Anges saints, — pour 
que mon enfant s’endorme ; retenez les branches... Le divin Enfant, 
— qui est fatigué de pleurer sur la terre, — pour son repos, — 
veut cesser un peu — ses tendres pleurs; — pour que mon enfant 
s’endorme, — retenez les branches... (1). 


En Italie, l'admiration pour le poverello ne se traduit plus 
guère que par des chroniques (2) : on ne voit à signaler 
qu'un poèmeenlangue nationale, l’Arbor SanctiFrancisci d'An- 
gelo Bardi. En France, notre Tristan L’Hermite, ce précur- 


(1) Cette pastorale parut en 1512, l’ensemble des poésies sacrées du maître 
fut publié deux ans plus tard. 

(2) Telles la Chronica Seraphici montis Alvernae, par le P. Salvatore 
Vitale et le Floretum Alyerninum, où sont encastrées les citations d’un poème 
épique latin : Franciscus, œuvre de Mauro Spinelli. 


244 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


seur trop peu connu de Corneille et de Racine, qui savait 
regarder la nature, ne fut pas sans ressentir vers la fin de 
sa vie les effets du franciscanisme. On doit à la conversion 
de ce lyrique original quelques-uns des vers les plus pieux 
de ce siècle dont les artistes ignorèrent, semble-t-il, l’é- 
motion religieuse. 


Souverain médecin des âmes et des corps, 
Rendez-moi votre grâce et ma santé ravie, 

Vous qui pouvez d’un mot ressusciter les morts. 
Mais un si grand pécheur a-t-il bien eu l'audace 
D'oser vous demander une si grande grâce, 

Et doit-il obtenir tant d'effets de pitié ? 

Seigneur, qu'en mes ennuis humblement je réclame, 
Exaucez pour le moins ma prière à moitié : 

Laissez languir mon corps et guérissez mon âme (1). 


Ailleurs, le repenti chante ses sentiments d'amour pour le 
divin Maître en une strophe qui ne manque pas d'ampleur. 


Vous êtes d'éternelle essence ; 

Rien ne se dérobe à vos yeux, 

Et votre divine puissance 

A formé la terre et les cieux. 

Votre sagesse est épandue 

En tous leurs ornements divers, 

Et mon âme est comme éperdue, 
Vous trouvant par tout l'univers (2). 


Peu après le moment où le maître de Polyeucte traduisait les 
Laudes de saint Bonaventure, l'esprit franciscain apparaissait 
pour la première fois en Dalmatie dans un poème essentielle- 
ment ethnique par son âme et sa forme comme par son sujet : 
Le discours favori du peuple Jougoslave. Le frère mineur An- 
 drija Kacié Miésié y chante, en des strophes plus discursives 
que lyriques, les combats des Jougoslaves contre les Turcs. 


(1) L'Office de la Vierge, p. 425. 
(2) Id., p. 108. Cf. sur Tristan l'Hermite le livre très remarquable de 
M. Bernardin. 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 245 


Mais ce poème reflète si bien l’âme dalmato-croate qu'il est 
encore aujourd'hui la lecture favorite des populations de 
cette race (1). | | 

Au XVIII* siècle, quelques frères de Käcic Miésic s'ap- 
pliquent à enrichir d’un foyer d'art franciscain la Bosnie et 
l’'Herzégovine. Mais c'est au Portugal que cet art jette ses 
plus vives lueurs dans les poésies du P. Caldas, lyrique in- 
signe que Pie IV honorait d’une haute estime. Quant aux 
œuvres réalisées depuis le Génie du Christianisme jusqu’au 
Pauvre pécheur (2), en dehors de celles des fils même du 
‘ mendiant de l’Ombrie, — telle l’'Hymne du P. Previti (3), — 
deux seulement, pensons-nous,Bethléem du P. Faber, et Sa- 
gesse de Verlaine, portent l'empreinte du franciscanisme. 

« Le bonheur est le caractère de la sainteté, dit le P.Faber, 
et si la voix de la souffrance patiente est une louange pour 
Dieu, la voix limpide du bonheur l’est bien plus encore, du 
bonheur toutefois qui ne repose pas sur les choses créées 
mais trouve son centre en lui seul. Il sont à peine parvenus 
à Dieu, ceux qui ne jouissent pas d’un bonheur suprême au 
milieu même des calamités inférieures et sensibles. Ceux 
dont la joie procède de celui qui est en eux adorent Dieu 
avec allégresse, grâce à une félicité que le monde ne peut 
atteindre, parce qu'elle jaillit d'un sanctuaire trop profond 
pour qu'il puisse y parvenir. La tristesse est une sorte d’in- 
capacité spirituelle. Un homme mélancolique ne pourra ja- 
mais être autre chose qu'un convalescent dans la maison de 
Dieu... Il n’y a pas de faiblesse morale aussi grande que 
celle de la sentimentalité ou de l'habitude de se plaindre. La 
joie est l’aurore perpétuelle de l’âme, le rayon habituel du 
soleil dont émanent l’adoration et les vertus héroïques (4). » 

Ne reconnaît-on pas les idées de François dans ce mor- 


(1) Né à Madiarsha (Dalmatie), Kacic Miôsic mourut en 1702. La poésie 
mystique avait eu déjà, en Dalmatie, au XV° siècle, un représentant très 
artiste, le P. Mavro Vetranic, bénédictin de Raguse. Il a œuvré plusieurs 
poèmes d’une belle spiritualité et d’un charme attendrissant, des strophes 
suaves à la sainte Vierge et quatre drames inspirés par les Saintes Ecritures. 

(2; Poème mystique très impressionnant d'Adrien Mithouard. 

(3) Composée par le VIIe éenteuaire du saint. 

(5) Bethléem, les premiérs adarateurs, p: 279-280. 


246 L'INFLUENCE DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE 


ceau dont malheureusement la traduction ne rend pas le 
lyrisme ? Et sa simplicité, son humilité, son immense dilec- 
tion pour le Sauveur n'apparaissent-elles pas dans cette tou- 
chante confession du chantre de Sagesse ? 


O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour 
Et la blessure est encore vibrante, 
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour. 


O mon Dieu, votre crainte m'a frappé 
Et la brûlure est encore là qui tonne, 
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé. 


O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil 
Et votre gloire en moi s’est installée, 

GO mon Dieu, j'ai connu que tout est vil. 
Voici mon sang que je n'ai pas versé, 
Voici ma chair indigne de souffrance, 
Voici mon sang que je n'ai pas versé. 


Voici mon front qui n'a pu que rougir, 
Pour l'escabeau de vos pieds adorables, 
Voici mon front qui n’a pu que rougir. 
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé, 
Pour les charbons ardents et l’encens rare, 
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé. 


Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain, 
Pour palpiter aux ronces du Calvaire, 
Voici mon cœur quin'a battu qu'en vain. 
Vous connaissez tout cela, tout cela, 

Et que je suis plus pauvre que personne, 

Vous connaissez tout cela, tout cela. 

Mais ce que j'ai, mon Dieu, Je vous le donne (1). 


De nos jours, le franciscanisme renaît, sous une forme 


(1) Sagesse, liv. Il, p. 65 ets. Voir encore particulièrement l'admirable 
poème IV du mème livre, trop long pour être cité, et la pièce finale : C'est la 
féte du blé... | 


SUR LES LETTRES ET LES ARTS 247 


7 subtile, dans l’art du délicat et très mystique Louis Mercier. 
Que l’on en juge par cette louange des herbes : 


Bénissons l'Herbe, fille aimante de la Terre, 

Qui jette son manteau sur le corps de sa mère, 
Qui, pour que le Printemps soit salubre et joyeux, 
Souffre, pendant l'hiver, des maux mystérieux. 
Bénissons-là d'aimer l'Homme qui la dédaigne 
Et sous les pieds de qui son cœur fragile saigne. 
Glorifions le riche arome qu'elle épanche 

Sous le fer de la faux méchante qui la tranche. 
Bénissons l’Herbe dans ses bienfaits. Bénissons 
Ses sucs où se nourrit la laine des toisons. 
Bénissons-la dans la richesse des mamelles 

Qui font d’un pas plus lent cheminer les agnelles. 
Bénissons-la dans la douceur du lait meilleur 
Que les vins de la vigne et les miels de la fleur. 
Louons-la dans les bœufs, patients et superbes, 
Qui creusent les sillons pères des nobles gerbes. 
Bénissons l'Herbe dans les nids et les berceaux, 
Dans le ramage des enfants et des oiseaux. 
Vivants, bénissons-la de sa fratcheur qui tombe 
Sur le sommeil de ceux que possède la tombe... 
Et gloire à Dieu qui, pour les bons et les méchants, 
Fait, sous le pur soleil, croître l'herbe des champs (1). 


Et, parmi les autres poèmes publiés récemment à l’é- 
tranger, il en est au moins un qui célèbre François avec 
autant de spiritualité que de poésie, et avec cette candeur 
particulière aux œuvres réellement inspirées par l'Assisiate, 
c'est celui d’une tertiaire irlandaise, Katharine Tynan : Saint 
François et l'âne (2). 

Ainsi, par les admirateurs que le Père de la Pauvreté eut 
toujours dans les différentes classes de la société comme par 


(1) Ce poème a paru. dans l'Ermitage de sept. 1897, Voir aussi Rura 
dans l'Enchantée, 1 vol. chez Ollendorff. 

(2) Publié dans l'/rishk Franciscan Tertiary, n° de novembre 1890, p. 208- 
209. 


C2 
248 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D ASSISE 


ses propres fils, le séraphisme poétique, né des baisers 
même de Jésus, ne cesse de luire et d’agir sur le monde 
chrétien. Remercions-en Dieu. Car on peut dire de la poésie 
franciscaine ce que le Père Faber dit des poèmes peints par 
le B. Fra Giovanni sur les parois de San Marco : « c'est un 
moyen de grâce qui nous sanctifie lorsque nous le considé- 
rons et qui amène notre cœur à se fondre en prière. L'art est 
véritablement une révélation du ciel et une puissante res- 
source pour nous faire connaître Dieu (1). » De la sorte, ce 
qu'il a pris à la théologie et à la dévotion, l’art le leur rend, 
et de la meilleure manière. 


(À suivre.) 
Alphonse GERMAIN. 


(1) Beth., L. I, p.308. 


POSSIBILITÉ 


= OU 


IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


D'aucuns s’étonnent peut-être de ce que les grands doc- 
teurs scolastiques du moyen âge ont été impuissants à ré- 
soudre adéquatement plusieurs questions qu'ils ont traitées, 
exposées et défendues avec un talent si admirable et une 
science si vaste. 

L'homme, esprit et corps, esprit capable de vrai et de vrai 
surnaturel, est un être fini et un être déchu. Quelle que soit 
sa puissance, quelque haut que puisse être le vol de son 
âme, jamais il ne peut se prévaloir d’un essor illimité, mais 
toujours et partout il rencontrera quelque insurmontable 
obstacle qui lui dit: « Tu n’iras pas plus loin! » 

Cependant, ne croyons pas notre tâche à nous finie, quand 
d'un œil terne et d’un cœur froid nous nous contentons d’é- 
voquer les glorieux souvenirs des joutes intellectuelles de 
nos pères. Ils nous ont légué le doux mais laborieux devoir 
d'apporter l’appoint de nos forces et de nos armes à la con- 
quête de la vérité. Il nous y faut dépenser toute notre âme, 
toute notre passion du vrai, mais notre âme et notre passion 
éclairées par une intelligence vierge de toute erreur, gui- 
dées par une volonté ferme et sûre. 

C'est pourquoi, nous avons cru faire œuvre utile en repre- 
nant, à l'intention de nos lecteurs, la question si débattue 
dans les écoles (1) : est-il possible que le monde soit éternel ? 


(1) À la bibliothèque Laurentienne de Florence, il existe un manuscrit du 
Fr. Roger Marston (Merston) de l'Ordre de Saint-François d'Assise. Anglais 
de naissance, on l’a parfois confondu avec Roger Bacon. Ce Codex (signé 
n° 123) contient bon nombre de questions intéressantes touchant nos cou- 
naissances intellectuelles, etc. Suivent deux « Quodlibeta » du même auteur, 
dont le premier, parmi les 33 questions spéciales ayant trait à la philoso- 


250 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


Nous rencontrerons dans le cours de notre exposé des avis 
contraires aux nôtres. Nous montrerons leur côté faible ou 
vicieux, mais nous voudrions ne jamais nous départir de 
l’adage chrétien adopté par les scolastiques : in certis unitas, 
in dubts libertas, in omnibus charitas! Bien plus, parmi 
nos adversaires, il en est dont le talent et la conviction sin- 
cère réclament le respect et l'estime. Et en particulier, 
nommons l’'éminent Directeur de l’Institut Léon XIII à 
Louvain, dont il nous a été donné de goùter les savantes et 
précieuses lecons. Que le sympathique professeur reçoive ici 
l'expression de notre gratitude ; si quelque terme trop 
dur ou peu charitable nous était échappé, ce serait à 
l'encontre de notre intention, et nous le désavouons de 
grand cœur. 

_ Pour prévenir autant que possible toute équivoque, et 
éviter tout mal entendu, il importe ici, comme dans toute 
discussion sérieuse, de bien définir l’état de la question. 

Afin de placer dans tout son jour la matière que nous 
aurons à traiter, et pour éloigner les ombres qui pour- 
raient en obscurcir la pleine vue, éliminons d’abord ce 
qui lui est étranger, ce qui ne ferait qu'entraver notre 
marche. 

Il ne s’agit nullement, pour nous, de prouver que le monde, 
tel qu’il existe actuellement et tel qu'il existera jusqu’à 


\ 

phie, la dogmatique et la morale ou casuistique, renferme un article intitulé : 
« Utrum Deus potest facere creaturam aliam sibi coæternam ? » — Le 
D" Nys, professeur à l'Université catholique de Louvain, a traité assez au 
long la matière qui nous occupe dans son étude : La notion du temps d'après 
les principes de saint Thomas d'Aquin. (1898). Nous aurons l'occasios de 
prendre connaissance de J'opinion du savant auteur. — Voir aussi : P. Esser 
O. P. Die Lehre des Heil. Thomas v. Aq. über die môglichkeit einer anfang- 
lose Schôpfung. — Dr Rolfes : La controverse touchant la possibilité d'une 
création sans commencement. Le R. P. Sertillanges, O. P., a traité la ques- 
tion dans la Revue Thomiste ; — voir les numéros 6, 6, 7 de l’année 1897- 
1898 (septembre. novembre 1897, janvier 1898) : « La Preuve de l'Existence 
de Dieu, et l'étrruité du monde. » Cette étude a fait l’objet d’une communi- 
cation au Congrès scientifique international tenu à Fribourg, le 20 août 1897. 
— Dans les An::ales de Philosophie Chrétienne M. le comte Domet de 
Vorges a porté son jugement sur cet article, ce qui lui a attiré du KR. P. Ser- 
tillanges une Note sur la preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde. 
{Revue Thomiste, juillet 1898.) 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL "#1! 


la fin des temps, ait eu un commencement comme toute 
chose temporelle et finie. Non, l’Ecriture et la Tradition 
sont explicites sur ce point ; le dogme de foi est clair et 
précis (1). En d’autres termes, la question qui nous occupe 
n’est pas une question de fait, ce n’est pas une question 
d'ordre historique. 

Notre problème à nous peut se formuler de la sorte : 

Le monde, tel qu’il est, peut-il outre les notes qu’il pos- 
sède en propre, recevoir en plus la note « d’être ab 
æterno »? 

Nous prenons la question de la possibilité du monde, en 
premier lieu dans son sens passif ; en d’autres termes, y a-t- 
il on rapport possible entre les constitutifs du monde, tel 
qu’il existe, et les constitutifs de l'éternité. 

Quant au sens actif de la question, sens que l'on exprime- 
rait ainsi : Dieu aurait-il pu créer le monde de toute éternité, 
nous n'y toucherons qu'indirectement et par voie de consé- 
quence. En effet, supposé que la réponse à la première ques- 
tion soit affirmative, il nous sera facile de répondre de même 
à la seconde. Si la première supposition doit être niée, nous 
devons dire de même que Dieu ne pouvait pas créer le monde 
de toute éternité, parce que le contradictoire et partant le 
néant ne peut être un produit de la Toute-Puissance. 

Ceci posé, nous nôus demandons : Que faut-il penser de 


(1) Concil. Lateran. IV cap. Firmiter — Gen. C. 1; Ps. LXXXIX ; Joann. 
cap. XXXVII. — Saint Bonav. II sent. dist. I, p. 1%, art. 4, q. 1. Remar- 
quons que cette déclaration dogmatique du concile ne touche en rien à l'uti- 
lité ou à l'opportunité d'étudier la question qui nous occupe. Et en effet, si 
la simple croyance suffisait toujours, combien de questions philosophiques 
et théologiques, dignes en tous points de tenter les penseurs devraient être 
reléguées parmi les doctrines encombrantes et oiseuses. Tous les savants, 
tant anciens que modernes, suivant en cela le Docteur Angélique, en jugent de 
même. C'est pourquoi, nous ne pouvons nous rallier au jugement du 
R. P. Sertillanges, quand il écrit : « nous l'avons reçu par révélation, l'Ecriture 
et la tradition des Apôtres nous l'enseignent, cela doit suffire 1! »... (Revue 
Thomiste, septembre 1897.) 

Aristote, en plusieurs endroits de ses écrits (Lib. 8 Phys. ; lib. { de cœlo, 
cap. 19; lib. 2 de gener. ; lib. 12 metaph. et aliis locis plurimus, a nié que 
le monde eût été créé dans le temps, ou plutôt avec le temps. La même 
erreur se trouve chez quelques Platoniciens et Péripatéticiens païens, entre 
autres, chez Proclus (in libr. De æternitate mundi) et Averrhoës. 


2h82 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


l'opinion qui nie la possibilité de l'existence du monde, ab 
æterno ? (1) 

Pour nous, la réponse à cette question ne peut être dou- 
teuse. La sentence qui nie la possibilité de l'existence du 
monde ab æterno, est la plus commune, en même temps que 
la plus probable. 


Double affirmation que nous voudrions justifier dans ces 


pages. 


La sentence qui admet l'impossibilité de la création éternelle 
du monde est la plus commune. 


À considérer l'argument d'autorité, l'opinion adverse pour- 
rait paraître solidement établie. Elle peut, en effet, se préva- 
loir de nomsillustres, tels que : saint Tho mas (2), Cajetan, 
Suarez, Ferraris, Biel, Guérinois, Durand et autres. Ajou- 


(1) On compte en général six opinions différentes par rapport à cette 
question : « Quarum prima est, Deum potuisse totum hoc universum, et 
« quamlibet ejus partem ab æterno producere in ea dispositione ac mutabi- 
« litate quam modo habet. Secunda docet idem cum exceptione unius speciei 
« humanæ, propterea quod hujus æternitate posita, sequeretur animas esse 
« numero infinitas... Tertia opinio tradit, res successivas et quæcumque per 
« motum vel successionem incipiunt, non potuisse produci ab æterno; sed 
«a solas et omnes res permanentes, tam corruptibiles quam incorruptibiles, 
« etiam si suæ naturæ relinquantur... Quarta opinio ponit solam creaturam 
« incorruptibilem etiam naturæ suæ relictam, ut sunt angelus, anima ra- 
« tionalis, cœlum esse potuisse ab æterno. » (Sic Dominicus Soto, Q., 2, 
sup. 8 physic.). Quinta opinio ponit potuisse Deum ab æterno producere 
hoc universum complectens omnia tam corruptibilia quam incorruptibilia, 
tam successiva quam permanentia, non aliter tamen quam immutando earum 
_ rerum naturas et ordinem quem modo habent : non quidem in essentialibus, 
sed in proprietatibus quibusdam accidentariis, ita ut nullam subirent varia- 
tionem aut successionem. (Cfr. de his omnibus Estius, libr. sent. dist. 1.) 
Enfin la sixième sentence nie toute possibilité, et ne pose aucune distinc- 
tion entre créatures successives et permanentes. Voir le P. Evangéliste de 
Saint-Béat : De necessaria temporaneitate creaturæ. 

(2) Quant au docteur Angélique, voici ce qu’en ditle cardinal Zigliara : 
(Summa Phil. Cosmol, 1. 4, cap. IH, art. 2) « miror a quibusdam sine ulla 
distinctione Ipsum (S. Thomam) citari inter adversarios repugnantiæ 
mundi, seu melius alicujus creaturæ ab æterno : utique est adversarius de- 
monstrationis hujus repugnantiæ, non vero probabilitatis. » — M. Van 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 253 


tez-y la plupart des Thomistes et des Nominaux (1). Mais, 
hâtons-nous de le dire, l'opinion à laquelle nous nous ral- 


Hoonacker, dans sa dissertation intitulée : « De creatione mundi ex nibilo » 
p. 55 n° 1, remarque : « Immerito scribit Zigliara (Summa Philos. vol. Il, 
p. #6) ex resp. ad. 8, loco hic allegato (Summa Theol. part. I, q. 46, art. 2) 
apparere S. Thomam non esse contrarium sententiæ juxta quam evidenter 
repugnat creatio ab æterno mundi uti nunc est, scilicet successive durantis. 
Ibi enim Doctor Angelicus solum advertit assertorem mundi creati æterni posse 
absque contradictione fateri hominem in particulari non fuisse ab æterno 
creatum, ut sic diflicultatem cffugiat ex animorum actu existentium multitu- 
dine infinita desumptam. Manifestissime autem hoc ipso articulo S. Thomas 
intendit mundi uti nunc est initium demonstrative probari non posse uti patet 
tum ex conclusione ejus in corpore : mundum incepisse est credibile, non 
autem demonstrabile vel scibile, etc. ; tum ex resp. ad. 4,5, 6 et 7. » — 
On peut consulter en outre l'étude du P. Sertillanges (Revue Thom. sep- 
tembre 1897) au sujet de l'opinion de S. Thomas. — Nous n'avons pas l’in- 
tention de faire ici l'exégèse de la doctrine du docteur Angélique ; qu'il 
nous soit cependant permis de citer, ce que dit M. le comte Domet de 
Vorges dans son article au sujet du travail du P. Sertillanges. (Annales de 
Philosophie Chrétienne, février-mars 1898) : « Que saint Thomas, par mo- 
destie et par déférence, n'ait pas cru devoir combattre Aristote sur un point 
qui n’était pas essentiel, nous le comprenons, Encore s’il dit que l’on ne peut 
démontrer rigoureusement que le monde a ‘à commencer, il a bien soin de 
montrer qu'on ne peut démontrer le contraire. Il réfute très péremptoire- 
ment les raisons par lesquelles on voudrait prouver que le monde a toujours 
existé. (S. Theol. 1° q. 46). Nous ne croyons pas hasarder beaucoup en 
disant que la thèse de la nonu-éternité du monde, lui semblait même ration- 
nellement, la plus vraisemblable, » (C. G. II, 38). 

(1) D'autres savants (Billuart, Goudin, Gonzalez, etc.), distinguant entre 
les choses permanentes et les êtres successifs, croient qu’il y a possibilité 
que les premiers eussent été créés de toute éternité, mais ils refusent cette 
note d'éternité possible, aux seconds. Le cardinal Zigliara est d'avis que le 
monde, tel quel, n'aurait pu être créé « ab æterno »n; mais envisageant la 
question comme ne se rapportant qu'à la généralité des êtres, il se range du 
côté de saint Thomas, disant que les deux sentences ont leur probabilité 
(loc. cit.). — M. Farges dans son ouvrage : L'idée de Dieu, se rallie à l'opi- 
nion de Zigliara, et regarde la question comme étant philosophiquement in- 
soluble ; sans souscrire à sa conclusion que nous estimons trop prudente, 
il nous faut toutefois louer sa façon d’argumenter, — Quant au KR. P. Ser- 
tillanges, il est convaincu, dit-il, qu'aucune démonstration rationelle ne 
saurait être donnée du fait d'un commencement du monde dans le temps. 
(Rev. Thom., septembre 1897). Il pense même que l'éternité du monde est 
certainement possible (Rev. Thom. janvier 1898). — Aristote, Platon, saint 
Augustin, Albert Le Grand, saint Thomas d'Aquin, sont d’après le P. Ser- 
tillanges, (Rev. Thom. novembre 1897) les autorités les plus hautes qu'on 


254 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


lions, n’a de ce fait rien à envier. En effet, ne comptons- 
nous pas dans nosrangs le B. Albert-le-Grand (II. Sent. dist. 
1, a. 10) (1); Alexandre de Halès (I. Sent. q. 12, II. Sent. q. 
14 et q. 9) ; le docteur séraphique saint Bonaventure (II Sent. 
Dist. 1, p. I. a. 1, q. 2); Pierre de Tarantaise (II. Sent. dist. 1, 
q. 2, a. 3); Ulric d’Argentora (I. Sent. dist. I. a. 3, q. 4); Ri- 
chard de Middletown (II. Sent. dist. art. 3, q. 4); Henri de 
Gand (Quodi. I, q. 7); Tolet(in VIII Phys, c. 2) ; Pétau, Ger- 
dil, Ptolémée (Phil. Theol. nat. diss. 5); Richard de St-Vic- 
tor (de Trinitate, lib. Il, c. 9); Grégoire de Valence (p. I, 
disp. 3, q. 3, puncto 3), et presque tous les théologiens et 
philosophes modernes ? (2) | 


puisse fournir en cette matière. Tout en remarquant que grand nombre de 
savants contestent, et à juste titre, ce nous semble, que l'on puisse en cette 
question se couvrir de l'autorité de saint Augustin et d'Albert le Grand 
(voir plus loin), nous nous demandons de quel droit les noms cités se reven- 
diquent la plus haute autorité ?... — « Aristote croyait le monde éternel : 
aussi il ne croyait pas la matière créée, mais existant par elle-même. Du 
moment qu'une philosophie plus profonde a reconnu que le monde est con- 
tingent, la question a changé de face. Aristote ne dit-il pas quelque part: 
# quod potest non esse, aliquando non est. » Si donc Aristote eût cru le 
monde contingent, c’est-à-dire pouvant ne pas être, il est bien vraisemblable 
qu'il eût admis qu'il n'a pas toujours existé. » Domet de Vorges, Annales 
de Philosophie chrétienne, février-mars 1898. 

(4) Alb. M. (II sent. tr. 1, q. 4, art. 5): « Constat quod creatura sit ex 
nihilo hoc est, post nihil, ut dicunt sancti, ita quod negatio quæ est in nihil, 
neget totum quod de creatura potest esse, antequam fiat. Sed constat quod 
duratio aliquid est de esse creaturæ. Ergo duratio non potest intelligi extendi 
in præteritum nec ultra nunc incæptionis creaturæ ; creatura enim sic feret 
ex aliquo, non ex nihilo. Constat enim quod præpositio ex, quum dicitur : 
creatura fit ex nihilo, non notat aliquod principium materiale esaentiale, 
quod materiale fit seu formale, sed simplicem ordinem tantum, boc est post 
nibil. Et licet hæc certissime probata sint, tamen sunt qui dieunt, ques 
dicitur : « creatura fit ex nihilo » nihil præcedit creaturam natura, non or- 
dine durationis,quia scilicet creator in creando non indigetaliquo, quum ipfe 
sit principium universi esse.... sed hoc dictum mirabile est. Illud enim 
præcedit naturäâ, quod aliquid est de principiis naturalibus rei et quod in se- 
quenti est actu et intellectu et est in primo modo dicendi per se, quando 
prædicatur de ipso, secundum doctrinam Aristotelis. Cujus autem natura 
vel naturale principium nihil sit, nullus unquam intelligere potuit. Unde 
constat quod cum dicitur « creatura fit ex nihilo » quod præpositio ex notat 
ordinem durationis ejus, quod est nihil ad creaturam, ita quod nibil fuerit 
privatum omnis esse creaturæ et durationis ejus. » 

(2) « Mais où nous cessons de partager l'opinion du savant religieux (le 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 255 


I} serait fastidieux de citer tous les noms;en voici quelques- 
uns à titre documentaire : Tongiorgi (Cosmol. 1. 2, cap. 2, 
art. 4); Pesch, (Instit. Phil. nat. lib. 3, dis. 1, sect. 1, n° 533); 
Palmieri (Cosmol, 14. 3); Lahousse (Cosmol. th. 35) ; P. Ger- 
vais de Brisach, P. Evangéliste de St-Béat, P. Stanislas Kamp- 
mann (Cosmol. cap. 2) ; Stockl (Cosmol. $ 90 ss.), Sten- 
trup (Prælect. Dogm. de Deo uno, th. 49); Heinrich (Dogm. 
Theol. t. V, $ 264, n. IV), Dupont, etc (1). 

Nous croirions faire œuvre incomplète, si en pareille ma- 
tière, nous négligions de savoir ce qu’en ont pensé nos Pères 
dans la Foi. | 

Sans doute, ils n’ont pas traité la question au point de vue 
rationnel et ex professo, comme l'ont fait les scolastiques, mais 


P. Sertillanges) c'est quand il prétend qu'on ne peut démontrer l’impôssibi- 
lité d'un monde éternel ; — il y a longtemps qu'une grande partie de l’école 
a abandonné cette thèse, nous sommes donc en bonne compagnie. Il nous pa- 
raît... qu'il serait prudent de ne point plaider la possibilité d'un monde 
éternel, lorsque tant de raisons très solides militent pour l'opinion opposée, 
bien plus d’accord avec nos croyances. C'est le sentiment qui a été exprimé 
à Fribourg. » M. le comte Domet de Vorges. (Annales de Philosophie chré- 
tienne, février-mars 1898.) 

Jugeant l'ouvrage du P. Evangéliste de Saint-Béat : de Necessaria tem- 
poraneitate, etc.... le Père Sébastien Soldati, dit : « .... de reliquo non 
dubito quod sententia ab ipso rev. arguente defensa, quæ æternæ creatio- 
nis possibilitatem negat, paucis nequicquam contradicentibus aut nonnihil 
hæsitantibus, longe communior, nostra præsertim hac ætate sit, imo et com- 
munissima, et valde probo ejus observationem : « ut aliqua doctrina possit 
dici certa et inconcussa, non obstat quominus aliqui philosophi, etiam magni 
nominis, contrarium asseruerint ; sufficit ut potior pars philosophorum eam 
teneat constanter, invictisque argumentis comprobet... quinimmo contra- 
dictio istorum philosophorum optime inservit ad prælaudatam doctrinam ma- 
gis ae magis confirmandam guia licet a magnis impugnata, nihilominus com- 
munissima remanet, quasi unauimiter traditur, semperque propugnatur. » 
. {1) Scot parait indécis. Il se borne à vouloir résoudre les arguments ap- 
portés de part et d'autre, et semble pencher vers l'opinion thomiste pour ce 
qui regarde les êtres permanents. Voici ses paroles : « Tenentes autem pri- 
mam opinionem (celle qui défend la possibilité), potissime propter hoc quod 
non invenitur contradictio in istis terminis : aliud a Deo esse sempiternum ; 
et secundo propter hoc quod rationes quæ videntur probare contradictio- 
mem, sunt speciales et ideo si de aliquo speciali probent contradictionem, 
non tamen probant hoc de omni alio a se fieri de futuro sine fine; aut 
possent fieri de successione sicut de permanentia. » (Il sent. dist. 1, q. 3, 


n° 45). 


256 POSSIBILITE OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


nous ne croyons pas avancer une affirmation gratuite en 
disant qu'ils confirment notre manière de voir, sinon ex- 
plicitement au moins implicitement dans beaucoup de leurs 
écrits. Tous, ils tiennent que la note : existence éternelle, 
est incompatible et contradictoire avec la note de créature. 
Ils ne le prouvent pas, nous le voulons bien, mais si nous 
faisons ici de la patristique, ce n’est pas pour trouver dans 
les Pères des preuves qu'ils ne devaient pas fournir, mais 
uniquement pour connaître leur appréciation. Or, l'opinion 
que nous défendons, qualifiée par plusieurs de plus ou moins 
probable, certains Pères la regardaient comme si solidement 
établie et si inattaquable, qu'ils n'hésitent pas à fonder sur 
elle un argument théologique. Ayant à prouver contre les 
Ariens la divinité de Jésus-Christ, à maintes reprises, ils 
formulent ainsi leur preuve : Jésus-Christ est éternel, donc 
Jésus-Christ est Dieu (1). Dans leur exposé, les Pères ne s’oc- 
cupaient guère de la mineure, tant ils étaient convaincus de 
sa certitude comme d’un axiome. 

Remarquons en outre que ces Pères envisageaient néces- 
sairement l'ordre de la possibilité, et non pas seulement 
l’ordre actuel et historique. Car, quelle aurait bien pu être 
la solidité de leur preuve, s’il eût été loisible aux adver- 
saires de riposter : mais, il peut se faire qu’une créature 
soit éternelle, tout en n’étant pas Dieu, et partant que devient 
votre preuve de la divinité du Christ? Peut-on croire de bonne 
foi, que les Ariens n'auraient pas profité de cette échappa- 
toire pour sortir de l’étau, où l’argument des Pères les étrei- 
gnait ? 

Peut-on dire que les Ariens ne comptaient dans leurs 
rangs aucune intelligence cultivée ? Si oui, comment expli- 
quer ces machinations subtiles, ces faux-fuyants impercepti- 
bles, que seuls les génies de l'Eglise pouvaient éluder ? 
Peut-on croire légitimement que les disciples d’'Arius eussent 


(1) Que l'on veuille bien remarquer cette façon d'argumenter des Pères. 
Leur principe de démonstration n'est pas le monde créé, ce n'est pas non 
plus une créature considérée à part dans son individualité, mais c'est la créa- 
ture prise dans toute sa généralité, sans -spécification, sans détermination 
aucune : la créature, par cela seul qu'elle est créature, creatura qua talis, 
exclut la note d'existence éternelle. 


= = 


POSSIBILITE OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ETERNEL 257 


négligé de chercher parmi les grands philosophes paiïens 
les armes défensives dont leur cause avait tant besoin ? 
C'est bien, ce nous semble, le cas de dire: Poser la question, 
c'est la résoudre. | 

Mais, afin qu’on ne dise pas que nos affirmations sont gra- 
tuites, glanons ci et là dans les écrits des Pères, quelques 
textes qui en diront plus que toutes nos preuves. 

Inutile de présenter à des lecteurs français l'homme admi- 
rable que fut saint Irénée. Voici ce qu'il dit touchant notre 
question (1. IV, c. 24). « Dieu diffère de l’homme en ce que 
Dieu crée et que l’homme est créé. Or, le Créateur est tou- 
jours également immuable, tandis que la créature requiert et 
un commencement et une maturité et une perfection sura- 
joutée (1). » Tertullien est plus explicite encore (c. Hermog. 
c. 16) : « ... quia omnia post illum (Deum), sic omnia post 
illum, quia omnia ab illo ; sic ab illo, quia ex nthilo. » « Que 
si l'on nous demande, dit saint Athanase (c. Arianos, 1, 29), 
pourquoi Dieu illimité en puissance, ne crée pas toujours, 
nous répondrons à cette audace en disant que, quoique Dieu 
puisse créer toujours, il répugne à la créature d’être éter- 
nelle... Comment, en effet, ce qui n’était pas avant sa naïis- 
sance, pourrait-il être coexistant à Dieu, dont l’être n’a pas 
de fin ?... » Saint Cyrille d'Alexandrie dit à peu près la 
même chose {l. 32) : « Ce qui reçoit l'être par la création, ne 
peut se concevoir existant de toute éternité. » Saint Jean 
Damascène (1. 1 c. 8): « La création, étant l’œuvre de la vo- 
lonté divine, n’est pas coéternelle avec Dieu. En effet la na- 
ture ne souffre pas que ce qui passe du néant à l'être, soit 
coéternel avec Celui qui, sans principe aucun, existe de toute 
éternité. » | 

Terminons en citant l’incomparable Augustin, qui dans ses 
Confessions (I. XII, c. 15) s'adresse à Dieu en ces termes : 
«... Tu Deus creaturæ diligenti te, quantum præcipis, os- 
tendis eite, et sufficis ei; et ideo non declinat a te, nec ad 
se. Hæc est domus Dei non terrena, neque ulla cœlesti mole 


(1) La traduction intégrale de ce texte cause un vrai tourment au traduc- 
teur français : « Hoc Deus ab homine differt, quoniam Deus quidem facit ; 
homo autem fit : et quidem qui facit semper idem est; quod autem fit, et ini- 
lium et medietatem et adjectionem et augmentum accipere debet. » 


E. F.— VIIL — 17 


258 POSSIBILITE OÙ IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 


corporea; sed spiritualis et particeps æternitatis tuæ, quia 
sine labe in æternum. Statuisti enim eam in sæculum et in 
sæculum sæculi ; præceptum posuisti et non præteribit. 
Nec tamen tibi Deo coæterna, quoniam non sine initio, 
facta est enim. » (1). 

Puisse cette légère teinte d’érudition ne choquer per- 
sonne, sous prétexte que : « Testes ponderandi sunt, non 
numerandi. » Exagérons-nous en disant que les noms que 
nous venons de citer font incliner la balance en notre fa- 
veur ? Et notre désaccord avec le Docteur angélique, l'ange de 
l'école >. Faut-il le justifier, si toutefois il est réel ? Quand 
les Souverains Pontifes ont exalté le docteur dominicain, 


(1) Voir en outre : D. Chrysost. (in Joan. c. I hom. [). — Cyril Ales. in 
Joan. 1. J,c. 6). — Greg. M. (Exp. in Job, 1. XII). — August. (Conf. 1. VI, 
c. X; Civ. Dei, L. XIJ, c, XVII.) — Saint Anseline dit dacs son monologue 
(C. XVII) : « Vel hoc solum æternitatem soli in esse substentiæ, quæ 
sola non facta, sed factrix est inventa, aperte percipitur; quoniam vero 
æternitas principii finisque meta carere intelligitur, quod nulli rerum crea- 
tarum convenire, ex ipso quod de nihilo factæ sunt convincitur. x» — Cfr. 
Greg. Nyss. 1. IL Bas.; k. {1. ec. Eunom,Athan. II, {.c. Arianos ; Iren. 1. II, 
c. 64. — Methodius, dans sa discussion contre Origène, affirme :« Coxternum, 
cum nullum ortus principium admittat, necesse cstut sit etiam ingenitum, et 
ejusdem potentiæ cum Deo, Quod autem ingenitum est, in manifeste etiam 
per se perfectum et immutabile erit.s — Maxime Mar. 1. de la Charité, ch. 6 : 
« Quidam asserunt ex æterno cum Deo creaturas existere ; quod fieri non po- 
test. Quomodo enim cum eo quod est omnino infinitum, simul existere 
possunt ex æterno quæ omnino definita sunt? ÂAut quænam proprie opera 
sunt, si opifici coæterna ?... quod si ita est, non ab æterno simul existunt 
cum Deo creaturæ. » — S. Fulgence : De Fide ad Petrum,c. III. —S. Aug. 
de Genesi ad litt. c. 23, etc. 

Pour éviter l'accusation de contredire la doctrine des Pères de l'Eglise, 
les adversaires de notre opinion prétendent que ces saints Docteurs ne visent 
aullement l'éternité essentielle ou proprement dite qui exclut tout principe 
de causalité et toute succession, mais que leur intention vise uniquement 
l'éternité participée, qui, elle, admet un principe de causalité et une sueces- 
sion. Hypothèse ingénieuse, sans doute, mais malgré tout hypothèse, et 
hypothèse gratuite. C'est pourquoi, nous tenons avec San-Severino {(Cosmol. 
c. VII, a. 4) comme plus probable « que les Saints Pères, en disant que les 
choses créées ne peuvent être éternelles, écartent souvent des créatures 
toute éternité, tant essentielle que participée. » Plusieurs expressions ayant 
un sens général évident, il faut en conséquence, leur reconnaître aussi une 
portée générale.— Notre but, à nous, n’est pas d'examiner dans cette étude si 
la distinctionentre éternité essenticile et éternité participée est fondée ou non. 


POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL : 29 


jamais 1l8 ne lui ont attribué une supériorité unique et illimi- 
tée. En général ils ont placé le nom de Bonaventure à côté 
de Thomas, image et souvenir du lien intime qui les unissait 
de leur vivant dans une sainte amitié. Qui a plus aimé la vé- 
rité que ces deux génies qui lui ont consacré leur existence? 
Puisqu'en cette occurrence, la doctrine de saint Bonaventure 
nous paraît plus vraie, le Docteur angélique ne peut que 
louer notre facon d'agir, si à son « autorité extrinsèque, 
nous opposons lJ’autorité extrinsèque de S. Bonaven- 
ture (1). » 

Nous ne nous arrèterons pas davantage à la question d’au- 
torité ; d’ailleurs nous croyons avoir prouvé suffisamment 


(1) Saint Bonaventure est sans contredit un maitre de tout premier ordre 
en science théologique et philosophique. De nos jours cependant on ne parait 
guère s'en dobter, On l'a bien dit : « Ignoti nulla cupido. » C’est l'ignorance 
qui a fait tomber dans l’oubli le Docteur séraphique et ses écrits admirables 
Lorsqu'on entend parler de saint Bonaventure, on est tout disposé à se repré- 
senter quelque pieux mystique du moyen âge, plus important que d’autres, 
peut-être, mais en tout cas quantité négligeable, car nos temps et nos goûts 
favorisent peu la mystique. Que saint Bonaventure soit le maître des maîtres 
pour ce qui concerne la Vie intérieure, qui le niera? Mais de ce qu'un 
homme soit saint, de ce qu'il possède un talent admirable pour proposer 
aux autres les fruits de sa propre expérience et de sa science approfondie des 
voies de Dieu, peut-on logiquement conclure que de ce chef, cet homme soit 
incapable de régner sur les intelligences par ses connaissances et son savoir? 
Pourquoi saint Bonaventure'n'aurait-il pas droit aux honneurs et au respect 
dont on a coutume de favoriser les princes de la pensée ? Oui, ct quiconque 
voudra bien lire avec une attention soutenue les œuvres de notre séraphique 
Docteur en portera le même jugement que nous. D'ailleurs qu'on interroge 
l'histoire impartiale, elle répondra que Bonaventure a été durant bien des 
‘siècles la lumière des générations ; elle témoignera qu'un Ordre florissant 
s'est nourri de sa dectrine, s'est embrasé de ses séraphiques ardeurs ; que les 
Pontifes suprèmes, les princes de l'Eglise, les solennelles assemblées conci- 
liaire sont proclamé la pureté de son enseignement et sont allés chercher 
dans cet arsenal les armes les plus aptes à combattre l'erreur. L'histoire 
encore redira les louanges dont les esprits éminents ont comblé le fils des 
Fidenza. £lle montrera Thomas d'Aquin, dont l'âme, pour me servir d'une 
expression sainte, était « collée » à celle de Bonaventure, lui décerner le 
titre de saint; Gersvn, ne trouvant assez de paroles pour exprimer son 
admiration ; Sixte-Quint, l'assimilant, avec saint Thomas aux Pères de l'E- 
glise, et enfin Léon XIII glorieusement régnant, proclamant que tous les 
jours, il va puiser chez le Docteur séraphique les lumières requises pour 
enseigner les nations, la force pour les guider dans la voie du salut, les 


260 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


par nos citations multiples, qu'en revendiquant pour la doc- 
trine Bonaventuriste la majorité des célébrités scientifiques, 
nous n'avons rien émis qui ne soit conforme à la vérité. 

Nous pensons avec saint Thomas, qu'en matière philoso- 
phique, l’argument extrinsèque d'autorité ne vient qu’en 
dernier lieu et cède la place aux preuves de raison. C'est 
pourquoi nous nous arrêterons plus longuement à celles-ci 
et à leur exposé, afin d’étayer notre seconde affirmation. 

Mais il est nécessaire de faire au préalable un peu de mé- 
taphysique. Les sentiers qui gravissent les montagnes sont 
àpres et difliciles, et nous faisons l’ascension d'une mon- 
tagne. Point de fleurs pour reposer le regard ; point de sons 
harmonieux pour charmer l'oreille ; point de sources lim- 
pides pour calmer les ardeurs, mais la route creusée dans 
le roc, où l’on côtoie des abîmes, où l’on avance à pas lents. 
Et pourtant, si le sentier effraie, il est le seul qui nous permet 
l'accès de la montagne, où devant les horizons et les 
espaces sans bornes, plus près de Dieu, parce que nous 
touchons à la vérité, l’âme dilatera ses facultés à loisir, et goùû- 
tera cette joie que toute victoire REAERRE Faisons donc un 
peu de métaphysique. 

Et d’abord : qu'est-ce que le temps ? (1) 

Question grosse de difficultés et qui tourmentait déjà le 


ardeurs pour les aimer en Père. Non, non, nous ne comprenons guère ceux 
qui pour excuser l'injuste oubli qui couvre notre illustre Frère, en re- 
jettent la cause sur l'ignorance où ils étaient de sa valeur. Nous croyons avoir 
indiqué suffisamment les titres qui réclament pour saint Bonaventure une 
place à part parmi les princes de la Théologie. Aussi à tous dirons-nous : 
« Tolle et lege », prenez ses œuvres, lisez-les avec un grand amour de la 
vérité et de la vertu, et ce vous sera une peine que de les quitter. — Cfr. 
Prosper de Martigné : La scolastique et les traditions franciscaines et les 
articles du P. Evangéliste de St-Béat. (Etudes francisc., n° de mars, etc., 
1899). 


(1) Cfr. La notion de temps, d'après les principes de saint Thomas 
d'Aquin, par D. Nys, professeur à l’univ. cath. de Louvain. (Louvain, 1898): 
p. 6, l’auteur indique la bibliographie suivante : Bosanquet. Time andthe 
absolute. — Guyau. La Genèse de l'idée du temps, 1890. — Jeannin : Com- 
mencement et fin. (Ann. Phil. chrét., février 1896). — Dr Haller: Le 
Temps et la durée, (Rev. Néo. Scol., février 1896). — G. Lechalas : Etude 
sur l'Espace et le Temps. Paris, 1896. — Boirac: /dée du Phénomène. 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 261 


pénétrant génie de saint Augustin (1). Aristote expérimen- 
tait aussi pour sa part, que le temps est une chose difficile 
à connaître et plus diflicile encore à expliquer. Et la raison 
de cette difficulté, dit saint Thomas, c’est que le temps a une 
entité minime; successif, il fuit rapidement et semble narguer 
la pensée humaine (2). Aristote l’a défini : « Numerus et men- 
sura motus secundum prius et posterius(3)... » Dès lors, qui 
dit temps, dit succession. (Cfr. P. Alvarez, O.S. Aug., Ontol., 
sectio 5, disp. 21). Et comment donc pourrait-on concevoir le 
temps, sans se représenter quelque chose qui passe, quelque 
chose de successif. Or, tout être soumis à la succession 
l'être mobile, est ici et la (4\. Qu'est-ce à dire? Sinon que 
l'être affecté de succession quitte son état premier, pour 
entrer dans le passé, « desinit esse prius, disaient les scolas- 
tiques, ut sit posterius. » Par conséquent, il faut que cet être 
soit et futur et passé par rapport à d’autres objets, d’où il suit 
que la notion du temps dans son acception courante implique 
un instant passé et un instant futur. 

Mais 1l importe d'éclairer davantage ces notions abstraites. 
« Imaginez le temps, dit M. Farges (5), comme une durée 
sans alternance d’être et de non-être, qui se prolongerait 
dans le passé et dans le futur, sans changement, comme une 
ligne droite se prolonge à l'infini dans les deux directions 
opposées, c'est vouloir imaginer un mouvement sans chan- 
gement, sans passage de la puissance à l'acte, c’est-à-dire 
une conception contradictoire. Le temps suppose donc un 
changement perpétuel au sein de l'être, qui n'existe que peu 
à peu, successivement, en s'actualisant progressivement. » 


Paris, 1894. — Weber : La Répétition et le Temps. (Rev. Philos. 1893). — 
Déring : l'Espace et le Temps, 1895. — KR. P. de San. Instit. metaph. 
spec., 1881. — Tiberghien : Le Temps, dissertation philosophique, 1883. — 
Bauman : Die Lehre von Raum, Zeit und mathematik, 1869, etc. 

(1) Confess. 1. II, c. 14, n° 17. 

(2) Cfr. Pesch : « /nst'tutiones philosophix naturalis », 1. II, disput. 7, 
n° 481, etc. — Zigliara : « Summa philosophica » Ontol. 1. III, ce. IV. 

(3) Lib. Phys. c. 11. On connaît la définition que Platon donnait du 
temps : c'est la mobile image de l'immobile éternité. V. Scot, disp. 48, q. 2, 
n° 12. | | 

(4) S. T. p.1, q. X, art. IV, ad 2. , 

(5) Farges, l'/dée de Dieu, 2° partie, II. 


262 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


Mais la notion de temps éxige davantage encore. Et en effet, 
Dieu dans sa sagesse infinie n’a pas permis que les lois de la 
nature procédassent par bonds : « natura non facit saltum »; 
mais au contraire, toutes se suivent et se répondent dans une 
gradation admirablement continue. Or, entre le futur et le 
passé n’y a-t-il pas de milieu possible qui serve de lien 
entre eux deux ? Sans doute, et ce « trait d'union », cette 
jointure à peine perceptible, les scolastiques l'ont nommé 
le « nunc », correspondant à notre terme français : « le 
Présent. » 

Désormais, il nous est permis de conclure, que le temps 
réel, puisque le passé n’est plus et que le futur n'est pas en- 
core, consiste proprement dans le « nunc », l'instant indivi- 
sible (1), que nous appelons « Présent ». Sénèque a excellem- 
ment exprimé cette vérité : « Fugit tempus, dit-il, et avidis- 
simos sui deserit, nec quod futurum est, meum est, neque 
quod fuit : in puncto fugientis temporis pendeo (2). » 

Puisque le temps est une sorte de durée, pour bien saisir 
quelle est sa nature, il importe de savoir ce que l'on entend 
par Durée, Duratio. En général on Ia définit : « permansio 
rei in suo esse » ; et encore : « perseverans rei existentia ». 
Et en effet, ne dit-on pas qu'une chose dure, tant qu'elle 


(1) Telle est au moins l'opinion la plus probable. V. Pesch. /nstit. P/ il. 
Nat. 1. II, disp: VII, sect. Ï, no 491. 

(2) Lib. 6, quæst. natur. — Voir saint Thomas : Sum. Theol. 1, q. 46, 
art. 3, ad. 3 et lect. XVII in IV Physic. — Quant à saint Bonaventure, voici 
ce qu'il dit (Æxp. in Eccl. c. WI, v. I) : « tempus dicitur tripliciter, commu- 
niter et proprie et magis proprie. Communiter secundum quod dicit.mensu- 
ram de non esse ad esse ; et hoc modo est in omnibus, quia omnia initium 
habuerunt... Alio modo proprie, prout importat variationem, sive in substan- 
tia, sive in affectione, et sic adhuc substantia spiritualis habet tempus quan- 
tum ad mutationes affectuum. Tertio modo magis proprie, prout est mensura 
excedens, et sic est corruptibilium et non omnium ». (V. S. Bon. Brevil. 
op. et stud. P. Ant. Mariæ a Vicetia, p. II, I, 1, n° 10). — « Seito, cum tempus 
sit passio motus — est enim ipsius successio secundum prius et posterius, — 
quod tot suut tempora, quot motus ; passio enim sequitur rei naturam, ubi- 
cumque sit. Sicut igitur tot sunt magnitudines quot corpora, ita tot tempora, 
quot motus. Est enim tempus mensura formalis motus, et extensio ipsius 
seu forma, per quam motus mensurabilis est, et partes priores et posteriores 
babet, Et oppositum dicerc est ignorantia magna in philosophia. » (Toletus 
in p. E, q. 12, a. 4). Voir La notion du temps. par D. Nÿs. 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 268 


persiste dans son être ? Mais ici, il nous faut éviter une erreur, 
l'identification de la durée d’une chose avec son exis- 
tence (1). 

On admet communément trois espèces de durée : l'éternité, 
l'éviternité et le temps (2). Cette division est bien fondée, car, 
étant admis que la durée est la permanence d’une chose dans 
son être, il s'en suit qu'il y aura autant d'espèces de durée 
qu’il y a de modes dont une chose peut -persister dans son 
ètre. Il nous reste donc à dire quelques mots de l'éternité et 
. de l’éviternité. 


Qu'est-ce que l'Eternité? — C'est l'opposé du temps. Il 
nous sera donc facile d'arriver à sa notion bxacte, par voie 
d'élimination. On connaît la définition que Boëce en a donnée 
(de Consol., lib. V) : « est.interminabilis vitæ tota simul et 
perfecta possessio. » Un être, dès lors qu'il est éternel, n’a 
donc ni commencement, ni fin; il est inaccessible à toute 
succession ou vicissitude interne ; il jouit de toute la pléni- 
tude d'une existence parfaite ; l'éternité, ainsi entendue, ne 
convient qu'à Dieu seul. En elle, il n'ya n1 avant ni après; 
mais elle est « le maintenant » immuable, le nunc stuns dont 
parle Boëce. Les anciens la représentaient par uu grand 
cercle, encadrant une circonférence plus petite qui figurait 


(1) Quant à la manière dont la durée se distingue, et de la chose qu'elle 
affecte et de l'existence de cet être, les savants ne s'accordent pas ; les opi- 
aions se partagent à peu près en deux camps, dont le premier nie la distinc- 
tion a parte rei entre la durée d'une chose et son existence, (tels sont les 
Nominaux ; Suarez, Métaph, d 50, s. 2, et bien d'autres); tandis que le se- 
cond considérant la durée comme une détermination actuelle en vertu de 
laquelle une chose existe formellement hic et nunc plutôt qu'en tout autre 
temps, admet une distinction modale entre la durée et la chose qui dure; 
Cfr. Conimbr. in 1. 4 Phys. cap. 14,q. 3 et 7. — De Lugo, De Incarn. 
g. 29,8.1. — Sylv. Maur. Quæst. philes. 1. 2, c. 32. (V. Pesch. Op. cit, 
lib. II, disp. 6, sect, 2 $ 8). 


(2) « Mensura durationis est rei existentis, ut existentis prout concernit 
existentiam. Unde est mensura rei in permanentia actuali et in quantum durat, 
Et est triplex, una increata, quæ est æternitas, qua mensuratur Deus, et duæ 
creatæ, videlicet ævum et tempus. » Ita Scotus (Rep. Paris, 1. II, dist, 2, 
S. Theol. q. 1, n°2). — S. Thom. S, Theol. p. Ï, q. 10, a. 5, — Rich. a 
Mediav. II. sent. dist, II p. 1, a. 2, q. 1. 


264 POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


le temps, de sorte que celle-ci ne pouvait se mouvoir, sans 
être en présence de l'éternité (1). 

A l’idée d'éternité se lie par une connexion étroite l’évi- 
ternité, laquelle a fourni aux savants ample matière à discus- 
sion (2). Nous n'en parlerons pas longuement. Il suffira de 
remarquer qu'elle est un terme intermédiaire entre l'éternité 
et le temps, avec qui elle possède plusieurs points de ressem- 
blance, mais dont elle diffère cependant en un point essentiel. 


(1) Nous n'admettons donc pas la distinction introduite par quelques au- 
teurs, entre l'éternité absolue et l'éternité relative, hypothétique ou parti- 
cipée. V. Zigliara, Summa Phil. Ontol. 1. HI, c. IV ct V. — P. Gabriel 
Casanova. Cursus Philosophicus... Vol. 1,Ontol. c I, a. VIE, n.238.— « On 
voit... combien serait inexacte l'image qui nous représenterait l'éternité 
comme une durée successive sans commeucement et sans fin... ; l'éternité 
est donc une durée sans succession et sans changement, qui peut coexister 
avec le temps, mais quine peut étre dans letemps, ni mesurée par le temps, 
puisque le temps nest que la mesure du mouvement et du changement. 
Etre dans le temps, dit Aristote (Phys. 1 IV, c. 12, $ 9), ce n'est pas seu- 
lement être quand le temps est; de mème que ce n'est pas être en mouve- 
ment ou bien dans un lieu que d’être quand le mouvement est, ou quand le 
lieu est... » Farges, L'idée de Dieu, 2e partie, II. — « Essentia divina.….. 
est æterna, id est, non incœæpit, nec desinit, simul et semel omnes perfectio- 
nes indivisibiliter continet. » (Saint Bonarv. I sent. dist. 37, p. 4, a. 2. q 2). 
« Æternum est, quod principio caret. Et licet de suo nomine, non dicat nisi 


privationem initii durationis, per appropriationem tamen dicit privationem 


onnis principii. » (Id. ibid. dist. 31, p. 2, a. 1, q. 3). 

(2) On s'est demandé, si l'éviternité est une ou multiple. Saint Bonaveu- 
ture, embrasse la pluralité : « unitas accidentis venit ab unitate subjecti ; sed 
non est ponere unum subjectum omnium æviternorum, cum quædam spiri- 
tualia non habent aliquod commune, ad cujus aspectum mensurentur : ergo non 
est ponere ævum esse unum..... ævum est mensura rei perfectæ et multum 
habentis de specie sive de forma : si ergo ævum maxime consequitur esse 
completum, cum illud non sit unum numero sed tantum specie, videtur 
« quod ævum sit unum tantum secundum speciem. » (Sent [l, dist. 2, p. 1, 
a. 1,q. 2). — Æg. Rom. (hic q. 1, a. 1); — Scot. (hic q. 3, n. #4, q. 2, n. 
10 ; Rep. Par. hic q. 1, n. 2). Voir encore : Pierre de Tarant, (hic q. 2, 
art. 2), Alex. Hal. (s.p. 4, q. 12, m. 9, art. 2), Alb. M. (S. p. 1,tr. 5, q. 
23, m. 2, a. 2), Durand (hic q. 5). Dyonis. Carth. (hic q. 2). Richard de 
Middletown distingue une triple mesure d'éviternité : « una intrinseca, 
scilicet propria duratio cujuslibet æviterni existens in suo esse sicut in 
subjecto, quæ extenso nomine ævi posset vocari ævum, quamvwis non pro- 
prie, et sic tot sunt æva quot æviterna. Alia est extrinseca et in genere et 
illa est duratio nobilissimi æviterni existens in esse illius sicut in subjecto : 


\ 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 265 


Elle tient de l'éternité, en ce qu'elle n'a pas de fin, mais lui 
est irréductible par son commencement; or ce dernier point 
est celui qu'elle a de commun avec le temps, tandis que la 
fin que le temps implique, lui est étrangère. | 

Nous croyons que ces notions suffisent au but que nous 
nous proposons. Cependant, dans l'intérêt même de ce but, 
il importe encore que nous nous fassions une idée exacte de 
ce qu’est l’/nfini. 

Examinons-le au moyen de son contraire : le fini. Qu'est- 
il? Ainsi que le mot lui-même l'indique, le fini exige une 
fin, une limite ; dès lors on peut le définir : « ce qui repré. 
sente une réalité positive bornée. » L’infini au contraire est 
ce qui n'est limité en aucune facon, ce qui possède par con- 
séquent toute perfection possible, selon la définition qu’en 
a donnée saint Bonaventure... « Infinitum dicitur quod non 
habet terminum. » (S. I, d. 43 a. unic. q. 1) (1). 

Sous différents aspects, l'infini présente des divisions mul- 


ad esse autem aliorum æviternorum, non comparatur sicut accidens ad sub- 
Jectum, sed sicut mensura ad mensuratum... Tertia est extrinseca et extra 
genus ; et illa est ipse Deus sub ratione qua æternitas. » V. PP. Editores 
Opp. S. Bonav. (1. c. schol. ad q. 1). — L'éviternité implique-t-elle une 
succession ? Non. répondent saint Thomas (IT, sent, dist. 2, q. 1, art. { : S. 
Theol. I, q. 10. a 5), Alex. de Halès (s. p.1, q. 12, nr 9, a. 3), Pierre de 
Tar. (ibid. q. 2, a. 1), Henri de Gand (quodl. 5, q. 13), Durand (ibid. q.3), 
Denis le Chartreux (ibid. q. 2), Suarez (métaph. d. 50, s. 5), et autres sco- 
lastiques à l'encontre de saint Bonaventure (Il, sent. d. 2, a. 1, q. 3) de Sylv. 
Maur. (quæst phil. 1. 2, q. 32), Conimbric. (in 4 phys. c. 14, p. 2), card. 
Pallavie. (de Deo c. 34), II. Richard de Middletown, (ibid. a. 1. q. 3) exposant 
et résolvant les arguments des deux sentences, incline vers la sentence tho- 
miste, tandis que Gilles de Rome s'éloigne à peine de saint Bonaventure ; 
Scot (ibid q. 1), discute les deux opinions et hésite à se prononcer ; néan- 
moins, au témoignage de François Lichet et de beaucoup d’autres scotistes, 
il incline davantage vers l'opinion de saint Bonaventure. Parmi les modernes, 
il ne manque pas de savants qui tiennent l'opinion Bonaventuriste ou comme 
la vraie, ou au moins comme très probable, p. e.le P. Kleutgen S, J. 
(Philosophie der Vorzeit, t.1, Abhandl, &, c. 4 $ 2). 


(1) Quod finitum est, habet extremum ; quod non habet extremum, infini- 
tum sit necesse est. Ita Tullius, lib. Il, de Divin, ce. 50. — V. Aristote, L 1 
de Cœlo. cap. 5. — Infinitum est. quod aliquod finitum datum secundum 
nullam habitudinem finitam præcise excedit, sed ultra omnem habitudinem 
assignabilem excedit adhuc. » Scotus : E, sent, dist. 2, q. 2, n. 32). 


266 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


tiples (1). Mais il est une distinction célèbre qui nous inté- 
resse spécialement : c'est celle que les philosophes ont éta- 
blie entre l'infini en acte ou catégorématique, et l'infini en 
puissance ou syncatégorématique. Par infini ir actu, on en- 
tend ce qui exclut toute limite, toute négation, toute imper- 
fection ou non-être qui possède en réalité toutes les perfec- 
tions possibles, en un mot ce qui a la plénitude de l'être. 
C'est l'infini positif, l'infini proprement dit. L’infini en puis- 
sance ne mérite ce nom que dans un sens impropre, car, à 
parler juste, il est fini, il possède des limites actuelles ; tou- 
tefois, il peut les éloigner , les distancer indéfiniment : et 
c'est là l'infini négatif, ou plus communément l’indéfini. » Il 
suit de ces explications que, étant donné un nombre indé- 
fini, on pourra toujours en imaginer un plus grand encore, 
tandis que l'infini pris dans son sens positif exclut toute con- 
ception plus vaste, plus étendue que lui-même (2). 

Ilnous reste, avant de prouver notrethèse,à fournir quelques 
données au sujet de la notion de principe, de cause et d'effet. 

Quand on dit que Dieu est le principe de toutes choses, que 
veut-on exprimer par là si ce n’est le double rapport qui relie 
les êtres à Dieu, le rapport de priorité du Créateur sur les 
créatures, et un rapport de connexion qui rattache Les choses 
créées à leur principe créateur. Or, ce sont précisément 
ces deux rapports réunis qui constituent un principe, car 
celui-ci comme disent les Scolastiques : « est id a quo 
aliquid quocumque modo consequitur seu procedit. » Le 
principié « est id quod quocumque modo ab alio con- 
sequitur ». 

Ajoutons que le rapport de priorité présente des faces 
multiples : la priorité de lieu, d'ordre, de dignité, de raison, 
de connaissance, de temps, de nature, d’origine. 

Nous nous bornerons à expliquer brièvement la priorité 
de temps, de nature et d’origine (3). 


(1) V. Alex. Hal. Summa, p. I, q. 6, membrum I. 

(2) Dupont : Thèses de métaphysique générale, th. 6. — Zigliara, Op. cit. 
Ont. 1. If, ce. %. art, &; — Gabriel Casanova, l’ursus Philosophicus,.. 
n. 169, etc. 

(3) Ziglhara : (Ontol. 1. IVe. 1, a. 1) « ad rationem principii utprincipium 
est, non requiritur quod præcedat principiatum prioritate naturæ ; sed sufhcit 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÊTERNEL 267 


Prenons deux êtres produits à des époques différentes ; 
l'être qui existait déjà, alors que le second n'était pas en- 
core arrivé à l'existence, possèdera sur l’autre une priorité 
de temps. Mais supposons que l’un de ces êtres soit tel que 
son existence est une condition indispensable pour la pro- 
duction du second, comme lorsqu'on dit que le soleil est 
antérieur à la lumière, il y aura priorité de nature. Enfin la 
Foi, en nous montrant dans la Sainte Trinité, mais là seule- 
ment, le Fils engendré du Père, éternel, tout puissant, infini 
comme Lui, et l'Esprit qui procède et du Père et du Fils, 
Dieu et partant infini comme Eux, nous a révélé une prio- 
rité, ou plus exactement, d'après Cajetan suivi par Zigliara, 
un ordre d’origine, rejetant toute infériorité et d'existence 
et de nature. 

La notion de principe s'éclaircira davantage, si nous l'op- 
posons à la notion de cause et d’effet. Le principe est à la 
cause ce que le genre est à l'espèce : toute cause est un 
véritable principe, mais il ne s’en suit nullement que tout 
principe soit cause, car à proprement parler, la cause c'est 
ce qui donne l'être (2\. 

« Deux conditions sont nécessaires d’après saint Thomes 
(I Phys. 1. V, opusc. XXXI) pour qu'un être soit cause : il 
doit se distinguer de l'effet, auquel il donne l’être. On dit 
par conséquent que la cause est ce qui amène l'être en un 


origo unius ab alio, Est contra Storchenau, Ontol. S. HI, c. IV, $ 140, qui 
absolute pronuntiat, immemor theologiæ,principium naturâ esse prius prin- 
cipiato... Fateor in rebus creatis sic revera esse, sicut Storchenau 
asserit... Consulto dixi originem, non vero prioritatem originis, quia bæc 
prioritas non semper existit, et Patribus Ecclesiæ ac antiquioribus Schola- 
ticis non fuit accepta ; et quoties de divinis sermo est, a S. Thomä non prio- 
ritas, sed ordo originis appellatur, « Tacuit, notat Suarez loquens de an- 
gelico, numquamque usus est illa locutione, sed ordinem originis appellavit, 
non prioritatem. Et sane non sine causa... quia in rebus divinis modus 
loquendi Patrum imitandus est ... tum quia prioritas originis non est abso- 
luta prioritas prout in divinis personis reperitur..... » Hæc Suarez, dispp. 
metaph. disp. XI]I,sectio I, 8 X. — Cfr. ctiam Cajet in P. E,q. XLIL, art. 3. » 

(2) Gabriel Casanova, Op. cit. Ontol. c. IV, a. 4, n. 245: « ... nullum 
esse in creatis principium quod simul non sit causa sui principiati, uec daraw 
principiatum quod rationem effectus non inducat. Etenim creatura, quæ 
alteri propriam naturam communicat, ei tribuit non ipsam naturam nume- 
ricam, quam possidet, sed aliam numero distinetam, licet semper ejusdem 


268 POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


autre, ce qui contribue et concourt à amener une chose à 
l'être, ou le principe déterminant par son influence l’exis- 
tence d'un être. Le concept de cause ajoute une double note 
à l’idée générale de principe : d’abord il faut un lien intrin- 
sèque entre les deux choses distinctes, ensuite l'une 
incapable, ou au moins trop indéterminée pour exister, 
doit recevoir de l’autre l'existence, ou un de ses éléments 
partiels (1) ». Il s'en suit que l'effet est ce qui commence à 
exister en vertu de l'action d’une cause. La différence entre 
la cause et l'effet d’une part, et le principe avec son princi- 
pié de l'autre, paraît suffisamment claire : elle consiste en 
ce que la cause exige nécessairement la dépendance de son 
effet, et qu’elle ait sur lui une priorité, soit de temps, soit 
de nature. 

Nous devions exposer ces notions préliminaires ; elles sont 
ardues, mais nécessaires à l'intelligence de nos preuves 
et de notre thèse. 


P. CHRYSOSTOME de Calmptout, S. T. L. 
Lecteur de théologie, min. cap. prov. Belg. 


(A suivre.) 


speciei, Sic pater impertit filio naturam humanam, sed numerice diversam 
ab ea quamille habet. Ea propter pater est causa filii. Apposite S. Bonaven- 
tura : « in creatis idem est principium et causa, et hoc est quia productum 
differt a producente, et ideo potest dici effectus ejus, et istud potest dici 
causa, et in idem conucurrit intentio causæ et principii, et similiter nomen. 
(Sent, I, d. 29, art. 1, q. 1, ad. 3). Exemplum principii existentiæ quod non 
sit simul causa, solum habetur in profundissimo sanctissimæ Trinitatis 
mysterio, in quo juxta doctrinam catholicam Pater æternus eamdem numero 
naturam communicat Verbo divino, quin ullo modo unum ab alio depen- 
deat; siquidem ibi eadem substantia numerica est in generante ac in genito. » 

(1) Dupont, Op. cit. th. LXVI, n° 2. — Cfr. S. Thomas, summa T'heol. 1, 
q. 33, a. 1, ad. f. 


LS 


LA 


RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 
CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 


(Suite) (1). 


A cet énergumène opposons un saint. Tandis que Mal- 
herbe et Balzac réforment surtout le mauvais goût de la 
Renaissance, il en réforme, à la fois, le goût par son naturel, 
le cœur par sa sainteté. Nous allons nous reposer des igno- 
minies de Calvin dans l’âme et dans le visage gracieux de 
saint François de Sales. | 

C'est un type d’obéissance. Jeune homme, il apprendra 
mème à danser, pour plaire à ses parents, et s’en tiendra là. 
Il est né en 1567, au château de Sales, au diocèse de Genève, 
trois années après la mort du sombre Calvin, fils désobéis- 
sant de l’Église qui l’a élevé, et le plus sinistre des tyrans. 

François de Sales ne sera pas un saint, fatalement, par un 
caprice du ciel.Encore petit, ilse rend coupable d'un larcin ; 
et le fouet paternel aide, en cette mémorable circonstance, 
la grâce du repentir. Sa faute ouvre la voie à sa liberté. Déjà 
il brûle d'apprendre et promet naïvement quelque récom- 
pense à ceux des serviteurs de la maison paternelle qui 
voudront bien l'aider à satisfaire son violent désir. 

Il étudie aux collèges de la Roche et d'Annecy. Déjà versé 
dans le latin, le grec et l’hébreu, il prèche les enfants de son 
âge, avec un charme particulier, et mêle Virgile à Jésus- 
Christ. Dans un de ses naïfs sermons, il veut que ses jeunes 
camarades rendent grâces au ciel d’un congé qui leur a été 
donné ; car, leur dit-il, « Deus nobis hæc otia fecit ». 

Il part pour la France, avec son précepteur M. d’Aage ; il 


1) Voir la livraison de Juillet 1902, 


270 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


fait sa seconde rhétorique, celle que l’on nommait naguère 
« des vétérans », au collège de Clermont, chez les Pères Jé- 
suites. Un de ses professeurs c'est l’illustre Maldonat ; il suit 
encore les cours de la Sorbonne. Il est alors soumis à une 
plus rude épreuve que celle de tous les examens réunis; il se 
croit damné. Le diable en voulait faire un Calvin pour la 
doctrine, ou, du moins, un disciple de Calvin pour l'enfer. 
Quel supplice ! il ne dura pas un jour seulement, mais le 
Ciel eut-enfin pitié de la victime. | 

Emu comme :il l'était de l'appréhension des peines éter- 
nelles, François n'avait pas cessé de prier.{1) « [Il demeura un 
mois entier dans ces angoisses et amertumes de cœur, qu'il 
pouvait comparer aux douleurs de la mort et aux périls de 
l'enfer. Il passait ses jours dans des gémissements doulou- 
reux ; et les nuits il arrosait son lit de ses larmes. 

Enfin étant, par une inspiration divine, entré dans une 
église, (celle de Saint-Etienne des Grès), pour invoquer la 
grâce de Dieu sur ses misères, et s’étant mis à genoux de- 
vant une image de la sainte Vierge, il récita le H#emorare. 
Il ne l’eut pas plutôt achevé, nous dit son naïf biographe, 
qu’il ressentit l'effet des secours de la Mère de Dieu et le 
pouvoir de son assistance envers Dieu, car, en un instant, 
ce dragon, qui l'avait rempli de ses funestes illusions, le 
quitta ; et il demeura rempli d’une telle joie et consolation 
que la lumière surabonda où les ténèbres avaient abondé. » (1) 

I] avait déjà fait vœu de virginité perpétuelle, un jour 
qu’il était prosterné devant une image de la sainte Vierge, 
toujours à Saint-Etienne des Grès ; et c'est [à que la sainte 
Vierge lui rendit la tranquillité. 

De Paris, il alla à Padoue continuer ses études, accom- 
pagné de son précepteur ; il y reçut, après de brillants exa- 
mens, en 1591, l'anneau, la couronne et le bonnet de docteur; 
il fut reconduit jusqu’à sa maison en triomphe. (2) 

En route pour Venise, un peu plus tard, il vit, sur mer, 
son chapeau s'envoler par un coup de vent et flotter sur les 
eaux. I] dut, sur l’ordre de M. d’Aage, continuer le voyage 


(4) F. Le Camus, Esprit de saint François de Sales, partie 4°, ch. 27. 
(2) Vie de saint Francois de Sales, par M. le curé de Saint-Sulpice L. 1, 
ch. 1. 


CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 271 


et entrer dans le port d'arrivée la tête couverte de sa coiffure 
de nuit (1) et l'épée au côté, ce qui en fit rire plus d’un, et 
devint pour lui, malgré la sottise de son précepteur, une . 
lecon d’humilité qu'il sut prendre avec une bonne grâce 
toute chrétienne. 

Les petits traits peignent quelquefois les grands hommes. 

À Padoue, François avait conservé la pureté parmi l’uni- 
verselle corruption. C’est là qu'il saisit un jour un tison ar- 
dent pour repousser une courtisane ; mais il fallit mourir 
d'une maladie de langueur causée par les pénitences qu'il 
imposait à sa chair. Heureusement Dieu le conserva, et 
Notre-Dame de Lorette, dont il avait visité le sanctuaire. 

Enfin guéri, François partit pour Rome, et revint ensuite en 
Savoie demander à son père la permission de s'engager dans 
le ministère de l'Eglise. À Padoue, le célèbre Jésuite Possevin 
avait découvertetencouragé sa vocation sacerdotale. Maison... 
voulait marier le jeune docteur, Dieu sait de quelle brillante 
manière. Les parents néanmoins firent au ciel le sacrifice de 
leurs espérances ; ils eurent un saint qui en a engendré 
combien d’autres On ne le saura qu’au jugement dernier. 
Il n'y a pas qu'une paternité au monde. | 

François est prévôt de la cathédrale d'Annecy, sans être 
encore dans les ordres sacrés. À peine sous-diacre, il doit 
prècher ; c'est avec des angoisses mortelles et un succès de 
persuasion et de larmes extraordinaire. Il est prêtre, en 1593. 
Son évêque, P. de Granier, l'envoie en mission, dans le Cha- 
blais ravagé depuis dix ans par l’hérésie. Les prètres catho- 
liques enavaient été chassés... C'était lamentable. Mais Fran- . 
çois,avec une éloquence que l'imprimerie heureusement nous 
a transmise (2), et qui est écrite pour l'éternité dans le 
cœur de tant d’âÂmes arrachées à l’erreur, vint à bout de sa 
difficile entreprise. 

Accompagné de son parent, Louis de Sales, chanoine de 
Genève, le jeune saint emporta d'assaut Thonon, la capitale 


(1) Vie de saint Franço's de Sales, par M. le curé de Saint-Sulpice, 
L.1,ch.5. | 

(2) Saint François de Sales répandait à profusion dans tout le pays. surtout 
là où il ne pouvait prècher, de petites feuilles volantes où il exposait la doc- 
trine catholique. Ce sont les Controverses, 


272 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


de la province, j'entends le cœur de ses habitants, et y fit 
réparer l'église paroissiale de Saint-Hippolyte ; il y célébra, 
pour la première fois, le Saint Sacrifice, dans la nuit de Noël, 
en 1597. « 

Mais que de luttes, de peines et d'injures! Rien n'y fit. 
La persécution sans cesse renaissante força François à passer 
plus d’une nuit dans des fours de campagne, une fois, sur un 
arbre, dont il descendit le matin glacé mortellement. Des 
protestants le recueillirent (1) ; il les convertit. Il fut, un jour, 
rencontré par des brigands qui tombèrent à ses genoux quand 
ils surent son nom, tant sa douceur était déjà persuasive et 


sa sainteté irrésistible. Il y a plus d’une manière d’être élo- 


quent. 

Il rétablit les curés dans tous les lieux d'où ils avaient 
été chassés. On a calculé que tant au Chablais qu’en autres 
lieux saint François avait converti soixante-dix mille héré- 
tiques. 

« Longtemps il fut obligé d'aller tous les jours au château 
des Allinges (2) pour célébrer la messe ; et, comme il fallait 
passérla Drance pour y arriver, il ne faisait aucune difficulté, 
lors même que les glacons flottaient sur cette rivière, de se 
mettre sur une pièce de bois, et, à l’aide de ses bras et de 
ses jambes dont il se servait comme d’avirons, il la passait 
et repassait le mème jour, avec autant de tranquillité que s’il 
eût eu la commodité d'un pont ou celle d’un bateau. » 

Il avait déjà le don des miracles. Bientôt le Chablais, 
naguère protestant, était tout à lui, c’est-à-dire tout à Dieu. 

Il faut bien le dire, François échoua auprès de Th. de Bèze 
que le Saint-Père l’avaitengagé,plustard et par Bref, àramener 
à la vérité. Il eut, dans Genève, plusieurs conférences avec 
lui,le convainquit, luitira même des larmes (3). Ce fut tout. Le 
démon de l'impureté fut le plus fort, ce grand sophiste et 
patron de l'erreur. 

Délégué, malgré lui, comme coadjuteur de l'évêque de 


(1) Vie de saint François de Sales, par M. le curé de Saint-Sulpice, L. ?, 
ch. 2. | 

(2) Abrégé de la vie de saint Francois de Sales qui précède L'Esprit de 
saint Francois de Sales, par J, P. Camus. 

(3) Abrégé de la vie de saint François de Sales. 


CALVIN ET SAINT FRANÇOIS DE SALES 273 


f 


Genève à trente-cinq ans, le” saint revenu, après June grave 
maladie, des portes de la mort ou du ciel, allait à Rome, 
demander au Pape sa bénédiction : « Buvez des eaux de votre 
cilerne, mon fils, lui disait le Pontife, et répandez-les par les 
places, afin que chacun en boive à souhait » (1), c’est-à-dire, 
désaltérez le peuple des flots de votre éloquence inspirée 
du ciel. | 

Il rétablissait, à son retour, trente-cinq paroisses dans le 
diocèse de Genève. Vers.le mème temps le bailliage de Gex 
passait au Roi. Le saint courait à Paris et obtenait tout de 
Henri pour les malheureux catholiques de ce pays opprimés 
par l'hérésie victorieuse. | 

C'est à Paris qu'il précha, suivi par un concours immense 
de peuple, « autant de fois que l’on compte de jours dans 
l'an ». Il y apprit, un jour, en montant en chaire, qu'on l'avait 
calomnié auprès du roi. Ce n’était qu’un conspirateur, avaient 
dit certains courtisans, un complice de Biron. Le saint ne 
s'émut pas autrement, prècha de son mieux, avec douceur, 
et alla se justifier devant Henri IV. Le roi l'embrassa sans 
vouloir mème l'entendre, et l’aima plus que jamais. 

Pendant son voyage, François avait prononcé l’oraison fu- 
nèbre de Philippe Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur 
avril 1602). Il prononca aussi celle du duc de Nemours; il fit 
pleurer. Et nourtant, il n'aimait pas ce genre de parler, « où 
1] faut de la mondanité » ; il ajoutait « à laquelle je n'ai pas 
d'inclination, Dieu merci! » 

« Dites peu et dites bien », répétait-il ; et Pascal : « Rien de 
trop, rien de manque. » Mais quelle différence de cœur! 
Pascal est aride ; la douceur de Francois de Sales attirait 
tout à lui et à Dieu. 

Il ne reverra plus Henri IV ; seulement, en quelques mots 
mouillés de larmes chrétiennes, il fera son oraison funèbre, 
sans flatterie : 

« Voilà qu’une si grande suite de grandeurs aboutit en une 
mort qui n’a rien de grand que d’avoir été grandement fu- 
nèbre, lamentable, misérable et déplorable, et celui que 
l'on eût jugé presque immortel, parce qu’il n’avait pu mou- 
rir parmi tant de hasards... le voila mort d’un contemptible 


(1) Abrège de la vie de saint François de Sales. 
E. F. — VII, — 14 


274 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


coup de petit couteau, et par la main d’un jeune homme in- 
connu au milieu d’une rue (1). » 

En route, pour rentrer à Annecy, François de Sales apprit 
la mort de son Évêque, P. de Granier; il se hâta de regagner 
sa ville épiscopale et son palais, où il occupait la chambre la 
_ plus humble et la plus dénuée, « la chambre de Francois ». 

Son train de maison fut des plus simples, et sa table fru- 
gale ; on y faisait d'abord quelque lecture pieuse ; « le reste 
du temps se passait en conversation aisée, agréable et édi- 
fiante » (2), comme à la table de saint Louis. 

Annecy devint le modèle des villes catholiques de la Sa- 
voie. En particulier, au carnaval, la sainte éloquence du 
jeune Evéque arracha beaucoup d'âmes aux scandales des 
plaisirs illégitimes, 

En fait de prédication, « c'était son sentiment qu'il ne suf- 
fisait pas que le Prédicateur eût une intention générale d’en- 
seigner la voie de Dieu (3): mais qu'il visât à quelque des- 
sein particulier, la connaissance de quelque mystère, l'éclair- 
cissement de quelque point de la foi, la destruction de 
quelque vice ou l'établissement de quelque vertu. » 

.« Ayez grande joye, disait-il, quand, en montant en 
chaire, vous apercevrez peu de gens et que votre auditoire 
sera comme à claire-voie. 

C'est une expérience de trente ans en cet exercice qui 
ne fait parler ainsi; et j'ai toujours vu de plus grands effets 
pour le service de Dieu dans les prédications que j'ai faites 
en de petites assemblées qu'en de grandes (4). » 

Un dimanche, il avait prèché devant sept personnes ; et 
l’une des sept se convertit le jour même. 

Il recommandait, en ces termes, la brièveté aux orateurs : 
« Quand la vigne, disait-il, produit beaucoup de bois (5), 
c'est lorsqu'elle porte moins de fruit. 

Plus vous direz et moins on retiendra. » 

C'est un précepte littéraire et moral à la fois. L'image 


(1) A M. Deshayes, 27 mai 1610. 

(2) Abrégée de la vie de saint Franrois de Sales 
(3) Partic 3°, ch, 1er, 

(4) Partie 2e, ch. 27. 

(5) Partie 2e, ch. 26. 


CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES : 27% 


dont s'est servi saint François peint déjà son génie riant et 
naturel, autant que son âme était surnaturalisée. 

Il faisait trop de bien; et les ministres du pays de Gex 
résolurent de l’empoisonner. Mais François guérit et « com- 
bla de caresses et de bienfaits » ses meurtriers (1); il les 
convertit. Quelle plus belle figure du Sauveur ! 

Puis il alla prêcher un carème à Dijon en 1604 ; il y connut 
la baronne de Chantal, il l’aima, comme aiment les anges ;: 
il la dirigea, après l'avoir vue, sans la connaître, dans une 
céleste vision ; et bientôt, du double effort de leur sainteté, 
naquit la Visitation. Pourquoi le ciel permit-il que Mère 
Angélique de Port Royal, dirigée dans le même temps, par 
le mème évêque de Genève, tombât, à l'heure où elle allait 
devenir une sœur de la future sainte Chantal, entre les mains 
arides de Saint-Cyran ? Et qui sait jusqu'où l’orgueil a em- 
porté sa victime ? 

Un peu plus tard, revenu à Annecy, François de Sales y 
fondait des écoles publiques, et encourageait la science en 
même temps qu'il relevait la discipline. I] fondait l'Académie 
Florimontane, La devise en était « un oranger odorant » avec 
ces mots : « fleurs et fruits ». On se réunissait chez leipré- 
sident Antoine Favre, l’ami de saint François de Sales. On 
y vit siéger Honoré d'Urfé et Vaugelas (2). Le premier fruit 
qu elle porta, ce fut l’Introduction à la Vie dévote. Elle vaut 
bien tous les discours lus à l’Académie française. 

C'est au retour d’une longue visite pastorale qui ne laissa 
pas cent hérétiques debout dans la partie de son diocèse, « du 
côté des Suisses »,que François fut pressé d'écrire cette « /n- 
troduction a la Vie dévote pour les gens qui vivent parmi le 
monde et les cours ». Henri IV ne fut pas étranger lui-même 
à son apparition. Ce livre devait ètre, à son sentiment, 
«aussi éloigné du relâchement que du désespoir ». C’est une 
bonne note pour le Béarnais qui n’est plus, dès lors, le 
Gascon sceptique de la légende. 

Du reste, il avait entendu Francois de Sales prècher le 
Carème à la cour, et il le jugeait « un esprit solide, clair, 


(1) Abrégée de la vie de saint Francois de Sales. 
(2) Autrement dit Claude Favre, le fils du président. 


278 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


résolutif, point violent, point impétueux, et lequel ne vou- 
lait enlever les choses de haute volée ». 

« Il sait dire peu de choses utiles et choisies ». pensait 
Ph.-Em. de Mercæur, dont il fit l'oraison funèbre. Ajoutons, 
que c'était l'esprit le plus francais du monde. ce bon saint 
qui disait de l'un de ses frères né avec un caractère diflicile : 
« Heureuse la femine qui ne vous aura pas! » ; et,àa une 
vieille qui le menacçait d’un soutflet, en lui demandant com- 
ment il y répondrait : « Je sais ce que je devrais faire. mais 
je ne sais pas ce que je ferais. » 

Le succes de l'Introduction fut grand. Jacques 1°" d'An- 
gleterre aurait voulu que les ministres anglicans parlassent 
avec autant d'onction. Il fallut une seconde édition de ce 
« pauvre petit livret ». fait « hätivement (1) », et le saint y 
ajouta « beaucoup de petites chosettes », toujours chari- 
tables : « La charité est un lait, disait-1l, la dévotion en est la 
crème. » En le lisant, on respire, comme à l'Académie 
Florrmontane, le parfum des champs ; les comparaisons les 
plus gracieuses empruntées à la nature se succèdent en 
foule, non sans quelque trace de subtilité ; et l'on y apprend 
sans peine une physique fabuleuse dont se contente l’ima- 
gination. Ce qui est le plus satisfait, c’est le cœur. Ce qui 
domine dans l'ouvrage, c’est le désintéressement d’un saint; 
cest l'amour, c'est la douceur, c'est une foi naïve et qui 
embellit même la nature de traits nouveaux ; c'est une sim- 
plicité d'âme qui se reflète dans la simplicité du langage ; 
c'est l'ardeur de la charité, c’est une sévérité morale qui 
fortifie la bonté, et, n'enlevant rien à la confiance. rassure 
l'esprit sur la fermeté de la doctrine. On aime mieux, après 
coup, l'ami qui sait, au besoin, vous dire une vérité. Que 
nous sommes loin des prédicateurs fougueux de la Ligue et 
de la glace de l’injurieux Calvin ! 

Le fond, c'est que François dans la Vie dévote prouve 
combien la volonté humaine est faible par elle seule. 

Il s'adresse à Philotée : 

« Les danses et les bals sont des choses indifférentes de 
leur nature ; mais leur usage, tel qu'il est maintenant établi, 


({ Lettre à l Archevèque de Vienne. 


CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 27: 


est si déterminé au mal par toutes ces circonstances, qu'il 
porte de grands dangers pour l'âme. » 

Voici le moraliste : 

Ces bals « on les fait. durant la nuit et dans les ténèbres qui 
ne peuvent être suffisaminent éclairées par les illuminations ; 
et il est aisé, à la faveur de l'obscurité, de faire glisser beau- 
coup de choses dangereuses dans un divertissement qui 
est susceptible de mal (1). L'on ÿ fait de grandes veillées 
qui font perdre le matin du jour suivant, et, par conséquent 
tout le service de Dieu. En un mot, c'est toujours une folie 
que de faire la nuit du jour et le jour de la nuit, et de lais- 
ser les œuvres de piété pour les folâtres plaisirs. L'on 
porte au bal de la vanité à l’envi, et par l'émulation les uns 
des autres ; et la vanité est une si grande disposition à toutes 
les mauvaises affections et aux amours dangereux et blàma- 
bles, que c’est la suite ordinaire de ces assemblées. 

Je vous parle donc des bals, à Philotée! comme les 
médecins parlent des champignons. Les meilleurs, disent- 
ils, ne valent rien, et je vous dis que les meilleurs bals ne 
sont guère bons. » 

Voici le naturaliste : 

« Les champignons, étant contagieux et poreux, attirent ai- 
sément, selon la remarque de Pline, toute l'infection qui est 
autour d'eux et levenin des serpents quipeuvent s'ytrouver.» 

Une science plus exacte serait certes moins aimable, 
moins attirante, moins persuasive…. 

Et la conclusion est saisissante : 

« Avez-vous été au bal par force ? Vous aurez recours à 
certaines considérations pour vous refroidir la raison, 
comme celle-ci: 

En même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes 
brülaient dans l'enfer, pour des péchés commis à la danse 
ou par une mauvaise suite de la danse, et ainsi de 
suite. » 

Peut-on avoir plus de mesure, de pénétration morale, d'in- 
dulgence et de juste sévérité ? 

Où avons-nous vu tirer de ce chapitre la conclusion : 


\ 


(1) 3° partie, ch. 33°..— /ntroduction à la Vie dévote. 


278 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


qu’on pouvait danser ? (1) Si le saint voit, dans la danse, s'é- 


veiller plus d’un vice : « les jalousies, les bouffonneties, 


les querelles, les folles amours... si le serpent vient sout- 
fler aux oreilles une parole sensuelle ou une cajolerie » (2), 
d'autre part, dans la vertu rien ne lui paraît médiocre ou 
indifférent. Il admire Catherine de Sienne, « ravie en Dieu », 
et descendant « à tous les plus bas offices de la maison et 
de la cuisine (3) ». 

Il ya, chez lui, « des fleurs et des fruits », pour tout et 
pour tous, pour les grands et les petits, pour la sainteté de la 
contemplation et celle de la vie la plus minutieusement oc- 
cupée de détails, en un mot, pour Marthe et Marie, ou encore 
pour la maîtresse et la servante. C'est le livre de l’/ntroduc- 
tion qu'un religieux brûla, après avoir prèché, et en pleine 
assemblée de fidèles. Le saint garda le silence, comine J.-C. 
dans sa passion « Franciscus autem tacebat ». 

Bientôt il composait son Traité de l'Amour de Dieu. Sous 
le nom de Théotime, il y « fit voir, que l’amour-propre était 
éteint en lui (4).». 

Ilécrivait,maisses pieds d'apôotreavaienttoujoursleursailes. 

Le Pape lui ordonne de réformer deux abbayes hors de 
son diocèse et de la Savoie ; il y vole. Un moine révolté « lui 
porte trois coups de pistolet » (5), mais en vain. 

_ C’est, verslemême temps, en 1609, que Henri IV l'invita à 
rétablir les curés dans le pays de Gex. Le Rhône était débordé, 
il faillait passer par Genève, la ville du calvinisme. Le saint 
l'osa et son ange le couvrit de son ombre. Il traversa la ville 
sans être reconnu, comme il avait traversé les flots, le poison 
et les balles. 

En 1610, il perdait sa mère qui expira dans ses bras après 
l'avoir « caressé », béni, étant bénie elle-même par ses 
mains sacerdotales. La même année, il établit, à Annecy, de 


(1) Ailleurs, saint François de Sales nous représente la tristesse comme 
une punition « des vaines joies », c'est-à-dire de la danse et des autres. Ce 
chapitre (12° ch, 4° partie) est un des plus beaux. 

(2) 3e partie, ch. 33. 

(3) 3° partie, ch. 35. Introduction à la Vie dévote. 

(4) Abrégé de la vie saint François de Sales." 

(5) /bidem. 


CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE’SALES 278 


concertavec M"° de Chantal, la Visitation de la sainte Vierge, 
le jour de la fète de la sainte Trinité. En 1665, cet ordre 
comptait trois cents maisons en Europe. C'estquele germeen 
était la sainteté, l'esprit desacrifice,etl'humilité. Mais François 
croyait avoir fait peu de chose, comme saint Vincent-de-Paul. 
Et son amie, pour obéir à Dieu, Jeanne Frémyot avait passé 
sur le corps de son plus jeune fils âgé de quatorze ans, étendu 
le long du seuil de la porte, et qui voulait conserver sa mère. 

Tant de soins n'empèchaient pas François de confesser à 
toute heure et de prêcher tous les jours. 

On le demande à Grenoble en 1617, contre l’hérésie : il y 
court ; la calomnie le suit ; rien ne l’arrête ; il instruit, il 
persuade, il convertit de Lesdiguières, le gouverneur de la 
Province, le chef du parti calviniste. Deux ans après, il est à 
Paris où le roi Louis XIII l’a appelé; il refuse d’être coadjuteur 
du cardinal de Retz, évèque de Paris. Il reste fidèle « à son 
épouse » ; c’est ainsiqu’il nommait son Eglise. Il retourne en 
Savoie et se rend à Avignon, sur l'ordre de Son Souverain qui 
doit s'y rencontreravec le roi de France. Avant de partir, il 
fait des adieux touchants aux Filles de la Visitation ; toute la 
ville le reconduit jusqu’à une lieue ; illa bénit unc dernière 
fois. Se sentant près de sa fin, il avait fait son testament. 

D'Avignon, il suit le roi de France et le duc, son maitre, 
à Lyon. Il y couche chez un jardinier des Visitandines. 

La faiblesse empèche son départ ; il tombe dans une es- 
pèce de léthargie quiluilaisse la connaissance ; il se réveille 
toutes les fois qu’on lui parle de Dieu. Il meurt sur les huit 
heures du soir, le 28 décembre 1622, à cinquante-cinq ans, 
après vingt ans d'épiscopat. En l’ouvrant, on trouva son fiel 
condensé par parties, en autant de petites pierres (1). Etait- 
ce la preuve matérielle de la violence qu'il avait faite à ses 
impressions en s'étendant à terre, par exemple, les bras en 
croix, pour résister à la colère ? De nombreux miracles, 
prouvés, en partie, par les soins de M"° de Chantal, le font 
canoniser, en 1661. Son corps est à Annecy, dans l'église 
de la Visitation ; son cœur, chez les Visitandines de Venise 
qui, longtemps, furent toutes francaises. Enfermé dans un 


(1) Abrégé de la vie de saint Francois de Sales, 


280 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


reliquaire, il exhale un parfum délicieux. Que sont devenus 
les restes empestés de Calvin ? On s'était empressé de les 
cacher aux yeux; saint Francois de Sales fut exposé plu- 
sieurs jours sur un lit de parade. On aurait voulu le voir 
toujours. Telle vie, telle fin. L'un peint dans ses œuvres la 
liberté d’un enfant de Dieu ; il aime, il persuade, c’est un 
saint. L'autre haït ; c’est le fils maudit d’un Dieu tyrannique, 
il tyrannise ; c'est un fléau. 

Un mot encore de l’écrivain. Le Saint ne s’est « jamais dé- 
traqué de sa simplicité pour enflerson style de paroles pompeu- 
ses, son discours de conceptions mondaines, etses conceptions 
d’une éloquence altière et bien empanachée ‘1) ». Il déteste 
« le blanc et le vermillon », en matière théologique, et se 
garde « bien plus d’altérer la parole de Dieu que la monnaie 
publique (2)... [1ne se prèche pas, car il n'étale pas sa science, 
mais il prèche pour convertir. Son père aurait voulu que le 
prévost (ainsi nommait-il son fils,) prèchàät moins souvent et 
plus savamment, comme tant d'autresillustres orateurs farcis 
de grec et de latin quiravissaient d'admiration leur naïf audi- 
toire, mais le Prévost ne l’entendait pas ainsi ; et son éla- 
quence était nourrie d'humilité et de simplicité. » 

Dans un de ses principaux sermons, pour le jour de la 
Pentecôte, il « se présente avec l'esprit de soumission et 
d'obéissance, selon lequel il désire marcher toute sa vie. » 
Comme le dernier né d'une famille, il demande, « par droit 
de petilesse et de minorité, d’être chéri et qu'on prenne en 
bonne part ses affections ». 

La simplicité de son cœur, la riante beauté de son imagi- 
nation, sa charité se retrouvent dans tous ses sermons et 
dans ses autres ouvrages, avec cette pensée, que nous 
sommes peu de chose par nous-mêmes. Qu'il écrive ou qu'il 
parle, il la peint à tout moment, avec les plus heureuses 
images, nobles ou naïves. Prouvons-le par un passage de 
L'Amour de Dreu : 

« Les aigles ont un grand cœur et beaucoup de force à 
oler ; elles ont néanmoins incomparablement plus de vue 
que de vol et étendent beaucoup plus vite et plus loin leurs 


(1) Préf. du Traité de l'Amour de Dieu. 
(2) L'Esprit de saint Francois de Sales, partie 2°, ch. 15°. 


CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 281 


regards que leurs ailes. Ainsinos esprits, animés d’unesainte 
inclination envers la divinité, ont bien plus de clarté en 
l'entendement, pour voir combien elle est aimable, que de 
force en la volonté pour l'aimer: car le péché a beaucoup 
plus débilité la volonté humaine qu'il n’a ABUSQUE l’enten- 
dement (1). » 

Néanmoins l'amour de Dieu est inné dans l’homme. Quelle 
délicieuse comparaison pour nous en assurer ! 

« Le perdreau qui aura été éclos et couvé sous les ailes 
d’une perdrix étrangère, au premier réclame qu'il ait de sa 
vraie mère... 1] quitte la perdrix larronneuse. 

Il en est de même, Théotime, de notre cœur; car quoi- 
qu'il soit couvé, nourri et élevé emmiles choses corporelles, 
basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes 
de la nature, néanmoins au premier regard qu'il jette en Dieu, 
à la première connaissance qu’il en reçoit, la naturelle et 
première inclination d'aimer Dieu qui était comme assoupie 
et imperceptible, se réveille en un instant, et à l'imprévu 
paraît comme une étincelle qui sort d’entre les cendres (2) » 

Tout ce qui n’est pas simple, dans la piété et l'amour de 
Dieu, pour saint François, c'est « musc et senteur, poudre 
et papiers dorés... mignardises trop menues et vaines. » (3) 

Il l'écrit à une dame de ses amies. C’est toute sa rhé- 
torique. | 

On le retrouve toujours le mème, dans les moindres dé. 
tails. A M®+ de Chantal, sur la paix intérieure : 

Je « considérais l’autre jour (4), ce que quelques auteurs 
disent des alcyons, petits oiselets qui pondent sur la rade de 
la mer. C’est qu'ils font des nids tout ronds, et si bien pres- 
sés que l’eau de la mer ne peut nullement les pénétrer; et seu- 
lement au-dessus, 1l y a un petit trou par lequel ils peuvent 
respirer et aspirer. Là dedans ils logent leurs petits, afin 
que, la mer les surprenant, ils puissent nager en assurance 
et flotter sur les vagues sans se remplir ni submerger ; et l'air 


(1) L. I, ch. 17e. L'Amour de Dieu. 

(2) L. I, ch. 16e. L'Amour de Dieu. | 

(3) Lettre 836°. Ceci s applique à la piété : mais rien n'empêche de l'ap- 
pliquer au style. Les deux ne font qu'un dans saint François de Salles. 

4) 5 déeembre 1608. 


282 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


qui se prend par le petit trou sert de contrepoids, et ba- 
lance tellement les petits pelotons et les petites barquettes, 
que jamais elles ne renversent. O ma fille, que je souhaite 
que nos cœurs soient, comme cela, bien pressés, bien cal- 
feutrés, de toutes parts. » 

Cet homme dont le style, pour employer son expression, 
n'avait pas plus d'artifice que le cœur, et dont le cœur est 
tout amour, a pourtant jugé Calvin avec une juste sévérité. 

Il a écrit dans « la Défense de l'Etendard de la Croix : » 

« Entre tous les novateurs et réformateurs, il n'en a pas 
été, à mon avis, de si âpre, si hargneux, si implacable que 
Jean Calvin. » 

Il prétendait néanmoins à la douceur, « tout étonné que 
tant de paroles dures lui fussent échappées sans amertume ». 
Le saint homme!Il aurait, sans doute, jugé François de Sales 
amer dans sa douceur. 

Celui-ci n'a pas moins bien apprécié Rabelais et la Réforme, 
en ces termes : | 

« Gardez-vous des mauvais livres, et, pour tout au monde, 
ne laissez point emporter votre esprit après certains écrits 
que les cervelles faibles admirent, à cause de certaines vaines 
subtilités qu'ils y trouvent, comme cet infâme Rabelais et 
certains autres de notre âge qui font profession de révoquer 
tout en doute, de mépriser tout et de se moquer de toutes 
les maximes de l'antiquité {1), c'est-à-dire de l'Eglise. » 

Montaigne est là, sans ètre nommé. Qu'aurait-il dit, le 
Saint, de Ronsard impur en tant d’endroits, et docte jusqu’au 
ridicule, un « grécaniseur », lui qui n’avait pas voulu prêcher 
savaminent ! Tout cela, avec Rabelais et Calvin, c’est la 
Réforme, en toutes lettres ou dans son esprit. Et la Réforme, 
ne serait-ce pas l'œuf dont est sortie la Renaissance ! 

C'est avec délices que nous avons étudié un saint tel que 
François de Sales et sa naturelle éloquence, après avoir senti 
la peste nous envahir en exhumant la science aride et en 
ranimant le cadavre de l’orgueilleux Calvin. 

L'évèque de Genève eut un ami, F. Camus, évêque de 
Bellay, l'auteur de l'Esprit de saint François de Sales, 


(1) I s'agit des anciens, c'est-à-dire des ancêtres dans la foi. Lettre à un 
gentilhomme qui allait suivre la cour, 8 décembre 1610, 


CALVIN ET SAINT FRANCOIS DE SALES 283 


auquel nous avons emprunté plus d’une citation naïve. Un 
jour, tant ilaimait son « père », il voulut prèêcher comme lui. 
Ce père, c'était François. Il réussit aussi mal que possible. 

« Je fis, dit le candide prélat, comme ces mouches qui, 

ne pouvant se prendre au poli de la glace d’un miroir, s’ar- 
rétentsur la bordure. Je m'amusai, je m'abusai, en me voulant 
conformer à son action extérieure, à ses gestes, à sa pro- 
nonciation ; tout cela était lent et posé (1). Je fis une méta- 
morphose si étrange que je n'étais plus reconnaissable, ce 
n'était plus moi. » 

Notre bienheureux fut averti de tout ce mystère : 

« O Dieu, dit-il, entre autres choses à son ami, si les natu- 
rels pouvaient s'échanger, que ne donnerais-je pas de retour 
pour le vôtre?» F.Camus, persuadé, reprit sa nature et « son 
premier train ». 

La finesse des Saints naît de la simplicité de leur regard; 
et si saint François de Sales a parfaitement analysé l’amour- 
propre, c'est qu'il en était ‘lui-même vainqueur. Aussi 
pouvait-il voir, en autrui, sans ombre : 

« Cet amour-propre, écrit-il à une religieuse (2), fait que 
nous voudrions bien faire telle ou telle chose par notre élec- 
tion, mais nous ne la voudrions pas faire par élection d’au- 
trui ni par obéissance ; nous voudrions la faire comme venant 
de nous, mais non pas comme venant d'autrui... Au contraire, 
si nous avions la perfection ou l'amour de Dieu, nous aime- 
rions mieux faire ce qui est commandé, parce qu'il vient plus 
de Dieu et moins de nous. Cet amour esttoujours à nos côtés, 
iln'en bouge. Il dort quelquefois comme un renard, puis, 
tout à coup se jette sur l’épaule.. Il faut veiller. » 

Faisons une place à part au saint évèque de Genève. Il est 
de la Renaissance ; il aime la science, mais il est surtout de 
cette renaissance dont Notre-Seigneur Jésus-Christ a toute 
la gloire. Bien avant nous, c'est l’ami du Sacré-Cœur de 
Jésus-Christ, il en prépare mème la dévotion; il en est 
l'apôtre, et, par conséquent, l'ennemi du Jansénisme naissant 
et des Jansénistes : « Tenez bon, écrit-il, à la fréquente 
communion, el croyez-moi, vous ne sauriez rien faire qui 


(1) L'Esprit de saint Francois de Sales, partie 1°, ch. 19e. | 
(2) Année 1615. 


284 ' LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 


vous affermisse tant en la vertu (1). » Le saint croyait aussi à 
l'infaillibilité du Vicaire de Jésus-Christ, avec quelle certitude ! 
Le Pape, pour son âme avide de vérité sans ombre, « c’est 
cette pierre de touche avec laquelle on connaît toujours le 
faux or de l’hérésie (2) ». Francois a toute la plénitude de la 
vérité ; il en a le naturel. Il a dépouillé les vices de la nature, 
et retenu tout ce qu'elle a encore de bon et de beau. 

Il ne lui a manqué pour entrouvrir le grand siècle litté- 
raire avec Malherbe, Descartes, et Balzac, que la noblesse 
dite classique du langage. L'on se demande même si Dieu 
qui est l'arbitre suprême du beau, comme il en est l'essence, 
ne préfère pas à tout l’art de nos orateurs de génie, et à l'or 
de leur éloquence périodique, la naïveté des couleurs dont 
saint François de Sales pare, sans l’obscurcir, la simplicité 
de la vérité. 

Pour achever de peindre son âme et son style, rien ne 
vaut sa dernière lettre écrite à une daine inconnue ; il y sou- 
pire tendrement après la mort, neufjours avant de mourir ; 
et son génie, tout près de remonter à sa source porte comme 
une empreinte plus fidèle de la beauté de Dieu : 

« Mon Dieu! que bienheureux sont ceux qui, désengagés 
des cours et des compliments qui y règnent, vivent paisi- 
blement dans la sainte solitude aux pieds du crucifix !... Ma 
très chère fille, plus je vais en avant dans la vue de cette 
mortalité, plus je la trouve méprisable, et toujours plus ai- 


mable la sainte éternité, à laquelle nous aspirons, et pour 


laquelle nous nous devons uniquement aimer. Vivons seu- 
lement pour cette vie, qui seule mérite le nom de vie, en 
comparaison de laquelle la vie des grands de ce monde est 
une très misérable mort. » 


À. CHARAUX 


Doyen de la Faculté Catholique 
des Lettres de Lille. 
T. O. * 


(1) Lettre à un gentilhomme qui allait suivre la cour. 
(2) Panégrrique de saint Pierre. Cette citation et la précédente sont 


empruntées au Panégvrique de saint Francois de Sales, par le R.P. Le Gé- 
uissel (S. Ji. 


UN SANCTUAIRE IGNORÉ 


LE « SACRO MONTE » D'ORTA 


Un heureux hasard, auquel le bon et grand saint François 
a bien eu sa part, m'a permis de faire tout récemment un 
pèlerinage au Sacro Monte d’Orta. Comment dire la joie que 
j'en ai éprouvée, et surtout la faire partager ? Parti de Paris 
au milieu de mai, alors qu'une pluie froide et désespérante 
assombrissait tout, à Neuchâtel l'enchantement commencait 
déja. Une lumière blonde, d'une merveilleuse finesse, en- 
veloppe le lac; les villas étincellent dans leur nid de ver- 
dure : à l’hôtel, dans les escaliers, les antichambres, dans 
la salle à manger, partout, flotte une odeur fraiche, celle 
des narcisses, dont on célèbre la fête dans ce coin de 
Suisse :... que nous sommes loin de Paris! Puis c'est la 
traversée du lac, la vallée du Rhône, Sion, Brigue, demain 
le Simplon. Demain ? Peut-être! Car rien n’est moins cer- 
tain. Hier encore la route était obstruée par les neiges. Des 
centaines d'ouvriers travaillent à l'ouvrir, mais au fur et à 
mesure qu'ils déblaient, de nouvelles couches se reforment 
tombées du ciel. Passerons-nous ? Nous avons passé, mais 
non sans un peu d’anxiété. 

À 5 heures du matin nous attendions, trois prêtres ita- 
liens, une jeune fille et moi, dans la cour de la poste, d’où 
part la diligence. Une pluie fine tombe sans discontinuer. 
Les vêtements de caoutchouc des postillons ruissellent ; 
avant d'être partis, les chevaux sont trempés. Le chef du 
bureau de poste, à qui nous demandons si nous pourrons 
passer, hausse les épaules et dit: « Il neige là-haut! « Ce- 
pendant nous partons au trot de nos cinq chevaux. Le 
paysage est grandiose, effrayant même. A 1300 mètres déjà 
nous trouvons la neige. Dans les refuges bâtis sur la route 


286 UN SANCTUAIRE IGNORE 


par la prévoyance du gouvernement suisse notre conducteur 
 réquisitionne tous les hommes valides pour nous suivre. Il 
faut, paraît-il, se fournir de gens du métier en prévision 
d'accidents. Bientôt notre immense voiture grimpe lente- 
ment entre un mur de neige haut de cinq mètres, et 
l'abime. Il est défendu de parler ; les masses énormes 
de neige que nous côtoyons sont à l’état d'équilibre ‘instable 
et le son de notre voix pourrait les ébranler. On craint une 
avalanche. Les neiges de l'an dernier sont tassées, celles de 
l'hiver le sont moins; elles ont une densité différente qui 
les porte à glisser sur les premières; et voilà que, pour 
comble de malheur, les neiges tardives de ce printemps 
glacial ont formé une troisième couche, plus légère encore, 
qui augmente le danger... Tout-à-coup, le lourd véhicule 
s'arrête. L'espace entre le mur de neige et l'abime est trop 
étroit pour livrer passage aux trois chevaux attelés de front 
à notre flèche. Lentement, avec des précautions infinies, avec 
des mouvements aussi moelleux que la neige qui tombe sans 
trève on en dételle un ; on lui donne un grand coup de fouet 
— silencieux — et 1l disparait dans les neiges... Nous ne 
l'avons plus revu. Cinq minutes après nous étions à l’hos- 
pice, à 2000 mètres d'altitude, et tout danger était écarté. 

De longtemps je n'oublierai la réception qui nous y, atten- 
dait. Ce qui me saisit d'abord, c'est l’infinie tristesse des 
corridors, tout noirs d'humidité, tout glacés par l'hiver 
presque éternel qui règne sur ces hauteurs.Partout un silence 
de mort. Pas un bruit. Personne. — Vous ouvrez une porte 
et tout à coup c'est la joie, la gaieté, la chaleur, la vie ! Vous 
êtes à la cuisine. Mon Dieu, oui ! à la cuisine ; car c'est là 
qu'on vit, religieux, serviteurs, hôtes, et ces gros et admi- 
rables amis, les chiens du Saint-Bernard ! Tous se lèvent et 
se précipitent vers vous : les bons religieux avec des bois- 
sons chaudes et du pain, — la servante avec un potage au 
lait fumant, — les chiens avec leurs meilleures caresses. Ils 
sont [à huit à se frotter à moi, comme si, au lieu d'ètre dans 
cette cuisine si tiède, j étais là-bas sous le linceul de neige 
qui drape les montagnes et que leurs caresses dussent me 
ramener à la vie. 

hi Mais me voilà pris de scrupule. Je devais parler 


LE « SACRO MONTE » D'ORTA 247 


d'Orta, de saint François et de son pèlerinage et c'est du 
Simplon que je vous entretiens! Et si je me laissais aller, 
que ne vous dirais-je pas ? Je vous conterais que la meute 
de l’Hospice est composée de 20 chiens et vaut plus de 
30000 fr., soit plus de 1500 fr, pièce; je vous promènerais 
avec moi parmi les 5500 ouvriers qui.travaillent en ce mo- 
ment à creuser sous la montagne un tunnel qui permettra 
de faire en 3/4 d'heure, sans danger, ce que le voyageur 
fait aujourd’hui en un jour, avec des craintes vagues d'ava- 
lanches et d'ensevelissement sous les neiges ; je vous con- 
duirais sur les bords du lac Majeur, dans une lumière 
éblouissante, à l'heure où les montagnes qui l'entourent sont 
vertes, bleues, violettes, où l'eau est de saphir, où les pal- 
miers et les cactus semblent d'or vert ; mais je dois vous 
parler d’Orta. 

On part de Baveno, au lever du soleil ; [a route suit le lac 
Majeur qui étend sur la droite ses eaux paisibles. Les brumes 
du matin y promènent leurs voiles légers: voilà, devant 
nous, Feriolo, Suna en face de nous, puis Pallanza, et, en se 
retournant, le lac qui s'étale, avec les îles, l’Isola Madre, 
les Pescatori et l’Isola Bella, plus en arrière encore, Laveno. 
Petit à petit, au fur et à mesure que le soleil monte sur l’ho- 
rizon, les brumes disparaissent, les teintes s’avivent, les 
lointains se dorent, l’enchantement des couleurs et des 
formes devient inexprimable. Un calme, un charme indéfi- 
nissables vous envahissent ; l'âme se fond pour ainsi dire 
dans cet air si doux, dans cette lumière si caressante, dans 
cette harmonie des lignes. ()n pense à cet autre paysage si 
calme, si tendre, si consolant, à l'Ombrie — et au grand 
Saint dont l’image le remplit, à celui qui a retrouvé, avec la 
pauvreté, l'humilité et l'amour des œuvres de Dieu. Et la 
pensée évoque, en face des eaux calmes du lac, la plaine pai- 
sible d'Assise et la paix de la Portioncule. 

Un bruit sourd, suivi d'un grondement, interrompt ce 
silence : nous longeons les fameuses carrières dont on a 
tiré les granits du dôme de Milan et les colonnes de Saint- 
Paul-hors-les-Murs ; partout les flancs de la colline sont 
éventrés et des quartiers de rocs énormes roulent jusqu'au 
bord de la route. Puis on tourne à gauche pour s'engager 


288 : UN SANCTUAIRE IGNORE 


dans une vallée que remplit la fumée des fabriques. Adieu 
le calme du lac et les souvenirs d'Assise! Nous sommes en 
pleine activité industrielle moderne. Sur un parcours de 
plusieurs kilomètres la route forme une seule et longue rue 
de village bordée de maisons d'ouvriers. Derrière elles les 
fabriques. Et comme je m'étonne de ce développement in- 
dustriel formidable, dans ce vallon si calme, mon cocher 
m'explique tout d’un mot: Tedeschi. Ce sont des Allemands ! 
Ils ont trouvé ce lieu propice, l'ont envahi, y ont fait surgir 
comme par enchantement filatures, villages, églises, monu- 
ments publics et de ce coin de rève inondent aujourd'hui 
l'Italie de leurs cotonnades ! 

Le lac! Voici le lac d’'Orta ; au milieu, son île, San Giui- 
lo ; sur la gauche, la ville d'Orta. On regarde, et le désen- 
chantement vous prend ; c'est petit, mesquin, sans variété, 
et on regrette les féeriques étalages de lumière et de couleur 
du lac Majeur. On entre à l'hôtel ; deux vieux Hollandais 
paisibles, un mari et sa femme, y déjeunent ; en attendant 
mon tour, je feuillette la liste des hôtes. Des voyageurs y 
ont écrit, dans toutes les langues du monde — sauf en fran- 
çais, car voilà quatre ans qu'aucun de nos compatriotes n’est 
venu ici — leurs impressions, et leur satisfaction ! Oui, leur 
satisfaction, je pourrais presque dire : leur enthousiasme. 
J'ai peine à en croire mes yeux: éprouver tant de plaisir 
dans ce lambeau quelconque de nature, lorsqu'on est à deux 
pas des merveilleux paysages des grands lacs italiens ? 

On déjeune ; puis, par une pente raide et ensoleillée, on 
monte jusqu’au sommet de la colline, et tous les enthou- 
siasmes des voyageurs cosmopolites s'expliquent : on est 
au Sacro Monte. | 

Orta est construite à l’extrémité d’une presqu'île formée 
d'une haute colline boisée qui s’avance au milieu du lac 
auquel elle a donné son nom. Cette colline, c'est le Sacro 
Monte. Elle est couronnée par un parc, auquel conduit le 
chemin que nous venons de suivre et dans lequel nous allons 
pénétrer. : 

Avant mème d'y entrer, un sentiment de bien-être vous 
envahit. Au bout de la route la haute porte d'entrée découpe 
- sa fine silhouette et derrière elle s'enfonce un chemin tout 


LE « SACRO MONTE » D'ORTA 289 


vert, ombragé d’arbres magnifiques. Pour le pauvre voya- 
geur qui vient de gravir péniblement la côte sous le soleil 
écrasant de Midi, c'est l’oasis inattendu qui s'ouvre, c’est la 
fraîcheur délicieuse, le calme et le repos. Du haut du por- 
tique saint François vous bénit. Derrière lui s'ouvrent des 
allées fraîches, des chemins, des sentiers, fantastiquement 
éclairés par la lumière flottante qui tombe des feuillages 
agités par le vent ; partout on devine, plutôt qu’on ne voit, 
des édifices de formes multiples, dont on ne s'explique pas 
bien la destination, mais qui captivent de suite par la grâce 
de leurs lignes. L’œil hésite au milieu de ces ombres, de 
ces jolis rayons que laisse pleuvoir le dôme ondoyant des 
grands arbres, au milieu de ces formes multiples et inex- 
pliquées, et un bien-être fait de charme et de fraîcheur vous 
pénètre entièrement. 

Les grands chemins obscurs longent la crête de la pres- 
qu'’île, descendent dansles vallons minuscules qui se creusent 
à son centre, passent aux pieds de hêtres centenaires, con- 
duisent de chapelle en chapelle, — car ce sont bien des cha- 
pelles, ces bâtiments multiples aperçus de l'entrée — de 
point de vue en point de vue et l’enchantement vous prend 
tout entier. 

A la fin du XVI° siècle, ce parc appartenait à un pieux cha- 
noine que le culte de saint François pénétrait. Il y fit cons- 
truire un couvent, où il établit les fils spirituels de son saint 
préféré et vingt chapelles où il retraça Ia vie de leur père. 

Entrons au hasard dans un de ces monuments. Voici une 
scène que je ne m’explique pas bien : une place publique, 
au XVI° siècle, et dans son milieu une colonne brisée en 
marbre blanc. Une foule agitée et diaprée court cà et là ; les 
mendiants se traînent sur leurs béquilles, les enfants s’ac- 
crochent aux robes de leur mère ou se sucent le pouce en 
vous regardant ; de riches marchands, en robes de soie et 
de velours, sourient d'un air narquois ; hautains passent des 
soldats à cheval — tandis que d’une rue latérale débouchent 
des Frères Mineurs et derrière eux, trainé par une corde, 
leur saint Patriarche, le Petit Pauvre de Jésus-Christ. La 
scène, sans être traitée avec une émotion particulière, est 
d'un pittoresque achevé. Chaque personnage a son indivi- 

| E. F. — VIIL — 19 


a0u UN SANCTUAIRE IGNORE 


dualité, sa vie, sa couleur ; le mendiant est pris sur la place 
publique, le marchand à sa boutique, le soldat à sa caserne. 
Sur le visage des religieux flottent une compassion et une 
humilité indicibles et le pauvre saint François est visible- 
ment ému, dans sa pâleur, de se trouver dans la situation où 
était, bien des siècles avant lui, Celui dont il avait si sou- 
vent médité la Passion dans les larmes. 

Prenons, en sortant de cette chapelle, l'allée qui, comme 
un chemin de ronde, longe la crête de la colline. A notre 
gauche la partie nord du lac étend ses lignes pures et gra- 
cieuses ; une lumière féerique l’inonde ; ses bords sont 
d'émeraude et de lapis pâli ; des montagnes de plus en plus 
hautes les continuent, et là-bas, dans l'infini lointain, brille 
la crête du mont Rose. Et vous vous demandez si c'est bien 
le même coin de lac qui tout à l'heure vous paraissait si mes- 
quin ? Tout heureux vous vous enfoncez dans le chemin 
sombre, vous passez sous des pins, sous des mélèzes, vous . 
glissez sur les mousses humides ; vous voici devant une 
chapelle, entrez : c'est le matin; des rochers nus, un sol 
aride ; dans la lumière blème un religieux prie, les bras 
étendus, tandis qu'un autre s’éveille, et du fond de l'horizon 
encore obscur, un séraphin tout enflammé accourt. Je recon- 
nais les stigmates. 

Que dire encore? Elles sont vingt, ainsi, les chapelles. 
Toutes construites dans le style de la renaissance, aucune 
ne ressemble à l’autre. Tantôt c'est une rotonde entourée 
d'un portique circulaire, tantôt une basilique minuscule pré- 
cédée de degrés comme la Madeleine à Paris. Ici le plan est 
en croix grecque, là c'est la maison carrée de Nimes dans son 
élégante sveltesse. L'une d'elles a été dessinée par Michel- 
Ange ; sa forme ronde, ses larges arcades portant sur de 
petites colonnes font songer au temple peint par Raphaël dans 
son Sposalizio ; et l’on croit rêver de trouver la vision du 
peintre de la grâce réalisée dans ce coin de verdure, par 
l'artiste devant qui le marbre tremblait. 

Mais, me direz-vous, comment sontreprésentées les scènes 
que vous nous avez décrites ? — Voici par exemple la mortde 
saint Francois.Il estcouché à terreet ses frères l'entourent en 
pleurant. Le clergé d'Assise est la avec son évêque. Le peuple 


LE « SACRO MONTE » D'ORTA 201 


est accouru en foule. Au milieu desnobles,des marchands, des 
humbles qui se pressent, une dame toute jeune vêtue de soie 
rouge brodée d’or, « frère » Jacqueline de Settesoli, a peine à : 
retenir ses sanglots. Les fonds sont peints à fresque, les 
personnages de grandeur naturelle, sont en terre cuite. 
Certes ils ne sont pas des chefs-d'œuvre ; mais l’ensemble 
a une vitalité remarquable. Parfois l'artiste, quel qu'il soit, 
qui a modelé ces innombrables figures, s’est élevé à la 
hauteur d’un décorateur remarquable. La canonisation de 
saint François, avec 8es évêques, ses cardinaux, le Saint- 
_ Père, plus de deux cents personnages dans un rutilement 
d'or, frappe par le déploiement d’or presque profane. 

Combien cependant me semble plus émouvante la chapelle 
où est figurée l'approbation de la règle ! Ils sont là dans 
leurs frocs poudreux, venus humblement de l’ermitage de 
Rivo-Torto, les pauvres frères, et sur la route leur costume 
bizarre a soulevé la curiosité des peuples ; les enfants se 
sont pendus à leurs capuchons ou y ont déposé des pierres ; 
on a crié ; au fou! sur leur passage. Qu'importe, ils sont heu- 
reux ; et sous les lambris dorés du Latran leurs yeux de bre- 
bis un peu effrayés apportent quelque chose des clairs pay- 
sages de l'Ombrie. Ils sont douze et parmi eux instinctive- 
ment on cherche ceux que l’histoire a rendus familiers : 
frère Egide, frère Silvestre, le bon frère Léon à qui le Petit 
Pauvre devait légner un jour sa bénédiction et la doctrine 
du bonheur parfait, frère Massée, d’autres encore. L’œil ne 
se lagse pas d’errer des beaux plis des frocs aux visages 
candides tandis que la pensée évoque de nouveau — comme 
sur les bords calmes du lac Majeur — le charme silencieux 
des environs d'Assise. 

Je pourrais, de chapelle en chapelle, faire revivre toute 
l'histoire du Patriarche de la Pauvreté, de sa naissance ac- 
compagnée de prodiges, à sa canonisation. Nous verrions 
ainsi, pour parler le langage de Dante, ce soleil nouveau 
destiné à éclairer le monde se lever, parcourir sa carrière 
brillante, et se coucher dans 5a gloire. 

Mais il faut quitter ces chapelles, ces ombres mouvantes, 
ces échappées lumineuses sur le lac, A nos pieds, l'ombre 
l'envahit. Là-bas, dans le coin le plus retiré du parc, au bord 


292 UN SANCTUAIRE IGNORE 


de l’anse la plus solitaire, un franciscain prie en regardant 
le soleil. Je fais comme lui, puis je descends. 

Le soir, sur le livre de l'hôtel, je trouve toute fraîche cette 
inscription : 


« Après vingt-sept ans nous sommes venus, ma femme et 
moi, revoir le Sacro Monte, et notre âme était aujourd'hui 
aussi joyeuse qu’alors. 

| | Signé : X, 
à Dordrecht (Pays-Bas). 


C'est en ces termes que mes deux vieux Hollandais pai- 
sibles de ce matin ont payé leur tribut d’admiration au 
Sacro Monte. 

La grande impression que celui-ci produit prend sa 
source dans l'accord parfait qu'il y a entre ce coin de nature 
solitaire et ce qui fût un des côtés de l’âme du bienheureux 
François. Et sans exagération on peut dire qu'il n’y a pas 
d’endroit plus propice pour y lire les Fioretti et les premiers 
chroniqueurs de l'Ordre. Le silence, la fraîcheur, le charme 
de ce beau parc, les vues admirables qu’il offre sur le lac, 
l'intimité et la simplicité des lignes de celui-ci, tout prédis- 
pose à comprendre l’âme du Grand Patriarche. Ainsi les 
fonds lumineux des tableaux ombriens éclairent l’âme des 
saints personnages qui y sont représentés. Ailleurs les scènes 
qu’abritent les chapelles d'Orta ne seraient qu’intéressantes ; 
ici elles vivent et émeuvent, elles prennent l'imagination et 
le cœur. Et qui les a vues ne les oublie plus. 

Le pèlerinage est fait, il faut rentrer ; mais, avant de 
toucher à nouveau le sol de la France, prenons le chemin de 
fer, puis le tramway à vapeur qui nous conduiront à Ivrée et 
remontons la vallée. Elle se rétrécit bientôt jusqu’à devenir 
une gorge sauvage resserrée entre des rochers énormes, 
puis s'ouvre à nouveau large, lumineuse, profonde jusqu’au 
colossal mur de neige du mont Blanc qui la ferme à l’ouest. 
Aux temps lointains de la période glaciaire le sol où nous 
marchons était le fonds d’un glacier prodigieux de plus de 
cent kilomètres de long, deux ou trois de large, sur huit 
cents mètres — je dis bien, huit cents mètres d’épaisseur. 


LE « SACRO MONTE » D'ORTA 


C’est lui qui, de son bras puissant, a transporté ces collines, 
élevé ces contreforts où s’étagent aujourd'hui ces coquets 
villages, broyéles roches pour en faire l’humus de ces pentes 
fertiles. Puis, quand la chaleur du Gulf-Stream est venue 
transformer en déluge ses masses immenses, elles formèrent 
les lacs fleuris d’où nous venons. 

Une ville, qui avec la forme d’un camp romain a conservé 
ses postes, ses arènes, son arc de triomphe, c’est Aoste. Si 
nous y entrons nous éprouverons la patriotique émotion d’y 
entendre parler notre langue; car ce duché, la première en 
date des possessions des rois d'Italie sur le sol de la pénin- 
sule, parle français. C’est notre langue que balbutient les 
enfants, c’est dans notre langue qu’on vend et qu'on achète, 
dans notre langue que le prêtre prêche. Par quelle cause 
mystérieuse ces Italiens d'Italie, qui n’ont jamais été Fran- 
çais, parlent-ils la langue de Racine et de Bossuet ? Quatre 
journaux s’y publient dans notre langue : l’Union Valdotaine, 
le Duché d'Aoste, le Mont-Blanc, Jacques Bonhomme. Je Îles 
parcours des yeux : l’Union Valdotaine fait de l'opposition ; 
son premier article est intitulé : « le régime de la proscrip- 
tion et de la terreur ». — Jacques Bonhomme est l'organe des 
paysans — le Duché d'Aoste, celui du clergé. Quelles sont les 
opinions du Mont-Blanc ? je ne sais ; mais j'y cueille cette 
phrase d’allure passablement paradoxale : « On nous dit de 
marcher doucement dans le monde pour n’y pas éveiller la 
haine et l'envie; mais, hélas ! comment faire si elles ne 
dorment jamais ? » Si, entré chez le libraire, vous lui deman- 
dez ce qu’on lit : « Xavier de Maistre, vous dit-il, Lamartine et 
Bourget, l’auteur de l’Etape, celui de Jocelyn et celui qui 
n’est plus guère pour nous que le frère de Joseph; c'est 
_vers lui que va le cœur des Valdotains. » 

Par des ruelles inégales, aux noms français, rue des 
Portes Prétoriennes, rue Croix-de-Ville, rue des Portes Dé- 
cumanes on arrive à la rue du Lépreux. Voici le jardin et la 
Tour où ila tant souffert, tant prié, tant glorifié Dieu par sa 
patience dans l’adversité ; voici la place où il s’asseyait, celle 
où, près du lit de mort de sa sœur, s'éveillait en lui l’idée 
de suicide, celle où il voua pour toujours sa vie à la sainte 
résignation. C’est ici qu’à la demande du brillant officier 


294 UN SANCTUAIRE IGNORÉ 


qu'était alors Xavier de Maistre : « Quel est votre nom. je 
vous prie ? » il répondait : « Ah ! mon nom est terrible ! je 
m'appelle le Lépreux ! » C’est à ce logis de souffrance qu'il 
appliquait la parole de l’Imitation : « celui qui chérit sa cel- 
lule y trouvera la paix. » C’est du pas de cette porte qu'il fit 
à son ami d'un jour cet adieu profond : « Etranger, lorsque 
le chagrin ou le découragement s’approcheront de vous, pen- 
sez au solitaire de la cité d'Aoste ; vous ne lui aurez pas fait 
une visite inutile. » 

On lit tout cela dans la brochure achetée pour quelques 
sous, tout à l’heure, avec les cartes postales obligatoires, 
« Le Lépreux de la Cité d'Aoste, par Xavier de Maistre. Edition 
Valdotaine avec notes et documents officiels sur le Lépreux ». 
Puis on tourne les yeux vers la vallée, où l’ombre s’amasse. 
Le calme l’emplit. A peine quelques bruits très doux y 
flottent, un murmure, le tintement lointain d’une clochette, 
un lambeau de chanson venu de la caserne des Alpini, là- 
bas ; le massif du Mont-Blanc s'allume, puis pâlit. Tout prie, 
et on rentre à l’hôtel en remerciant Dieu de se révéler avec 
tant de splendeur, du lac à la montagne, au pèlerin qui le 
cherche dans ses sanctuaires. 


H, MaTron. 


UN EMULE DE DOM PEROSI 
ET UN SUCCESSEUR DE MARTINI 


Un religieux de l'ordre des Frères Mineurs d'Autriche, le 
P. Hartmann de An der Tan-Hochbruu», est en train d’ac- 
quérir une célébrité musicale grâce à un oratorio de « saint 
Francois » que l'on a exécuté avec grand succès à Vienne le 
printemps dernier, et à Munich le 18 juin au concert de la 
VIle fête de la Société Caritas, sous la direction personnelle 
de l’auteur. C'était un spectacle nouveau, dans une salle de 
concert moderne, que ce compositeur en robe de bure, à la 
tête de l'orchestre. Il conduisait les chœurs d’un geste ferme 
et majestueux et son action contrastait étonnamment avec 
son attitude modeste : à la fin des morceaux et des dif- 
férentes parties,le jeune moine tranquille, mains jointes dans 
les manches, se retournait vers le public, le remerciuit de 
ses applaüdissements, d’une unique inclination de tête. Di- 
sons-le tout de suite, l’accueil a été enthousiaste, et cepen- 
dant il est à remarquer que nous autres catholiques, nous 
avons beau remplir une salle, être unis dans un mêmc sen- 
timent de joie et d'admiration, nous n’accordons par ordi- 
nairement aux nôtres ces ovations retentissantes qu'impose 
le succès. L'homme, sans doute, l'individu, le moine, puisque 
nous parlons d’un moine, l’homme n'en a pas besoin, mais 
l’œuvre catholique le mériterait, bien qu’elle soit trop reli- 
gieuse pour être goûtée du grand nombre. La plupart des 
grands journaux de Vienne et de Munich n'ont voulu voir 
qu'inexpérience et pauvreté dans cette œuvre de religieux ; 
ils ne lui ont accordé qu’une vertu de sentiment saus valeur 
artistique. 

Or, cette apparence de gaucherie et de pauvreté fait jus- 
tement le surcroît de valeur d'art de l’oratorio du P. Hart- 
mann, car si elle n’est pas à proprement parler un artifice de 
plus, elle est l'expression parfaite d’une inspiration pure- 


296 UN ÉMULE DE DOM PEROSI 


ment monacale. Nous avons eu jusqu'ici des chefs-d'œuvre 
d’oratorio ; mais ces modèles classiques ont été légués par 
des maîtres protestants : Hændel, Bach, Mendelssohn et ils 
se ressentent de la rigide interprétation du Vieux Testament 
dont ils sont tirés ; plus près de nous, il est vrai, Liszt, — 
l'abbé Liszt, s’il vous plaît — avec toute l’ardeur de son tem- 
pérament hongrois et romantique, a su trouver pour sa sainte 
Elisabeth, et surtout pour son Christ des accents d’une frat- 
cheur charmante et d’une gravité tout ecclésiastique ; et de 
nos jours Edgar Pinel, dont la piété égale le génie, a pour 
ainsi dire ressuscité le genre, avec saint François et sainte 
dodelive, en le parant de toutes les richesses de l’orchestra- 
tion moderne, de la mélodie infinie et des trésors d’une ins- 
piration angélique ; mais il était réservé à un fils de saint 
François de donner le ton juste, l’ambiance du cloître, à une 
œuvre dontle séraphique patriarche est lui-même le héros. 
Avec un tact et une humilité remarquables, l’auteur du 
texte latin, S. G. M" Ghezzi, O. M., a presque évité de mettre 
ce héros en scène, de sorte que ce qui manque le plus à 
l'oratorio, c’est saint Francois en personne! Chose étonnante, 
n'est-ce pas ! La critique en a été choquée : mais à bien con- 
sidérer, cette retenue a peut-être son éloquence. L'ouvrage 
célèbre la personne du saint; pourquoi, à vouloir évoquer 
ses transports, encourir les risques d’une pauvre parodie ? 
L'oratorio est ainsi concu dans une simplicité toute francis- 
caine. La voix de l'Histoire personnifiée expose les faits ; 
c’est le chœur de la tragédie grecque et à tour de rôle le 
Saint, les chœurs, et les rares solistes y ajoutent quelques 
paroles qui animent l’action et la font se dérouler sous nos 
yeux. | 
Le livret se compose de trois parties très courtes. La /on- 
dation des trois ordres : François se détourne du monde pour 
épouser la Pauvreté; un chœur de Frères mineurs loue les 
victoires du jeune homme d'Assise sur lui-même et la puis- 
sance de son exemple; sainte Claire, puis un chœur de 
Clarisses, célèbrent la virginité et viennent recevoir la règle; 
enfin le B. Luchesius et Bonadonna sont heureux de former 
le Tiers-Ordre. La seconde partie est l'impression des stig- 
mates et la troisième nous fait assister à la mort du Saint, 


ET UN SUCCESSEUR DE MARTINI 297 


tandis que ses disciples entonnent le cantique à notre frère 
le soleil et à notre sœur la Mort. Partout la musique déborde, 
non point comme le fleuve symphonique de Wagner, non 
point comme un simple accompagnement à l'italienne 
mélancolique ou doux, mais comme une enveloppante 
atmosphère de cellule monacale. C’est là l'originalité du 
P. Hartmann, et cette originalité est incontestable, et un 
religieux seul pouvait en trouver en son âme le secret : 
c’est une musique calme et reposante et sans élans passion- 
nés. Point de ces mouvements dramatiques qui gâtent les 
mérites certains de dom Perosi ; rien même de cette chaleur 
cependant si reculée de Pinel ; rien de ce à quoi nous a ac- 
coutumés l'ingérence constante du théâtre et de ses effets 
dans la musique actuelle : le P. Hartmann ne sort pas de 
son cloître, son inspiration jaillit de son cœur, paisible, 
pleine de poésie, d’un sentiment de la nature tout idyllique, 
avec des trouvaillés aussi gracieuses que les Fioretti de son 
séraphique Père. La force ne lui manque pas en des chœurs 
bien rythmés ; une vivacité d’une observation très juste 
éclate au début dans lapostrophe des compagnons de plai- 
sirs de François, et la fugue termine avec vigueur et entrain 
la première partie ; les préludes, le troisième en particulier, 
d’une gravité rayonnante, sans rien de funèbre bien qu’il 
prépare à la mort du saint, sont des morceaux d'orchestre 
pleins de souffle, d’une sonorité fournie, d’une superbe 
venue. | 
Ce que je préfère surtout, ce qu’il a d’incomparable, c’est 
la pureté de diction de ses récitatifs, parfaitement person- 
nels, qui ne sont ni le parler recto tono sur des accords tenus 
du récitatif classique, nila déclamation accusée du récitatif 
wagnérien : c'est une manière de mélopée chantante soutenue 
par un orchestre continuellement mélodique. A la première 
audition néanmoins la sérénité invariable de cette musique 
déroute, malgré ses contrastes de force et de délicatesse ; 
nous n'avons pas coutume de participer à tant de quiétude. 
En revanche, c'est un repos que son inaltérable distinction. 
C’est une œuvre enfin qui dénote assez de science et révèle 
une originalité assez grande pour que nous soyons en droit 
d’attendre de l’auteur de saint François d’autres ouvrages 


298 UN ÉMULE DE DOM PEROSI 


d'un mérite croissant. L’oratorio hautement artistique, pure- 
ment religieux et à la fois d’inspiration exclusivement mona- 
cale est un genre nouveau qui ne doit pas s'arrêter en si beau 
chemin. Uné exécution devrait en être tentée à Paris; mais 
ose-t-on seulement en formuler la demande dans un monde 
qui ne goûte que des frivolités et s’arrète à la Messe de sainte 
Cécile de Gounod, limite idéale de la musique pieuse ? 


Marcez MONTANDON 


REVUES DES REVUES FRANCISCAINES 


er ét 


Lu 


Les Annales franciscaines, fidèles à leur passé, nous donnent de très 
intéressantes études historiques sur les choses de l'Ordre. Après une 
notice biographique sur le P. Anaclet de Beaumotte (1739-1826) qui 
après avoir traversé glorieusement les mauvais jours de la Terreur 
et subi les persécutions de l’évêque constitutionnel, mourut à Angou- 
lême, dans l’humble office de vicaire et d'aumônier des dernières 
prières, elles révèlent dans le fascicule du mois d'août les origines 
franciscaines du vœu de Louis XIII consacrant la France à Marie. 
C'est une religieuse du Calvaire, la mère Anne-Marie de Jésus Crucifié 
qui en a la première pensée, et c'est très probablement le P. Joseph du 
Tremblay, fondateur de cette congrégation, qui s’en fait l'avocat auprès 
du Souverain. On trouve dans ses manuscrits un « mémoire pour es- 
tablir des prédicateurs pour prescher la dévotion que le Roy faict à la 
saincte Vierge de mettre son royaume en sa protection ». Ce mémoire 
de janvier 1838 précède seulement d'un mois l’acte solennel de Louis XIIE, 

et montre la part qu'avait prise à sa préparation le rélèbre Capucin. 


°, 


Dans le Rosier de saint Francois, nous trouvons extraite du volu- 
mineux ouvrage du T. R. P. Eugène de Bellevaux, définiteur de Sa- 
voie, une notice sur le R. P. Eugène de Rumilly, fondateur du couvent 
actuel de Chambéry, Procureur Général puis, en 1838, élevé par le pape 
lui-même à la suprême prélature de l'Ordre, où il présida avec une 
sagesse et un zèle admirable à la restauration des couvents de France; 
et à l1 conservation des missions, qui subissaient le contre-coup des 
persécutions de l'Europe. Grande et belle figure parmi celles de nos 
généraux capucins. 


* 
ss 


La recrudescence de fureur contrelesordres religieux donne à la Revista 
franciscana l'occasion de rappeler les horreurs de la persécution en 
Espagne, au commencement du XIX° siècle. « Durant l'invasion des 


” 800 REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 


Français, dit-elle, 20 prêtres séculiers, 32 religieux et religieuses 
furent assassinés. Durant la période constitutionnelle, de 1820 à 1823, 
il y eut 56 assassinats de prêtres et 32 de religieux. En 1834 et 1835, 
on compta 11 dominicains assassinés, 62 franciscains, 15 religieux de 
la Merci, 19 Carmes, 7 Minimes, 3 Trinitaires, 11 Augustins et 15 Jé- 
suites. Depuis 1834 jusqu'à nos jours, le chiffre des assassinats s’est 
élevé à 50 de prêtres et 20 de religieux, soit en tout, dans le siècle, 
349 prêtres et religieux. » 


es 

Quand la bête révolutionnaire a bu déjà tant de sang et causé tant de 
ravages dans la catholique Espagne, il devient urgent d'organiser 
l'action. Des Congrès catholiques se sont tenus déjà et le dernier qui 
a eu lieu à Compostelle, était présidé par le Nonce lui-même au nom 
du Souverain Pontife. L’Eco franciscano, qui se publie dans la cité du 
Congrès, en a, dans une série d'articles, étudié le programme et le 
but. Ce but, c'est en Espagne comme en France, l'union de tous les 
catholiques pour la défense de leurs droits. La revue insiste « pour 
que les résolutions pratiques destinées à obtenir ce résultat soient 
données par ceux qui ont la mission de diriger les forces catholiques, 
et procurer l'unité d'action indispensable pour le triomphe, c'est-à-dire 
par les évêques, s'inspirant des sages directions pontificales émanant 
de Léon XIII ». Quiconque connaît l’histoire de l'Espagne ne saurait 
s'étonner de trouver chez les catholiques des tendances ou des nuances 
politiques très diverses et très tranchées ; « il y a lieu de déplorer 
néanmoins que, pour beaucoup, cet élément politique, détail plus ou 
moins important, mais jamais essentiel à l'esprit catholique, soit con- 
sidéré, au moins en pratique, comme le principal de la question. » 
Et l'auteur de l'article conclut en suppliant ses compatriotes de sacri- 
fier cet élément secondaire qui les divise, pour s'unir sur le terrain de 
la défense catholique, dans l’obéissance à leurs chefs légitimes, les 
évêques. ; 

+. 

C'est encore un point de l'histoire d'Espagne, que traite the saint 
Anthony s Messenger. Nous aimons à voir une revue américaine rendre 
hommage à une nation catholique, dans la série d'articles intitulés : 
« La fausse et la véritable histoire de l'Amérique espagnole. » On a 
accusé les Espagnols d’avoir maltraité les peuples conquis, et de s'être 
ainsi aliéné les cœurs des Indiens, compromettant le sort définitif de 


REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 301 


leurs conquêtes. Les plaintes de Las Casas ont singulièrement aidé 
ces faux historiens à dénigrer la nation conquérante, Les historiens 
protestants eux-mêmes reconnaissent que les exactions des Espagnols 
ont été fort exagérées, que le pouvoir royal, autant que l'éloignement 
le lui permettait, chercha toujours à y porter remède. La liberté avec 
laquelle Las Casas porte à ce pouvoir ses doléances et celles des autres 
missionnaires montre elle-même que les Indiens n’étaient pas dépour- 
vus de toute protection. Les cruautés exercées contre eux furent des 
exceptions, mais non pas la règle. On leur donna des écoles, on leur 
offrit le travail, on les convertit au catholicisme, et on les fit entrer 
par là dans la vraie civilisation. 


Li 


CE 
13 


La prétendue critique libérale et rationaliste associe saint Antoine à 
saint François (1), ce qui donne occasion aux Annales de l'Arrière Bou- 
tique d'entrer en lice pour venger à la fois et l’enfant et le père. « Le 
rationalisme ne pouvait que déformer son héros. Il rabaisse tout ce 
qu'il touche. Il est impuissant à voir, Dieu à travers les agitations de 
l'homme. Le surnaturel ne saurait entrer pour lui en ligne de compte, 
et dès lors, le sens vrai d’une mission, d'une œuvre de saint, d’une in- 
tervention visiblement divine lui échappe forcément. » Ainsi on con- 
tinue d'affirmer, contrairement à l'évidence, que saint François et saint 
Antoine auraient été en désaccord au sujet des études dans l'Ordre. 
Puis, sans craindre la contradiction, on rend saint Antoine respon- 
sable des divisions qui éclatèrent dans l’Ordre, précisément parce 
qu'il résista, pour mieux conserver l'esprit du séraphique fondateur, 
aux tentatives d'Elie et obtint sa déposition. On réfute facilement de 
telles allégations qu'osent produire seulement des hommes ne connais- 
sant pas les saints. ou voulant toujours et uniquement expliquer leurs 
œuvres par des raisons naturelles. « Mais ils ne sont pas seuls, hélas 1 
à diminuer nos grands hommes et à les rapetisser à la taille naturelle. 
Certains catholiques semblent avoir la même peur du surnaturel et 
éliminent volontiers de la vie des saints tout ce qui sort du domaine de 
la raison. » è 


+ 
Î 


On dit qu’une vie de saint Antoine documentée et laborieusement 
étudiée s’imprime en ce moment en Italie. C'est une œuvre bien né- 


(1) CF. A NeE Franciscaines, août 1902, art. du P. ‘Edouard d'Alcncon. 


402 REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 


cessaire. Comme pour en jeter les jalons, le Saint aux Miracles publie 
en abrégé tous les faits historiques attribuées à notre saint. C'est une 
liste, ou table des matières, par ordre chronologique, portant l'indica- 
tion dans deux colonnes en regard, de l'auteur qui cite le fait, et de la 
date de son livre. Au sujet de ces auteurs et au sujet de ces dates, il y 
a encore bien des points obscurs. Espérons que la véritable critique 
les élucidera peu à peu. Dieu fera servir à ce but même les traits plus 
ou moins acerbes que se décochent, au détriment de la charité et de la 
bonne édification, certains écrivains qui semblent jaloux des décou- 
vertes des autres, et pratiquent l’axiome de Voltaire : Il n'y a que nous 
et nos amis qui ayons de l'esprit. 


[2 


[2 
” s 


La lribune de Saint Antoine nous donne un très intéressant récit de 
la visite du saint, en 1230, au Mont-Alverne. Le souvenir de son passage 
y est conservé non seulement par la tradition, mais aussi par les mo- 
numents que nous fait successivement parcourir le pieux auteur de 


l'article. 


* 


» + 
4 


Ce n'est pas seulement la vie de saint Antoine qui fournit ample | 
matière à l'étude. Les traces de son culte dans les diverses contrées . 
du monde étaient aussi la matière d'un très intéressent volume, qui 
pourrait s'intituler : « Les gloires posthumes du Thaumaturge de Pa- 
doue. » Chaque jour de nouvelles trouvailles viennent apporter leur 
contribution à ce livre futur. C'est ainsi que le Petit Messager de saint 
François a exhumé de la poussière des vieilles archives romaines un 
Te Deum à saint Antoine. On le chantaît solennellement dans une église 
de Frères Mineurs, quand un rubriciste sévère, craignant une irré- 
gulaerité, déféra aux tribunaux de Rome le cantique traditionnel. Il ne 
parait pas que le Saint-Siège l'ait prohibé, mais la dénonciation a servi 
au moins à conserver cette pieuse formule, qui serait sans cela de- 
puis longtemps perdue. 


* 

* 
L'Echo de saint Francois a parcouru, de son côté, la plaine du Rous- 
sillon, etles montagnes qui l'environnent, pays qui avant le XVII° 
siècle appartenaient à l'Espagne. Il y a trouvé des traces nombreuses 


du culte de saint Antoine de Padouc, pratiqué dans ces régions dès la 
\ 


REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 303 


plus grande antiquité. Un couvent à Perpignan, que l'on prétend 
fondé par saint François lui-même, un autre à Villefranche, et un troi- 
sième à Ille, plus cinq couvents de capucins avaient fait rayonner dans 
toutes les paroisses de légions de missionnaires, qui avaient prêéché 
partout le culte du Saint aux miracles. Aussi retrouve-t-on dans les 
anciens rétables en bois doré. saint Antoine et l'Enfant-Jésus. Souvent 
même ce sont des antels qui lui sont dédiés, ornés de plus curieuses 
sculptures. 


|] 
» ss 


Un sujet d'actualité, c'est l'état politique de la Custodie franciscaine 
de Terre Sainte. Les événements récents montrent que la France se 
relâche dans l'exercice de ses droits de protecteur des Lieux Saints. 
« On dirait que l'occasion paraît bonne à plusieurs, lisons-nous dans 
la Revue du Tiers-Ordre et de la Terre-Sainte, de supplanter la France 
en Orient, et dernièrement, une revue italienne développait solennel- 
lement cette thèse que la mission de Terre Sainte est une mission ita- 
lienne : Italienne par son origine, italienne par son essence, italienne 
par sa langue et ses œuvres. Tout le monde sait au contraire que la 
custodie de Terre Sainte est une mission internationale, et pour cette 
raison, essentiellement catholique. Les sanctuaires y appartiennent non 
à une nation, mais à la catholicité tout entière, on y parle toutes les 
langues, et on y reçoit les pèlerins de tous les pays. Qui ne voit com- 
bien il est nécessaire qu'il en soit ainsi? 

C'est pourtant la division et le morcellement de la Custodie qui 
commence, s’il n'y a plus un unique consul protecteur, et si chaque 
nation intervient dans les causes de ses sujets. 


* 


+ + 


Terminons en donnant en abrégé une thèse canonique du Mensajero 
Serafico au sujet des indulgences dont peuvent jouir les religieux et 
les religieuses tertiaires franciscaines. 

Si ces tertiaires ont la clôture et des vœux solennels, ils jouissent 
pour eux et pour leurs églises de toutes les indulgences concédées au 
premier et au second ordre. C'est une règle générale qui ne souffre 
pas d'exception. Si ces tertiaires n'ont pas la clôture comme c'est le 
cas en France, et s’il n’ont que les vœux simples, ils jouissent égale- 
ment de ces indulgences et personnelles et locales, par exemple de 
l’indulgence de la Portioncule à leurs églises. Et cela non point de 


304 REVUE DES REVUES FRANCISCAINES 


droit commun, mais par indult. Ces induits existent et sont cités, et 
l'auteur fait remarquer, avec le P. Monsano, qu’ils ne sont pas abro- 
gés par Ja bulle Misericors Dei Filius, laquelle ne s'applique qu'aux Ter- 
tiaires séculiers. Cette question de droit, traitée avec une méthode, 
une clarté, une précision admirables paraît définitivement tranchée. 


Fr. ERNEST-MAR1E DE BBAULIEU. 
O. M. C. 


COLLECTION 


LA 


D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS SUR LHISTOIRE 


RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 


+ 


Sous ce titre général ont déjà paru plusieurs volumes qui auraient 
dû occuper les Etudes Franciscaines, car .tous om trait à l’histoire de 
l'Ordre ; il en sera de même de ceux qui sont annoncés. Il est toujours 
temps de réparer, Je ne dirai ni cet oubli ni cette négligence, mais 
cet accident et de parler des volumes parus en attendant ceux qui doivent 
les suivre. | 

Dire que le Directeur de cette Collection est M. Paul Sabatier et que 
trois sur quatre des volumes publiés sont le fruit de ses travaux, c'est 
assurer du soin avec lequel sont édités ces documents et de l’appareil 
critique dont ils sont entourés. Le tome premier de la Collection est le 
Speculum perfectionis, que M. Sabatier donna en 1898. On a longue- 
ment discuté sur cet écrit que le nouvel éditeur a voulu attribuer au 
fr. Léon. Sans m'étendre sur ce volume, auquel les nouveaux travaux 
critiques entrepris par divers auteurs nous forceront à revenir, je rap= 
pellerai simplement que c’est là que nous devons aller chercher la 
véritable légende des Trois Compagnons, ou du moins les fragments 
qui nous en restent. 

Le tome second, publié en 1900, a pour titre : Fratris Francisci Bar- | 
tholi de Assisio Tractatus de Indulgentin $. Mariae de Portiuncula (1). 
Le traité de François Bartholi forme à peu près le tiers. de ce gros 
volume, la préface et l'introduction en remplissent la moitié et le reste 
est consacré à deux appendices et à une table des matières fort bien 
principaux comprise. 

Quand il publia sa Vic de saint François, M. Sabatier rejeta en bloc 
tout ce qui concerne l’indulgence de la Portioncule, En étudiant mieux 
la question, il s’aperçut que son jugement avait été précipité, et avec 


(1) Un fort volume in-8° de CLXXXIV-204 pages. Chez Fischbacher, 
E. F,— VIII, — 20 


306 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


une loyauté qui lui fait honneur, revenant sur ce qu'il avait dit il publia : 
Un nouveau chapitre de la Vie de saint Francois d'Assise (1), consacré 
en partie à la concession de l'indulgence. Il cherchait bien à voiler sa 
retraite derrière la découverte de documents nouveaux . en réalité il 
n'avait rien découvert qui ne füt connu et même imprimé depuis long- 
temps, mais on lui pardonnait cette ruse, destinée sans doute à entrai- 
ner à sa suite ceux qui ne connaissaient S. François que par son livre, 
et on attendait la nouvelle édition, promise alors comme prochaine, de 
la Vie de S. François, dans laquelle il devait donner ces textes et les 
étudier. 

La publication de cette édition étant encore à faire, au lieu de quelques 
pages, M. Sabatier a donné un gros volume au public : il y refait la 
preuve historique de la concession del'indulgence par le Pape et publie, 
avec son érudition ordinaire, les documents sur lesquels elle s'appuie. 
Il est fâcheux que M. Sabatier ne se soit pas borné là ; sa publication 
des documents aurait été une bonne contribution à l'histoire francis- 
caine, dont il avait déjà bien mérité par la réédition du Speculum, mais 
il a voulu pousser son travail plus loin. Après avoir établi le fait histo- 
rique il a pris plaisir à démolir la légende que les siècles ont enguir- 
landée autour de cette indulgence. Dans ce but il a publié le traité de 
Bartholi, qui marque, dit-il, « le triomphe définitif de la légende sur 
l'histoire ». 

Si dans l’autre monde les auteurs s'occupent encore de leurs écrits, 
le bon Bartholi devait avoir eu un tressaillement d'aise, jusqu’au fond 
de sa tombe, en voyant un savant éditeur de vieux textes, chercher 
dans tous les recoins de la péninsule italique les manuscrits renfermant 
son œuvre, ou même de simples fragments de ce recueil, composé avec 
une diligence qui n'avait de pareille que celle de son éditeur. Pauvre 
Bartholi ! ta joie dut être bien courte, car en lisant par dessus l'épaule 
de M. Sabatier, tu vis qu'il traitait ton manuscrit de recueil de calem- 
bredaines (p. XNIX). Tu ne dus pas être plus flatté en lisant, quelques 
lignes plus bas, qu'il cherchait dans la sottise une excuse à l'étrangeté 
de tes récits ! Ce qui dut te consoler ce fut de voir qu'il te mettait en 
bonne compagnie, car s'il trouvait qu'il n'était pas nécessaire de te 
traîner aux géimonies, 1l ne se refusait pas la satisfaction de faire un 
grief à l'Eglise catholique de la crédulité commune au temps où tu vivais. 


Je ne prendrai pas la défense de l’auteur du fractatus de indulsentia 


(1) Paris, 1896, 2 p. | ë 


t 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 307 


contre son éditeur : oui, sans aucun doute, Bartholi a été crédule, et 
même, si l'on veut, sottement crédule ; mais quelle est la faute de l'E- 
glise catholique dans tout cela ? A-t-elle jamais donné la moindre appro- 
bation aux récits de Bartholi ou à ceux de ses émules ? Le tort, le grand 
tort de l'Eglise, aux yeux de M. Sabatier, est de croire aux miracles, 
d'admettre la possibilité du miracle ; de là cette phrase à effet qui ré- 
sume toute son introduction: « Le jour où la crédulité quitterait la 
stalle qu'elle s'est appropriée dans le chœur de l'Eglise, et où, tranquille 

résolue, bien accueillie de tous, la critique historique viendrait prendre 
sa place, ce jour marquerait dans les annales religieuses une date plus 
importante que le concile de Nicée on la bataille de Lépante » 
(p. XXXI). Ce n'est pas à l'Eglise que M. Sabatier doit s'en prendre, 
mais à la nature humaine, dont la crédulité' et surtout la crédulité au 
merveilleux a de tout temps été le faible. Le libre examen a pu détruire 
la foi dans beaucoup d'âmes : la crédulité reste toujours debout sur ses 
ruines. 

Je ne saurais faire un grief à M. Sabatier de cette insinuation mal- 
veillante contre l'Eglise catholique, elle vient naturellement au bout de 
sa plume de protestant et de rationalisfe, tout vrai protestant est ratio- 
naliste, mais je ne puis m'empêcher de trouver plus qu'étrange que des 
revues catholiques et même franciscaines, aient fait à ce livre un accueil 
aussi favorable. Une revue, qui se publie à la Portioncule même, a 
proclamé que l'apparition de ce livre devait être saluée avec joie par 
tous les amis de saint François. Pas la moindre réserve pour mettre le 
lecteur catholique en garde contre les jugements de l'auteur ! 

Les rédacteurs de cette revue sont peut-être comme ce bon chanoine 
de Rome, queje rencontrai peu après la publication du 7ractatus de 
Bartholi. « Avez-vous vu, me disait-il, le beau livre que M. Sabatier 
vient de publier sur la Portioncule ? » — « Oui, lui dis-je, mais vous, 
avez-vous lu l'introduction ? » — « Non, car Je mords peu sur le fran- 
çais, mais n'importe, c'estun beau livre. n — « Un beau livre, soit : 
maïs lisez l'introduction, et vous me direz si c'est un bon livre et si 
M. Sabatier a rendu un grand service aux Frères Mineurs en le pu- 
bliant ? » Cela est si évident, pour celui qui suit la critique de l'éditeur 
avec attention, que Mgr Faloci, en terminant son compte-rendu de ce vo- 
lume, se demandait si cette publication ne cachait pas une satire (1). 


À ces observations générales sur le caractère de l'introduction on 


(1) Gazzelta di Foligno, 5 maggio 1900. 


308 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


pourrait en ajouter d'autres sur des points de détail. Dès les premières 
lignes M. Sabatier écrit que tous ceux qui se sont occupés de la Por- 
tioncule, pour l’affirmer ou la nier, en parlent d'après le récit de Bar- 
tholi. C'est inexact : Papini, par exemple, dont il fait l'éloge, rejette 
les récits de Bartholi et, sans remonter bien loin, l'abbé Le Monnier 
avait fait de même. | 

Pour M. Sabatier, le plus ancien document en faveur de l'indulgence 
est le récit des Trois Compagnons, tel que nous le retrouvons dans 
l'édition du P. Melchiorri suivi par les PP. Marcellin de Civezza et 
Théophile Domenichelli. Je n'entrerai point en discussion sur ce sujet, 
je me bornerai à faire remarquer que les éditeurs de la Lesgenda nella 
sua Integrita ont retrouÿé leur texte latin mot pour mot dans le diplôme 
de Théobald, qui est du commencement du XIV® siècle, Ils insinuent 
bien que l'évêque aurait pu copier le récit des compagnons et qu'eux 
mêmes pouvaient en copier un plus ancien. Le défaut d'unité, qui est 
si choquant dans cette légende prétendue complète, suggère une autre 
explication qui est plus vraisemblable. Je laisserai M. Sabatier l'expo- 
ser lui-même : « La notion du re document est étrangère au moyen- 
âge, ou plutôt on ne l'avait que pour certains livres canoniques ou offi- 
ciels. Un manuscrit pour un Franciscain du moyen-âge, c'est presque 
toujours un jardin spirituel — //ortus deliciarum — et il l'aménage 
non pour la postérité, ou pour servir de témoin historique, mais pour 
lui-même, selon sa dévotion et celle de ses amis ». M. Sabatier, qui a 
écrit cette note fort juste (1), ne la devrait pas oublier quand il est 
question du manuscrit publié par le P. Melchiorri, et lui, si habile 
dans la dissection des manuscrits, devrait soumettre au scalpel de sa 
critique la fameuse Légende dans son intégrité. En attendant qu'il le 
fasse, je dirai tout haut ce que je pense, c'est-à-dire que ce chapitre 
est tout bonnement emprunté au diplôme de Théobald, comme d'autres 
sont empruntés, par exemple, au Speculum (rédaction de 1318). 

Au lieu de servir au public ce chapitre apocryphe, l'éditeur, selon 
moi, aurait dû consacrer quelques pages à un document qui n'est 
même pas mentionné dans son gros volume, je veux dire le procès fait 
en 1227 par l'évêque d'Assise, dont Mgr Falocia retrouvé une cita- 
tion et auquel il consacrait, bien avant que M. Sabatier ne publiât son 
livre ,un long article dans la Misrellanea(2). M. Sabatier n'admet peut- 
être pas l'existence de ce procés, il aurait pule dire, 


(1) À la page IX du livre qui nous occupe, 


(2) Miscellanea, tom, VI, p. 161. 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 309 


Je n'ai point l'intention de suivre page par page l'introduction de 
M. Sabatier ; il me suffit d'avoir averti le lecteur de l'esprit général 
d'hostilité contre l'Eglise qui s’y fait jour en maintes pages, et qui 
gâte sans nul profit historique ce travail qui autrement serait parfait. 

À la fin de son introduction l'éditeur consacre quelques pages à 
l'indulgence accordée par saint Célestin V à l’église de Collemaggio, 
sous le portique de laquelle il avait été couronné. Cette indulgence 
fut révoquée par Boniface VIIF, le 23 juillet 1296. M. Sabatier pense 
avec raison que les analogies qu'elle affre avec l'indulgence de la Por- 
tioncule permettent d'y voir une imitation du privilège accordé au 
petit sanctuaire franciscain, et que, par suite, elle en constitue une 
preuve qui n'est pas à négliger. Ne pourrait-on pas ajouter un détail à 
ce sujet ? La révocation de l'indulgence de Collemaggio n’eut-elle pas 
uu contre-coup sur celle de la Portioncule et les adversaires des Mi- 
neurs ne voulurent-ils pas l’englober dans la sentence de Boniface VIII ? 
c'est du moins ce que je crois pouvoir conjecturer d'un passage des 
révélations de sainte Marguerite de Cortone, où il est fait mention d'un 
prélat qui avait lancé l'excommunication contre ceux quise rendraient 
à Assise. La seule difficulté que présente cette conjecture, plus admis- 
sible, me semble-t-il, que celle proposée par l'éditeur de Giunta Beve- 
: guati, (1) se trouve dans la date de la bulle (23 juillet 1296) et celle de 
la mort de la Sainte (22 février 1297). Ce qui me confirmerait dans cette 
opinion c'est l’attestation de Théobald, à la fin de laquelle on lit que 
Boniface VIII envoya des prélats à Assise pour prêcher solennellement 
en son nom et prouver ainsi que sa révocation n'atteignait pas la Por- 
tioncule. Quoi qu'il en soit, la légende de sainte Marguerite de Cortone, 
écrite en 1308, offre un témoignage en faveur de la concession de l'in- 
dulgence, témoignage que d'ailleurs Bartholi n'a eu garde de négliger. 

Je ne dirai rien du texte de Bartholi lui-même, qui ne méritait pas 
les honneurs d'une édition aussi soignée. Arrivons aux appendices : 
le premier est consacré à trois opuscules de saint François, dont deux 
inédits dans la forme où ils paraissent ; l'autre est la lettre du Saint 
au Ministre général, que M. Sabatier veut être fr. Elie, et il ajoute que 
le simple bon sens suffit à le prouver. Je dois me résigner à manquer 
de ce bon sens, car, publiant cette lettre avant M. Sabatier, je la disais 
adressée à fr. Pierre de Catane ; il y a d'ailleurs beaucoup d'imagina- 
tion dans les commentaires dont le nouvel éditeur accompagne ce docu- 


(1) Leggenda... di S. Marguerita di Cortona. Roma. 1858, p. 457, note #7 
du ch. IX. 


310 COLLECTION D ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


ment. Néanmoins ainsi que les deux autres opuscules il fait vivement 
désirer une édition critique des œuvres de saint François. 

Le second appendice est consacré au célèbre fr. Mariano de Flo- 
rence et à ses écrits, que M. Sabatier est parvenu à découvrir en partie. 
Il est évident que Mariano, qui vivait au commencement du XVI: 
siècle, ne peut être qu'un chroniqueur de seconde main ; cependant, 
comme le remarque M. Sabatier, il a eu l'immense avantage de travail- 
ler sur des documents moins déformés que ceux qui nous sont parve- 
nus, et même il a pu connaître des sources que nous n'avons plus; 
tout fait donc souhaiter que l'on retrouve les autres œuvres du chro- 
niqueur Florentin. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, 
M Sabatier aura bien mérité de tous les érudits ou simples curieux de 
l'histoire franciscaine. 

P. FEDouARD D ALENCÇUN. 


P. S. — NOTES CRITIQUES ET DOCUMENTAIRES. 


Diverses Revues ont déjà annoncé la découverte du manuscrit du 
Dialogue sur la vie des saints Frères Mineurs, que, sur la foi de la Chro- 
nique des XXIV Généraux, on attribuait communément à Crescence de 
Jési et dont on regrettait la disparition. Ce manuscrit fut retrouvé, peu 
de jours avant la fermeture de la Bibliothèque Vaticane, par le P. Léo- 
nard Lemmens, qui avait l'amabilité de me faire part immédiatement de 
son heureuse trouvaille. Comme je le félicitais de cette bonne fortune et 
ui demandais comment il se faisait que ce manuscrit eut échappé aux 
recherches des érudits, il m’expliquait que ce codex, avec d’autres 
qui dormaient inutiles aux Archives de la Propagande, venait, par 
ordre du Pape, d'être transféré à la Bibliothèque Vaticane, où ils for- 
meront le fonds Borgia, et, me conduisant à sa place de travail, il me 
mettait entre les mains le précieux volume, celui-là même qui était autre- 
fois à la Bibliothèque du Sacré Couvent à Assise. Ensemble nous feuil- 
letions le vénérable codex, et il me faisait lire qu'il n'avait pas été 
composé par Crescence, mais sur son ordre ; il me faisait aussi remar- 
quer qu'il ne contenait rien sur saint François et se bornait à renvoyer 
à la légende ; par contre je constatais de visu qu'il donne plusieurs 
pages à saint Antoine. Comme les heures de travail étaient comptées, 
ne voulant pas usurper le temps qui restait au P. Lemmens pour 
prendre possession de sa découverte, après l'avoir félicité de nouveau 
et remercié de sa bienveillante communication, Je le laissai à son tra= 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 311 


vail, mais avant de me permettre de m'éloigner il me montrait un autre 
manuscrit, trouvé dans le même fonds Borgia et renfermant une Chro- 
nique, qu'il cherchait à identifier et qui lui paraissait inédite. Il ne 
m'appartient pas d'en dire plus long sur ce manuscrit dont il n'a pas 
encore parlé au public. 

Cette découverte vient juste à son heure, car la mémoire. de Cres- 
cence de Jési est présentement fort discutée par les critiques. Ce Dia- 
logue, écrit par son ordre, fournira peut-être quelques lumières sur son 
gouvernement, que l'on nous dépeint sous Îles couleurs les plus 
sombres. Avant d'en parler plus longuement il faut attendre la publi- 
cation qu'en prépare le P. Lemmens ; la critique sage et mesurée dont 
il a déjà donné des preuves nous fait bien augurer de cette édition, 
que tout le monde franciscanisant attend avec impatience. 

Puisque je parle du P. Léonard Lemmens, je profite de cette occa- 
sion, pour mentionner sa publication de la Chronica Fratrum Minorum 
de observantia nuncupatorum, composée par le B. Bernardin de Fossa 
ou d’Aquila, écrite dans la seconde moitié du XV° siècle (1). Le P. 
Lemmens a enrichi cette édition d’une notice bio-bibliographique sur 
l'auteur et de deux fac-simile de manuscrits du bienheureux. 


\ 


P. E. 


(1) B. Bernardint Aquilani Chronica fratrum mirorum observar'iae. Ex 
codice autographo primum edidit fr. Leoxarpus Leumexs O. F, M. Roma, 
Typis Sallustianis, 1902. Un vol. in-8° de XXIX-130 pages. 


BIBLIOGRAPHIE 


Nota. — L'(Euvre de Saint-François d'Assise se charge de procurer tous les 
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des ÆEtudes 
Franciscaines. 


LES ÉLÉMENTS PRIMITIFS DE LA PENSÉE ; l'âme humaine, les 
sociétés, l'Eglise, par Claude-Charles Charaux, professeur 
honoraire de philosophie à l’Université de Grenoble, vol. 
in-12 de 160 pages. Paris. Pedone, éditeur, 13, rue Soutflot. 


Au soir d'une vie laborieuse, consacrée à l'étude et à l'enseignement 
de la philosophie, M. C. Charles Charaux prépare une édition défini- 
tive de son œuvre capitale : £a pensée. Les trois conférences que nous 
présentons au public y prendront place. 

Ceux qui déjà connaissent les travaux de M. C. C. Charanx, retrou- 
veront, en ces pages, les qualités éminentes qu'ils ont admirées ail- 
leurs : analyse délicate et patiente, élévation de pensée, ampleur du 
style, universalité de connaissances ; ils retrouveront aussi et surtout 
la doctrine chère à l’auteur sur l'union nécessaire de la pensée et de 
l'amour. | 

Par éléments primitifs de la pensée, M. Charaux n'entend pas les 
catégories, les formes, les concepts qui sont d'ordre purement intellec- 
tuel, mais bien certains caractères essentiels, certains traits communs 
à toute activité intellectuelle de l'âme humaine. Ils sont au nombre de 
six : l'ordre, l'unité, la grandeur, la liberté, la vérité et la beauté. « Ces 
« éléments primitifs relèvent à la fois de l'esprit et du cœur. A chacun 
« d’eux correspond une affection, un sentiment, » L'analyse en révèle 
l'existence au psychologue attentif ; c'est là tout le sujet de la première 
conférence : De la formation et des degrés de la pensée. 

La seconde porte le titre : les sociétés et les éléments primitifs de La 
pensée. Les sociétés humaines sont mues par les mêmes ressorts que 
les individus dont elles sont composées. Dans les sociétés comme dans 
les individus, la pensée apparaît donc toujours avec son caractère de 


BIBLIOGRAPHIE 313 


premier moteur et laisse entrevoir ses éléments primitifs. Toute société 
ne vit que dans l'ordre, réclame l'unité, aspire à la grandeur et à la 
. diberté, toutes choses qui n'existent jamais sans reposer sur le fonde- 
ment de la vérité et sans produire la beauté. 

Parmi toutes les sociétés, il en est une qui mérite une place spéciale : 
c'est l'Eglise catholique. La troisième conférence est consacré à l'étu- 
dier, toujours au point de vue particulier de l'auteur : retrouver en 
cette société spirituelle et humaine les éléments primitifs de la pensée. 
Dans un langage, où l’on sent tout à la fois l’ardeur de la conviction, 
l'émotion du cœur, l'admiration de l'esprit, l’auteur trace de l'Eglise un 
tableau grandiose et du plus vif intérêt. Il met en relief le rôle prépon- 
dérant de la pensée et de l'amour dans la vie de l'Eglise, « l'effort 
« constant de l'un et de l’autre pour s'éclairer, se purifier, se dégager 
« de toute erreur et de toute souillure pour s'élever jusqu'aux plus 
« hauts sommets où l'âme humaine puisse atteindre. » Puis sa plume 
rapide décrit, avec leurs caractères généraux, les éléments primitifs de 
la pensée, tels qu'ils se manifestent dans l’activité de la Sainte Eglise 
catholique. Une sèche analÿse ne saurait rendre compte des mérites de 
cette partie de l'ouvrage : nous aimons mieux renvoyer le lecteur aux 
pages si intéressantes de M. Charaux, en lui recommandant de les bre 
avec une attention minutieuse et méditative. 

Le livre entier fait honneur au talent qui l’a produit : il élève l'âme 
et l'ennoblit au contact des plus sublimes vérités. Ce sera sa meilleure 


récompense. 
Fr. Raymoxp. 


# + 


æ 


LA DÉVOTION AUX TROIS ÂVE Mani, par le R. P. Jean-Bap- 
tiste, O. M. C. Paris. Œuvre Saint-Francois, in-18, de 
x1v-182 pages, franco 1 fr. 


La théologie nous dit que la prière est infaillible quand elle est 
humble et persévérante, quand elle sollicite des faveurs utiles au salut, 
quand elle demande une grâce personnelle. Tel est le cas de la dévo- 
tion des trois Ave Maria dévotion toute nouvelle, mais facile et simple 
et à la portée de tous. La pensée de cet opuscule où l’auteur explique 
pleinement ses idées, est née au cœur d'un apôtre et elle va droit aux 
âmes ; dans la prochaine édition le R, P.J.-B. indiquera la référence 
exacte des textes qu'il cite, et alors son livre sera un petit chef-d'œuvre. 


EF; Ù: 


311 BIBLIOGRAPHIE 


e »> 


LE SaixT CARDINAL HÉLIE DE BOURDEILLE, des Frères Mi- 
neurs, évêque de Périgueux, archevêque de Tours, par 
M. le docteur B.-Th. Poüan, chanoine théologal de l’église 
de Tours. Tome I. MDCCCC. Mémoire historique. VII-375 
pages. Tome II. MDCCCXCVII. Preuves et éclaircisse- 
ments, 478 p. Neuville-sous-Montreuil, impr. de Notre- 
Dame-des-Prés, très grand in-8°. 


La joie est grande pour un auteur lorsqu'il parvient à tirer des 
ombres de l'histoire une figure vivante dont le rayonnement jette sur 
une époque, une clarté nouvelle. M. le docteur Poüan est dans ce cas. 
Et je pense qu'il agréera toutes les félicitations que je lui offre, parce 
qu'il les mérite vraiment. Qui connaissait en effet, avant ce livre, non 
pas le nom, mais la figure de ce jeune seigneur périgourdin qu'était au 
XV: siècle Hélie de Bourdeille ? Nous autres franciscains, reconnais- 
sons-le très humblement, nous en savions très peu long sur son compte, 
et toute notre érudition ne sortait pas des bornes du champ tracé spé- 
cialement par \Wadding, par Hueber {et non pas Hucber) et par le frère 
Benedetto Mazzara dans son Legendario de 1722. 

Fils d'Armand de Bourdeille et de Jeanne de Chamberlhac, Hélie 
naquit dans la seconde moitié de 1413. A sept ans, la vocation francis- 
caine, comme une fleur printanière, naît dans son âme, et à dix ans 
l'enfant quitte son château, ses parents pour revêtir la bure de corde- 
licr au couvent de Périgueux. Ils étaient précoces, les enfants de ce 
temps-là! On eût aimé savoir la date exacte de la profession. Cette 
profession était faite quand le frère Hélie quitta Périgueux. | 

Il prononça même ses vœux, si l'on s'attache rigoureusement au dire 
de Bois-Morin, avant d'étudier « les arts en gramimatique et en phi- 
losophie » (tom. EF, p. 16 et tom. IT, p. 15 et 63), D'où il suivrait que frère 
Hélie s'attacha solennellement à Fordre par la profession vers l'âge de 
qualorze ou quinze ans, l'étude de la grañmaire et de la philosophie 
pouvant durer une année ou deux. 

On ne sait pas la date de l’ordination sacerdotale. 

À vingt-quatre ans, en 1437, le Fr. Hélie est élu évèque de Périgueux. 
Cette date de la nomination à l'épiscopat est parfaitement établie. 
Wadding, Iéberne de Limerick l'avaient déjà admise, et M. Poüan 


BIBLIOGRAPHIE 415 


en a trouvé la confirmation aux Archives Vaticanes dans le Provisionum 
FEugenii IV\liber, et dans son complément Obligationum Collegii libèr sub 
Martino V° et Eugenio IV°. Ce qui est plus difficile d'expliquer, c'est 
l'absence du Fr. Hélie jusqu'en 1447, de sa ville épiscopale. L'essai 
sur les dix premières années d’épiscopat ne laisse pas de renfermer 
quelques obscurités (tom. 1, p. 329. — Cf. series episcoporum... par 
Gams. Ratisbonæ. 1873 p. 598). Encore faut-il savoir gré à M. Poüan 
d’avoir, le premier, tenté de jeter la lumière sur cette période obscure 
de la vie d'Hélie de Bourdeille. 

Le long épiscopat du bienheureux franciscain est rempli d’une mul- 
titude de faits intéressants : réforme du Périgord, captivité au château 
d'Aubeterre, restauration des édifices sacrés, justification de Jeanne 
d'Arc, transfert au siège de Tours (1468), fondation de la bibliothèque 
publique du cloître Saïnt-Gatien, création de la municipalité touran- 
gelle,affaires du cardinal Jean Ballue et de Guillaume d'Harancourt, rela- 
tion avec la famille royale, avec Louis XI, question de la Pragmatique 
Sanction, rapports sur les évêques français, protection accordée aux 
Fr. Mineurs d' Amboise et de Toulouse, et pour tout couronner, le 
cardinalat conféré par Sixte IV le 15 novembre 1483. 

Le mémoire historique de M. le D" Poüan a été dressé en vue de 
rendre possible la reconnaissance du culte rendu de temps immémo- 
rial au bienheureux Hélie, Au récit des faits vient donc s'ajouter 
le tableau des vertus du saint frère mineur et des témoignages publics 
rendus à sa sainteté. Les résultats des recherches faites en ce sens 
sont fort précieuses d'autant que sont perdues les anciennes enquêtes 
faites en 1526-1527 par Jean de Plaignes. Je me permettrai d'ajouter 
quelques indications à la liste pleine d'érudition déjà fournie par l'auteur: 

L. Hierarchia franciscana in quatuor facies historice distributa... auc- 
tore Fr. Didaco de Lequile, minimo inter minores S. Francisci 
transtiberini de Urbe Cœnobita. Romæ, 1664. in-8°, tom. IE, p. 147. 

2. Gloriose memorie delle vite, et latti illustri delli sommi Pontefici 
ce Cardinali assonti dal serafico ordinc... dal P. Pietr'Antonio di Vene- 
zia minore osservante riformato... În Treviso. MDCCTIT. in-fol. 
n° L,. Le P. Pierre-Antoine de Venise termine ainsi: « In somma il 
nostre Elia parea, che havesse l’animo sempre al Cielo, meutre staccato 
mostravosi del tutto dalla terra. » 

3. Giardino serafico istorico fecondi di Jiori, e frutti di virtu, di 
zelo, e di santita... par le inême. In Venezia. MDCCX, in-&°, tome 1, 
pages 433 et 434. 


316 | BIBLIOGRAPHIE 


h. Les figures et l'abrégé de la vie, de la mort, et des miracles de saint 
Francois de Paule... par Fr. Antoine Dondé, minime. Paris, Muguet, 
MDCLXXE, in-fol. p. 48. 

5. Histoire de saint Francois de Paule... par l'abbé Rolland, Paris, 
Poussielgue, 1876, p. 77. (Cf. et corr. U. Chevalier. Rép. hist. des 
sources. Bio. bibl. v° Bourdeilles). 

Hélie de Bourdeille mourut le 5 juillet 1484 à Artannes (dans l’Indre- 
et-Loire). IT faut lire dans Bois-Morin « l'estat de la maladie dudict feu 
Monsieur le Cardinal », sa douce agonie, sa fin plus douce encore ; il 
expira en murmurant l'in manus tuas, sous le regard de ses frères 
« les beaux Pères de l'Observance ». | 

Telle est la vie que M. le docteur Poüan vient de nous faire connaitre 
avec un grand luxe d'érudition et un grand sens historique. Ce n'est 
pas exagérer que de dire qu'il a rendu service à l'Eglise de France et 
à l'Ordre séraphique en faisant vivre devant eux le religieux, l'évéqué, 
le patriote Hélie de Bourdeille dont le nom sera plus tard canonique- 
ment inscrit aux annales de la sainteté, comme nous en avons l'es- 
pérance. 

L'arbre séraphique édité en 1650 et intitulé Æpilogus totius ordinis 
seraphici P. N. Francisci contient un portrait du B. Hélie, avec cette 
inscription : F. Helius Francus creatus |cardinalis| 4° 1483. Les armes 
sont les mêmes que celles qu'indique le P. Pierre Antoine de Venise. 

‘Quant au P. Gabriel-Maria (tom. [T, p. 277) note, il naquit en 1463 
et mourut à Rodez le 27 août 15432. 

En tête du Mémoire historique, M. le docteur Poüan annonce la vie 
du saint cardinal Hélie de Bourdeille. Nous faisons des vœux pour que 
ce projet se réalise incessamment et dès maintenant nous lui souhaitons 


l'accueil le plus favorable auprès du public. 


F. UBarD D ALENÇON. 


* 


» # 


AVANT ET APRÈS LA COMMUXION, par M. l'abbé Lejeune, chan. 
hon. de fieims, vol. in-l2, écu de 396 p., prix, 3 francs, 
Lethielleux, Paris. 


M. l'abbé Lejeune n'a pas eu l'intention d'ajouter, aux innombrables 
formulaires de piété, un formulaire nouveau. Sous ce titre modeste, il 
offre au publie un livre de haute doctrine, qui échauffe le cœur en 
éclairant l'esprit. Les premières pages sont consacrées à des consi- 


BIBLIOGRAPHIE 317 


dérations pleines de sagesse sur la nécessité de la préparation et de 
l'action de grâces, l'utilité d’une méthode et des formules, le rôle de 
l'imagination. Puis vient l'exposé lumineux des raisons pour lesquelles 
nous devons communier, avec quelques conseils pratiques sur la pré- 
paration. Enfin la doctrine sublime de la manducation sarramentelle, 
de ses effets, de ses joies, de son action sur le corps, suivi de quelques 
conseils pour l'action de grâces. 

Dans les questions controversées, l'auteur donne toujours ses préfé- 
rences aux opinions qui favorisent davantage la piété. Mais il indique 
ses raisons, il invoque ses autorités et non des moindres, saint Tho- 
mas, saint Bonaventure, de Lugo, Franzelin ; bref, il se fait un honneur 
de n'être que l'écho de la plus sûre Tradition. 

L'élévation de la doctrine rend parfois la lecture un peu diffic äle et le 
langage trop abstrait. On pardonnera facilement ces défauts, ample- 
ment compensés d’ailleurs par le mérite général de l'ouvrage. 


Fr. KR. 


Lks MANIFESTATIONS DU BEAU DANS LA NATURE, par le R. P. 
Souben, O.S.B. 1 vol. in-12 de 328 pages, prix 3,50, Le- 
thielleux, Paris. 


C'est un spectacle plein de charmes que celui de la nature. La grâce, 
la beauté, le sublime tour à tour y présentent des tableaux enchanteurs 
aux yeux émerveillés, caressent les oreilles par les plus douces sym- 
phonies, éveillant dans les âmes des harmonies qui les impressionnent 
et les émeuvent. 

Le R. P. Souben a dû éprouver des joies bien délicates lorsqu'il a 
écrit celivre, lorsqu'il a vu défiler devant son imagination les merveilles 
de la lumière et de la couleur, de l'air, de l'eau, les variétés infinies du 
terrain et du cristal, le flot de la vie de la flore, de la faune, les retours 
des saisons, les beautés de l’homme. J'en Juge ainsi parce que la lecture 
de son ouvrage laisse dans l'esprit un sentiment de paix et de bonheur. 
Et vraiment ces pages sont vivantes et belles comme les beautés dont 
elles évoquent l’image tantôt graciense tantôt grandiose. 

En cette promenade esthétique à travers le monde, l'auteur fait un 
appel discret et précieux aux sciences de la nature, à la géologie, à la 
zoologie, àla botanique, à la chimie, mais il n'oublie jamais — ou plutôt, 
presque jamais — quil doit parler du beau dans la nature. Chaque 


314 BIBLIOGRAPHIE 


description, qui se presse sous sa plume agile, suscite donc dans 
l'âme une émotion d'artiste, pendant que l'esprit analyse le tableau et 
découvre les éléments de la beauté; l'unité et la variété, l'ordre et la 
proportion, la pureté des lignes, l'éclat et l'harmonie des couleurs. 

À la vue de ces splendeurs parfois cachées, mais que l'ouvrage du 
R.P. Souben apprend à découvrir et à goûter, la pensée s élève sans 
effort vers la beauté, essentielle et suprasensible qui se reflète en ces 
beautés créées et passagères. « Le livre de lanature révèle avec une lu- 
« mineuse clarté la beauté de celui qui l'a écrit. » Voilà une conception 
bien franciscainé : elle termine avec un heureux à-propos l'étude du 


docte Bénédictin. 
Fr. Raysuono. 


PRORATION SUR LA PENITENCE, par Olivier Lefranc, vol. in-12 
écu de XI1-276 pages, 2 francs, Lethielleux, Paris. 


Vertu austère la pénitence a toujours effrayé la nature humaine ; 
vertu passive, elle est de nos jours particulièrement décriée, mais 
vertu nécessaire elle s'impose encore à tous les fidèles, Il est donc 

utile d'en rappeler le précepte. On ne le saurait faire avec plus de suc- 
cès que celui qui signe Olivier Lefranc, pseudonyme DSP sous le- 
quel se cache un humble fils de saint Dominique. 

Les 40 méditations que renferme la Probation sont empreinte: 
d'une suavité toute biblique. Au parterre de la Sainte Ecriture, l'auteur 
a cucilli des fleurs pour en émailler et parfumer le sentier de la péni- 
tence. Fleurs de l'exemple : voici, sur le sommet de cette voie doulou- 
reuse, le Christ et sa Mère, et sur les côtés, marchant à leurs places 
suivant l'ordre chronologique, les illustres pénitents de l'ancienne al- 
liance et les saints du Nouveau Testament. Fleurs des préceptes prises» 
çà et là, dans l'Evangile, dans les épitres et les discours des apôtres, 
dans les diverses législations monastiques. À méditer ces pages avec 
un esprit attentif, on conçoit pour la vertu de pénitence, au premier 
abord peu aimable, un amour sans cesse grandissant, et volontiers, ä 
l'exemple d'une sainte princesse, on prend pour maxime ces paroles qui 
terminent le livre : per angusta nd augusta : par la voie étroite et dou- 


lourcuse, Jirai à la sublime félicité. 


Fr. KR. 


BIBLIOGRAPHIE 319 


* 
+ 


L'EGLise DE FraNcE ET L'ETAT EN FRANCE au XIX° SIÈCLE, 
par M. l'abbé Bourgain, 2 vol. in-12. — Paris, Téqui. 


C'est déjà faire l'éloge des conférences de M. l'abbé Bourgain que 
de rappeler leur origine. Elles ont été prononcées en 1900 à l'Univer- 
sité catholique d'Angers, devant un savant auditoire, et insérées en- 
suite dans une revuc où dix mille abonnés ont pu en savourer le 
charme et en éprouver la communicative chaleur. 

M. l'abbé Bourgain a sur le XIX° siècle et sur ses rapports avec 
l'Église de France des aperçus très justes. Malgré peut-être un peu 
trop d'indulgence involontaire pour la Restauration, indulgence que je 
trouve d'ailleurs très bien placée dans un cœur breton, l'impartialité 
historique de M. Bourgain ne souffre aucun doute. Il a bien jugé tous 
les régimes : celui de Napoléon qui me rappelle un peu l’état d'Hégel, 
cet état panthéiste qui absorbe tout en lui et qui absorberait même le 
catholicisme, si le catholicisme pouvait être absorbé ; celui des Bour- 
bons, un peu faible sans doute, mais supérieur incontestablement à 
tous ceux_qui l'ont précédé et à tous ceux qui le suivront; celui de 
Louis-Philippe pour: lequel l’auteur a deux mots bien amers, mais très 
justes : c'est l’aplatissement universel ; celui de la seconde République, 
inconstant comme tous les gouvernements républicains, acceptable 
cependant parce que les malheurs l'ont rendu chrétien; celui de 
Napoléon III, mobile et dissimulé comme le caractère italien, catho- 
lique d'abord, despotique ensuite, puis impie et finalement libéral 
comme tous les régimes qui meurent; celui de la Commune, abomi- 
nable, sacrilège, sanguinaire ; enfin celui de la troisième République, 
conservateur d'abord, radical ensuite, et par-dessus tout impie. 

Aussi bien que le caractère de tous ces régimes, M. l'abbé Bourgain 
nous montre leurs rapports avec l'Église de France. Pour cela il dé- 
pouille les documents, il rappelle les faits, il les coordonne, ou mieux, 
par son style énergique, plein de coloris et de mouvement, il fait re- 
vivre les luttes de l'Eglise de France. Plusieurs jugements qu'il porte 
sur les hommes ou sur les choses révèlent en lui un critique judi- 
cieux, un écrivain qui, à la connaissance de l’histoire, unit celle du 
cœur humain. 

Notons aussi que ces deux volumes, outre leur réelle valeur histo- 
rique et littéraire, renferment de graves enseignements pour l'heure 


320 BIBLIOGRAPHIE 


présente, enseignements que l'auteur a su insinuer avec cette bien- 
séante modération qu'exigeait son caractère. 

Tant de qualités réunies dans un même livre justifient les éloges 
unanimes qui lui ont été décernés et ne nous laissent que l'heureuse 


faculté d'y joindre les nôtres, 
F. ROMAIN DE SoYaux. 


OO. M. C. 


* 


» » 
r 


La ViITALITÉ CHRÉTIENNE, par Léon Ollé-Laprune, membre 
de l’Institut, maitre de Conférences à l'Ecole Normale su- 
périeure. Introduction par Georges Goyau, 1 vol. in-12. 


Paris, Perrin et C'°. 
‘ 
À part l’/ntroduction daus laquelle M. Goyau nous fait connaitre en 


M. Ollé-Laprune le philosophe devenu tel par l'effet d'une décision 
chrétienne, tout à la recherche et à la défense de la vérité, le chrétien 
convaincu vivant sous l'œil de Dieu, sans cesse en quête du devoir, 
scrupuleux à connaître la volonté de Dieu, scrupuleux à la remplir, 
se préparant à tout par le recueillement et la prière, et l’£pilogue 
composé de différents extraits de ses cahiers manuscrits, lesquels 
confirment éloquemment ce qui a été dit du chrétien, rien n'est inédit 
dans ce volume. | 

Nous y voyons d'abord le chapitre écrit par M. Ollé-Laprune pour 
la publication collective: La France chrétienne dans l'histoire et inti- 
tulé : La vie intellectuelle du catholicisme en France au XIX* siècle, 
chapitre dans lequel il juge avec impartialité, dans la parfaite serénité 
de son âme, les événements et les hommes. 

Ce chapitre est suivi d'une série de discours, de conférences, d'ar- 
ticles de journaux et de revues, groupés suivant l'ordre des matières 
traitées, et non suivant l'ordre chronologique, sous ces trois titres : 

1° Za Täche intellectuelle : Va liberté intellectuelle : la généro- 
sité intellectuelle ; la virilité intellectuelle ; la virilité sacerdotale ; 
l'homme dans le prêtre ; le clergé et le temps présent dans l'ordre in- 
tellectuel : le devoir scientifique des catholiques. 

2" La Täche morale : La discipline de notre liberté; la recherche 


des questions pressantes ; la responsabilité de chacun dans le mal so- 
cial ; le devoir d'agir. 
3° Les Devoirs du moment : (1895-1897) : Ce qu'on va chercher à 


Rome ; attention et courage. 


BIBLIOGRAPHIE 321 


Suit enfin l’Epilogue résumé par ce mot : Omnia instaurare in Christo. 

Dansl’impossibilité où nous sommes de donnerune analyse de ce vo- 
lume dans un rapide compte-rendu bibliographique, nous avons tenu 
du moins à transcrire ces titres. En 1878, M. Alfred Mézières, parlant 
en Sorbonne du livre de M. Ollé-Laprune : La Certitude morale, le dé- 
finissait « l’histoire d’une âme ». M. Goyau estime qu'on ne saurait 
mieux marquer l'originalité de l'œuvre philosophique de M. Ollé-La- 
prune qu'en répétant et en commentant ces simples mots : « L'histoire 
d'une âme ». Le volume qui nous occupe est une partie intéressante 
de cette histoire et les lecteurs, nous en avons la certitude, ne re- 
gretteront pas les heures passées dans l'intimité de son auteur. 


Fr. S. 


Nos Vrais ENNEMIS, par le R. P. Sertillanges, des Frères 
Prècheurs, professeur de philosophie morale à l'Institut 
Catholique de Paris, 1 vol. in-12, Paris, Victor Lecoffre. 


Le R. P. Sertillanges publie sous ce titre une série de conférences 
composées pour un auditoire d'hommes. « A certaines époques, dit-il 
dans son Avant-propos, nos grands dangers nationaux purent venir du 
dehors ; encore n'était-ce que secondairement, pour ne pas dire en 
apparence : aujourd'hui tout homme qui regarde doit convenir que nos 
« vrais ennemis » sont au dedans... » L'auteur n'a point la prétention 
de donner une liste complète mais va au plus pressé. Nos vrais enne- 
mis sont donc : la haine qui détruit les liens sociaux et engendre les 
désordres, les luttes fratricides dont nous sommes les témoins attristés ; 
le faux savoir qui est en hayt la fausse science et plus bas la fausse 
instruction ; les fausses libertés, mères de la licence ; La fausse égalité 
qui précipite les uns contre les autres des intérêts faits pour s'unir ; 
enfin le vice antisocial par excellence ou le sensualisme qui corrompt 
d'abord l'individu, dont il énerve la force et tue les facultés, atteint la 
famille en l'empêchant de se constituer, en la déshonorant quand elle 
subsiste, en travaillant à la dissoudre, et introduit le désordre et la 
souffrance dans la masse sociale tout entière en multipliant par la sé- 
duction les situations les plus anormales et les plus dangereuses. 

Cette énumération suffit à démontrer l'importance des sujets traités 
par le conférencier qui sait bien mettre en lumière sa doctrine, et 
trouve en son âme de prêtre et de Français des accents émus et des 


mots énergiques pour stigmatiser le vice. 
FR: St. 


E. EF, — VII, — 26 


3929 BIBLIOGRAPHIE 


* 
s > 


Les GRANDS HOMMES DE L EGLISE AU XIX° SIÈCLE : LACORDAIRE, 
par Gabriel Ledos, préface du R. P. Ollivier. 


Le centenaire du P. Lacordaire a été célébré avec magnificence au 
mois de mai dernier. L'auteur a donc bien choisi son heure pour 
publier ce volume qui fait partie d'une collection en cours de publication, 
ainsi que son titre l'indique. Dans sa préface, datée du 5 avril dernier, 
le R. P. Ollivier écrit : « Montalembert et Foisset avaient fixé la place 
de Lacordaire au milieu des hommes les plus admirés de ce temps ; le 
P. Chocarne détermina celle qui lui revient parmi les serviteurs de 
Dieu les plus chers à l'Eglise catholique. Le travail de M. Gabriel 
Ledos est un résumé intelligent et fidèle des études précédentes, avec 
une part d'originalité suffisante pour lui assurer un mérite particulier. 

C'est plaisir de constater, en le lisant, que la race des hagiographes 
de bonne école n'est pas près de finir, et que l'Eglise, tant qu'elle 
produira des saints, leur donnera de même des apologistes capables 
de les comprendre et de les populariser. 


Fr. S. 


* 
» 


LE VENÉRABLE DuNs Scor ou /ntroduction au livre : Pourquoi 
Jésus-Christ, par le R. P. DéobaT DE Basiy, des Frères 
Mineurs. Avec l’imprimatur du Maître du Sacré-Palais. — 
Paris, Lille, Société de Saint-Augustin. 


Duns Scot est généralement très critiqué et peu connu. Cependant, 
il compte encore de nombreux admirateurs qui, ceux-là pour la plupart, 
ont laborieusement approfondi ses doctrines et les jugent en connais- 
sance de cause. Le R, P. Déodat est de ce nombre. La seule lecture 
de son opuscule : Le Vén. Duns Scot ou Introduction à Pourquoi JÉsus- 
CBrisT ? révèle chez lui une rare connaissance des écrits et du carac- 
tère de notre Docteur subtil, 

Tel qu'on s'est plu, dans ces dernières années, à nous le représenter, 
Scot apparaît, dans le lointain du Moyen Age traditionaliste, comme 
un de ces esprits aventureux qui, par leurs nouveautés, ont Jeté les 
germes des erreurs modernes. En Allemagne, la manie protestante 
de donner à la réforme et à la philosophie contemporaine des pré- 


BIBLIOGRAPHIE 323 


curseurs sincèrement catholiques, a souvent fait considérer Scot 
comme un des plus actifs initiateurs du subjectivisme. Des catholiques 
aveuglés par l'esprit de parti ont écrit dans ce sens. La malveillance de 
la critique, on le sait par l'histoire, a dépassé toutes les bornes: la 
théologie de Scot est incompréhensible, sa littérature inextricable, sa 
méthode critique acrimonieuse ! 

Comment cependant des catholiques, que nous croyons sincères et 
instruits, ont-ils porté de telles accusations, après les impérissables 
témoignages que la Papauté a semés, le long des siècles, à la gloire 
de la Théologie scotiste? Les mêmes Souverains Pontifes, saint 
Pie V, Clément VITE Paul V, Urbain VIII, Innocent X, le Vén. 
Innocent XF, Benoît XIV, voire même Léon XIII, qui ont recommandé 
au grand ordre dominicain l'étude de la théologie sublime du Docteur 
angélique, ont exhorté puissamment l’ordre franciscain à maintenir les 
doctrines du Docteur subtil. 

De toutes ces accusations portées contre Scot, accusations sans autre 
fondement que le parti pris ou l’ignorance, le R. P. Déodat a fait bonne 
Justice. | 

Ce que les fidèles disciples de Scot comme ses adversaires retien- 
dront de ce petit livre dont l’érudition est prodigieuse, le style concis 
et la division très nette, c'est que le Docteur subtil, en dépit :le toutes 
les accusations, demeure un des génies les plus traditionalistes (1), les 
plus modérés, les plus sublimes qui aient illustré notre Théologie 
scolastique. 

Faut-il dire en terminant que l'opuscule du R. P. Déodat est lui- 
même très modéré dans sa forme, et qu'en cela l'auteur s'est montré 
digne disciple du Maître dont il a si parfaitement et si sincèrement 


défendu la cause ? 
F. RoMaIN DE SOYAUx. 


O. M, C. 


* 
“+ 


LE Tounrnanr, drame en prose en 3 actes par Félix Heaura, 
un vol. in-16 de 100 pages. Paris, Bonne Presse. 


Voici un petit livre bien écrit pour nos cercles catholiques et patro- 
nages. Les caractères variés des principaux personnages donnent un 
véritable intérêt à ce drame où l'auteur fait preuve d'une psychologie 


(4) Bien entendu nous prenons ce mot dans le sens d'attachement à la tra- 
dition de l'Eglise, 


39% | BIBLIOGRAPHIF 


profonde et juste. Puisse ce livre de propagande tomber entre Îles 
mains de ces prodigues, qui n'ont, hélas! pour légitimer leur conduite 
d'autres paroles que celles de Paulin : « Il me faut le ‘grand air! 
J'ai 18 ans, que diable !... je n'en ai pas quarante ! » Mais il y a le 
tournant de la route !... Avec les mauvaises compagnies viennent les 
jeux, les dettes, puis le vol... Et si les parents sont trop faibles pour 
arrêter à temps la passion qui s'éveille dans un Jeune cœur, c'est la 
ruine. « Îl faut payer les dettes !... » C’est la disette, avant-coureuse 
de la maladie, peut-être aussi de la mort qu'accélèrent la honte et les 
chagrins. 

La pièce est moderne, quelquefois réaliste. Elle est cependant des- 
tinée à faire du bien aux jeunes gens et nous la recommandons aux di- 
recteurs de patronages. 


Mois DE MARIE. LES VERTUS DE La T,. S. Viercx avec des 
exemples, par M. l’abbé Pitte. — Paris, P. Lethielleux, 
10, rue Cassette. 


Comment un livre portant un tel titre ne serait-il pas recommandable ? 

Parmi les petites fleurs que l'auteur nous fait admirer chaque jour 
nous avons été heureux d'en voir de nombreuses cueillies au jardin 
séraphique. Elles ne déparent pas l'ouvrage, au contraire. 

Nous voudrions donc que ce livre fut très répandu, les âmes s’en 
trouveraient bien à respirer ces parfums des fleurs franciscaines. 


V: 


MYSTÈRE DE LA NATIVITÉ, en huit tableaux, par Jeanne-Paul 
Ferrier. — Paris, Bonne Presse. 


Pour écrire ces pages d'une simplicité toute enfantine, l'auteur s'est 
inspiré avant tout de la Sainte Ecriture, rien de mieux'.. Aussi ce 
livre marquera-t-il dans la Bibliothèque du « Noël ». 

Des illustrations à l'encadrement moderne et faites au trait charment 
l'œil du lecteur ; elles donnent aussi à propos, en tête de chaque tableau, 
une idée simple et juste des gestes et des poses aux jeunes acteurs et 
actrices. 


Chacun des huit tableaux peut être représenté séparément. Dans les 


BIBLIOGRAPHIE 325 


familles nombreuses, comme dans les pensionnats, les enfants trouve: 
ront donc un vrai plaisir à les mettre en scène. En prétant à des voix 
fraîches et claires quelques airs nouveaux l’auteur a su joindre à la sim- 
plicité la variété, laissant ainsi au mystère son caractère d'originalité. 


CA 


e * 
v + 


La Dévoriox au Sacré-Cœur DE Jésus. — Le Dogme et la 
Pratique, par l’abbé P. Lejeune, chanoine honoraire de 
Reims, Aumônier du Pensionnat des Frères. Paris, 
P. Lethielleux, 10, rue Cassette. | | - 


M. le chanoine Lejeune, bien connu par d'autres ouvrages ex- 
cellents, offre aujourd'hui aux jeunes gens des pensionnats et des sé- 
minaires une pieuse et susbtantielle étude sur le Sacré-Cœur de Jésus. 
Il faut le dire, ce petit livre manquait, car tous les jeunes gens ne 
peuvent pas aborder l'ouvrage, sur le même sujet du R. P. Terrieu, 
S. J. | 

Par le livre de M. le chanoine Lejeune l'étude du Sacré-Cœur leur 
est ouverte. Que tous lisent et relisent cet ouvrage afin de faire péné{ 
trer dans leurs âmes la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. 

Nous engageons les Supérieurs des maisons d'éducation à le mettre 


entre les mains de leurs élèves. 
Y. 


* 
ss, 


“ 


ConsSTITUTION DE L'EÉGLise. Conférences apologétiques par 
M. l'abbé Planeix, supérieur des missionnaires diocésains de 
Clermont-Ferrand, un vol. in-12 de 414 pages. Prix 3 fr. 50. 
Paris, Lethielleux. 


L'exposition calme et sereine de la vérité en est la meilleure apolo- 
gie : elle ne froisse jamais les esprits égarés et toujours elle apporte 
la lumière et les fortes convictions. Les 12 conférences de M. l'abbé 
Planeix s'inspirent de cette pensée. En ces pages, on ne sent point les 
grands enthousiasmes, le cœur n'est pas ému par des accents de lyrisme, 
l'œil n'est pas ébloui par les éclairs de la poésie ; mais l'édifice de la - 
sainte Eglise se découvre majestueux et digne, selon le plan conçu par 
N. S. Jésus-Christ, et exécuté par les siècles. L'auteur met surtout en 
évidence l'origine divine du pouvoir du pape, d'après les témoignages 
de l'EÉcriture sainte, de la Tradition et de l'histoire ; puis il traite avec 


326 BIBLIOGRAPHIE 


exactitude et précision du rôle de l'épiscopat, du clergé catholique et 
des ordres religieux, : | 

Dans la lecture de ce volume, les fidèles trouveront une augmenta-. 
tion de foi, et les indifférents, si parfois ils le veulent entr'ouvrir, un 
sentiment de respect et peut-être d'amour pour cette Eglise, qui est 


leur Mère, 
Fr. KR. 


* 
"5, 


Le MOUVEMENT THÉOLOGIQUE EN FRANCE, depuis ses origines 
jusqu'à nos jours, par Ph. Torreilles, professeur au Grand 
Séminaire de Perpignan, un vol. in-8°, 208 pages. Prix, 
4 francs. Paris, Letouzé et Ané,17, rue du Vieux-Colombier. 


Ce volume — composé d'articles jadis publiés dans la Revue du Cler- 
gé francais — n'est qu'un « simple essai » sur l'histoire de la Théolo- 
gie dans notre pays. Modestement l’auteur se propose de déméler, à 
travers les siècles, les grands courants de notre théologie, « les mé- 
« thodes qu'elle a adoptées, les principaux problèmes qu'elle a soule- 
« vés, la manière dont elle les a résolus, ses triomphes et ses défaites, 
« ses jours de gloire comme ses jours d'abandon et de deuil. » 

Les phases de ce mouvement théologique national sont marquées 
avec netteté et précision. Au règne glorieux de la scolastique, qui se 
contente d'une explication rationnelle des dogmes, succède, lors du 
grand schisme d'Occident et plus tard lors du Protestantisme, l'étude 
de la Théologie positive que développent encore les controverses jan- 
sénistes. Ces travaux d'érudition sont délaissés à leur tour au XVIII: 
siècle, l'apologétique rationnelle apparaît : il faut défendre les prin- 
cipes fondamentaux de la religion contre les encyclopédistes. Au 
XIX® siècle les attaques des savants nous replacent sur le même ter- 
rain de combat. L'apologétique prend même une forme nouvelle : la 
méthode d’immanence, pour laquelle les sympathies de M. Torreilles 
ne sont pas douteuses, mais que cependant il réduit à son Juste rôle. 
Quelques-uns trouveront que parfois, en cet ouvrage, les auteurs sco- 
lastiques sont durement traités tandis que toujours la théologie positive 
semble inspirer un grand respect. D'autres seront scandalisés de voir 
l'auteur porter un jugement très modéré et tout à fait miséricordieux sur 
nos ancêtres les (rallicans. Mais il est si difficile de contenter tout le 
monde ! Les jugements de M. l’abbé Torreilles nous paraissent néan- 
moins ordinairement exacts et suffisamment motivés. Nous nous per- 


BIBLIOGRAPHIE 327 


mettons en conséquence de recommander son livre aux élèves des 
Grands Séminaires et aux laïques instruits qui s'intéressent aux choses 


de l'Eglise de France. 
FR. R. 0e C. 


LA 


ss 


SAINTE THÉRÈSE. Etude d’âmes, par M. l’abbé Sauvert, offi- 
cier de l'Instruction publique, un vol in-8° de 325 pages ; 
prix 5 fr. Ch. Amat, 11, rue Cassette, Paris. 


Ce nouvel ouvrage est fait pour captiver. M. Sauvert n'écrit pas 
une « Vie » de l'illustre Vierge d'Avila. À quoi bon recommencer ce 
que la sainte elle-même a essavé et ce qu'une de ses filles vient de 
terminer en des pages immortelles ! Ce ne sont point des faits qu'il 
faut chercher dans ce récit, mais des aperçus intimes, des réflexions 
du cœur et des élans d'amour vers Dieu. Bref, le sous-titre l'indique, 
ce livre est une étude d'âme. Etude vive, alerte, émaillée de réflexions 
fines et spirituelles, féconde en rapprochements lumineux, en compa- 
raisons brillantes, poétique ou sévère suivant les circonstances, tantôt 
profonde comme l'âme de la sainte, tantôt délicate, gracieuse, enjouée 
comme les sentiments de la femme et de la Fondatrice qu'elle traduit. 

Cette étude est une œuvre personnelle : cependant presque tou- 
jours, l’auteur emprunte la langue de Thérèse qui seule pouvait revêtir 
d'expressions heureuses ses propres pensées. On ne saurait mieux 
faire : « c'est folie, disait Shakespeare, de vouloir dorer l'or et blanchir 
le lys. » Parfois aussi, rappelant ses souvenirs littéraires, il cite dis- 
crètement et avec tact les auteurs profanes et sacrés : les perles bril- 
lantes, qu’ils ont découvertes dans leurs méditations sont heureuse- 
ment enchâssées dans l'écrin où nous apparaît la noble et sainte car- 
mélite. 

M. l'abbé Sauvert a sans conteste atteint le but proposé « faire un 
« livre utile aux âmes en y faisant passer toutes les bontés de Dieu, 
« les beautés de la pensée, les saintetés et les espoirs immortels ». 


Fr. R, De C. 


* 
nr 


Les ConTEMPoRAINs. XX° série, Maison de la Bonne Presse, 
rue Bayard, 5, Paris. 


Tous les catholiques connaissent aujourd'hui la revue Les Con- 
temporains, l'une des plus intéressantes, à mon humble avis, que pu- 


228 BIBLIOGRAPHIE 


blie la Maison de la Bonne Presse. Chaque semaine, elle offre à ses 
lecteurs le portrait d’un des personnages marquants du siècle : por- 
trait physique, la revue est illustrée ; portrait moral, qui se dessine 
avec les actes de la vie, dans les 16 pages de texte soigneusement im- 
primées sur papier fort. 

De temps en temps, les éditeurs réunissent ces tableaux épars de 
leur musée. Voici la 20° série, ou si l'on veut, la 20° galerie de l'expo- 
_sition. Ce sont figures variées. Tout près de la porte d'entrée la sym- 

pathique personne du Prince Impérial, tué au Zoulouland ; plus loin 
nos gloires militaires : Maréchal Niel, Maréchal Bessières, duc d’Estrie, 
le duc d'Angoulême, le général de Ladmirault ; plus loin encore des 
navigateurs célèbres : de Freycinet, John Franklin, Bellot, le corsaire 
calésien Tom Louville ; des publicistes : Felez, Fiévée ; un philosophe : 
Laromiguère ; des artistes : E. Gaillard, peintre-graveur, du Tiers- 
Ordre franciseain, Decamp peintre, Romini, musicien; un savant : R.- 
J. Haüy, créateur de la minéralogie; des philantrophes : Montyon, 
Parmentier; un saint Prêtre : Dufriche-Desgenettes, etc. 

Ces portraits sont disposés sans ordre apparent, mais de là précisé- 
ment vient la variété qui ajoute un mérite nouveau à l'intérêt des 


figures. 
Fr. Rayon. 


CUM LICENTIA SUPERIORUM 
| IMPRIMATUR : 
Robertus a Valle Guidonis, 
Vic. Prov. O. M. Cap. 


PA ET D Ps On 


Le Gérant : 


CuarLes-Josepñn BAULÉS. 


———_—— ——_—_——" oo mm ——— 


Vannes. — [Imprimerie LAFOLYE, ? place des Lices. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS ! 


i 


LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


ET LES 


DERNIÈRES DÉCOUVERTES : 


En tête de ce second article sur la Bible et les dernières 
découvertes (1), nous voulons insérer le passage suivant d’un 
discours devenu célèbre par la juste condamnation que lui a 
infligée la cour romaine (2). On y verra l'exaltation étrange 
où peut conduire les esprits bien intentionnés peut-être, 
mais naïfs et crédules, la fascination des prétendues décou- 
vertes modernes. Croyant à la vérité des systèmes fantaisistes 
forgés à l’occasion des vraies découvertes, l’auteur, un 
prêtre italien n’y parle rien moins que de réformer, sur le 
plan de ces systèmes d'un jour, l'Église tout entière et son 
enseignement de dix-neuf siècles. La soumission prompte 
et entière du coupable montre qu’il y avait chez lui plus 
d'ignorance d’esprit que de perversion du cœur ; les lèvres 
du prêtre, dit l’Ecriture, distilleront la vraie science; au- 
jourd'hui trop souvent ces lèvres saintes distillent l'erreur. 
Pourquoi ? parce qu'elles vont puiser aux sources impures. 
Il importe donc de mettre sous les yeux de tous l’exacte 
vérité. Voici d'abord les paroles de ce prètre : ; 


« Nous, catholiques d'Italie, nous sommes libres. Pourquoi ? Parce 
que nous savons l'être ; et l'Etat nous concède la liberté, devant l'Etat 
italien, nous croyons, comme l'honorable Sacchi (M. Sacchi, comme 
on sait, est le chef de cette fraction du parti radical qui s'est approchée 
de la couronne) que la Constitution nous offre aujourd'hui les libertés 
nécessaires au développement de notre programme. 

à C'est dans l’Eglise que la liberté nécessaire nous est contestée. IL 
s’agit bien de choses divines, mais qui comportent aujourd'hui des 
choses païlennes revernies, des conventions juridiques prenant leur 

(1) Voir la livraison d'août 1902, 


(2) L'abbé Murri, Liberté et Christianisme. Cf, La Vérité du 4 octobre. 
E.F. — VII. — 21, 


330 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


_ 


source dans le droit romain, des idées philosophiques et théologiques, 
élaborées dans nos écoles, des institutions monastiques fatalement 
‘ dégénérées dans le temps et incapables de rajeunissement, des sys- 
tèmes, des vues et des sympathies politiques, avantages et privilèges 
humains qui nous sont chers et auxquels il nous est difficile de re- 
noncer. .., des sédiments vieillis, de vieux systèmes..., des observances 
extérieures..., des illusions qui couvraient du surnaturel..., bagages 
d'innombrables encombrements. C’est de tous ces impedimenta qu'il con- 
vient de délivrer l'Eglise. Le catholicisme s’agite ettend à la délivrance. 

« La critique, les études bibliques, l’histoire du catholicisme, les 
études du clergé se réforment, se renouvellent, à la confusion de l'in- 
tolérance conservatrice. Si l'Eglise et le catholicisme ne savait s'ac- 
commoder à un régime de liberté c'en serait fini de l’une et de l’autre. 

« Que qui doit y penser y pense en temps opportun. Il appartient 
d’y penser à qui, en Italie comme en France et ailleurs, semble ne pas 
“entendre les devoirs actuels et les voix du christianisme et de l'Eglise. 

« L'heure présente, qui semble triste pour le catholicisme romain, 
est extraordinairement bonne pour le christianisme. » 


Ainsi donc, d’après le fougueux abbé italien, tout doit 
ètre bouleversé dans l'Église,tout doit étre édifié sur d’autres 
bases : philosophie, théologie, histoire, études bibliques, 
ordres religieux, droit canon, etc. Et sur quelles bases fau- 
dra-t-il construire? Ce ne sera plus sur la parole évangé- 
lique, mais sur les systèmes imaginés à propos des décou- 
vertes récentes. 

Examinons donc, encore une fois, attentivement la valeur 
de ces systèmes et de ces découvertes, et essayons, s’il est 
possible, d'enlever aux âmes séduites leurs dangereuses 
illusions, et de préserver les autres. Nous commencerons 
par la chronologie biblique. 


Autrefois, quand la science était catholique, les livres de 
la Bible offraient le cadre nécessaire de tout travail histo- 
rique, les événements profanes prenaient leur place dans. 
des cases parallèles aux faits racontés au Livre sacré. Et 
comme celui-ci embrassait la suite des âges et l’universalité 
des nations à leur origine, tous les événements venaient S'y 
classer à l'aise. 


_—— 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 331 


Aujourd’hui, beaucoup de savants catholiques sont d'avis 
qu'il faut renoricer à ce canon chronologique. Ils ont adop- 
té la formule attribuée à Lemaitre de Sacy et reprise au 
siècle dernier par M. Le Hir : « Il n’y a pas de chronologie 
biblique » ; et ils laissent le champ ouvert aux systèmes les 
plus divers, les plus exagérés. # 

Assurément la formule de M. de Sacy, entendue dans un 
certain sens, peut être acceptée sans difficulté. La chrono- 
logie de la Bible, en effet, est, en beaucoup de points, fort 
obscure. Les difficultés qu’elle présente peuvent être com- 
parées à celles des premières pages de la Genèse. À cause 
de ces incertitudes, l'Eglise laisse ouverte la libre discussion. 
La chronologie biblique ressemble à ces mille points de la 
doctrine catholique non encore définis par un jugement 
dogmatique, et librement discutés entre théologiens. Elle 
n'existe point comme dogme de foi catholique imposé à notre 
croyance. En ce sens il est juste de dire qu'il n’y a pas de 
chronologie biblique.  ” 

Mais est-ce à dire que Dieu, dans Ja sainte Ecriture, n'a 
point révélé la chronologie du monde ? Plusieurs le pensent 
et l’affirment. C'est l'opinion de M. Mangenot dans le Dic- 
tionnaire de la Bible. « La Bible, écrit-il, ne contient pas 
une histoire ordinaire, elle est l’œuvre de Dieu; elle a été 
écrite sous l'inspiration du Saint-Esprit. Il y a donc lieu de 
se demander si la chronologie biblique est inspirée et si elle 
fait partie de la révélation divine. Assurément, les écrivains 
sacrés ont écrit, sous l’action divine, des dates et fourni des 
données chronologiques qui étaient inspirées par Dieu et par 
conséquent exactes. Ces renseignements, qui faisaient partie 
de la révélation divine, constitueraient une chronologie ré- 
vélée, s’il était certain que les auteurs inspirés voulaient faire 
connaître l’âge du monde et la suite régulière des temps en 
Israël, et qu'ils ont indiqué toutes les dates nécessaires. 
Quelques-uns, sans doute, ont eu le dessein de fixer chrono- 
logiquement l’époque des événements qu'ils racontajent, 
mais tous n'ont pas eu ce souci, et les chronographes cons- 
tatent dans leurs écrits bien des lacunes ou de simples ap- 
proximations chronologiques. La Bible renferme donc des 
données chronologiques incomplètes ou insuffisantes pour 


332 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


former une chronologie révélée et certaine. On pourra les 
agencer systématiquement ; le calcul qui en résultera restera 
problématique et sera peut-être fautif; il ne s’imposera à l’as- 
sentiment surnaturel d'aucun catholique, qui aura toujours 
le droit de le discuter et de le rejeter.» 

Si séduisante que soit cette opinion, et sutout si commode 
qu'elle soit pour l'exégète, nous ne croyons pas pouvoir y 
souscrire. M. Mangenot nous semble en effet confondre 
deux choses bien distinctes : le fait de la révélation d’une 
chronologie biblique, et la science certaine et définie decette 
chronologie dans l’état actuel de l’exégèse catholique. On 
est forcé de le reconnaître, la science catholique de la chrono- 
logie biblique est loin d’être faite. Les travaux d’'Ussérius au 
seizième siècle, de Bossuet au dix-septième, des Bénédictins 
au dix-huitième, les nombreuses tentatives entreprises en ces 
derniers temps (1) sont loin d’avoir vaincu toutes les dif- 
ficultés. Il ne pouvait en ètre autrement ; l’heure de dresser 
la chronologie sainte n'a pas encore sonné. Toutes ces.ten- 
tatives ont échoué parce qu’elles étaient prématurées. Mais 
elles prouvent une chose : c’est la persuasion où l’on est 
qu’il existe une chronologie biblique. Cette persuasion uni- 
verselle, et dès lors catholique, reste la nôtre. Les si nom- 
breuses tables chronologiques dressées à chaque page du 
Livre sacré ne montrent-elles pas jusqu’à l'évidence, en 
effet, que l'Esprit-Saint a voulu insister d’une façon toute 
particulière sur l’enchaînement des événements à travers les 
âges ? Il a fait de l’Ecriture l’ossature de l’histoire de tous 
les peuples. Si le Christ est le chef et le centre du monde, 
l'Ecriture seule en rend témoignage, et elle achève son 
enseignement en montrant les mille ligaments, les mille 
connexions, les jointures cachées, qui, sans rupture, ni lé- 
sion, rattachent ce divin Sauveur à chacun de ses membres 
dispersés à travers le temps et l'espace. 

Quoique nous croyions à l’existence d’une chronologie bi- 
blique, nous ne venons point cependant essayer de l’établir. 
L'état des connaissances humaines, avons-nous dit, ne le 


(1) Alphonse des Vignolles dans sa Chronologie de l'Histoire Sainte, im- 
primée à Berlin en 1738, comptait déjà plus de 200 systèmes. 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 333 


permet pas encore. Nous nous proposons simplement d’éta- 
blir le plus clairement possible le problème à résoudre, de 
rappeler quelques-unes des solutions proposées, et de mon- 
trer en terminant comment les découvertes modernes, au 
lieu de contester les chiffres de la Bible, les éclairent au 
contraire, les expliquent et les confirment. 


J. — LE PROBLÈME DE LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE. — Tout le 
monde connaît les chiffres d'années inscrits dans la Bible 
pour les principales époques. Toutefois, comme ces chiffres 
sont différents selon les trois versions usitées dans l'Eglise, 
nous les donnerons ici sous forme de tableau synoptique. 
C’est leur sincérité et leur exactitude que nous venons reven- 
diquer, il est donc utile de les inscrire en tête de ce travail. 


HEÉBRAU ET VULGATE SAMARITAIN  SEPTANTE 


Création. . . . . . 4004 4700 5872 
Déluge. . . . . . 2348 . 3044 3616 (ou 3630). 
Abraham. . . . . . 1996 1951 2435 
Moïse. . . . . . . 1571 1676 2010 
Exode. . . . . . . 1491 1596 1930 
Temple fondé. . . . 1011 1015 1057 
Captivité des Juifs. . . 605 605 605 
Libération des Juifs. . 536 536 536 


En face de cette chronologie, dont les chiffres sont très 
modérés, les savants de tous les siècles en ont opposé quatre 
autres principales : l’une est empruntée aux Chaldéens, une 
autre aux Egyptiens, la troisième à la Chine et la dernière à 
l'Inde. Toutes ces chronologies païennes se distinguent par 
l'antiquité fabuleuse qu’elles assignent ou qu’elles semblent 
assigner à l’origine de l’homme. Cependant, nous le ferons 
remarquer dès maintenant, nous trouverons, dans toutes ces 
chronologies, deux parties bien tranchées : la première, pré- 
historique et dénuée de tout caractère d’authenticité, pré- 
sente des cycles d'années contradictoires, au moins en ap- 
parence, avec les données bibliques; la seconde au contraire, 
appuyée sur des données plus précises quoique encore peu 
certaines n'offre aucun chiffre susceptible d'embarrasser les 
exégètes les plus scrupuleux. 


33/ LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


Ï. — Chronologie des Chaldéens. — La chronologie Babylo- 
nienne nous a été conservée par Bérose, contemporain d’'A- 
lexandre le Grand. De leur côté, les assyriologues modernes 
sont parvenus à la reconstituer en partie, grâce à leurs dé- 
couvertes toujours plus nombreuses. 


Nous donnons d'abord la chronologie de Bérose (1) : 


(A. — Temps préhistoriques.) 


La création a duré. , ,. . . + + + + .  1,680.000 ans. 
De la création au déluge. .. . . 120 sars ou. ,. 432 000 ans. 
Après le déluge : 


Evechoos kners. . . . 2.400 ans. 
Chomasbelus 4 ners, 5 sosses. 2.700 ans. 
84 autres rois 
Totaux. . . . 9sars,2 ners, 8sosses. 34.080 


(var.) 33.091 


(B. — Temps historiques.) 


8 Mèdes. . . . . . . . 224{(ou234ans)2450-2226 
11 Chaldéens. . . . . . . 248 2225-1977 
49 Chaldéens. . . . . . . 458 1977-1519 
9 Arabes. . . . . . . . 245 1518-1273 
&5 Chaldéens. . . . . . . 526 1273-747 
8 Assyriens. . . . . . . 121 746-625 
6 Chaldéens. . . . . . . 87 625-538 


Conme on le voit, les chiffres des sept dernières dynas- 
ties n'offrent rien d’exorbitant. Encore sont-ils bien supé- 
rieurs à ceux que donnent d’autres canons retrouvés dans les 
fouilles au cours du XIX: siècle. En voici un spécimen donné 
par Maspero (2) : 


(t)Ces chiffres sc trouvent dans le Chronicon d'Eusèbe et dans ln Tabula 
regum de Le Syncelle. Ces auteurs du IVe et du VIIEe siècle nous ont conservé 
des extraits de Bérose et de Mancthon; il ne reste aucune copie des ouvrages 
de ces derniers auteurs, Cf, la Grande Encyclopédie, art. Babylone. 


(2) Les Origines, p. 592. 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 335 


Ir dynastie ? Rois de Babyloneaprèsle déluge. ? 


Ile » 11 rois de Babylone. . , . . . 294 ans. 

[IT° » 11 rois d'Ourou-Azagga.. . . . 368 ans. 

IVe » 36 rois, . . ,. . . . . . 576 ans 9 mois. 
Ve » 11 rois de Pashé. . . . . . 72 ans 6 mois. 
VIe » 3 rois de la mer. . . . . . 21 ans 5 mois. 
VIIe » 3 rois de Bâzi. . . . . . . 20 ans 3 mois. 
VIIIe  » 4 roi élamite. . , . . …. . 6 ans. 

IX° » 31 rois de Babylone. . . . . . ? 

X° » 21 rois de Babylone. . . . . 194 ans 3 mois. 


Ces dynasties s'arrêtent à la chute de Babylone en 538. 
Elles donnent un total de 1553 ans, auquelil faut ajouter les 
règnes des 31 rois de la neuvième dynastie, ce qui faitun 
total vraisemblablement inférieur au précédent. Une source 
d’obscurité pour les âges reculés de l'histoire babylonienne 
tient à la pauvreté et à la rareté des documents les concer- 
nant ; et les chroniqueurs ont conservé le souvenir d’un fait 
qui expliquerait cette pénurie. Nabu-nasir ou Nabonasar (747- 
733) aurait aboli les dates de ses prédécesseurs, afin que 
l’histoire commençât à partir de lui. Néanmoins tout ne fut 
pas détruit, et les découvertes modernes ont mis au jour de 
précieux renseignements. 

Si nous interrogeons les découvertes modernes, nous re- 
cevons une réponse à peu près semblable à celle des auteurs 
anciens. 


TI. — Période légendaire pendant laquelle on comptait 
le temps en sars. 


1° Les rois d’Ur et de Larsa. Date inconnue. 

2° Les rois d'Agadé : 

Sargon I° que Nabonid (550 avant Jésus-Christ}, dit avoir 
vécu 3,800 ans avant lui (1). 

Naran-Sin etc. 


(t) Cette affirmation de Nabonide n'offre aucune espèce d’autorité aux 
yeux de la critique. Une des règles les plus élémentaires de la critique, en 
effet, exige que les documents, pour faire autorité, soient contemporains des 
faits racontés. Or ici le document raconte un fait éloigné de 3.200 ans ! Inu- 
tile de dire que toute la critique officielle l'accepte cependant comme au- 


. 


thentique. 


336 


LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


11. — Période historique. 


d'après OPPERT 


Ir dynastie élamite, 11 rois. 


306 ans. . . 2506-2202 | 
Ile dynastie de Utu-ellu, 11 rois. 
266 ans. . 2202-1835 
Ille dynastie, 36 rois. 
576 ans. 1834-1258 
IV° dynastie de Pase, 11 rois. 
72 ans. . 1257-1184 
V: période, 7 rois. 
40 ans. 1184-1135 
VIe période, inconnue, troublée. 
| 1136- 763 
VII° dynustie de Babylone. 
16 ans. . .  762- 538 


VIIl* dynastie, Cyrus et les Perses. 


d'après MASPÉRO 


I dynastie Babylonienne, 11 rois. 
2416-2082 
Il‘ dynastie Babylonienne, 11 rois. 
2082-1714 
I11° dynastie Babylon., 7 rois Cosséens. 
1714 —? 
1V° dynastie Babylon., 12 rois Cosséens. 
2—? 
V° dynastie Babylon., 12 rois Cosséens. 
2 — 1148 
VI: dynastie Babylon., 12 rois Pashé. 
1148 — vers 950 
VIl- période, 3 dynastie. 
vers 950 — vers 900. 
Vitle dynastie Babylonienne, 22 rois. 
350 et quelques années vers 900-729. 
1X° dynastie Babylonienne, 12 rois. 
728-538 
X‘ dynastie, Cyrus etles Perses. 


L'Egypte présente une série de dynasties, plus difficiles à 
interpréter que celles des autres pays. 


Voici le tableau historique, 


laissé par Manéthon, et con- 


servé d’après l’Africain chez Eusèbe et le Syncelle. 


Les dieux et demi-dieux, . . 
Les héros et les mânes,. . . . 


SYNCELLE 


12.843 


EUSÈBE 


LH 5 AO AT2 
. . …  b.813 


24.925 


e . C] 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 337 


Dynasties humaines 


I. — Thinite, . . 8 rois 252 8 rois 253 
II. — Thinite, . . 9 — 297 9 — 302 
III. — Memphite . . 8— » 9 — 214 
IV. — Memphite . . » — 4h48 8 — 27° 
V.— Elephantine . D —  » 9 — 248 
VI. — Memphite , . » — 203 6 — 203 
VIL — Memphite . . 5 — 75 70 — 0,70 jours 
VIII. — Memphite . . 5 — 100 » —— 142 
IX. — Héracléopolitaine, & — 100 19 — 409 
X. — — 19 — 185 19 — 185 
XI. — _— 16 — 43 16 — 43 
ToraL du premier tome. 192 rois 2300 192 rois 2300 
XII. — — 7 rois 245 7 rois 160 
XIII. — Diospolitaine . 60 — 453 60 — 453 
XIV. — Zoïte , ,. . 76 — 184(ou 484) 76 — 184 
XV.— Pasteurs » — 250 6 — : 284 
XVI. — Pasteurs . . 5 — 190 » — 518. 
XVII. — Pasteurs . . & — 103 \ » — 151 
XVII. — Diospolitaine . 14 — 348 16 — 263 
XIX. — Diospolitaine . 5 — 194 6 — 209 
Toraz du 2° tome, , » — 2121 » — 2121 
ToraL pour les 12 dernières dynasties du 3* tome. . 847 


Tora depuis Alexandre jusqu’à J.-C. . . . . . 332 
TorTaz pour toutes les dynasties divines et humaines 
d'après Manéthon. . , . . . . . 36525 


) 

Ce total, on le voit, est supérieuraux éléments qui sont 
supposés le constituer. 

Pour la Chine, comme pour la Chaldée, nous retrouvons une 
chronologie plus vraisemblable que la précédente. Les Chi- 
nois, gens positif, ne se sont point égarés dans une com- 
putation nuageuse d'âges et de siècles fabuleux (1). Du reste 
s'ils eurent leurs fables comme les autres pleuples, un de 


J 


(1) I y a bien certaines légendes qui parlent de millions d'années, mais 
clles ne font point partie des livres vraiment historiques, 


438 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


leurs princes, l'empereur Tsine-Tchi-Hoamti, vers l'an 246 
avant J.-C., les en débarrassa par une mesure radicale ; il fit 
détruire tous les livres, à l'exception des seuls traités de mé- 
décine, d'agriculture et de divination. Kaotzè, il est vrai, 
monté sur le trône en 206, entreprit de reconstituer l'histoire 
ancienne, et réunit en {9 volumes tout ce qu’il put retrouver 
de la vieille littérature. Trois de ces livres sont historiques et 
ont fondé les annales chinoises. 

Comme nousle disions, ces annales ne présentent que des 
chiffres vraisemblables. Les Chinois, du reste, ont toujours 
traité l'histoire avec un spécial respect. Le soin de l'écrire 
était confié à un tribunal officiel, composé des lettrés les plus 
habiles. Un tribunal d'astronomie lui était adjoint, il avait la 
charge de prédire les éclipses et d'en garder le souvenir. La 
date de l’éclipse offre alors un moyen très facile de vérifier 
l'exactitude des dates historiques. 

Voici d'après les traditions chinoises la série des règnes 
dans l’Empire du Ciel. 


1. — Dynasties préhistoriques : époque des dix Ki. 


Voici les rois les plus célèbres : 


Pan-kou, le premier homme. . .  àge inconnu. 
Fou-hi. . . . . . . . . . . 2852 ans av. J.-C. 
Hoamti. . . . . . . . . . . 2697 
Yao, le héros du déluge. . . . . 2356 
IT. — Dynasties historiques 
l‘ Les Hia. . . . 17 empereurs 2205-1766 
2° Les Chang ou Yin. 28 » 1766-1122 
3° Les Tchéou. . . 35 » 1122- 249 
4° Les Tsin. 4 » 249- 202 
» Les Han. . . . 25 » 202- 25 ans ap. J.-C. 


Au sujet de l'Inde; on peut accepter, comme expression 
de la science actuelle, ce jugement de Sylvain Levi dans /a 
Grande Encyclopédie : « L'histoire ancienne de l'Inde n'est 
encore aujourd’hui qu'un tissu de fables. Monuments et do- 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 339 


cuments font également défaut. La littérature védique, œuvre 
d'un passé lointain sans doute, s’est refusée jusqu'ici à livrer 
le secret de sa date. Les combinaisons astronomiques fort à 
la mode il y a cent ans, puis tombées.en discrédit, ont été 
reprises assez récemment dans l’Inde et dans l’Europe ; à dé- 
faut de résultats assurés, elles permettent au moins de reculer 
l'horizon de l'Inde aryenne, singulièrement rétréci par la cri- 
tique des vingt dernières années, jusque vers le troisième et 
quatrième millénaire avant l’ère chrétienne. Si l’histoire n'a 
pas encore entrepris d'arracherà lalégendeles héros épiques, 
elle n’est pas éloignée peut-être d'accepter comme un re- 
paire assez solide l’ère du Kali-Youga, associée par une an- 
tique tradition à la bataille qui fonda l’empire des Pandavas, 
en 3101, avant J.-C. Mais jusqu'ici le seul fait positif acquis 
est l'entrée dans l'Inde d'une population étroitement apparen- 
tée par le langage aux Iraniens de la Perse et de la Bactriane, 
aux Arméniens, aux Grecs, aux Celtes, aux Germains. » 

Ce ne sont donc pas les Indes qui pourront venir com- 
battre les données de la Bible, puisqu’au sujet de leur his- 
toire antique, on ne possède qu'un seul fait positif indépen- 
dant de toute chronologie, puisque pour combler cette la- 
cune, monuments et documents font également défaut. 


e 


Il. — Ærposé des principes d'une vraie solution. 


Nous avons, sans déguisement et sans réticence, exposé 
aux yeux de nos lecteurs les principaux documents conser- 
vés par les auteurs anciens ou découverts dans les recherches 
plus récentes, concernant la chronologie de l'histoire. Cha- 
cun a pu le constater en parcourant les divers tableaux, les 
chiffres vraiment historiques n'ont rien de contraire aux 
données de la Bible, ils leur sont généralement mème très 
inférieurs. La Chine ne dépasse pas 2.200 ans ; la Chaldée 
atteint 2.500; les Indes n’ont aucune date fixée, et ils 
manquent de documents; l'Egypte seule présente, avec 
une série de siècles et de dynasties, des chiffres qui semblent 
plus irréductibles. Pour leur discussion, nous réservons un 


340 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


article spécial, nous n’en parlerons donc pas icr. Nous nous 
bornerons aujourd’hui à fixer les principes généraux qui 
doivent présider à l'interprétation des chiffres donnés pour 
les âges reculés. 

‘Avant l’époque de la dynastie élamite en Babylonie (2506 
À. J.-C.) raconte Alexandre Polyhistor (1), on ne comptait 
pas par années, mais par sars. Les chiffres des temps légen- 
daires sont donc exprimés en sars, mesure du temps diffé- 
rente de celle dont nous nous servons aujourd'hui. Pour les 
comprendre et les interpréter avec justesse, il est nécessaire 
de connaître l’exacte valeur non seulement du sar, mais des 
diverses mesures du temps dans l'antiquité. 

La détermination du sar a fait l’objet d'un grand nombre 
de discussions. Eusèbe nous a conservé à ce sujet le senti- 
ment de Bérose lui-même : « Bérose, écrit-il, ne nous a 
conservé que la série des rois (Chaldéens); il commence 
ainsi son histoire, comme en témoigne Apollodore : le pre- 
mier roi fut Alorus de Babylone en Chaldée ; il régna dix sars. 
Or cet historien estime le sar à 3.600 ans. 11 parle aussi du 
nère et du sosse ; le nère, affirme-t-il, vaut 600 ans et le 
sosse en vaut 60. C’est ainsi qu'il compte les années à la 
manière des anciens (2). » 

La plupart des auteurs payens ont enregistré le calcul de 
Bérose non parfois sans protestation. On peut citer Diodore, 
Pline, Simplicien, Hipparque. Tous ces historiens reconnais- 


(1) Beaucoupattribuent cette remarque à Bérose lui-même. Nous avons vai- 
nement cherché ce détail davus les fragments qui lui sont attribués. Au con- 
traire, au milieu de ces fragments, on trouve ce passage de Le Syncelle en 
faveur de Polyhistor. 

« Ab anno præsente mundi 2405, Alexander Polyhistor Chaldæorum 
regum post diluvium continuata serie resumere molitur, octoginta sex Chal- 
dæorum, Medorumque reges, per quamdam sarorum, nerorum et sossorum 
seriem, annis millibus triginta quatuor et nonaginta, hoc est saris novem, 
neris duobus ct sossis octo regnasse commentus. Ab tempore octoginta sex 
præfatorum..... Zoroastrem, et septem Chaldæorum rcges cum.sequutos 
annis solaribus 190 imperantes, non ulterius saris, neris et sossis reliquisve 
fabulosæ historiæ absurditatibus, sed legitimo solarium annorum cursu habita 
numerandi rationc, Polyhistor idem inducit, (Historicorum Græcorum frag- 
menta, t. 11, Berosus, Edit, Didot.) 


(2) Historicorum Græcorum fragmenta, t, 1, Berosus, 


/ 
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 341 


sent aux Babyloniens une antiquité en rapport avec ces sars 
de 3.600 ans. Cicéron au contraire trouve leurs prétentions 
ridicules. «Il faut se moquer des Babyloniens, dit-il, qui, par 
sottise, ou vanité, ou ignorance, prétendent posséder des mo- 
numents remontant à 470 mille ans. » (1) Tous les auteurs 
chrétiens des premiers siècles ont été de l'avis du grand ora- 
teur romain. Cependant, tandis que les uns se sont contentés 
de tourner en moquerie les exagérations chaldéennes, les 
autres ont essayé de les interpréter. Au nombre de ces der- 
niers il faut ranger Eusèbe de Césarée et deux moines grecs 
du V* siècle, Panodore, Annianus. 

« Le total des années de règne des dieux, des héros et 
des anciens rois égyptiens, écrit Eusèbe, s'élève à 11.000 
ans. Mais il s’agit d'années lunaires d’un mois, qui tamen 
lunares, nempe menstrui sunt : Aussi les 24.900 ans, qu'a. 
duré le règne des dieux, des héros et des mânes, selon la 
croyances des Egyptiens, se réduisent-ils à 2.206 années 
solaires. (2) » 

Au sujet des deux autres historiens grecs, voici le témoi- 
gnage de le Syncelle : « Dans ces 9.000 ans de la chronique 
manéthonienne, plusieurs des nôtres, entre autres Pano- 
dore et Annianus, ont voulu voir des mois lunaires, et ils 
les ont réduits à 727 1/4 années solaires de 365 jours (3). » 

Le Syncelle n’admet point ces calculs. Il veut voir dans 
ces règnes des dieux de la pure fable. Ces apologistes ont 
cru avoir trouvé quelque chose de nouveau, ajoute-t-il ; ils 
ont fait de grands efforts pour concilier le mensonge avec 
la vérité, alors qu'il n’y avait qu’à en montrer le ridicule. 

Panodore s'était essayé dans l'interprétation de Ja chrono- 
logie chaldéenne. Dans le but d'amener la concordance entre . 
les 432.000 ans de Bérose et les chiffres bibliques, il avait 
réduit ces années en jours solaires de 24 heures et par ce 
calcul il avait trouvé, dans les nombres apposés aux dynas- 


(1) Contemnamus etiam Babylonios...…. aut stultitiæ aut vanitatis aut im- 
prudentiæ qui CCCCLXX millia annorum, ut ipsi dicunt, monumentis com- 
prehensa continent. (De Divin. 1-19.) 

(2) Chronic. Armen. Edit. Maï p. 93; — et apud Didot : Fragmenta histor. 
Græc. 11. 

(3) Chez Didot, Fragmenta kist, Græc. 11 p. 530. 


342 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


ties assyriennes jusqu'au déluge, le chiffre de 2242 ans (1). 

Quoi qu'il en soit de la valeur de telles interprétations, 
il n’en existe pas moins une tradition acceptée aux premiers 
siècles chrétiens, et affirmant que l’année à l'origine se com- 
posa d’un ou de quelques mois lunaires. 

Citons encore Eusèbe d’après Le Syncelle : « Les Egyptiens, 
au sujet de leurs dieux, demi-dieux, mânes et autres rois 
mortels ont débité toutes sortes de fables ineptes. Ainsi 
d'après eux, leurs premiers rois, les dieux, croyaient que 
l’année se composait de trente jours, et suivait le cours de la 
lune ; les successeurs de ces dieux, les demi-dieux, se firent 
des années, appelées saisons (upos), et composées de trois 
mois (2). » 

Du reste les exégétes chrétiens n'avaient pas inventé cette 
solution pour les besoins de leur cause. L'existence d’une 
année très courte, à l’origine, est affirmée par la plupart des 
historiens païens. 

Parmi les anciens, qui ont parlé de ces années d'un, de 
deux, de trois ou de quatre mois lunaires, il faut nommer 
Eudoxe, cité par Proclus (3), Varron, cité par Lactance {4), 
Diodore (5), Pline (6), Plutarque (7), Censorin (8), l'Africain 
cité par Le Syncelle, etc. Sil'on en croit Censorin, grammairien 
du I11° siècle de notre ère, les mois, chez les peuples d'Italie 
avant Numa, étaient au nombre de 10 ; l’année commencait 
à mars et se terminait en décembre, elle comptait 304 jours. 
Du reste, même après Numa qui dota Rome de l’année 
solaire, le nombre des jours de l’année était loin d’être 
‘fixe, il variait au gré des prêtres chargés de fixer le calen- 
drier. Cet état de chose dura jusqu'à Jules César. 

Mais citons les paroles de Censorin lui-même ; elles sont 
extraites de son livre, De Die natali (9), écrit avant l'an 238 


(1) Cf. Fragmenta histor. Græc. I], p. 530, etc. 
(2) Fragmenta histor. Græc. 11, p. 529. 
(3) Ad Platonem. Tim. I. 
(+) D.-G. 11-12. 
(5) Opera. 1, 26. 
(6) Histor. Nat. VI-10 et VIl-38. 
| (7) Opera. Num. 18. 
(8) De Die Natal, 19. 
(9) Chap. x1x et xx 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 343 


de notre ère. Il est important à cause des faits précis qu’il 
cite, et des autorités qu'il rapporte : 


« L'année naturelle est le temps qu emploie le soleil à parcourir les 
douze signes célestes et à revenir au point d'où il était parti. Quant au 
nombre de jours dont ce temps est composé, c'est un point que les 
astrologues n’ont pas encore pu fixer d'une manière certaine. Philo- 
laus donne à l’année naturelle 364 jours et demi, Aphrodisius 365 jours 
et la huitième partie d'un Jour ; Callippe 365 jours autant qu'Aris- 
tarque de Samos qui pourtant y ajoute la 1623 partie d'un jour. Elle 
a suivant Méton 365 jours et la 19° partie de cinq jours... Harpalus la 
fait de 365 jours et 13 heures équinoxiales..….. Si donc il y a un tel dé- 
saccord entre les hommes les plus savants, peut-on s’étonner de ce que 
les années civiles, qui furent séparément établies par divers peuples 
encore grossiers, différent autant les unes des autres qu'elles corres- 
pondent mal à cette année naturelle ; ainsi on rapporte qu’en Egypte, 
dans les temps les plus reculés, l'année se composait de deux mois ; 
qu'ensuite le roi Ison la fit'de quatre ; enfin qu'Armrios la composa de 
treize mois et cinq jours. De même, en Achaïe, les Arcadiens commen- 
cèrent, dit-on, par avoir des années de trois mois, ce qui fit nommer 
es peuples IlposeAnvot (plus anciens que la lune) non comme quelques- 
uns le pensent, qu'ils aient commencé d'exister avant que l’astre de 
la lune fût au ciel, mais parce qu'ils comptaient par années, avant que 
l'année eut été réglée, en Grèce, sur le cours de la lune. Quelques 
traditions attribuent à Horus l'institution dé cette année trimestrielle : 
c'est pour cela, dit-on, que le printemps, l'été, l’autonine et l'hiver sont 
appelés &pat (saisons) ; l'année, 659 ; les annales grecques, Goo ; et 
ceux qui les écrivent. poypépot ; et la révolution de ces quatre années, 
qui était comme une pentaétérie, ils l'appelaient grande année; d'un 
autre côté les peuples de la Carie et de l'Acarnanie eurent des années 
de six mois qui différaient l’une de l’autre en ce que les jours allaient 
croissant dans la première et décroissant dans la suivante, Et la réu- 
nion de deux ans, sorte de triétérie, était pour eux la grande année. | 

« Licinius Macer et après lui Fenestella {1) ont écrit que l’année na- 
turelle à Rome fut d'abord de douze mois ; mais il faut plutôt s'en rap- 
porter à Junius Gracchanus, à Fulvius, à Varron,à Suètone et aux autres 


(1) Le premier vivait au temps de Cicéron, l’ autre au temps d Auguste. Ils 
ont écrit au premier siècle avant Jésus -CEriee 


344 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


écrivains qui pensent qu'elle était de dix mois, comme l'était alors celle 
des Albains de qui descendent les Romains. Ces dix mois se compo- 
saient de 304 jours. » 


En résumé, au sujet de la durée de l’année aux âges an- 
tiques, on peut s’en tenir à ce jugement de Servius, gram- 
mairien du Ill: siècle: « Les anciens, dit-il, eurent d’abord 
l'année lunaire de trente jours (lunarem annum), puis ils 
trouvèrent l’année ss (annum solstitialem), composée 
de douze mois (1). » 

Ce sentiment, reste, est appuyé sur la Bible elle-même. 
Ne dit-elle pas en plusieurs endroits que Dieu a fait la lune 
pour régler le temps /ectt lunam in tempora (2) et l'Ecclésiaste 
dit avec une grande poésie : « La lune par la régularité de ses 
phases détermine le temps et marque les époques. Le jour 
de fête est indiqué par la lune, ce flambeau qui diminue 
jusqu’à sa disparition. C’est d'elle que le mois tire son nom 
et elle croît merveilleusement jusqu'à ce qu’elle soit pleine. 
C'est comme le fanal d’un camp au haut des cieux, etelle 
resplendit magnifiquement dans le firmament (3). » 

La lune, dans l’antiquité, déterminait les divisions de l'an- 
née ; aussi le nom des mois dans la plupart des langues an- 
ciennes est-il un dérivé du mot qui désigne la lune elle- 
mème : en hébreu 1areach, lune, et 1érach, mois ; en sanscrit 
m& et masa lune, mois, saison, mesure ; en grec, urvn, lune 
et urv mois ; en allemand mond et monat ; en anglais moon 
et month ; etc. 

La lune a donc présidé au mois, l’histoire comme l'étymo- 
logie sont unanimes à l'enseigner. Nous avons vu égale- 
ment la tradition enseigner qu'elle avait présidé à l’année, 
aux temps préhistoriques aux premiers âges du monde. Mais 
à quelle époque a-t-elle abdiqué ce rôle de régulatrice des 
années ? Quand on interroge les documents anciens, et si 
haut qu’on remonte dans la nuit des temps sans sortir de la 
période historique, on trouve toujours les hommes comptant 
les années d’après les révolutions du soleil. Une révolution 


(1) Ad. Æn. III. 28%. 
(2) Ps. 107. 19. 
(3) Eccli. XLIITI-6 et seq. 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 345 


complète de cet astre forme une année. La lune intervient 
pour marquer les divisions, les mois ; mais son rôle se 
borne là. Comme l’année n’est pas un multiple exact du 
. mois lunaire, on inventa toute sorte d'artifices afin que le 
premier mois revint toujours à la mème époque solaire. Les 
Egyptiens, grands astronomes, avaient fixé le commence- 
ment de leur année au lever héliaque (1) de l'étoile Sirius 
appelée Sothis dans leur langue. Ils remarquèrent vite de la 
sorte que l’année avait 365 jours, ils la divisèrent en 12 mois 
de 30 jours, terminés par 5 jours épagomènes. Ce calendrier 
est célèbre sous le nom d'année sothique. 

Les autres peuplesen généralne surent pas déterminer d'une 
facon si exacte la longueur de l'année ; ils se contentèrent 
d'une approximation empirique. Les Hébreux fixèrent le pre- 
mier mois au printemps ; la nouvelle lune après la matura- 
tion de l'orge (2) était pour eux le commencement de l’année. 
Pour atteindre cette époque ils comptaient, s’il était besoin, 
une lune de plus à l’année précédente ; et ce mois interca- 
laire n'avait rien de régulier, ni de déterminé à l'avance. Ce 
n’est qu’en 358 de notre ère qu'ils adoptèrent le cycle de 19 
ans inventé vers 463 avant J.-C., par l'astronome Méton. Dans 
ce cycle, les mêmes années recoivent toujours le mois inter- 
calaire ; ce sont les 3°, 6°, 8°, 11°, 14°, 17° et 19°. L'Eglise ca- 
tholique suit encore ce calendrier pour règler la Pàque 
et la série de ses fêtes mobiles. . | L 

Les Chaldéens, comme les Hébreux, intercalaient un trei- 
zième mois lunaire pour parfaire leur année. 

Le monde musulman, aujourd’hui et depuis Mahomet, fait 
usage de l'année purement lunaire, comme dans les temps 
préhistoriques. Cette année se termine après 12 mois de 29 
et 30 jours, et compte 354 jours. Le retour du premier mois 


(1) On sait que, parmi les étoiles, un grand nombre, les plus éloignées 
de la polaire, ne brillent la nuit qu'une partie de l'année. Après une ab- 
sence plus ou moins longue, elles se montrent de nouveau ; mais cette reap- 
parition a lieu tout d'abord le matin, un peu avant le lever du soleil ; aussi 
appelle-t-on ce lever héliaque. 

(2) Voir à ce sujet le chapitre XTIT du Lévitique : « atque in eodem dic 
quo manipulus consecratur cœdetur agnus immaculatus anniculus in holo- 
caustum Domini. Le jour où vous ollrirez les prémices de vos moissous, 
vous immolerez aussi l'agneau pascal. 

E, F. — VIII, — 22 


346 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


avance donc sur les saisons de 11 ou 12 jours chaque année : 
au bout de 15 ans, il a avancé de six mois et après 30 ans il 
a parcouru, en rétrogradant, le cercle de l’année tout en- 
tière, et l’année lunaire a gagné une unité sur l’année solaire. 
Comme on le constate, Mahomet pour le calendrier comme 
pour le reste, a fait accomplir à son peuple un progrès à re- 
bours, il l’a fait rétrograder jusqu'aux âges préhistoriques. 
Les considérations que nous venons d’exposer ont une 
très grande importance en chronologie. Pour avoir ignoré 
cette incertitude et cette variation arbitraire du calendrier 
chez tous les peuples, durant la période historique, beau- 
coup d'auteurs sont tombés et tombent tous les jours encore 
dans les erreurs les plus regrettables. Nous le constaterons 
dans la suite. Diverses conclusions cependant doivent ètre 
_ tirées de cette étude : 1° Il est à peu près certain que l’année 
dans les âges préhistoriques fut réglée sur les phases de la 
lune et compta un nombre de mois lunaires très inférieur à 
douze. Cependant aucun document contemporaïn n’est venu 
donner la certitude à cette hypothèse. 
2° Des les premiers äges historiques, les peuples apparaissent 
faisant usage de l’année solaire, mais la longueur exacte de 
cette année établie aujourd’hui en 365 jours 1/4, fut généra- 
lementignorée; on en fixait la fin et le commencement d’après 
des procédés empiriques, qui n'ont rien à voir avec la pré- 
cision des calculs astronomiques modernes. 
3° La détermination exacte de l’année a été faite en Egypte 
vers 240 avant J.-C. sous Ptolémée Evergète par le décret 
de Canope (1) ; elle a été appliquée dans l’empire romain par 


(1; Voici le texte du décret de Canope : « Pour que les saisons se suc- 
cédent d'après une règle absolue et conformément à l'ordre du monde, et 
pour quil n'arrive pas que des panégyries célébrées en hiver tombent en 
été, par suite du changement d’un jour tous les quatre ans dans le lever de 
l'astre (Sothis), ni que d’autres panégyries célébrées en été tombent plus 
tard en hiver, comme cela s’est déjà vu et comme cela vient d'arriver, désor- 
mais, l’année demeurant composée de 365 jours, un jour additionnel con- 
sacré à la fête des dieux Evergètes sera intercalé tous les quatre ans entre 
les cinq jours épagomènes et le nouvel an. » 

Sous le règne de Minephtah ou de Seti, des plaintes s'étaient élevées 
déjà au sujet des troubles accasionnés par cette imperfection du calendrier. 
Cf. Masséro, Les Origines, p. 210. 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 347 


Jules César ; et la légère erreur de 3/4 de jour par siècle 
que présente cette première fixation a été corrigée par Gré- 
goire XIII. 

Nous allons faire l’application de ces principes à notre 
sujet. 


(À suivre.) | 
Fr. HicaiRe DE Barenton. 


POSSIBILITÉ 


OU 
IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


2° ARTICLE (1) 


IT 


L'opinion qui soutient l'impossibilité de la création du monde 
« ab æterno, » l'emporte en probabilité sur l'opinion qui 
en admet la possibilité ou la non-répugnance. 


L'opinion adverse, comme nous l'avons indiqué plus haut, 
n’attache aucune valeur démonstrative aux arguments sur 
lesquels se base la doctrine bonaventuriste. Nous croyons 
au contraire que ces arguments suffisent pour rendre notre 
doctrine au moins la plus probable, sinon la seule vraie. 
C'est là ce que nous voudrions maintenant prouver. 

Deux ordres d'arguments s'offrent à nous : les premiers 
se tirent du concept même de créature, tandis que les se- 
conds procédant ab absurdo, nous montrent à quelles con- 
séquences inadmissibles il faudrait nous rallier, si nous ad- 
mettions la possibilité du monde éternel (2). 


(1) Voir la livraison de septembre 1902. 

(2) Le lecteur voudra bien remarquer qu’eu égard à notre point de vue tout 
métaphysique, nous pouvons négliger une troisième catégorie d'arguments 
empruntés à la science, à l'ordre physique. Celui qui voudrait connaître leur 
force probante, lira avec fruit l’article du R. P. Sertillanges {Revue Tho- 
miste, janvier 1890) ainsi que La Notion de temps du Dr Nys, au chap. Il, art. 
V, par. 3. b. p. 155). 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 349 


1. ARGUMENTS TIRÉS DU CONCEPT MÈME DE CRÉATURE (1). 


Ici, et tout d’abord, une question s'impose : Qu'est-ce 
qu'une créature ? qu'entend-on par création ? 

On entend par création, la production totale de l'être ; 
l'existence de l’être succédant à sa non-existence complète, 
en vertu de l’action d’une cause efficiente. Elle est encore : 
le passage de l'essence possible à l’état d'essence réalisée, 
physique. Pesons les mots : nous disons que la création est 
la production de l’être complet; elle implique donc plus 
qu'une simple dépendance, si radicale qu'on la suppose, de 
la créature par rapport à Dieu ; un simple état (status) ne 
suffit pas non plus pour l'expliquer ; maïs il faut nécessaire- 
ment qu à tout cela, il s’ajoute une action en vertu de la- 
quelle un être (2) parvient à l'existence. Cet être-là, jouis- 
sant de l'existence de par une cause efficiente, est propre- 
ment une créature. 

Ceci posé, il nous est permis de formuler notre premier 
argument : la notion de créature nous en fournira la matière. 

Et en effet, qui dit être créé, désigne une chose tirée du 
néant. Elle ne possède pas une note, pas une qualité qui ne 
trahisse son origine. Tout en elle est fini, tout en elle in- 
dique un commencement. L'ordre admirable qui règne dans 
le monde ne serait nullement troublé de sa disparition. Son 
existence n’a d'aucune façon changé le cours des choses : elle 
est contingente. Il fut donc un temps où cet être n'existait 
pas ; il y a eu un moment-où l’on pouvait se dire : un ètre nou- 
veau a été produit, on peut s’imaginer un instant où il soit 
possible que cet ètre n’existe plus. Or, comme d'une part le 
mot : créature implique un commencement d'existence, et 
que de l'autre, l'existence est la mesure de la durée, c'est-à- 


(1) Comme ils s'appliquent'à l'être créé, en tant que créé, nous pouvons 
laisser là toute distinction entre les créatures ; car les êtres permanents, au 
mème titre que les êtres successifs, dès lors qu'ils sont créés, tombent sous 
la portée de nos preuves. | 

(2) Faut-il dire, que ce mot d’être est inexact, et que nous l'avons simple- 
mentintroduit pour suppléer à la pénurie de termes en parlant d'une chose qui 
n'est pas encore ? 


350 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ETERNEL 


dire que celle-ci est proportionnée à la chose qu'elle affecte, 
et partant, qu'il y a pour cette créature commencement de 
durée ; comment pourrait-on dire sans contradiction, que 
cet être produit dans le temps, sujet d’une durée initiale 
peut posséder sans qu'il y ait répugnance dans sa nature, 
une durée qui n’a jamais vu de commencement, que cet être- 
là est réductible à l’être éternel ? (1) 

Il faut donc nécessairement que la doctrine adverse abou- 
tisse à une contradiction en disant qu'un être créé, et possé- 
dant comme tel un état initial, puisse être aussi, et en même 
temps, un ètre éternel, c'est-à-dire un être qui n'a jamais eu 
de commencement. Dès lors, il n’y a plus d’issue : ou il faut 
dire que la créature ne peut pas être éternelle, ou bien 
avouer que, ce que l’on appelle créature ne l’est pas, puisqu'il 
n’a pas été tiré du néant. Or, cette dernière hypothèse serait 
fausse ; donc, il y a impossibilité à ce qu’une créature soit 
« ab æterno ». (2) 


(1) Admisso quod notio creationis implicet transitum a non esse ad esse, 
potest apodictice demonstrari nullam rem posse creari ab æterno. Prob: 
si aliqua creatura.. posset creari ab æterno, creatura hæc haberet princi- 
pium et simul non haberet; fuisset et non fuisset smul. Atqui hæc omnia 
sunt contradictoria. Ergo. Prob, cons. Ex hoc eni quod ponitur mundus 
fieri, ait S. Bonaventura, ponitur habere principium. Ex hoc autem quod po- 
nitur æteraus..… ponitur non habere principium. Unde idem est quærere 
utrum Deus potuerit facere quod mundus habendo principium non haberet 
principium; et hoc includit contradictionis utramque partem. (I sent. D. 
XLIV, a. 7, q. 4.). Cœterum ipsi adversarii in hoc nobis assentiunt. Dicit 
enim Biel: « manifestum est, quod non potest Deus mundum ab æterno pro- 
ducere post ejus non esse, quia si præccssisset non esse, tunc incepit esse. 
Si incepit esse, non fuit ab æterno. Includit ergo manifestam contradictio- 
nem posse creare mundum ab æterno post non esse... — Omnino est reji- 
cienda distinctio Thomistarum inter creationem temporalem et creatio- 
nem æternam; necessario que concludendum est notionem creationis impli- 
care transitum a non esse ad esse. Prob. Propositio hæc nulla indiget pro- 
batione. Nam, si contradictérium est ullam creaturam posse creari ab 
æterno, evidenter debet produci in tempore. Sed temporalis creatio, fa- 
tentibus ipsis adversariis, importat transitum a non csse. Ergo... (P. Evan- 
gelista a S. Beato : De necessaria temporaneitate creaturæ. c. 2 et 1). 

(2) Scot propose notre argument en ces termes. « De omni producto ali- 
quando verum est vel aliquando erit verum dicere quod producitur..... crea- 
tura igitur aut semper producitur quando est, aut aliquando producitur et 
nou semper : si secundo modo, in illo instante in quo sic producitur, primo 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL. 351 


Et le bon sens lui-même, ne dicte-t-il pas, que le mouve- 
ment implique de toute nécessité au moins deux termes : le 
« terminus a quo » ou point de départ, etle « {erminus ad 
quem » ou le but proposé ? Or, d’après la définition mème, 
il est clair que la créature, c’est-à-dire, l’être créé, par consé- 
quent produit, a été en mouvement vers un but ? Ce but 
qu’était-il, sinon l’ « esse sui » ? Il faut donc qu’au point de 
départ, elle ne l’eût pas encore atteint, qu'elle fût en con- 
séquence dans le « non esse sui ». Comment dès lors conci- 
lier ces données avec une définition exacte de l'être éternel ? 
Celui-ci, en effet, n'a jamais été produit, jamais il n’a été 
en mouvement vers l'existence, mais toujours et dans toute 
sa plénitude il a possédé l’ « esse sui » ou l’existence com- 
plète (1). 

Nos adversaires tâchent d’éluder la force probante de notre 
argument, en appliquant à la créature éternelle la distinction 
entre le néant réel et le néant virtuel. Ils concèdent volon- 
tiers que l'état de néant réel est incompatible avec l'état 


cæpit esse : tunc patet propositum, quia quod primo capit esse, habet prin- 
cipium. Si primo modo, igitur creatura est in continuo feri, quod videtur 
inconveniens, quia tunc non esset permanens. Videtur etiam quod tunc non 
differret creari a conservari, quod improbatur dupliciter. Primo quia creari 
est produci de non esse ad esse ; conservari autem est ipsius præhabiti esse ; 
et ita creafi non est conservari. Secundo quia agens particulare generat, et 
non conservat : igitur ubi ambo concurrunt in eodem, aliud est unum et 
aliud est alterum et additur huic rationi quia creatura habet esse acquisi_ 

tum, et per consèquens post non esse, alias esset Deus. » (77 sent. d. 1, q. 
3, no 6). Quant à saint Bonaventure, voici ses paroles : « Impossibile cst, 
quod habet esse post non-essce habere esse æternum, quoniam hic est im- 
plicatio contradictionis ; sed mundus habet esse post non-esse ; ergo impos- 
sibile est esse æternum. Quod autem habeat esse post non-esse, probatur 
sic : omne illud quod totaliter habet esse ab aliquo, producitur ab illo ex 
nihilo; sed mundus habet totaliter esse a Dev; ergo mundus est ex nihilo; sed 
nou ex nihilo materialiter : ergo originaliter. Quod autem omne quod tota- 


_liter producitur ab aliquo diflerente per essentiam, habeat esse ex nihilo, 


patens cst. Nam quod totaliter producitur, producitur secundum materiam 
et formam ; sed materia non habet ex quo producatur, quia non ex Deo : 
manifestum est igitur, quod ex nihilo. » (71 Sent. Dist. I, p. À q. 2 ad fund. 6.) 

(1) « Quod .nunquam non fuit, sed semper fuit, nunquam fuit sub nihilo 
sui; atqui creatura ab ætcrno semper fuisset, ergo nunquam fuisset sub 
nihilo sui, proindeque non essct creatura, si esset ab æterno. » (P. G 
vasius Brisac. art, II Phys.) 


352 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


d’éternité, mais disent-ils il n’en est pas de mème pour le 
néant virtuel. Ils s'expliquent en prenant la comparaison du 
soleil et de sa lumière. En effet, l’action d'éclairer dans le 
soleil, est virtuellement et par nature postérieure au soleil 
lui-même, quoiqu'’elle ne le soit pas réellement et par le 
temps. Ainsi en serait-il de la créature éternelle. 

Remarquons d'abord que. comparaison n’est pas raison, 
et de plus, ici la comparaison cloche au point de n'avoir 
aucune valeur. La créature, en effet, doit passer du néant 
à l'ètre réel, sinon :l serait faux de dire qu'elle n'était 
rien avant son existence. Comme le non-être et l'être sont 
deux termes contradictoires, ils ne peuvent se vérifier en 
même temps dans un mème sujet. Il faut donc que ce qui 
passe du premier état au second, puisse au ne go conce- 
voir comme ayant été « sub nou-esse ». Cette vérité saute 
aux yeux, que l'on nous passe cette expression. Or, pareil 
concept touchant l'être éternel est impossible et détruit 
en ses fondements la notion d’éternité. Donc, conclurons- 
nous, un passage virtuel, une priorité virtuelle ne suflit pas 
pour expliquer intégralement la notion de créature. 

Disons en outre que l'exemple allégué est mal choisi, qu'il 
esttout entier hors de la question, et ne possède avec elle 
aucun lien réel. L'action d'éclairer suppose évidemment un 
principe produit, un soleil créé, la création donc est déjà 
hors cause. Certes, la cause première de toutes choses peut 
faire en sorte qu’un effet soit « tempore simul, cum causa 
sua creala », parce qu'alors le passage du non-être à l'être 
est pleinement sauvegardé ; mais ces données ne se vérifient 
plus quand il s’agit de la création éternelle. (1) 

La preuve que nous venons d'exposer est-elle convain- 
cante ? Nous le croyons. Elle suffirait, pensons-nous à établir 


(1) S. Bonav, « Dicendum quod ponere mundum ætlernum esse sive 
æternaliter productum, ponendo res omnes ex nihilo productas, omnino est 
contra veritatem et rationem... et ideo contra rationem ut nullum philoso- 
phum quantumcunque parvi intellectus crediderim hoc posuisse. Hoc enim 
implicat in se manifestam contradictionem.,. Si autem (Philosophus) hoc 
seusit, quod nullo modo cœperit (mundus) manifeste erravit... Et necesse 
fuit, cum ad vitandam contradictionem ponere aut mundum non esse factum, 
aut nou esse factum ex nihilo, » (II Sent. dist, I, p. I, a. 1. q. 2). 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 353 


la doctrine bonaventuriste, sinon comme certaine, au moins 
comme la plus probable. Seulement tous n’en jugent pas de 


même, il s’en faut de beaucoup. Parmi les savants qui se 
sont occupés de la question, les uns regardent l'argument 
comme probable: d’autres au contraire semblent n'y at- 
tacher que peu ou point d'importance (1). Ainsi le D' Nys, 
après avoir dit dans sa savante étude, « qu'envisagée du 
côté de Dieu, la possibilité d’une créature éternelle semble 
être en dehors de toute contestation », affirme que du côté de 
l’être créé, conçu abstraitement, l'hypothèse d’une création 
éternelle ne rencontre pas davantage de difficultés insolubles ; 
ce qu'il prouve en disant entr’autres : « Le concept de la créa- 
tion n'implique pas nécessairement que le néant précède dans 
le temps l’apparition de l'être ; la question de création est es- 
sentiellement une question de cause et d’origine, nullement 
une question de temps. (Th. de Pot. q. III, a. 14). Quelle que 
soit donc sa durée éternelle ou temporelle, la créature mé- 
rite réellement son titre, si, selon la totalité de son être,elle 
est sortie des mains de Dieu, sans le concours d'aucune 
cause matérielle préexistante. Tel est le concept adéquat de 
la création. 

Ces données ne nous semblent pas suffisamment établies, 
et nous ne pouvons les admettre. Gardons-nous des défini- 
tions faites a priori. Tout d’'abordilparaitinutile d'examiner la 
question du côté de Dieu, car, ainsi que nous l'avons fait re- 
marquer plus haut, la puissance de Dieu touche à la question 
seulement d’une facon mdirecte et par voie de conséquence. 


_ (4) Zigliara op. cit. Cosm. 1. I, c. 3. « Probabile est repugnarc aliquam 
creaturam esse ab æterno. Repugnat mundum semper extitisse et simul ali- 
quando non extitisse. Atqui hæc contradictio haberetur si mundus esset 
creatus ab æterno, Repugnat ergo mundum ab æterno esse creatum. Prob. 
min. semper enim extitisset quia cum ex non esse sui processerit ad esse 
per creationem, non esse præcessisset esse et sic aliquando, hoc est in illo 
non esse, non fuisset, » Saint Thomas admet lui aussi la probabilité de cet 
argument. (V. S. C. G. L. II, c. XXXVIII). Le Docteur Angélique ne nie 
pas qu'on puisse démontrer avec probabilité (ou avec une probabilité supé- 
rieure) l'impossibilité de la création éternelle du monde; seulement il déni* 
aux arguments une force péremptoirement démonstrative. (V. p. 1. q. XLVI, 
a. 2). Cf. gg. dispp. de Pot. q. IL, a. XIV, a 6. — V. etiam Schiffini Disp. 
Métaph. spec. Théol. Nat. disp. 1V ; — Nys: La Notion de temps c. IT, a. V. 


354 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


_ 


En outre, nous ne croyons pas que le concept adéquat de 
la création, soit tel que nous le présente le savant auteur. 
Et, en effet, pour être adéquat, le concept doit fournir toutes 
les notes esentielles de son objet, et n’en omettre aucune. 
Or, en disant : « la créature mérite réellement son titre si, 
selon la totalité de son être, elle est sortie des mains de 
Dieu... », M.Nys semble présupposer précisément ce qui 
demanderait une preuve. Ces mots : « sortie des mains de 
Dieu, selon la totalité de son être » signifient-ils simplement 
que, pour qu'une créature soit telle, il lui suffit d’être totale- 
ment (ou d’après la totalité de son être) dépendante de Dieu 
Créateur ?.. Si cela suffit, quelle différence pourra-t-il y avoir : 
entre produire un ètre, lui donner l’existence, et en éloigner 
tout ce qui pourrait éteindre celle-ci? Créer et conserver 
est-ce la même chose. ? (1) Evidemment non. Et pourtant 
n'est-ce pas ce que M. Nys semble supposer ? Car, si des deux 
sens possibles, il affirme que sortir des mains de Dieu signi- 
fie pour la créature, avoir recu l'existence ou l'être sans le 
concours d'une cause matérielle préexistante, n’affirme-t-i 
pas notre conclusion, puisque l'être n’aura pastoujours existé, 
et qu'avant de sortir des mains du Créateur, il n’était pas ? 
Et qu'onne dise pas qu’à notre tour, nous présupposons 
ce qu'il y a à prouver. Comment peut-on dire que quelque 
chose soit sorti de toute éternité des mains de Dieu, si l’on 
donne au mot sortir, le sens de commencer à exister? En- 
tendu dans le sens contraire, créer s’identifiera avec conser- 


(1) Jean de Saint-Thomas avoue lui-même (Phil. nat. p. E, q. XXIV, a. 1) 
que les adversaires de notre opinion doivent admettre cette confusion :... 
« non esset assignare principium incœæptionis in duratione, sed principium 
originis et causalitatis, hoc enim solum est de ratione creationis, ut docet 
S. Thomas q. III de Pot., art. XIV a. 8 in 2. Quare si res fieret ab æterno, 
procederet sine initio durationis, sicut res incorruptibiles accipiunt duratio- 
nem sine fine, et ita acciperent tunc durationem opposito modo ad tempus, 
id est, sine incœptionc, sed semper existendo, cum depudentia tamen ab alio, 
in quo differret a proccssione divinarum Personarum.., Creatura autem ab 
æterno haberet infinitatem durationis participatæ, et ita careret initio, quia 
initium iufinitati opponitur, sicut infinita quantitas initio et fine caret. Quare 
non distingucretur ibi productio et conservatio, quia hoc ipso quod sine 
initio procederet, conservata procederet, et simul essct producta et conservata, 
quia sine durationis initio procederet solo causalitatis principio et originis.» 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 355 


ver, et dès lors à quoi bon distinguer les deux ? Jusqu'ici 
on a enseigné communément que créer se rapportait à l'ori- 
gine de l’être, tandis que conserver n’est autre chose qu'em- 
pêcher la destruction d’un être existant. 

Remarquons en outre que créer ne signifie pas non plus 
produire d'une façon quelconque, par exemple comme 
fait l'artiste, qui dans un bloc de marbre taille une statue. 
Non ; le mot création indique qu'avant l'être créé il n y avait 
rien, pas même un atome qui aurait pu servir à le former, 
mais le néant le plus absolu qui puisse se concevoir. « Cre- 
atio est productio entis ex nihilo sui et subjecti. » Il nous 
semble donc que la définition de M. Nys n’est exacte qu'en- 
tendue dans notre sens; elle n’infirme donc nullement 
notre thèse. 

: À l'appui dela même assertion, le savant professeur dit 
encore que la priorité logique de l’essence sur le fait de sa 
réalisation est la seule que puisse réclamer l’essentielle con- 
tingence des créatures. Attribuez en effet, dit-il, au monde 
actuel une existence éternellement reçue, sera-t-il moins 
contingent que si vous en faisiez remonter l'apparition à 
quelques miliers d'années ? 

Evidemment non ! si l’on suppose le monde ab æterno con- 
Hingens, il est certes contingent ! Mais la question qui nous 
occupe est de savoir si une créature contingente peut être 
« ab æterno » ; c'est précisément l'hypothèse qui esl en ques- 
tion. | 

« Les essences non réalisées, les essences considérées 
comme types idéaux, et qui resteraient éternellement dans 
le néant, si une cause extrinsèque ne venait les en tirer », sont 
appelées-simples sujets récepteurs de l'existence concrète ! 

J'avoue humblement ne pas comprendre des expressions 
comme celle-ci : ce qui resterait éternellement dans le néant 
a existé de toute éternité, a été tiré du néant de toute éter- 
nité, a été éternellement recu... 


Second Argument. « Est-il possible, dit M. Farges, 
qu'une créature soit si parfaite qu’elle ne tombe pas de 
quelque manière sous la succession et dans le temps ? Son 
essence dans l'ordre idéal est sans doute éternelle et immo- 


356 POSSIBILITE OU 1MPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


bile comme Dieu, mais dès qu’elle est réalisée dans une subs- 
tance individuelle, il semble qu’on ne puisse la concevoir dé- 
pouillée de certaines opérations. Or, il est impossible que 
ces opérations ne soient pas multiples, successives et par 
conséquent temporelles, car l'acte pur, et sans mélange de 
potentialité,est le propre de Dieu seul. Cette immobilité dans 
l'activité est en effet une perfection bien difficile à concevoir 
dans une créature, mème pour un ange ou quelque pur esprit. 
On concevrait plutôt en elle l’immobilité dans la puissance. 
Le monde ainsi plongé de toute éternité dans un silence et 
un repos solennel, qui le confondraient en apparence avec 
la mort ou le néant, attendrait le signal du réveil et l’impul- 
sion divine, à l'heure marquée dans les conseils éternels (1).» 
Or, nous croyons que la succession exclut l'éternité, que 
l'être successif se distingue radicalement de l'être éternel. 
Qui dit succession, affirme en effet une multitude d’instants 
se suivant l’un l’autre et exigeant dès lors un instant initial, 
sorte de guide qui ouvre la marche et que rien ne précède. 
Ecoutons ici saint Bonaventure; « Aucune créature n'est 
totalement acte, ni en son ètre, ni en ses puissances ; il s’en- 
suit donc, qu’elle a toujours besoin de la puissance conser- 
vatrice done Par conséquent, quoiqu'elle ait tout l'être 
(son être total, bien entendu) elle ne possède cependant pas du 
coup la continuation totale de son étre ; dès lors il y a en elle 
une succession, sans innovation cependant touchant son 
être ou la propriété absolue de celui-ci, mais néanmoins con- 
tinuation véritable, par rapport à laquelle la créature a pour 


(1) L'idée de Dieu 3° p., HI. — « Sile temps est indissolublement lié au 
changement, les choses qui ne changent pas ne sont pas temporelles. Elles 
peuvent exister pendant le temps. Etre dans le temps, c'est nécessairement 
changer et recevoir cette actualisation successive qui constitue le présent, 
le passé et l'avenir. Etre pendant le temps, c'est assister aux changements 
temporels des autres, sans en éprouver soi-même. Un être n'est donc pas 
dans le temps ou temporel, par le seul fait qu'il existe pendant le temps : 
si nous supposions qu'il ne change pas et quil est incapable de changer, 
parce qu'il est l'acte pur, l'actualisation complète de toute perfection, nous 
devrions concevoir en cet ètre une durée sans aucune succession, une durée 
qui exclut tout passé et tout devenir, une durée éternelle où il jouit, dans un 
présent perpétuel, de la plénitude de l'existence, suivant la formule célèbre 
«interminabilis vitæ tota simul ct perfccta possessio. » — Farges Zbid.2ep , Il. 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 357 


ainsi dire l'être en puissance, et de cette facon elle est suc- 
cessive. Dieu seul par conséquent, étant l’acte pur, est ac- 
tuellement infini, possède l'être total, il a en même temps 
la possession de son être (1). » 

Or, nous le demandons, cette sorte d'angoisse étreignant la 
créature par rapport à l'instant qui va suivre, cet étatsuppliant 
qui paraît diré à Dieu:« puisque j'ai commencé,permettez que je 
continue »,est-1l compatibleavec l'éternité? Non; n’ayantjamais 
commencé, l’être éternel ne peut connaître une fin, et partant 
il ne peut la craindre. Etant éternel, il se suffit à sa propre 
conservation, il est nécessaire. Etant nécessaire, sa dispari- 
tion détruirait l’ordre admirable qui agence toutes les parties 
du monde entre elles, et ferait crouler le monde lui-même. 
Mais cet être est unique, il est Dieu, et hors de lui, nul ne peut 
revendiquer ces prérogatives ! 

Cette conclusion est rigoureuse et nécessaire. (2) Et qu'on 
ne dise pas que cet état successif n’est pas applicable aux êtres 
permanents. Car que signifie cette permanence ? Que l'être 
qui en est affecté ne souffre aucune potentialité par rap- 
port à un instant futur ? Qu'il est sûr de lui-même et de la 
continuité de son existence ? Non: cet être, nous venonsdele 
voir, c’est Dieu seul ! Mais indique-t-elle simplementque son 
essence ne réclame pas de succession ; quà l'éncontre du 
temps, du mouvement, elle n’exige pas un changement conti- 
nuel ?nous demanderonsalorssi cet étre a été créé. Sioui, il est 
successif, puisque pour lui l'existence a succédé au néant. Et 
quel est l'être, si parfaitsoit-il, qui n'ait besoin de l'assistance 
continuelle de Dieu pour conserversa précaireexistence ? Dès 
lors il esten suspens, il est en puissance par rapport à l’ins- 
tant qui va suivre ; il est sujet à succession. (3) 


(1) II sent. D. 2 ; p. 1, a 1., q. 3. | 

(2) D. D. (De Deo Creante th. XVIII): « Quoticscumque, esse creare, et 
existentia subsequitur non esse et possibilitatem, toties repugnat æternitas 
(creaturæ). Æternitas seu præsens immutabile excludens vel possibilitatem 
successionis ab ingenio creaturæ abhorret, Repugnat multipliciter,-quia sup- 
ponit multitudinem infinitam actu dierum ; eam supponit exhaustam, quoti- 
die crescentem. Duæ itaque proprietates cssentiales mundi : contiugentia et 
successi0, æternitatem prorsus excludunt. » 

(3) Nous ne croyons donc pas, avec M. Nys, qu'au point de vue exclusi- 
vement métaphysique, l'hypothèse de la création éternelle « résiste victo- 


358 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


Nous pouvons donc conclure que le monde, par cela seul 
qu'il est créé, exclut toute possibilité d’être éternel. Pour le 
prouver, la notion de créature a fourni une preuve que 
nous croyons suffisante, mais il importe d'étayer davantage 
notre thèse en montrant les absurdités auxquelles conduit 
l'opinion contraire. 

, Î 


2. ARGUMENTS EX ABSURDO 


Ainsi que nous l'avons insinué plus haut, les théologiens 
et les philosophes qui traitent cette question divisent géné- 
ralement les êtres en deux grandes catégories ; l’une com- 
prend les êtres successifs, l'autre Îles êtres permanents. 
Nous ne nous écarterons pas de cette division, mais avant 
d'aborder chaque catégorie en particulier, posons un argu- 
ment général. Dieu pourrait-il anéantir un monde créé de 
toute éternité ? Oui, répondent les philosophes, à quelque 
camp qu'ils appartiennent. Notons la réponse, et qu'on 
nous permette une seconde hypothèse à savoir que Dieu 
eût anéanti le monde, un moment après sa création éter- 
nelle ! (1) Il est clair que le temps écoulé entre la création 
et l’annihilation est fini ou infini ? Peut-être infini ? Evidem- 
ment non, puisque supposé que le monde n'ait vécu qu’un 
moment, chaque moment d’une durée serait à lui seul infini’ 
Qui oserait l’admettre ? 

Mais supposons qu’il soit fini. Qu'importe le nombre de 
moments écoulés depuis la création jusqu’à ce jour, puisque 
chaque moment est fini et que le tout n'échappe pas à la 
condition essentielle de ses parties? Il faudra dire que la 
durée du monde a deslimites et que son existence en a aussi. 
On voit donc que l'hypothèse d’éternité pour la créature est 
inadmissible (2). | 


rieusement à l'épreuve de la critique la plus sévère » ; mais nous pensons 
que mème au point de vue métaphysique, cette hypothèse subit un échec, et 
que les arguments apportés en sa faveur, aboutissent à une pétition de principe. 

(1) Ces expressions paraissent risibles ct le sont en cffet, mais le lecteur 
voudra bien se rappeler que nous sommes dans le domaine des suppositions 
où la « folle du logis » règne en souveraine. | 

(2) Qu'on nous permette de remarquer ce que dit M. Nys : « Lorsque, par 
la pensée, nous remontons la chaîne des siècles réels ou imaginaires écou- 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 359 


Examinons maintenant la question plus en détail, et à cet 
effet considérons séparément les êtres successifs et perma- 
nents. | 


À. — Eres successirs (1) 


Les raisons que l’on peut faire valoir pour prouver notre 
thèse se rapprochent toutes, plus ou moins, de celle qui 
consiste à démontrer, qu'étant admise la possibilité de la créa- 
tion ab æterno pour les ètres successifs, il faut admettre 
aussi la possibilité d’une multitude actuellement infinie, ce 
qui répugne. 

Premier Argument. Il répugne qu’un seul et même infini 
recoive de l’accroissement dans l’ordre où l’on le considère, 
parce qu’alors 1l posséderait deux notes essentielles contra- 
dictoires (2). Et en effet, il serait infini, au moins par hypo- 
thèse, et d'autre part il serait fini, puisqu'il lui manquerait la 
perfection dont il est susceptible. Or, dans la supposition 
que la création du monde ab æterno fût possible, ce cas se 
réaliserait. Le monde, tel qu'il est aujourd’hui, étant sup- 
posé éternel, serait infini. Mais il lui manque la perfection 


lés, jamais, quelle que soit d'ailleurs l'étendue de ce regard plongé dans le 
passé, il ne nous est possible de nous arrêter à un instant qui nous apparaisse 
comme le point initial obligé de l'apparition des êtres... Au surplus, les 
créatures ne sont-elles pas indilférentes à l'égard du temps ? » — Nous con- 
_cédons bien volontiers, qu’en plongeant le regard dans le passé, on n'arrive 
pas à un instant qui soit le point initial obligé déterminé, c'est-à-dire, à tel 
point plutôt qu'à tel autre, mais cela n'empêche pas qu'il eu faille un, 
quel qu'il soit ; nous accordons de mème que les créatures soient indiflérentes 
à tel ou tel temps, mais qu’elles le soient au temps pris d'une facon absolue, 
c'est là ce qu'il faudrait prouver. 

(1) « Res successivæ sunt motus, et generationes rerum, et per motus in- 
telligimus tam locales, quam alterationis..... Est autem specialis difficultas 
in rebus successivis, quod fuerint ab æterno, quia deberent carere omni 
principio. » Jean de Saint-Thomas, Phil. nat. p. I, q. XXIV, a. 2. 

(2) Farges, op. cit. « Cette notion de série ou de succession sans point de 
départ implique une contradiction. Elle serait infinie dans le passé, et pour- 
tant elle augmenterait chaque jour. Mais il est contraire à la nature de l'in- 
fini, de pouvoir être augmenté. Et si l'on nous dit que le temps ne serait 
infini que d'un seul côté, du côté passé, je réponds précisément que l'infini 
ne peut être tel d'un seul côté, car la même quantité serait alors finie ct 
infinie en même temps. » 


360 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


que lui ajouteront l'heure, la minute, l'instant qui vont 
suivre (1); il en est susceptible, il la recevra, donc il est li- 
mité, fini. Quoique infini, le nombre des jours et des années 
pourra augmenter. Dès que le jour de demain se sera ac- 
tualisé pour le monde, celui-ci comptera un jour en plus ! (2) 


(1) Le R. P. Scrtillanges (Rev. Thom., novembre 1897) admet la valeur de 
cet argument appliqué à un infini réalisé dans son ensemble, mais il lui dénie 
toute portée, si on l'applique à la question qui nous occupe, parce que, dit-il, 
le passé n'existe pas comme ensemble, ne constitue pas un infini « actu ». 
Pareille explication ne peut nous satisfaire. Ainsi que nous le redirons plus 
loin, qu'importe que les jours infinis soient passés! N'en résultcra-t-il pas 
tout de mème que le nombre, représentant pour nous les jours infinis, est 
actuellement infini, lui aussi ?... Ce nombre, pourrait donc dans l'hypothèse 
que nous combattons, recevoir une augmentation, ce qui ne peut se faire : 
on n'augmeute pas l'infini dans l’ordre même où il se prévaut de cet attribut. 


(2) Saint Bouaventure nous fournit des arguments similaires. (II Sent. 
d. 1,p. 1, a. 1, q. 2). 

« Impossibile est infinito addi — hæc est manifesta per se, quia omne 
illud quod recipit additionem fit majus, infinito autem nihil majus — sed 
si mundus est sine principio, duravit in infinitum : ergo durationi ejus non 
potest addi. Sed constat hoc esse falsum quia revolutio additur revolutioni 
omni die : ergo etc. Si dicis quod infinitum est quantum ad præterita, tamen 
quantum ad præsens quod nunc est, est finitun actu et ideo ex eä parte qua 
finitum est actu, est reperire majus : hæc est veritas infallibilis quod si mun- 
dus est æternus, revolutiones solis in orbe suo sunt infinitæ, etc... » — 
« Impossibile estinfinita pertransiri (ut dicit Aristoteles.) Sed si mundus non 
cæpit, infinitæ revolutiones fuerunt : ergo impossibile est illas pertransire : 
ergo impossibile fuit devenire usque ad hanc. Si tu dicas quod non sunt per- 
transita, quia nulla fuit prima, vel quod etiam bene possunt pertransiri in 
tempore infinito ; per hoc non evades. Quæram enim ate, utrum aliqua revo- 
lutio præcesserit hodiernam ia infinitum, au nulla. Si nulla : ergo omnes 
finitæ distant ab hac, ergo sunt omnes finitæ, ergo habent principium. Si aliqua 
in infinitum distat, quæro de revolutione quæ immediate sequitur illam, 
utrum distet in infinitum ? Si non, ergo nec illa distat quoniam finita distan- 
tia est inter utramque. Si vero distat in infinitum, similiter quæro de tertia 
et de quarta, et sic in infinitum : ergo nou magis distat ab hac una, quam ab 
alia : ergo una non est ante aliam : crgo omnes sunt simul ». — « Impos- 
sibile est infinita a virtute finita comprehendi, sed si mundus non cϾpit, inti- 
nita comprehenduntur a virtute fiuita. Ergo etc. Probatio majoris per se 
patet. Minor ostenditur sic: suppono, solum Deum esse virtutis actu infinitæ, 
et oimnia alia habere finitatem. Rursus suppono, quod motus cœli nunquam 
fuit sine spirituali substantia creata quæ vel ipsum facerct, vel saltem co- 
gnosceret. Rursus etiam hoc suppono quod spiritualis substantia nihil oblivis- 
citur, Si ergo aliqua spiritualis substantia virtutis finitæ simul fuit cum cœlo, 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ETERNEL 361 


Supposé cet infini, on pourra toujours en concevoir un plus 
grand que lui. 

Jean de Saint-Thomas nous fournit un second argument 
qui n’est pas sans valeur (1): 

Il est, dit-il, une difficulté spéciale qui s’ oppose à ce qu’on 
admette la possibilité d’une création ab æterno pour les 
êtres successifs, car il devraient être dénués de tout principe 
de durée. En effet, assignez leur un commencement quel- 
conque : du coup, ils ne sont plus ab æterno, parce que leur 
instant initial et le moment présent sont deux termes qui ne 
peuvent comprendre une durée infinie et éternelle. Or, si 
le monde est privé de commencement, il faut nécessaire- 
ment nier une succession infinie ab æterno, puisqu'il est de 
l'essence de la succession d’avoir un point de départ et un 
terme, etc. | 

Cette opinion, ajoute-t-il, me paraît non seulement plus 
probable, mais encore plus certaine, en supposant d’une part 
que la corruption ab æterno est impossible, et que de 
l’autre la succession ne se comprend pas sans une corruption 
quelconque (2). 


nulla fuit revolutio cœli quam non cognosceret ; et non est oblita, ergo omnes 
cognoscit ; et fuerunt infinitæ, ergo aliqua spiritualis substantia virtutis fini- 
tæ simul comprehendit infinita. Si dicas quod non est inconveniens quod 
unica similitudine cognoscat omnes revolutiones, quæ sunt ejusdem specei 
et omnino consimiles, objicitur quod non tantum cognoverit circulationes, sed 
eargm effectus, et effectus varii et diversi sunt infiniti ; patet ergo, etc... 

(1) Loc. sæpius citat. 

(2) Cfr. Van Hoonacker (op. cit.): « Repugnat ut creationis objectum po- 
natur aliqua series infinita, seu carens primo termino quæ constet substantiis 
quarum una ab altera producatur, v. g. series infinita hominum quorum unus 
ab altero generatus fuerit, quin detur aliquis homo primus immediate a solo 
Deo creatus. Nam homo parente genitus non potest dici a solo Deo crea- 
tus.. et sic sequeretur speciem humanam a Deo tanquam a causa adæquata 
produci non potuisse, quia ad hoc requiritur ut sit in aliquo determinata 
individuo, quod solum Deum auctorem haberet suæ existentiæ. Igitur inf. 
nita series creata hominum videtur absurda, non solum ratione indirecta 
quæ nempe repetatur ex ipsa impossibilitate hujusmodi seriei per se 
spectata, vel ex impossibilitate actualis multitudinis infinitæ animarum quæ 
admittenda foret, sed directa ratione ex ipso facto creationis deprompta. » 
— « Repugnat res productas per motum esse ab æterno : ergo repugnat ge- 
perationes et corruptiones, ac proinde mot et tempus, esse ab æterno. 

E. F. — VIII. — 23 


362 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


Le R. P. Sertillanges (AR. Th., sept. 1897) pour échapper 
à ce qu'il y a « de troublant et comme d’aveuglant pour l’es- 
prit dans cette supposition d’une succession infinie de jours 
et de siècles »', (nous dirions plus volontiers : à la contradic- 
tion qu'implique la possibilité du monde ab æterno), semble 
obscurcir la notion d’un moade créé dans le temps, comme 
si les ténèbres pouvaient produire la lumière (1). À notre 
avis, c’est de l'homéopathie déplacée. Ce n'est pas l’obscu- 
rité, mais la répugnance qui nous sert d’argument ex absur- 
do. Partant, ce n’est pas non plus l'obscurité qu'implique la 
création du monde dans le temps, (qu'on ne l’augmente pas 
à plaisir !}, qui peut nous atteindre. 

— « Comment se représenter, en effet, dit le Révérend 
Père, le passage du néant absolu à l'être ? Que se passe-t-il 
à ce premier instant ? Dirons-nous que le monde devient ? 
Mais alors il n’est pas, car ce qui est n’a pas besoin de deve- 
nir. Dirons-nous qu'il est? Mais alors il ne devient pas. Et 
ainsi nous devons concevoir à l’origine un double instant, 
l’un où le monde devient et n’est pas, l'autre où son devenir 


consequentia patet. Nam,sublato termino motüs, impossibile est dari motum ; 
unde cum res genitæ per motum sint ejus. terminus, sic non possunt esse 
ab æterno nec ipse motus ab æterno esse potuit. Probatur antecedens : Quod 
sentialiter supponit aliquid prius se, etiam duratione non potest esse ab 
æterno ; sed res producta per motum essentialiter supponit aliquid prius se, 
ctiam duratione, scilicct motum quo producitur.. Ergo repugnat res producta 
per motum ab æterno ». (Goudin,Phys. II. Th. unic). — « Repupgnat mundum: 
dum:esse æternum, saltem quoad entia successiva, ut sunt motus localis, ge- 
nerationes et corruptiones rerum, etc. ; successio namque cssentialiter con- 
cludit pluralitatem rerum, quarum una sit post aliam : ergo repugnat ens 
successivum, qua tale, esse æternum et productum per actionem instanta- 
neam, qualis est creatio ». (Gonzales, Cosmol, c. I, a. 2, $ 2.) 

(1) « Enfin la raison principale, croyons-nous, qui rebute les esprits en 
face de notre hypothèse, c'est l'obscurité de cette notion d'infini, éternel 
scandale de la raison humaine. Il faut bien avouer, en cflet, qu'il y a quelque 
chose de troublant et comme d'aveuglant pour l'esprit dans cette supposition 
d’une succession infinie de jours et de siècles. Tous les changements que 
nous observons partent d’un terme, pour aboutir à un autre terme. Un univers 
qui marche et qui ne vient de nulle part; une durée qui s'écoule et qui ne 
s'approche ni ne s'éloigne d'un point de départ ou d'un but; il y a là quelque 
chose qui confond. Mais qu'on veuille bien remarquer d'autre part, et cette 
observation, à notre avis, est capitale, que la création du monde dans le temps 
est une:notion tout aussi difficile à comprendre. » 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL . 363 
1 


aboutit à l'être. Mais ce premier devenir, comment le con- 
cevoir ? Que peut-il se passer là où il n'y a rien ?.. Le monde 
est, etilest après n'avoir pas été, c'est tout ce quon peut 
dire, si même cette expression « après» ne renferme pas 
une idée fausse. 

— Nous l’avouons, pareilles données ne sont certes pas de 
nature à jeter grande lumière sur le concept de création. Mais 
sont-elles bien nécessaires pour s’en faire une idée suffi- 
samment nelte, pour autant du moins que notre intelligence 
le permet ? Nous ne le croyons pas, et mème nous les jugeons 
inutiles. Pourquoi ce double instant, ce devenir et cet être ? 
Sans doute nous ne comprenons pas l’action créatrice, mais 
nous savons d'autre part que création $ignifie : «productio rei 
secundum totum suum esse, ex"nihilo sui et subjecti » ; donc 
là oùil n'y a rien, Dieu, sans le concours d'aucune matière 
préexistante, par sa seule Puissance sans bornes, peut faire 
exister quelque chose ; le devenir et l'être se confondent ; 
aussi longtemps que la création n’est pas faite, 1l n’y a rien : 
rien ne devient, rien n'existe ; mais aussitôt la création faite, 
quelque chose est, mais ne devient plus; c'est dire que la créa- 
tion est marquée par l'apparition d’un ètre qui devientpar le 
fait mème qu'il est, et qui est, par le fait même qu’il devient. 
Nous croyons pouvoir dire en toute vérité et en toute exacti- 
tude de termes:« le monde est, et ilest, après n'avoir pas été.» 
Nous ne craignons pas que le mot « après » renferme une 
idée fausse:le monde ne peut évidemment pas « être et ne pas 
ètre.…..en même temps»; si donc il est,et « n’a pas été. »il faut 
bien que sa non-existence ait été suivie par son existence, 
ou qu'il existe après n'avoir pas existé. Ainsi que nous l'a- 
vons dit plus haut, nous ne pouvons admettre que la création, 
considérée non pas comme l'état de la créature, mais comine 
sa cause d'existence, indique une simple relation d'etfet à 
cause; puisque, ainsi considérée, la création doit nécessaire- 
ment se rapporter à la réception de l’existence; et il ne suflit 
pas qu'elle se rapporte à la conservation de l'existence recue, 
si toutefois on veut sauvegarder la distinction que le sens. 
commun a introduite entre créer et conserver un ètre. Dès 
lors, nous nous demandons en vain comment « la difficulté 
qui s’oppose à l’idée de création » (disons mieux: l'ebscurité 


364 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


qui entoure l'action créatrice, la difficulté pour nous en for- 
mer un concept adéquat) « devient un argument pour l'hypo- 
thèse d'une durée éternelle ».… 

— « Ce qu'Il (Dieu) veut, continue le Rév. P. Sertillanges, 
I1l'a toujours voulu; ce qu'Il fait, Il l’a toujours fait ;.. si 
donc l’on regarde la question à ce point de vue, la difficulté 
se déplace et passe de notre thèse à la thèse adverse. Il est 
infiniment plus facile de concevoir un monde coéternel à 
l’action éternelle qui le cause, qu’un monde temporel résultat 
d'une action posée dès l'éternité. .…. Nous ne serions pas 
éloignés de prétendre toutefois que, tout compte fait, les 
diflicultés soulevées par l’idée de création dans le temps, 
sont aux yeux du philosophe, du mème ordre et presque du 
mème degré que l’idée d'une succession infinie. Ce qui fait 
la différence pour le peuple, et en philosophie beaucoup sont 
peuple — c’est que l'infini déroute l'expérience et que l’idée 
de commencement est vulgaire. Par là, l'hypothèse d’une 
durée infinie nous effraie, et celle du commencement de 
tout nous paraît simple ; mais, si dépassant la sphère de 
l'expérience, qui ne nous présente que des changements, 
nous envisageons..…. l’idée d’un commencement absolu, elle 
nous jettera dans le trouble, tout comme celle d’une durée 
éternelle ;.... l'idée de création dans le temps, que nous 
recevons de la foi, n’en reste pas moins pour nous, comme 
philosophes, extrêémement obscure, et... si nous avions à 
choisir librement entre ces deux hypothèses : ou le monde 
temporel créé de Dieu par une action en quelque sorte nou- 
velle, ou le monde éternel dépendant éternellement de Dieu, 
c'est vers cette dernière, peut-être, que nous inclinerions..… 
La Foi nous révèle plus d’un fait, et parmi eux la nouveauté 
relative du monde, mais ce n'est pas un motif pour pré- 
tendre imposer au nom de la raison ce que nous ne tenons 
pas d’elle, ni n’en pouvons tenir. » 

— On a beau affirmer « qu’il est infiniment plus facile de 
concevoir un monde coéternel à l'action éternelle qui le 
cause, qu’un monde temporel, résultat d’une action posée 
dès l’éternité » ; pour nous, cela est non seulement infini- 
ment plus diflicile, mais mème absolument impossible, 
puisque le monde créé ab æterno implique contradiction. 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 365 


Cette contradiction, on. ne la trouvera pas dans la création 
d'un monde temporel, résultat d’une action posée dès l’éter- 
nité. Et en effet, de ce que Dieu veuille de toute éternité la 
création d’un monde qui ne se produira que dans le temps, 
s'en suit-il une répugnance ?.. Qu'il y ait obscurité, nous le 
voulons bien; mais impossibilité, nous le nions ; d’ailleurs 
la Foi est là, qui confirme nos dires ; et le philosophe, quel . 
qu'il soit, ne rejette pas impunément ses lumières. Encore 
que l’on fasse abstraction de ce secours surnaturel, la possi- 
bilité de la création du monde dans le temps, s’aflirmera 
devant la raison humaine, pure de tout alliage contradictoire 
et éminemment raisonnable. D'ailleurs que l’on choisisse : 
ou l'affirmation contradictoire, ou la doctrine quelque peu 
obscure : astre voilé de légères ténèbres, mais à travers 
lesquelles on aperçoit un horizon brillant de vérité. Pour 
nous, nos préférences ne peuvent être pour la contradiction, 
d'autant plus que ceux qui l’admettent, ne peuvent se sous- 
traire à nos ténèbres. Et de fait, supposons que l'éternité du 
monde créé soit possible, quelle est la raison humaine qui 
pourra, sans s’insurger contre la Foi, nier la possibilité d'un 
monde créé dans le temps ? Dès lors, pourquoi dire que les 
difficultés se déplacent pour passer à notre thèse ?.... Quoi 
qu’il en soit, nous préférons l'obscur au contradictoire. 

Nous non plus, nous ne croyons pas que la foi soit un mo- 
tif pour imposer au nom de la raison ce que nous ne tenons 
pas d'elle ni n’en pouvons tenir ; mais, sans rejeter les lu- 
mières de la foi, sans prétendre imposer quoique ce soit, nous 
proposons au nom de la raison, les conclusions que nous 
tenons d'elle, les croyant d'autant plus assurées, quand, aux 
clartés des raÿons divins qui nous illuminent, elles paraissent 
conformes aux œuvres de Dieu. 


Troisième et principal argument. Si on l’admet pour les _ 
ètres successifs la possibilité d’une création ab æterno, on 
doit admettre nécessairement aussi la non-répugnance d’une 
multitude actuellement infinie. Or, la saine raison ne peut 
admettre cette conséquence. Ecoutons le grand philosophe, 
le Cardinal Zigliara. (op. c. Cosm. |. 1 c. III, a. 2). Je crois que 
le monde, tel qu'il est dans l’ordre présent, n'aurait pu ètre 


36% POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


créé ab :rterno, quoi qu’en pense le P. Guérinois, O. P., dans 
son ouvrage. Clypeus Philosophiæ Thomisticæ, t. TT, p. II, 
Phys. q. 1, art. IT. Et en effet, si cette création est possible, 
il semble en découler que dans la succession de l'éternité 
jusqu'au moment présent, il y aura des successions actuelle- 
mentinfinies, soit dans le temps, soit dans le mouvement, soit 
dans la génération, ou du moins dans les pensées de quelque 
intelligence créée : or nous avons démontré en Ontologie 
qu'une telle infinité actuelle répugne. Le docteur angélique 
lui-même est favorable à notre opinion, comme on peut le voir 
p. 1, q. XLVI, a 2, ad 8. » Jean de Saint-Thomas est du même 
avis que l'éminent cardinal Zigliara : « une autre raison 
en faveur de cette opinion, et qu’on ne pourra jamais résoudre, 
est que, si les mouvements et les générations étaient ab 
wterno, il ne répugnerait pas d'admettre un infini in actu, ce 
qui est chose inadmissible... La conséquence est manifeste ; 
car il pourrait y avoir des générations infinies d'hommes ; il 
existerait un nombre infini d’âmes séparées, parce qu'elles 
sont immortelles ;.. ou pareillement, comme le nombre des 
jours serait infini, un ange aurait pu être créé chaque jour, 
de sorte qu'au moment présent il y en aurait une multitude 
actuellement infinie. Cet argument est souvent proposé par 
saint Thomas qui le laisse sans solution ».. (1) 


(1) Farges, op. cit. : « L'on a beau dire que les êtres passés n'existent 
plus (s'ils existaient encore, saint Thomas accorde l'impossibilité : aussi lors- 
qu'il s agit de la création ab ætcrno d'âmes humaines qui sont immortelles, 
il nie la possibilité (1% q. 46, a. 2, ad. 8) ; cette réponse ne nous satisfait pas. 
Ils existent toujours comme faits historiques ou au point de vue numérique, 
comme collection d'unités distinctes. Or jamais une collection d'unités ne sau- 
rait être infinic : cela est mathématiquement impossible. Ainsi, si vous sup- 
posiez que le monde existe depuis une infinité de jours, d'heures et de mi- 
nutes, vous devriez conclure que ke nombre de ces minutes n’a pas êté plus 
grand que celui de ces heures, de ces jours ou de ces années, ce qui est ab- 
surde », — Cfr. Sylvester Maurus, Quest. philos, t. 11, q. 34. — P. La- 
housse : Cosmol. de tempore creationis, n° 543. — Saint Thomas : 17 Sent. 
dist, 1, q. 1. a. 5 ; Summa theol. 1%, q. 16, a. 2, ad 8 ; opusc. de æternitate 
mundi. — « Atque hinc sequitur motus et generationes aliarum rerum not 
potuisse cesse ab æterno, sicut enim animæ immortales naturaliter perseve- 
rant, sic Deus posset supcrnaturalitecr conservare alias formas, quæ idev 
essent etiam tune infiuitæ actu » (Billuart, dis. 1, a. 6). — « De deux 
choses l'une, dans la thèse de l'éternité du monde, on veut parler du monde 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 367 


Quelque incontestable‘ que nous paraisse cette majeure, 
tous les auteurs cependant ne l’admettent point. Examinant 
la question. de savoir si l'hypothèse du monde éternel est 
nécessairement dépendante de la possibilité d'une multi- 
tude infinie actuellement existante, M. le professeur Nys 
(op. cit.) dit entre autres. « La majeure de ces arguments 
revient en substance à ceci : vous n’appliquez votre hypo- 
thèse d’une création éternelle qu'aux êtres successifs, c'est- 
à-dire, qu’à des créatures destinées à disparaître complète- 
ment au terme d’une existence temporelle toujours relative- 
ment très courte. Mais au lieu de créations transitoires, il 
m'est aussi légitime qu'à vous de supposer des êtres naturel- 
lement impérissables ou d’une durée permanente. Que faut-il 
en penser ? Les deux hypothèses sont elles également légi- 
times ? On l'affirme, mais cette assertion nous paraît être le 
type d'une pétition de principe adroitement dissimulée. Nos 
adversaires ne peuvent inférer de cette majeure l'existence 
actuelle d'une multitudeinfinie,qu’à une seule condition : c’est 
de n’attribuer à aucun des êtres permanents, qu’il leur plaît 
de substituer aux êtres successifs, une existence éternelle. 
Mais que signifie le terme « d’êtres permanents, d'êtres im- 
périssables » ? Si vous voulez en inférer l'existence actuelle 
d'une multitude infinie, il faut bien que leur existence se soit 
prolongée jusqu’à vous, et que, dans le fait de la création, 
vous leur ayez reconnu cette aptitude. En substituant dans 
votre majeure aux êtres successifs, des êtres permanents,vous 


actuel qui est successif, ou d'un ètre créé quelconque,qui pourrait être éter- 
nel. Dans le premier cas, il faudrait supposer une suite de changements sans 
commencement, une série sans premier terme, une multitude qu aucun 
nombre ne saurait exprimer. (Sum. theol., 1%, 2, 7, 4). C'est l’objection que 
rencontre saint Thomas dans la Somme Théologique, à savoir que, depuis le 
premier, il y aurait eu une infinité de jours jusqu'au jour actuel. Le Docteur 
Angélique se borne à répondre que, d'un jour quelconque à un jour quel- 
conque, il u'y a pas une infinité de jours. Puisqu'il n'ÿ a pas eu de premi:r 
jour, on ne peut appliquer le principe à la totalité. Cette réponse montre plu- 
tôt la difficulté de donner une réponse absolument nette, que la valeur in- 
trinsèque de l’abjection. Dans le second cas, nous avons une créature éter- 
nelle ; et saint Thomas nous dit lui-même que Dieu seul est éternel et sans 
succession... » Domet de Vorges. (Annales de Philos. chrétienne, février- 
mars, 1898). 


368 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


affirmez donc la possibilité d'existence d'une multitude ac- 
tuelle, tout comme dans l'opinion thomiste ; la thèse d’une 
création éternelle d'êtres successifs, est l'affirmation ex- 
plicite de la possibilité d’une multitude infinie d'êtres ac- 
tuellement disparus. N'est-ce pas une pétition de principe 
des mieux caractérisées ? Bien plus, vous partez d’une‘hypo- 
thèse que vous croyez absurde, pour en inférer que l'opinion 
thomiste rivale, l’est au même titre; mais de quel droit pré- 
tendez-vous assimiler votre hypothèse à la nôtre? Puisque, 
de votre avis, la créalion éternelle des anges implique une 
contradiction, que ni vous ni moi nous n’avons rencontré 
dans la création éternelle d'êtres successifs, je garde ma 
foi en cette seconde hvpothèse et vous laisse le bénéfice de 
la première. » 

— C'est à tort, croyons-nous, que le savant et sympathique 
auteur pense qu’il faille, pour prouver que la création ab 
æterno entraîne avec elle une multitude actu infinita, eubs- 
tituer des êtres permanents aux êtres successifs. A vrai dire, 
nous n'avons que faire de cette substitution ; surtout, il ne 
nous faut pas une série d'êtres existant au moment actuel ; 
mais il nous suffit une multitude actuellement infinie d'êtres 
qui ont existé, ce qui, selon la remarque bien juste de 
M. Farges, répugne déjà souverainement. Dès lors, l’impu- 
tation d’user d’une pétition de principe ne peut nous tou- 

{ cher ; notre supposition est parfaitement légitime. Comment 
pourraient-ils jamais avoir prôné la possibilité d’une mul- 
titude actu infinita, ceux qui la combattent de toutes leurs 
forces ? Puis, quel inconvénient y a-t-il dans un argument 
ab absurdo, à partir d’une hypothèse que nous regardons 
comme inadmissible, pour en conclure qu’une thèse est 
insoutenable, puisque l'hypothèse contradictoire est insé- 
parablement unie à l’admission de la thèse combattue ? Il 
s'agit donc, pour les partisans de l'opposition, de se débar- 
rasser tout d’abord de ce lien génant. 

M. Nys dit en outre que, nilui ni nous, nous n'avons 
trouvé de contradiction dans la création éternelle des êtres 
successifs. Nous croyons qu’il est inutile d’insister, et que 


les preuves données plus haut établissent suffisamment le 
contraire. 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 369 


Le R. P. Sertillanges (Revue Thomiste, novembre 1497) 
fournit lui aussi, pour échapper à cette multitude infinie, 
des explications que nous ne pourrions justifier. — Nous ad- 
mettons parfaitement que le passé a été, qu'une proposition 
actuellement vraie n’a pas nécessairement pour objet une 
chose actuellement existante; mais cela importe peu, puisque, 
comme nous l'avons dit plus haut, la possibilité de la créa- 
tion du monde ab æterno n'entrainerait pas moins la possi- 
bilité d'un nombre actuellement infini, ce qui implique con- 
tradiction. — Si on admet que Dieu peut créer un ange à 
un moment quelconque de la durée, et qu'il n’est pas de mo- 
ment où une telle action ne lui soit possible, de quel droit 
refuse-t-on à la Toute-Puissance divine la faculté de doter 
d’une pareille création tous les moments de la durée qu'on 
suppose infinie ? — Comment des parties finies peuvent-elles 
former un ensemble infini ?.. 

— « La succession n’existe pas pour Dieu, continue le R. 
Père, son action est une, elle est éternelle... de sorte que 
demander : Dieu peut-il créer chaque jour un être, pendant 
une durée éternelle, cela revient à dire: Dieu peut-il créer 
un infini ? Et alors la question se prendra non du côté de la 
puissance de Dieu, qui est évidemment sans iimites, mais 
du côté de la nature de l'objet, qui est ou qui n'est pas réali- 
sable. Une infinité successive d'ètres périssables est-elle 
possible ? Oui, car elle ne constitué qu’un infini en puissance, 
et aucune contradiction ne s’y révèle: Dieu pourra la faire. 
Une infinité successive d'êtres permanents est-elle possible ? 
Non, car elle aboutit à un infini en acte, et par là à une im- 
possibilité véritable. Dieu ne pourra pas le faire. » 

— La question est très bien posée, mais nous ne pouvons 
souscrire à la première partie de la réponse ; une infinité 
successive d'êtres périssables ne constitue pas, il est vrai, 
une multitude d’êtres actuellement existants, mais ce n’est 
pas davantage uninfini en puissance ; puisqu'il s’agit d'une 
succession supposée infinie « a parte ante »,c'estquelque chose 
qui n’est plus à l’état de puissance, mais qui a été en acte, et 
quoi qu'il en soit, elle conduirait à la possibilité d’un nombre 
actuellement infini, ce qui répugne ; donc Dieu ne peut pas 
la faire. 


370 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


— « Un groupe quelconque de jours, ditencore le R. P. Ser- 
tillanges, peut être compté, si grand qu'il soit ; l'ensemble, 
à supposer le temps infini, n'est pas nombrable. Pour nom- 
brer, en effet, il faut partir d’une unité qui sert de base au 
calcul et dont la répétition plus ou moins fréquente produit 
le nombre. Dans l'hypothèse d’un infini, cette unité première 
n'existe point; donc pas de total possible ;.. compter à partir 
du commencement esticiun non-sens, puisque parhypothèse 
il n'y a pas de commencement. » 

— Tout nombre actuellement posé est numérable de par 
son concept ; donc un nombre actuellementinfini, c'est-à-dire 
actuellement posé et'infini, implique contradiction ; l'unité 
qui sert de base au calcul est le jour actuel, à partir de là il 
faudrait pouvoir compter le nombre infini. Nous accordons 
volontiers que le concept d'infini exclut le dénombrement, 
mais c'est précisément à cause de cela qu’on ne peut pas 
donner ce qualificatif à la quantité, qui, par son concept, im- 
plique la possiblité du dénombrement. Il y a une grande 
différence entre un temps infini passé, et un temps infini à 
venir. En effet, le tempsinfini passé est ac/uellement sans 
limites, c'est pourquoi nous nions sa possibilité ; tandis que 
le temps infini à venir, n’est infini que d’une façon impropre : 
ilest infini en puissance, mais actuellement fini, en un mot ;il 
est indéfini. [lvadesoi quenous en admettonsla possibilité. (1) 


(1) Le R. P. Evangéliste de S. Béat, dans son étude citée plus haut (ch. VI, 
cor. 1), se demande: « Utrum posita æterna creatione alicujus rei succes- 
sivæ, vere existeret multitudo actu infinita ? Affirmative respondent Bonaven- 
turistæ omnes, et quicumque thomisticam sententiam de possibilitate æternæ 
creationis impugnarunt. Quin etiam, ipsi Thomistæ hoc concedere videntur. 
Hanc vero couclusionem, ctsi nostræ sententiæ de impossibilitate æternæ 
creationis valde consentaneam, si quis diligenter ad omnia in præcedenti 
articulo disputata attendere voluerit, omnino falsam esse judicabit ; aliis 
verbis: æterna creatio rerum successivarum multitudinem actu infinitam 
non parit, sed tantummodo numerum finitum, cujus unitas quædam dura- 
tionem habet infinitam... Porro dicet aliquis : si res ita se habeat, tota ruit 
argumentatio tua circa impossibilitatem æternæ rerum succesivarum creatio- 
nis, Cui difficultati ut fiat satis, sequentia notata volumus, .. Secundo, quod 
probat nullam dari multitudinem actu infinitam, ipsissimum argumentum 
probat nullum ens successivum, ut tale, posse creari ab æterno... Tertio, et 
si creatio æterna rerum successivarum multitudinem actu infinitam non pro- 
ducat, producit nihilominus durationem actu infinitam. 

Atqui talis duratio actu infinita repugnat, Ergo. Apposite cl. Estius : «a Deu“ 


_ 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 351 


Nous disions dans la mineure de notre troisième argu- 
ment, que la possibilité d’une multitude actuellement infinie 
était inadmissible (1). 


non potest producere infinitum actu, neque secundum magnitudinem neque 
secundum durationem :; est enimin his tribus eadem ratio impossibilitatis secun- 
dum multitudinem, scilicet infinitum aliquid actu completo jam sumptum 
esse, etc. » (in dist. I., II sent. $ XD). Nonest ergo cur ad multitudinem actuinfi- 
nitam recurramus,ad falsitatem sententiæ thomisticæ demonstrandum. Quarto, 
sed ne hanc quidem ex toto repudiare cogimur. Re sane vera, si Deus producere 
potest infinitum actu secundum durationem, quod omnino est admittendum in 
hypothesi æternaæ creationis,potest.juxta Estii principium,et infinitum secun- 
dum multitudinem producere, Secd illud infinitum secundum multitudinem 
actu compleri nequit successive, ut ex dictis constat. Restat igitur ut Deus 
illud producat unico instanti, i. e, sumultanee. Porro omnes thomistæ hance 
multitudinem actu infinitam simultaneam respuunt. Ergo et propriam sen- 
tentiam de possibilitate æternæ creationis rerum successivarum respuere 
tenentur ». Ces concessions nous paraissent un peu bénignes ; pour se 
débarrasser du cauchemar, que produit l'absurdité d'une multitude actuelle- 
ment infinie, inhérente à la possibilité d’une création ab æterno pour les êtres 
successifs, on admettrait une autre absurdité, en donnant au premier être de 
cette série une durée sans limites aucune. On ne fcrait que doubler l’absur- 
dité ; si on échappe à l'existence hic et nunc de la multitude actuellement 
infinie, on n'échappe pas à sa possibilité; or, qu'on la dise réalisée, ou qu'on 
la dise simplement possible, cela revient au même. Prouvons-le : cette durée 
infinie qu'on se plairait à concéder au premier être de la série, n'est sans 
doute pas le présent immuable, qui ne couvient qu'à Dieu seul ; maïs bien 
une durée successive, puisqu'elle affecte un être sujet à succession ; elle doit 
donc à son tour comprendre, non pas des êtres numériquement infinis, mais 
au moins des instants, des mouvements, des opérations en nombre infini. 
d'où il suit que l’on tomberait de Charybde en Scylla. 

(1) Farges, op. cit. : « Tous nos adversaires reconnaissent que tout 
nombre infini, toute série actuellement infinie, sont des contradictions fla- 
grantes. En cela, savants et philosophes sont unanimes. (Cfr. saint Thomas, 
1% q. 7, a. 4 — et q. 46, a. 2 ad. 8), où il dit nettement qu une série actuelle- 
ment infinie (a parte ante) d'hommes ou d'’âmes humaines cest impossible). 
Mais, nous réplique-t-on, l’infinité numérique, dont il s’agit ici, n’est pas ac- 
tuelle et simultanée, elle est seulement successive cet virtuelle. La série se 
poursuit toujours, elle n’est donc pas infinie, mais seulement indéfinie. Nous 
répondrons qu'il ne faut pas confondre une séric sans fin avec une série sans 
commencement : ce sont là deux notions fort différentes ; aussi l'Ecole les 
a-t-elle distinguées avec soin sous le nom d’éternité a parte post et d'éternité 
a parte ante. Une série sans fin ou indéfinie n’a rien de contradictoire, car de 
fait à quelque moment qu'on la compte, elle est finie. Au contraire, une série 
sans commencement ne serait pas seulement indéfinie, mais actuellement 
infinie, puisqu'on supposerait que toute cette série infinie d'êtres antérieurs 


372 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


Aristote nous apprend que plusieurs philosophes de 
l'antiquité croyaient à l'existence d’un nombre infini. Comme 
partisans de la même opinion on cite : Leibnitz (1), la plupart 
des Nominaux, Vasquez (Comm. in S., p. 1, D. 26, c. 1), Hur- 
tado (Phys. d. 13, $ 16), Tolet (Comm. in 1 p. D. Th. q.7, 
art. 4) (2), Arriaga (Phys. d. 13, n. 32), Oviédo (Phys. controv. 
14, punct 4, n.6; punct. 5). — L'opinion contraire est com- 
mune parmi les Scolastiques : saint Bonaventure (I. Ï sent. 
d. 43, a. 1,q. 3), Scot, qui soutient en outre que la sentence ad- 
verse est opposée à l’autorité des Philosophes et des Saints 
(£. II, sent. d.1, q. 3; 1. 3, d. 13, q. 2) (3). Certains auteurs, peu 


serait actuellement réalisée ». — « Quod attinet ad multitudinem actu inf- 
nitam simultaneam, nos equidem cum S. Thoma contendimus ipsam non esse 
possibilem ;... infinitum actuale permanens, si non omnium, certe plurimo- 
rum pbilosophorum judicio infringitur ». (San-Severino, Cosm. c. VI, a. IV). 

(1) Dans une lettre à Foucher (ap. Dut. t. 2. 1 p. 243) il dit: « Je suis 
tellement pour l'infini actuel, qu'au lieu d'admettre que la nature l’abhorre, 
comme l'on dit vulgairement, je tiens qu'elle l'affecte partout, pour mieux 
marquer les perfections de son auteur. Ainsi, je crois qu'il n’y a aucune partie 
de la matière, qui ne soit, je ne dis pas divisible, mais actuellement divisée ; et 
par conséquent la moindre parcelle doit être considérée comme un monde plein 
d'une infinité de créatures différentes ». — Dans une lettre à P. des Bosses 
(ap. Dut. 1], I p. 268) il dit encore : « infinitum actu in magnitudine nou 
æque ostendi potest ac in multitudine.. Ego philosophice loquendo non ma- 
gis statuo magnitudines infinite parvas, quam infinite magnas, seu non ma- 
gis infinitesimas quam infinituplas. Utrasque enim per modum loquendi com- 
pendiosum pro mentis fictionibus habeo, ad calculum aptis, quales etiam 
sunt radices imaginariæ in Algebra ». 

(2) Ailleurs Tolet défend la répugnance d’une multitude actuellement infi- 
nie : « Existimo, multitudinem actu consummatam implicare et esse von 
posse, nec pertransiri posse. Et ratio tatem multitudinem prohibens, hæc 
est : quia si esset infinita multitudo, non crescerct additione multorum, nec 
minueretur ablatione multorum. Patet : nam si homines modo infiniti sint 
transacti, quæro au post centum annos plures erunt transacti : Si id neges, 
videtur stultum, si vero concedas, quomodo ergo homines illi erant infiniti 
Quomodo infinita multitudo habet plus et minus ?..... Præterea, quia omnis 
multitudo ad numerum reducibilis est aliquem, alias esset prorsus extra 
genus, et nihil esset, At quod illa multitudo infinita sit proprie numerus in- 
finitus, impossibile est, ut aute ostendimus, quia numerus dicit ordinem par- 
tium et mensuram... » (Phys. in. 1. 3, c. 8. q. 6). 

(3) « Quibus ut aliis paucos addamus, ait Pesch (op. cit.), adeas Fonsc- 
tam in. 1. 2 metaph. c. 2, q. 2, s. 3; Valentia, 1 p. d. 11, q. 7 de inf. p. 3; 
Durandum in. 1. 1, dist. #3; Joh, a sancto Thoma (q. 15, a. 2), qui hanc 


POSSIBILITÉ OÙ IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 373 


nombreux cependant, pensent qu'on ne peut démontrer par 
des arguments irréfragables ni la possibilité, ni l’impossibi- 
lité d’un nombre infini (1) — On ne s'accorde pas, quant à 
l'opinion de saint Thomas en cette matière (2). 


Fr. CHRYSOSTOME, de Calmpthout. 
S. T. L. lecteur de théologie, min. capuc. pr. Belg. 


[A suivre.) 


sententiam dicit a Thomistis communiter teneri ; Mastrium (d. 10, q. 2, n. 45) 
qui hanc doctrinam dicit communem ; Sylv. Maurum, quæst. phil. 1. 2,q. 3%; 
Rhodes, Phil. perip. |. 2, a. 3, q. 3, 8.3; Lossadum, (tract. 3, d. 3, c. 2), qui 
dicit : repugnare omnino quodlibet infinitum in actu, tenet communis sen 
tentia, quam cumS. Thoma, D. Bonaventura, Scoto, Suarezio, tuentur passim 
ex omni schola doctores. — « Une infinité successive d'êtres permanents est- 
elle possible ? Non ; car elle aboutit à un infini en acte, et par là à une im- 
possibilité véritable. Dieu ne pourra pas la faire. (R. P. Sertillanges, Rev. 
Thom., novembre 1897). — Voir le P. Poulain : « Dans le monde mathé- 
matique » (Etudes... Août 4897). 

(1) Y, Gonimbricences, in. 1. 6. Phys. c. 8, q. 2 ; Amicus, Physic. tract. 
18, q. 6, dub. 2; Mendive, Ontol. p. 2 cap. 1, a. 2. 

(2) M. Nys nous dit à ce sujet (op. cit.): « Sur ce point spécialement dé- 
licat, (la possibilité de la multitude infinie en acte) saint Thomas ne parait 
pas avoir toujours partagé la même conviction. En certains endroits de ses ou- 
vrages, sonlangage est hésitant, et, sans nier ouvertement la possibilité d'une 
telle multitude infinie, il se plait, devant les difficultés qui paraissent y con- 
duire, à rapporter toutes les opinions des auteurs qui cherchent à éviter cette 
conséquence, mais lui-même réserve son jugement (Contra Gentes lib. Il, cap. 
38). Ailleurs cependant, il sort de cette réserve habituelle et se prononce caté- 
goriquement contre la possibilité de la multitude infinie actuellement exis- 
tante. (Sum. Theol. 1° p. q. VIIL, art. 4; item q. 46, art. 2 ad 8; |. II sent. 
dist. L.q. 1, a. 5, ad 5%; quodi. XII, q. IE, a. 2). Enfin, à côté de passages où 
il semble favorable à cette opinion, il en est même où il affirme sans hésiter, 
que jusqu'ici, nul n’a démontré que Dieu ne peut réaliser une multitude in- 
finie en acte. (Opus. de ætern. mundi. —C. Gentes, 1. II, c. 81). —Le R. P. 
Poulain, S. J. (art. cité) nous dit : « Saint Thomas affirme plus fermement en- 
_core son sentiment dans ses Quæstiones Quodlibetales (IX, a. L.), disant que 

ceux qui admettent la multitude infinie actuelle ne savent ce qu'ils disent 
(propriam vocem ignoraverunt). Mais, dans l'opusecule qu'il paraît avoir com- 
posé dans sa jeunesse, la première année, croit-on, de son enseignement à 
l'université de Paris, il n'avait pas encore aperçu la force de cet argument 
pourtant si connu. Il dit: « adhuc non est demonstratum quod Deus non 
possit facere ut sint infinita actu. » (De æternitate mundi). D'après certains 
auteurs, c'est le texte plus ancien qui exprime la pensée préférée de saint 
Thomas. (Rev. Thom. Janvier 1897, p. 834). Suarez dit aussi que telle est 
l'interprétation de la plupart des commentateurs. (De Incarnatione, Disp. 26, 
sect. 4, n. 11, 5). 


L'INFLUENCE 
DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


SUR LES ARTS PLASTIQUES 


2° ARTICLE (Î) 


La sainteté de François avait illuminé l'Italie d’une telle 
lumière, sa physionomie était si complètement populaire, 
que, deux ans après sa mort, Grégoire JX, traduisant les 
sentiments de toute la nation, recourut à l’art pour glorifier 
notre bienheureux. Bientôt, sur son tombeau, un monument 
se dressa et les peintres les plus réputés furent appelés afin 
de le parer comme une chàsse (2). Il arriva qu'ils en firent 
aussi le berceau de l’art italien et le Poverello n’y fut pas 
pour peu de chose. 

En effet, à ce moment, l'art commençait de se vivifier par 
un retour à l'étude directe, sincère, de l’homme et de la 
nature. Cimabue donnait l'impulsion à ce mouvement réno- 
vateur que le génie de Giotto devait faire triompher. Or, les 
sentiments esthétiques du maître florentin et de son illustre 
élève n’avaient-ils pas maintes analogies avec ceux du chantre 
d’Assise ? Certes, la tentative de Cimabue était née surtout 
de la nécessité d'en finir avec des formules qui paralysaient 
tout essor. Pour que l'Italie eùt de nouveau un art, il fallait 
absolument remplacer les poncifs byzantins par des formes 
vivantes. Dès le milieu du XIIIe siècle, les vrais artistes le 
comprenaient et leurs intuitions les poussaient à l'observa- 
tion des réalités sensibles. Cependant, peut-on contester 


(1) Voir la livraison de septembre 1902, 

(2) La basilique d'Assise est une manifestation fort attachante de notre art 
francais du midi. On ne peut donc guère admettre que son auteur, sur lequel 
on ne sait rien de certain, ait été d origine allemande comme on l’a cru si 


longtemps. 


L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 375 


que l'amour de François pour la création tout entière les 
ait incités à marcher dans cette voie ? Et ne paraît-il pas 
certain que ce sont les effluves de son immense et sainte 
dilection qui amenèrent Giotto et ses continuateurs à donner 
de l'importance à leurs décors, à humaniser leurs figures et 
leurs scènes, à envelopper de suavité, de tendresse leurs 
manifestations religieuses ? L'influence du Père séraphique 
lat si pénétrante, qu'il est tout à fait plausible d'admettre 
qu’elle s’exerça sur les artistes, ces sensitifs par excellence, 
qu’elle anima leur mysticisme et spiritualisa leur natura- 
lisme. | 

Les représentations du Père des Mineurs et de ses gestes 
sont innombrables, et un gros ouvrage suffirait à peine pour 
dresser la monographie des principales. Mais il s'en faut 
que toutes irradient de la spiritualité ou de l’art. Aussi ne 
nous arrêterons-nous qu'aux plus dignes d'intérêt. 

Parmi les très anciennes, celles des mosaïques absidales 
de Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie-Majeure retiennent 
par leur harmonie autant que par la piété qu’elles dégagent. 
Elles portent la signature du franciscain Jacopo Torriti, que 
M. Gerspach regarde, à bon droit, comme un précurseur de 
l’art moderne (1). Le Santo, sur le premier de ces motifs, se 
lient en adoration avec saint Antoine de Padoue, près des 
Apôtres, du Baptiste et de Marie groupés autour de la croix ; 
dans le second, un Couronnement de la sainte Vierge, il se 
recommande aussi par une pose très orante. Des portraits 
de notre Bienheureux, les moins effrayants en leur archaïsme 
sont celui, encore très byzantin, dù à F. Eudes, bénédictin 
de Subiaco ; celui, plus souple malgré de fâcheuses dispro- 
portions, du lucquois Bonaventura Berlinghieri (église de 
Pescia) ; celui peint par Giunta Pisano sur une des planches 
qui formèrent le lit funèbre de l'Assisiate. Quant à ses effi- 
gies sculptées, le Jugement dernier de la cathédrale d'Orvieto 
en contient une qui ne manque pas d'énergie. Peut-être l’en- 
semble dont elle fait partie est-il du pisan Giovanni. On en 


(1) La mosaïque, p. 141. Torriti eut pour aide, dans cette décoration, un 
de ses frères en saint Francois, Jacopo de Camerino, La mosaïque de Saint- 
Jean de Latran a subi plusicurs retouches. 


376 L'INFLUENCE DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE 


reconnaît trois autres, tout idéales, sur quelques Jugements 
derniers taillés en France au XIII° siècle. Il y en a une à la 
cathédrale de Bourges, une autre à celle d'Amiens, une troi- 
sième à Notre-Dame de la Coulture au Mans. Le saint, encore 
vêtu de sa robe de religieux, s’avance, précédant saint Louis, 
en tête de la théorie des élus. 

Des premiers décorateurs appelés à la Basilique d'Assise, 
Giunta cité plus haut et Guindo de Sienne,le second seul 
s'efforça de réagir contre la manière « alla greca ». Cimabue, 
qui leur succéda dans le dernier tiers du XIIT° siècle, déraidit 
un peu mieux ses personnages sans toutefois rompre avec la 
tradition (1). Giotto, en continuant l’œuvre de son maître, ré- 
ussit enfin à se débarrasser des entraves byzantines et à 
donner naissance à l’art italien. Le génial débutant réalisait 
en même temps une manifestation vraiment franciscaine d'art 
religieux. 

Les phases de la vie du Père des Mineurs qui se déroulent 
sur les parois de l’église supérieure sont d’une exécution 
forcément inégale, mais toujours personnelle et souvent ex- 
pressive à souhait. Dans la scène où Notre-Seigneur lui de- 
mande de réparer son Eglise et dans celle où il donne son 
manteau à un pauvre, l’Assisiate séduit par sa physionomie 
très pure et son attitude significative. Il retient encore par 
sa posture intelligemment indiquée dans le motif inspiré par 
la vision de Grégoire IX, dans celui deb Stigmates, hélas ! 
très abîmé, dans celui, plein de recueillement, où le divin 
Maitre d’un beau geste, lui donne sa bénédiction. Sa piété 
charme dans ce Woël de Grecio que l’Enfant-Dieu vint sanc- 
tifier de sa présence, au dire du chevalier de Velita (2). Plu- 
sieurs des fresques précitées frappent encore par leur ar- 
rangement, etles personnages du cortège funéraire se grou- 
pent avec un naturel parfait. De plus, quelques-unes des rè- 


(1) I est peu probable que Cimabue ait peint toutes les scènes de la vie 
de saint Francois qu'on lui attribue, car on y sent plusieurs manières ; mais 
comme un « air de famille » se retrouve en toutes, rien ne s'oppose à ce 
qu'elles aient été exécutées sous sa direction. 

(2) La coutume d'élever des crèches pour la fête de Noël vient sans doute 
de l'initiative de François. Et que de merveilles d'art on pourrait réaliser 
ainsi ! 


SUR LES ñARTS PLASTIQUES 3,7 


ligieusesréunies devant Saint-Damien, entre autres celles qui 
baisent la main et le pied de saint François et celle qui s’in- 
cline derrière sainte Claire, manifestent très chrétienne- 
ment leur douleur. | 

Les peintures de l’église inférieure, qui symbolisent les 
vœux de l’ordre des Frères Mineurs, sont de beaucoup plus 
remarquables (1). Le Triomphe de la Pauvreté, où se relient 
avec de sobres silhouettes, deux importantes théories de 
figures, offre un ensemble touchant ; le Christ y apparait 
d'une douceur exquise et la Pauvreté s’y profile, ineilable- 
ment émaciée. Les Triomphes de /’Obéissance et de la Chas- 
teté, tout en constituant des ordonnances très décoratives, 
expriment, sans tomber dans le genre ennuyeux, des idées 
difficiles à traduire en plastique. Dans la Glorification «de 
saint François, les divers groupes s’équilibrent de très agré- 
able manière et les Anges ravissent par leur allégresse. On 
songe devant cette hymne rassérénante, spiritualisante, au 
Canto XI du Paradiso, et cette évocation est tout à l’honneur 
du peintre. 

Les qualités prodigieuses de Giotto s’affirment mieux en- 
core dans ledélicieux oratorio dell Annunziata nell Arena (Pa- 
doue), dont il fut probablement l’architecte, et dans les déco- 
rations dont il para l’église Santa Croce de Klorence (2). Là, 
dans la chapelle Bardi, le maître reprit quelques-uns des épi- 
sodes de la vie du Santo déjà traités par lui dans la Basilique 
d'Assise ; etil réalisa la plus émouvante de ses œuvres :/a mort 
le saint François. Page grandiose dans sa simplicité monas- 
tique ! Elle impose l'admiration et appelle la prière. Plus 
tard, de grands artistes, praticiens irréprochables, prouveront 
leur maîtrise eh s'inspirant du pénitent de l'Ombrie ; mais au- 
cun d’eux n'atteindra, malgré sa force etson savoir, à la 
puissance affective de cette fresque incomparable. 


(1) Giotto entreprit ces fresques en 131%: celles de l'église supérieure 
avaient été commencées vers 1296. 

(2) Ce sont ces décorations que de lamentables brutes s'avisèrent de re- 
couvrir de plâtre; et l'on n'a pu les rendre toutes à la lumière, Dans la 
mème église, Giotto adorna de 26 motifs une armoire de la sacristic, Ce- 
lui de ces panneaux qui représente le Saint emporté sur le char defeu se 
trouve maintenant à l'Acad, des B. A. de Florence. | 

E. F — VIII — 24 


87h L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


Les diflérentes compositions dans lesquelles Giotto a fait 
revivre le Péredela pauvreté forment un étonnant poème. 
La fraîcheur, la candeur, la grâce pieuse de la légende des 
trois compagnons et des Fioretti se retrouvent dans les pein- 
tures, où tout ce qu'accompliront les Quattrocentisti est en 
germe. Par leur esprit comme par leur sujet, elles sont pro- 
fondément religieuses et d'une suavité franciscaine, et de 
plus, elles débordent d’une humanité à laquelle nul ne reste 
insensible. 

Le naturisme du Chantre d'Assise avait envahi la sculpture 
comme la peinture. [l se manifestait dans la chaire de San 
Giovanni {Pistoja) au temps mêmè où Cimabue décorait 
le monument du Saint. Sur cette chaire, ornée de bas-re- 
liefs par un disciple de Niccolo Pisano, le dominicain 
Guglielmo d’Agnello, le bœuf et l’âne prennent une impor- 
tance de personnages près de la crèche, les brebis des ber- 
gers d'alentour font savoir qu’elles existent, et un lévrier ac- 
compagne les mages. 

Des travaux exécutés au XIV: siècle dans la fameuse Ba- 
silique par les Giottesques, retenons ceux de Pietro Lo- 
renzetti, de Puccio Capanna et de Giottino, l'arrière petit-fils 
du maître. Celui-ci se distinguait par un sentiment délicat de 
l'harmonie ; les deux autres possédaient le sens du décor mo- 
ral et savaient allier la ferveur à la familiarité. (1) Avec le 
précieux et minutieux Simone di Martino, ils achevèrent d’as- 
surer un caractère franciscain à l’église inférieure, ce « ca- 
veau » pour lequel Taine eut donné toutes les églises de 
Rome (2). Enfin, parmi les ouvrages inspirés directement 
par les gestes du Poverello, disons encore ceux d'Ambro- 
wio Lorenzetti, frère de Pietro, qui enthousiasmèrent Ghi- 
berti (3 ; les Funéraulles et la Glorification du Capanna déjà 
nommé salle du chap. de saint Franc., Pistoja), scènes signi- 
_ficatives, la seconde vulgaire, mais la première mystique ; le 
Saint réconctliant les habitants d'Arrezo (S. Fr. de Bologne), 


(1) Les peintures de P. Lorenzetti, vigoureuses et nettement personnelles, 
ont été pendant longtemps attribuées à tort à Cavallini. 

(2, Vovage d Italie, p. 6%. 

(3) T. Ghiberti, Commantario ÎT (ap. Vasari) éd, Lemonnier. Flor. 1815. 
top. XAXXTI-XXXIV. 


SUR LES ARTS PLASTIQUES 379 


bas-relief disert en sa naïveté dû à la collaboration des véni- 
tiens Jacobello et P. Paolo. 

Des figures du saint réalisées en France pendant la même 
période, il enresteau moins une : celle, encore barbare, mais 
_attachante, qui se profile, entre divers bienheureux peints 
sur fond doré, dans l’église de Charlieu (Loire). 

Le XV‘ siècle est une époque de chefs-d'œuvre. Si les 
François que nous allons signaler, manquent, en général, 
de spiritualité, voire de vraisemhlance psychologique, au 
moins sont-ils tous construits avec art. 

Le B. Fra Giovanni ne pouvait se désintéresser de l'ami 
du Père de son ordre ; il l’a représenté embrassant saint Do- 
minique, puis apparaissant au chapitre d'Arles (Musée de 
Berlin), sans réussir à créer une physionomie. typique. Par 
contre, le Krançois qu’il agenouilla dans la sublime Cruci- 
fixion de San Marco respire une compassion séraphique, et 
celui qu’il a introduit dans son Jugement universel (Uffiz, 
Florence) est mystiquement idéalisé. 

Benozzo Gozzoli, le tendrement fastueux, Pesellino, l’in- 
time, et D. Ghirlandajo, le charmeur, ont tracé l'histoire de 
notre « chevalier du Christ », le premier à Monte-Falco, le 
second dans le noviciat de Santa-Croce, le troisième dans la 
Sainte-Trinité de Florence. C’eët là que se trouve une Mort 
du Saint, non sans réminiscences du chef-d'œuvre de Giotto, 
mais cependant originale, et, d’ailleurs gravement belle. 
D'autres maîtres se sont plu, selon l'usage du temps, à figu- 
rer l'ami du Crucifié près de la Madonna dans le voisinage de 
divers célicoles, ainsi firent : Botticelli (Ac. de Florence), G. 
Bellini (égl. du Redentore et Ac. de Venise), F. Francia 
(Pinac. de Bologne), L. Vivarini (Ac. de Venise), Perugino 
(Nat. Gallery), Ridolfo, fils de Ghirlandajo (Louvre). Sano di 
Pietro, « homme tout en Dieu » selon les chroniqueurs, a 
peint avec infiniment de grâce et de naturel un Francois très 
immatériel rencontrant la Pauvreté, l'Obéissance et la Chas- 
teté (mus. Condé). Signorelli le puissant, dans son admira- 
tion pour notre bienheureux, l’a placé parmi les Docteurs 
(cath. d’Orvieto). Jean Van Eych et Filippino Lippi essayèrent 
de narrer les indicibles Stigmates «les deux versions du 
maître flamand sont, l’une à la Pinacothèque de Turin, l’autre 


380 L'INFLUENCE DE SAINT FRANCOIS D'ASSISE 


dans la galerie de lord Heytesbury, Wiltshire ; le tableau du 
florentin est à la National Gallery). Benedetto da Majano conta : 
quelques épisodes de cette vie incomparable en des bas-re- 
liefs animés et spiritualisés qui parent la chaire de Santa 
Croce. L'épreuve du feu, les Stigmates et Girolamo touchant la 
plaie du côté captivent particulièrement l'attention par l'or- 
donnance des motifs et les physionomies des personnages. 

Luca della Robbia, sans rival dans l’art d’émailler la terre, 
a modelé notre énamouré de Jésus dans un Crucifiement 
louable pour son style (égl. de l'Alverne). Et il se pourrait 
que son neveu Andrea füt l'auteur d’une terre cuite voisine, 
certaine Vativité gentille qui réunit saint Antoine de Padoue 
à son père spirituel dans une cominune adoration du divin 
Bambino. On relève aussi les marques de l'atelier d'Andrea 
sur une interprétation très vivante et pieuse de l'accolade 
des deux fondateurs des Ordres Mendiants | Loggia de l'hôpit. 
S. Paul, Florence. 

Les ébauches ont également leur intérêt et leur saveur ; 
il ne faut jamais les négliger lorsqu'on tient à bien connaître 
une époque, une école, un ensemble d'interprétations. 
Ajoutons donc aux figures précédentes le radieux François 
qui se marie avec la Pauvreté sur un dessin très-florentin que 
son auteur a négligé de signer (Collect. Malcolm). 

Les effigies de l'Assisiate réalisées au XVI° siècle ne 
valent guère qu'au point de vue de l'exécution. Celle que 
Raphaël a placée dans sa Dispute du Saint-Sacrement se 
recommande par une gravité vaguement pieuse. Mais celles 
qu'ont laissées le Titien, le Corrège, Andrea del Sarto, 
Véronèse sont tout-à-fait ineptes quant à l'expression. Et ce 
qu'il y a de plus heureux dans le bas-relief où Merliano da 
Nola relate la Conversion du loup de Gubbio (S. Lorenzo, 
Naples), c'est, avec la structure de la scène, l'animal repen- 
tant. Les Francois les plus méditatifs d'alors se voient sur 
un frontispice du véronais Ligozzi, « les Gloires de l'Ordre », 
qui sut doter son Santo d'yeux profonds et doux,et sur un 
curieux dessin de EF. Vanni ‘Louvre), dont, par malheur, les 
formes sont torturées. - 

Au siècle suivant, quelques vénérables images de saint 
Francois enrichissent les Espagnes, dont l’art vient d'arriver 


SUR LES ARTS PLASTIQUES 381 


à l'originalité. C’est le saint en oraison (Gal. de Dresde et 
Pinac. de Munich,) et le saint mort {Mus. de Madrid), pathé- 
tique, grandiose, du robuste caractériste Zurbaran. C'est le 
saint en extase, si pieusement ascétique (trésor de la cath. 
de Tolède) d’Alonso Cano (1). C'est le saint amoureusement 
‘dressé par Murillo contre le Sauveur en Croix, qui vient de 
détacher un de ses bras pour l'appuyer sur l'épaule de son 
féal, de son « gonfalonnier » (mus. provincial de Séville!. 
Dans ce tableau, la physionomie de l'Assisiate irradie du 
séraphisme ; mais elle manque de spiritualité dans les autres 
pages que lui consacra le maître Sévillan. 

Quant au Patriarche exhibé par Claudio Coello, dans 
l'Indulgence de la Portioncule, près d'un Christ Clympien, il 
intéresse surtout par l'attitude. Il en faut dire autant du 
Poverello français, silhouetté dans une interprétation du 
même thème par Michel Corneille (exécuté pour les Capu- 
cins du Marais, Paris). En Italie, Sermei d'Assise, naïf sans 
art, ne tire de la vie du poète thaumaturge qu’une suite de 
scènes de genre banales (égl. de Rivo Torto), et notre Simon 
Vouet, chargé de peindre cette mème existence à Saint- 
Lorenzo in Lucina(Rome), n'était pas davantage en puissance 
de traduire les sentiments religieux. L'une des rares figura- 
tions du Santo que l’on puisse contempler avec quelque plai- 
sir esthétique orne une médaille de Francois IV, duc de 
Mantoue (2). 

Dans les Pays-Bas, ni Rubens, ni Rembrandt ne réussirent 
à laisser une tête convenable de ce délicieux mystique qu'ils 
ne comprenalent point. L'élégant Van Dych s'appliqua, 
semble-t-il, à en écrire le caractère lorsqu'il dut le repré- 
senter à genoux contre l'arbre du Salut, mais lui non plus 
n'avait pas ce qu'il fallait pour mener à bien une telle entre- 
prise (3). 

Inutile de s'arrêter aux ouvrages vulgaires et froids com- 


(1) Le maître a fait aussi une excellente peinture d'esprit franciscain : La 
mort d'un Frère Mineur (Acad. de S Fernando). 

(2) Saint Francois à genoux ÿ embrasse la croix dans une attitude excel- 
lemment traduite, Ce motif se trouve sur le revers. 

(3) Encore moins pouvait-il le figurer en extaxe : aussi convient-il d'ou- 
blier son tableau du musée de Bruxelles, 


382 L'INFLUENCE DE SAINT FRANÇOIS D'’ASSISE 


mis au triste XVIII* siècle. Au XIX°, le réveil de la foi nous 
vaut quelques nobles tentatives d'art religieux et saint Fran- 
cois n'est pas oublié. Overbeck évoque la Concession de 
l’Indulgence de la Portioncule à Sainte-Marie-des-Anges, puis 
il essaye de figurer une de ses extases (1). En France, Benou- 
ville dans une composition sobre, émue, si naturellement 
touchante qu'on ne saurait l'oublier après l'avoir contemplée, 
montre le Père Séraphique bénissant Assise (Louvre); H. 
Flandrin le synthétise d’une manière murale, mais sans ca- 
ractère, dans sa frise de Saint-Vincent-de-Paul ; Janmot le 
glorifie avec plus de succès,et non sans spiritualité, en deux 
allégories (2) élégamment décoratives (chap. des Franc. de 
la rue Falguière, Paris) ; Félix Villé, autre excellent dé- 
corateur du mur, l’exalte avec une ferveur insigne dans sa 
vie de saint Antoine de Padoue (couv. des capucins de Paris 
chap. des Tertiaires) tout imprégnée d’une suave piété. Le 
sculpteur Dufraine, de l’école lyonnaise, s'est appliqué à 
le styliser dans une statue de la basilique d'Ars. En- 
fin deux peintres, pendant ces dernières années, se sont 
distingués par un réel esprit tranciscain : Sautai, bon psycho- 
logue, dont les types de Frères Mineurs méritent de finir 
dans nos musées, et Charles Dulac, mystique épris de la 


nature, mort très jeune avant d’avoir pu réaliser ce qu'il 
promettait (3). 


En somme, la figure du Stigmatisé de l’Alverne, comme 
celle de Notre-Seigneur, reste à faire : mais que de travaux 
dignes d’hommages elle a inspirées déjà! Quant à l'esprit 
franciscain, on peut soutenir sans hyperbole qu'il a régénéré 
toutes les manifestations d'art, car son action s’est fait sen- 
tir jusque dans l'architecture, obligeant les constructeurs 
à chercher, avec une simplicité salutaire, des harmonies à 
la fois gracieuses et austères, des alliances de lignes mo- 


(1) Tableau exposé à Munich en 1858. 


(2) Le mariage mystique de François avec la pauvreté est particulièrement 
heureux. 


(3) Ses peintures religieuses ornent divers monastères en Italie. Cf, sur 
cet artiste, Iuyÿsmans, La Cathédrale, p. 382. 


SUR LES ARTS PLASTIQUES 383 


nastiques et de décors vivants. Nous lui devons, avec la 
splendide Basilique d'Assise, au moins deux édifices devant 
lesquels chacun s'incline : Sainte Marie la Glorieuse (Venise) 
que Niccolo Pisano dota de proportions d'une vraie majesté, 
et Santa-Croce (Florence) élevée par Arnolfo qui sut en rendre 
décoratives les trois nefs ascétiques et la très humble char- 
pente (1). Nous lui devons encore, à l'esprit de l’Assisiate, 
la Basilique de la Portioncule et l’église Saint-Antoine à Pa- 
doue, la transformation de l'Ara Cœli de Rome, les très ar- 
tistes portails de Saint-François d’Ancône et du cloître de 
Burgos. Tous ces chefs-d'œuvre, tous ceux de la peinture 
et de la sculpture (2) proclament avec une éloquence qu'au- 
cune apologie ne dépassera l'influence esthétique du plus 
artiste des Saints. 

« C’est ce mendiant, déclare Renan dans un accès d’admi- 
ration, qui a été le Père de l’art chrétien (3). » 


ALPHONSE GERMAIN. 


(1) Des fresques de cette église, il ne reste, hélas ! que des vestiges ! 

(2) Et aussi d'immombrables œuvres de tout genre, moins importantes mais 
très dignes d'admiration ou d’étade, soit pour leur caractère d'art, soit pour 
leur intérêt archéologique, comme celles qui composent le beau musée des 
Franciscains de Marseille. 


(3) Nouv. ét. d'hist. relig., p. 327, 334, 311. 


DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 


: {Sue} (1). 


AS 


DE LA FACULTÉ DE SENTIR QUI EST LE PRINCIPE ACTIF IMMÉDIAT 
DE LA SENSATION. 


L'àäme opère donc la sensation dans l'organe. Mais, com- 
ment l'opère-t-elle ? Les scolastiques disent : L'âme sent 
parce qu'elle a le pouvoir de sentir, et que ce pouvoir est 
une entité, une forme distincte de l’âme. » On rit : « L'opiunx 
fait dormir, parce qu'il a la vertu dormitive ! » Et les amis 
prudents du thomisme, effrayés, disent tout bas : « De grâce, 
n'allez pas ressusciter cette vieille distinction de l’essence et 
des puissances... » Et pourtant, cette vieille distinction n'est 
pas une subtilité, car, en essayant de nous en montrer la 
puérilité, nos adversaires nous la prouvent. 

« J'ai, dit M. Taine, la capacité ou la faculté de sentir, cela- 
signifie que Je puis avoir des sensations de chaud, de son, 
de couleur. En d’autres termes, les sensations qui, si elles 
naissent, seront miennes, sont possibles. Elles sont possibles, 
parce que leur condition qui est un certain état de mon 
appareil acoustique, par exemple, et de mes centres nerveux, 
est donnée ; si cette condition cessait d’être, elle cesserait 
d'être possible, je serais sourd. » (2). 

Tout est dit en faveur des puissances sensitives, lorsqu'on 
reconnaît que nos sensations ont pour condition:un certain 
état des centres et des appareils extérieurs. Cet état n’est pas 
imaginaire, sans doute, il existe ; il consiste dans une cer- 
taine composition chimique de l’organe et du centre. Lors- 


(1) Voir la livraison de septembre 1902. 


(2) /ntelligence. Tu, iv. ur, ce. 


DA LA CONNAISSANCE SENSIBLE D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 385 


qu'ils n'ont plus cette composition, il manque en eux ce 
quelque chose qui est la condition sine qu non de la sen- 
sation. Ce quelque chose, nous le tenons pour la réalité, et 
nous le nommons faculté ou puissance. Lorsqu'on dit que 
l'âme sent parce qu’elle a la puissance de sentir, on exprime 
un fau, qui implique de soi toutes les conditions organiques 
et psychiques antécédentes à l'exercice de la sensation. 

Nous avons vu plus haut, par l'analyse de l'acte de sen- 
sation, qu'il faut reconnaître en elle le concours simultané 
de l’action organique et de l’opération vitale. Il n’y a donc 
plus à faire ici la preuve que la sensation a une cause ac- 
tive spéciale en nous, qui est l’âme. Mais, ces deux points 
admis: lyxistence de l'âme et l'exercice de son pouvoir 
sensitif dans l’acte de sensation, il faut déterminer comment 
l'âme exerce ce pouvoir. Qu'est-ce que ce pouvoir par rap- 
port à l'âme ? Est-ce l’âme elle-mème qui est tour à tour 
sentante, pensante, voulante, suivant les actes qui procèdent 
d'elle-même ? 

On reproche, il est vrai, aux scolastiques quiadmettent des 
facultés sensibles réellement distinctes, de multiplier sans 
raison les entités. Mais, c’est là toute la question: les facul- 
tés ne sont pas des entités inutiles. Pouvoir entendre, 

toucher, voir, sont des pouvoirs qui s’exercent d’une facon 
intermittente. et successive, tandis qu'informer le corps et 
exister avec lui est l'acte, ou mieux, l’état de l’âme, mème 
en l'absence de tout acte de connaissance. L’àme, en tant 
qu'informant le corps ne peut agir et sentir, parce qu'alors 
sentir et informer ne serait qu'un seul acte permanent et 
continu comme la vie. Il faut donc admettre que l'âme en 
dehors de son acte essentiel d'informer le corps, a un acte 
secondaire qui produit directement la sensation. 

Pour nier ce fait, il faudrait nier la permanence substan- 
tielle de l'âme sentante. On dirait alors avec M. Taine : « Je 
suis une série d'événements et d'états successifs : sensations. 
images, idées, souvenirs, liés entre eux et provoqués par 
certains changements de mon corps et des autres corps. » Mais 
voilà notre thèse : car, si je suis une série de sensations 
provoquées par tels changements de mon corps, et non par 
tels autres, quelque chose est en moi la condition réelle et 


386 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


spéciale de mes sensations en acte, les sensations en résultent 
et 1l en est la puissance. 

« Au surplus, dirons-nous avec M. Gardair, toute théorie 
qui attribue à l’âme seule la puissance de sentir, doit, pour 
être logique, considérer l'âme sensitive des bètes comme 
essentiellement indépendante de leur corps. Car, pouvoir 
agir seule, lors même que l'action supposée ne serait 
qu'une réaction, ne peut appartenir qu'à une substance douée 
d’une existence qui soit la propriété d’elle seule. L'âme des 
bêtes, alors, serait subsistante en elle-même, partant immor- 
telle, et devrait être créée par Dieu directement à chaque 
génération d’un animal individuel. Ces conséquences 
montrent la témérité de tout système qui ne veut voir, dans . 
la sensation, qu’une réaction de l’âme seule, et non pas un 
acte essentiellement commun au corps et à l'âme. » (1) 


V 


DE L'ORGANE OU CAUSE MATÉRIELLE DES SENSATIONS. 


Désormais nous entendrons, par ce terme, le sens, une 
propriété commune du composé animal : sensus est proprie- 
tas compositi ; et par cet autre, la sensation, un acte de ve 
composé dont l’âme est l'agent vital : Sentire est compositi per 
animam. (2). C’est donc l'organe uni à l’âme qui est le sujet 
matériel de la sensation, et en ce sens, saint Thomas a dit, 
sans contradiction avec sa théorie de l’immatérialité de læ 
perception : « Oportet quod sensus corporaliter et materialiter- 
recipiat similitudinem ipsius sensibilis. » En tant qu'impres- 
sion organique et non en tant que connaissance formelle, 
l'espèce existe matériellement dans nos organes. 

Mais, l'organe lui-même est quelque chose de très com— 
plexe. Il possède des parties accessoires dont nous ne nous 
occuperons pas ; pour l'œil, par exemple : cils, paupières etc- 
L'organe est constitué organiquement de deux parties prin— 
cipales : l'organe erterne, fait pour recevoir les espèces 


(1) Corps et Ame, p. 116. 
(2) Queæst. disp. de anim, XIX, 18. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES | 387 


- 


impresses et construit en conséquence d'après les lois phy- 
siques de leur propagation : l'oreille est une caisse sonore, 
l'œil une chambre obscure avec lentille bi-convexe. L'autre 
partie principale est le centre nerveux, cette partie voisine du 
cerveau où viennent aboutir les nerfs partis de l'appareil 
externe. | | | 

L'espèce impresse est produite dans l'appareil externe. 
Quant au centre intérieur, c’est lui qui est, sous l’action de 
cet appareil, l’organe propre de Ia réaction perceptive. Ce 
fait n'avait point échappé aux anciens et entre autres à Aris- 
tote, qui compare les images des choses perçues dans l'or- 
gane externe, à une lampe allumée, et l'organe central à un 
spectateur qui reçoit la lumière par les nerfs. 

D'ailleurs, des expériences précises portant sur les cinq 
sens ont définitivement acquis cette conclusion à la science : 
« La perception de la lumière ne se fait pas dans l'œil, car, 
dans cet organe il ne se produit qu’une impression lumi- 
neuse sur le nerf optique étalé ; non plus dans le nerf pro- 
pagateur, car, il ne fait que communiquer au cerveau l’exci- 
tation de l'œil. Ce n'est donc que dans le cerveau stimulé 
que se produit ce phénomène absolument mystérieux : la 
perception de la lumière (1). » 

M. Taine qui prétend que la perception extérieure est une 
hallucination vraie, c'est-à-dire une image créée en nous de 
toutes pièces, et qui se trouve quand mème correspondre à 
l’état des choses en dehors de nous, M. Taine regarde le 
mouvement des centres nerveux « comme la condition né- 
cessaire et suffisante de la sensation », et il ajoute que l’exci- 
tation de l'appareil externe n’est qu'une condition lointaine 
et accessoire de la sensation ». Il le prouve par le fait que 
beaucoup de sensations se produisent en nous par la seule 
excitation des sens, comme il arrive aux amputés qui, long- 
temps après l'opération, se plaignent souvent et ÉDRONNEN! 
des douleurs à tel ou tel doigt amputé. 

M. Taine confond ici la connaissance sensible interne qui 
se fait par des images, et la connaissance sensible externe, 
qui consiste dans les sensations proprement dites. Entre ces 


(1) Berstein, Les Sens, Irtrod, 


388 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


deux connaissances, il y a des différences formelles, car, on 
constate des états où la sensation persiste et où les images 
ne se produisent plus. L'animal, à qui on a enlevé une cer- 
taine partie du cerveau, exerce encore ce que les physiolo- 
gistes appellent des sensations brutes, c'est-à-dire une sen- 
sibilité intermittente qui s’éveille quand on l’excite, et s'é- 
teint totalement quand l'excitation cesse. Mais, il n’a plus 
les mèmes images réviviscentes et permanentes du souvenir, 
qui éveillent et excitent la sensation. Un pigeon ainsi opéré 
volait lorsqu'on le jetait en l'air, mais laissé à lui-mème, il 
ne donnait plus aucun signe de sensibilité. 

Quant à dire que l'organe externe est une condition loin- 
taine et accessoire de la sensation, cela touche au comique. 
Voici deux stations télégraphiques qui correspondent. Or, il 
y a deux manières de mettre en mouvement l'appareil récep- 
teur de l’une d'elles. On peut faire mouvoir le manipulateur 
de l’autre station, c'est le procédé réglementaire. Mais aussi, 
je peux, au bureau d'arrivée, faire passer un courant dans 
le récepteur. Cela prouve-t-il que le manipulateur de la pre- 
mière station est accessoire, et que le récepteur soit l’unique 
organe essentiel ? ou plutôt, ne voit-on pas que le manipu- 
lateur est la pièce essentielle pour transmettre ce qui vient 
du dehors, c’est-à-dire de la première station ? Ainsi en est- 
il des sens externes. Ils sont nécessaires pour transmettre 
ce qui vient du dehors, et ils sont très utiles pour prévenir 
et enrayer le jeu désordonné du récepteur livré à lui-même, 
c'est-à-dire, les hallucinations de l'imagination, qui ne 
viennent que de la prépondérance excessive des images sur 
les sensations. Les sensations sont ainsi les antagonistes et 
les réducteurs naturels des images, comme M. Taine lui- 
même l’a fort bien dit. | 

Une conséquence à tirer, c'est que les différentes facul- 
tés sensitives requièrent des organes différents. De la sorte, 
nous pourrons toujours trouver dans la seule diversité des 
organes, la diversité des puissances. Ce sera la preuve phy- 
siologique ex subjecto. C'est ainsi que les sensations qui vont 
leurs centres dans la moelle allongée, et les images qui l'ont 
dans les couches corticales ont manifestement des facultés 
distinctes. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 389 


VI 
Du PRINCIPE PREMIER ORGANIQUE DE LA VIE SENSITIVE. 


Saint Thomas et les scolastiques les plus anciens, parta- 
gent avec Aristote l'opinion que le cœur est le principe de la 
sensation. Les philosophes modernes ne lui accordent qu’ane 
attention dédaigneuse. Ils ont tort, croyons-nous. À part 
quelques erreurs de détail, elle présente dans son ensemble 
une notion synthétique de la vie animale, où la philosophie 
la plus exacte n'a rien à reprendre. 

« Le cœur et le cerveau, dit saint Thomas, ne sont pas 
deux principes séparés de la vie sensitive, mais subordonnés. 
L'âme réside d’abord dans le cœur, et la vie sensitive est 
transmise du cœur au cerveau... La vie sensitive est en 
puissance dans le cœur, parce que c’est lui qui est la vie du 
cerveau et des organes. » | 

Quant à l’action du cœur, c'est une action autonome. Le 
mouvement du cœur n'est pas causé par la sensation, mais 
par l’âme, en tant qu’elle est la forme du corps et l'origine 
des mouvements. Cette théorie, la science la confirme. Car, 
elle prouve que c'est la circulation sanguine qui apporte à 
tous lestissus,à tous les organes de quoi réparer leurs pertes ; 
le sang est comme le courtier de l'échange vital : il prend 
l’acide carbonique dont ils ne veulent pas etleur donne l’oxy- 
gène : « C’est le sang qui partout présent, partout coulant 
fait surgir l’innervation spécifique de chacun des territoires 
de cellules qu’il arrose et anime, en les mettant à même de 
révéler leurs énergies latentes. » (1) 

Mais où est le centre impulseur de la circulation sanguine ? 
Il est dans le cœur, et sous ce rapport, le cœur ne relève 
avant tout que de lui-même. Il y a des nerfs moteurs et accé- 
lérateurs du cœur qui partent de la moelle épinière, mais le 
cœur possède en lui-même les nerfs qui provoquent son 
mouvement. « Le cœur, arraché de la poitrine, peut continuer 
à battre, dit M. Duval. Nous avons vu une heure après la 


(1) Luys, Le Cerveau. 


390 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


mort, le cœur d'un supplicié présenter encore des contrac- 
tions rythmiques. Ce phénomène est un phénomène réflexe 
dont le centre se trouve dans de petits ganglions situés sur la 
base du cœur ». La science justifie donc là encore la scolas- 
tique. Elle appelle mouvement réflexe ce que les scolastiques 
appelaient mouvement naturel. 

Dans l’ensemble de cette théorie, on voit que saint Tho- 
mas n’enlève aucunement au cerveau son rôle de sujet spé- 
cial et d’organe immédiatement élaborateur de la sensation ; 
mais il lui donne sa vraie place dans l'organisme, qui est une 
place dépendante, secondaire, en raison des matériaux de sa 
vie qu'il recoit du cœur, bien que cette place soit la plus 
élevée dans l’organisme, au point de vue des transformations 
qu’il opère dans ces matériaux. Par là, se justifie la belle 
analogie d’Arvicennes qui compare le cœur au soleil, les 
matières nutritives et actives du sang à la lumière et à la 
chaleur solaire. De même que la chaleur et la lumière con- 
courent à former ici une plante, [à un animal, selon les su- 
jets qui recevront leurs énergies, de même le courant vital 
réglé par le cœur, se transformera en sensation dans le cer- 
veau, en mouvement dans les muscles, suivant la nature et 
les forces assimilatrices des parties qui le reçoivent. 


VII 


DE LA RESSEMBLANCE FORMELLE QUI EXISTE ENTRE LES ESPÈCES 
IMPRESSES DES SENS EXTERNES ET LES OBJETS QUI LES CAUSENT. 


Après avoir considéré les sens et la sensation en eux- 
mêmes, il est nécessaire de les étudier dans leurs rappprts 
avec les objets qu'ils nous font connaître. Nous avons déjà 
commencé à le faire, car, la sensation étant essentiellement 
un mouvement et une passion, on ne peut pas l’étudier en 
soi, Sans lui assigner un certain rapport avec les objets, rap- 
port qui est de l'effet à la cause. 

Mais, ce rapport, s'il est vraiment d'effet passif à cause 
active — et nous avons vu qu'il l’est — implique dans la sen- 
sation tout ce qu un tel etlet reçoit de cette cause ; et, pour 


Ÿ D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 391 


ce motif, les scolastiques enseignent que la similitude avec 
son objet est de l'essence de toute sensation. 

Les phénoménistes en vogue affirment que nous n'avons 
aucune raison positive de croire que la sensation ressemble 
à l’objet qui la détermine. Saint Thomas pourtant, entend 
appuyer son réalisme sur des données scientifiques et in- 
discutables. 

Sentir, comme il l’a établi, c'est pâtir. De ce fait, il tire 
deux conclusions : la première lui est commune avec le sub- 
jectivisme : ce que nous sentons actuellement est en nous ; 
par exemple, le son est dans l'oreille. Mais, si on admet que 
la sensation est aussi une passion, — et il y a des subjecti- 
vistes qui vont jusque-là — on admet par là qu’elle se réfère 
à un agent extérieur, qui est ce que nous appelons l’objet, et 
qui est, avec la sensation, dans le rapport d'agent à patient. 
Or, les lois universelles de l'agir et du pätir, auxquelles 
Aristote renvoie son lecteur, dès qu'il parle de la sensation, 
établissent que tout agent tend de soi à éduire (educere) de 
* son patient une forme par laquelle il agit, et que de fait, 
cette forme se réalise dans le patient, dans la mesure où lui- 
même n'a rien de positif, qui l'empêche de la recevoir, en 
d’autres termes, est apte à la recevoir. 

Qu’en est-il, lorsqu'elles sont appliquées à la connaissance 
sensible externe ? En ce qui concerne les objets, ils tendent 
à reproduire formellement en nous leurs qualités intrin- 
sèques, car ils agissent en nous uniquement à la manière des 
agents naturels d’altération. La qualité d'un objet est une 
certaine]disposition intrinsèque de cet objet, d’où résulte sur 
nous une impression déterminée. Le rouge, par exemple, 
est en soi la disposition moléculaire du corps rouge, qui 
tend à se reproduire en nous, et par sa reproduction, à cau- 
ser une impression spéciale que nous appelons le rouge. 
Jusqu'ici saint Thomas n'affirme rien que la science ne 
prouve. 

Du côté des sens, y a-t-il une disposition qui permette aux 
mouvements, qualités et formes des objets, de se reproduire 
en nous, sans se dénaturer ? Il y a une présomption générale 
en faveur de cette hypothèse : car chaque sens recoit en 
nous, non pas une impression, mais une série d'impressions. 


392 DE LA LOSRESSAÈRE SENSIBLE 


Ainsi, l'œil est affecté successivement par les sept couleurs 
de l’arc-en-ciel, l’oreille par les sept intervalles de la gamme. 
L'œil n’a par nature, ni la vibration du blanc, ni la vibration 
du rouge, mais, comme il est apte à distinguer toutes les 
couleurs, il est en puissance de les recevoir toutes. 

Ces deux faits généraux : 1° l’action naturelle des objets 
sur les sens, 2° l’état potentiel des sens à l'égard des objets, 
ne sont évidemment apportés ici qu’à titre de vraisemblance. 
Ce sera prouvé plus tard. 

L'espèce impresse est-elle une image formelle ou vir- 
tuelle des objets ? 

L'image formelle est celle qui reproduit, dans ses disposi- 
tions actuelles, et d’une facon adéquate, l'objet qu'elle re- 
présente: une gravure représente formellement les traits de 
ce qui se trouve reproduit ; tandis que l’image virtuelle ne 
représente cet objet que proportionnellement et sous cer- 
tains rapports : une gravure ne représente que virtuellement 
les jeux de la lumière et d'ombre, en représentant par dif: 
férentes hachures le ton clair et foncé des couleurs qu’elles. 
ne reproduit pas. Cette question a plus d'importance qu’elle 
n'en a l’air, parce que sa solution prévientune foule de diffi- 
cultés. 

S'il s’agit de sa nature, l'espèce impresse ne reproduit pas 
formellement les objets selon leur réalité totale. Ce serait 
tomber dans l'erreur de Démocrite. Elle est une qualité et 
un mouvement de l'organe semblable à l’objetsous le rap- 
port de qualité et de mouvement. 

Quant à son étre intentionnel, en tant que précisément re- 
préserntatif de telle qualité et de tel mouvement, elle est, sous 
ce rapport, la représentation adéquate de l’objet auquel elle 
ressemble. C’est une image formelle, dans le point précis de 
sa représentation, comme la peinture est l’image formelle de 
l'original, sous le seul rapport de la couleur (1). 


(1) CF. Joan, à S. Thoma, Cursus philosoph. 3% p. Quaest. VI art. IL. 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 293 


DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE ET IMMÉDIATE DES QUALITES 
SENSIBLES PAR LES ESPÈCES IMPRESSES. 


Comment se fait-il que, ne connaissant les choses que par 
les images qu’elles imprègnent en nous, dans nos organes, 
, nous ayons une irrésistible tendance à projeter ces images 
hors de nous, et à les regarder comme des qualités inhé- 
rentes aux choses ? L'espèce a beau représenter adéquate- 
ment les choses, puisque l'espèce est une modification de 
nous-mêmes, tout procédé qui tend à la regarder comme en 
dehors de nous, et à en faire une qualité objective, est une 
illusion. C’est ici que triomphe le subjectivisme. Voyons. 
Qu'est-ce que l'espèce impresse, telle impression de son, 
par exemple, en tant qu'objet de la connaissance, c'est-à- 
dire, in esse intentionali? L'image formelle et adéquate de 
l'objet, en sorte que l'on peut dire que la sensation trans- 
forme le sens en l’objet, qu'elle le fait un avec l'objet, que sans 
sortir de nous-mêmes, nous recevons en nous une certaine 
{orme de l'objet. 

Le sensible en acte, qui est de lui-même une modification 
organique, est ainsi de lui-mème el dans la mesure où 1l 
nous modifie, l’action et la forme active de l'objet en nous. 
Adéquat et identique à la qualité propre de l’objet, c'est-à- 
dire au sensible en puissance, tenant de ce sensible tout 
son être spécifique, il nous présente ainsi l'être même des 
qualités objectives ; et, notre tendance à projeter les sensa- 
tions en dehors de nous, n’est pas une illusion. La sensation 
est un point de contact réel entre les choses et l'esprit, et 
puisque par elle les qualités objectives des choses sont en 
nous, on n’est pas halluciné quand on reporte dans les 
choses tout ce qu’elle met en nous. C’est la doctrine d'A- 
ristote, mais les scolastiques l'ont considérablement éclair- 
cie par de nouvelles distinctions. 

Saint Thomas appelle d'abord la connaissance sensible 
externe une connaissance immédiate, et ce terme fait bien 
comprendre dans quelle mesure on peut dire que nous 


E. F. — VII. — 25 


QUES DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


connaissons les objets en eux-mêmes, et dans quelle me- 
sure nous les connaissons par rapport à nous. Il fait très bien 
la part du relatif et de l’absolu dans la sensation. L'espèce 
impresse est une sorte de medium entre l'acte de perception 
et les objets ; mais la perception, comme le remarque saint 
Thomas, ne se porte pas sur ce medium, comme sur un objet 
auquel elle s’arrète, pour se réfléchir ensuite sur les choses ; 
il faut, au contraire, un acte de réflexion assez subtile, 
pour se convaincre qu’on ne voit les choses que par des 
images qui sont en nous (1). 

Ainsi, les conditions, les déterminations qui s’inter- 
posent entre la perception et les objets, n’empèchent pas 
d'atteindre immédiatement les objets, parce que ces déter- 
minations n’affectent pas les objets pour s’y soustraire, mais 
la puissance pour y amener les objets. Elles sont un milieu 
sion veut, mais transparent et invisible, et dont tout le rôle 
est de faire paraître l’objet lui-même en l’éclairant. 

Les séhsations ne sont donc pas, comme le disait Reid, 
et comme le répète M. Taine, des signes que l'esprit inter- 
prète ; parce qu'un signe proprement dit est un objet ou une 
sensation qui en rappelle une autre. Elles sont une assimi- 
lation formelle de la puissance sensitive avec les choses. 

Les sensations sont aussi une connaissance sntuitive des 
choses. À proprement parler, et en tant que connaissance 
par mode d'impression et de mouvement, ies espèces nous 
donnent l'intuition des choses en elles-mêmes. « L’intuition, 
comme dit Jean de saint Thomas, est la connaissance d’un 
objet présent, de telle sorte qu'il soit comme lui-même par 
le fait et l’action immédiate de sa présence. Elle diffère de 
la connaissance abstraite en ce que les choses nous sont 
présentes en celle-ci par l'intermédiaire d’un signe ou d’une 
image quelconque. Ainsi, nos idées sont des connaissances 
abstraites, parce que ce ne sont pas en elles-mêmes les 
natures universelles qu'elles représentent qui agissent par 
leur présence sur l'intellizsence, mais parce que l’universel 
est dégagé ou extrait par la raison du sensible préalable- 
ment connu. Les sensations au contraire, sont des connais- 


(1) OQuodt. NE, art, I 


D'APRÈS LES SCOLASTIQUES 395 


sañces intuitives, parce que le sensible qu'elles nous font 
connaître est produit en nous par l'action des choses et n’est 
rien en dehors de cette action. » (1) 

Cette distinction est importante, parce que c'est de ce 
caractère intuitif que dépend l'existence et la possibilité elle- 
mème de la science expérimentale. Sur ce point, il sera in- 
téressant de voir un scolastique faire une juste lecon aux 
empiriques modernes. « Il est hors de doute, dit Jean de 
saint Thomas, que la connaissance sensible externe est une 
connaissance expérimentale ; car, notre expérience la plus 
complète d’une chose consiste dans son contact avec nos sens 
extérieurs. Or, l'expérience est le dernier élément dans lequel] 
se résolvent nos connaissances, et la source inductive d’où 
elles procèdent en nous. Donc notre connaissance ne peut 
avoir pour élément dernier que l’objet tel qu’il est réellement 
en soi ; parce que, sicet élément n'est pas l'objet lui-même, 
mais une image, un signe, un medium quelconque, nous 
avons de nouveau à comparer cette image ou ce medium 
avec la chose ou l’objet qu’il représente, afin de constater 
s’il est vrai ou s’il ne l’est pas. Ainsi, nous retombons tou- 
jours dans la même difficulté : comparer le medium avec 
l'objet qu'il représente. Il est donc nécessaire pour que 
nous possédions une certitude et une évidence expérimen- 
tale, d'en arriver à une connaissance qui, de sa nature, tend 
aux choses en soi, et qui est la connaissance sensible ex- 
terne, de sorte que, sous ce rapport même d’élément ultime 
de la connaissance, elle exige que l'objet soit présent et nul- 
lement absent. » (2). 

De fait, il faut renoncer à la vérité de l'expérience ou ad- 
mettre que nous l’avons par intuition. Mais, si on prétend 
concilier la vérité ou l’expérience avec la théorie qui fait de 
la sensation une pure image subjective, sur quoi se fondera- 
t-on pour croire à cette vérité ? Sur un artifice de la nature, 
comme M. Taine ? On a donc surpris la nature sous le voile 
des sensations, pour avoir le secret de ses artifices !.. On in- 
voquera aussi « l'expérience des autres sens et les témoi- 


(1) Cursus phil. Log. de notitiis, art. 11. 
(2) m1 pars. q. vi, art. 1. 


396 DE LA CONNAISSANCE SENSIBLE 


a 


gnages concordants des autres observateurs. » Mais, tous 
les sens et tous les observateurs possibles ne sont-ils pas 
naturellement sujets aux mèmes hallucinations, car tout ce 
qu’ils recoivent comme sensation, ne pourra jamais être 
qu'une modilication d'eux-mêmes. 

Ou bien il faut renoncer à la science expérimentale et à la 
vérité, quitte à retenir les mots science et vérité, pour déco- 
rer la quintessence de nos hallucinations ; ou bien, il faut 
entrer franchement et jusqu’au bout dans le réalisme de 
saint Thomas et d'Aristote. Il est la seule doctrine qui ex- 
plique parfaitement et sans en rien diminuer le double fait 
de la subjectivité de nos sensations et de notre tendance à 
les objectiver. 

On lui a reproché d’être une doctrine du passé. Mais, il 
est pire pour une mauvaise philosophie d’être le présent que 
pour une bonne d'être le passé. « C’est une tendance de 
notre esprit de croire, quand on est mécontent du présent, 
qu'il n'y a qu'à retourner en arrière. » Et qui nous empèche- 
rait d'y retourner, si les données nouvelles de l'observation 
scientifique nous v poussent d’elles-mèmes ? 


P. RENÉ, de Nantes, 
O. M. C. 


LA REFORME LITTERAIRE() 


MALHERBE 


Voici l'ennemi de Ronsard. 

Où la Renaissance avait échoué, protestante, savante et 
pleine d'imaginationslicencieuses et paiennes, Malherbe réus- 
sit. Nous n’entendons ce succès que des œuvres oùil est supé- 
rieur à son temps. Le vrai Malherbe est là, l'ennemi de Ron- 
sard et de son génie grotesque. 

Pour réformer il faut, avant tout, la justesse de l'esprit. 
Ajoutez-y le goût qui en sort, moins d'âme que bon sens, mais 
de l’âme à certains moments, même une certaine élévation de 
sentiments, et cette foi, qui, en dépit des licences d’une vie 
agitée, grandit dans l'épreuve, et vous avez Malherbe. Avec 
lui, la raison entre dans les vers, sans le dire. Il ÿ aura plus 
tard du Malherbe dans Boileau, mais Boileau donne sa lecon, 
comme un professeur, dans l'Art Poétique ; Malherbe, en 
gentilhomme, dans des vers comme on n'enavait jamais vus. 
Il n’est pédant qu'en son particulier. 

C'était un Norinand, d’ancienne souche, au demeurant, un 
singulier personnage, et fils d’un conseiller d'Etat au Prési- 
dial de Caen. Il était né en 1555, et le premier de neuf frères 
et sœurs. On était alors aux temps des guerres de religion ; 
et le père de Malherbe qui paraît avoir été, tour à tour pro- 
testant et catholique, pour finir l'éducation de son fils com- 
mencée à Caen et à Paris, le confia au calviniste Dinorth 
(Richard). C'est sous sa tutelle que le futur poète passa 
quelques années à l'étranger, à Bâle et à Heidelberg. N’est- 
ce pas ‘ce contact d’un calviniste glacé qui, à l'âge des 1m- 
pressions, refroidit le génie de Malherbe et en fit l'original 


(1) Voir la livraison de septembre 1902. 


LE / 4 


398 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


que les lettrés connaissent, d'une morgue intraitable, d’une 
sévérité caustique, et dont la censure littéraire allait jusqu'à 
l'injure ? 

Du reste, il ne parut point, dans la première jeunesse de 
Malherbe, qu'il dût être poète, encore moins magistrat, 
comme son père le désirait, et comme son éducation soignée 
pouvait le faire espérer. On le vit, l'épée au côté, prononcer 
à Caen, des discours dans les écoles publiques, au retour de 
ses voyages en Suisse et en Allemagne. Il garda l’épée et 
négligea l’éloquence du barreau. Il fut d'abord homme de 
guerre, ligueur, et suivit le duc d’Angoulème, grand prieur 
de France, fils naturel de Henri IT, et tué plus tard en duel. 
C'était malgré sa famille que Malherbe avait pris le parti 
des armes ; aussi son père ne lui envoya-t-il pas un rouge 
liard, pendant les dix ans qu'il guerroya jusqu'à 1586. Il 
dut vivre comme il put. 

Il s'était marié, dès 1581, d’une facon assez bizarre pour 
un jeune homme de vingt-six ans, avec üne femme deux fois 
veuve. Elle se nommait Magdeleine de Corriolis; et si 
Malherbe ne devait rien faire comme le vulgaire des mor- 
tels, sa destinée à elle, était de survivre à tous ses époux. Elle 
fut veuve, une troisième fois, de Malherbe lui-même, en 
1628, et ne mourut que vingt mois après son dernier mari et 
troisième protecteur. 

A peine si Malherbe avait, à l'époque de son mariage, ver- 
sifié de temps à autres, et comment ? C’est même en 1587, 
six ans après, qu'il écrivit, en Normandie, les Larmes de 
saint Pierre, long poème de quatre cent cinquante vers (1). 
Les pleurs de l’apôtre font un nouveau déluge : 


« Il y fiche ses yeux, il les baigne, il les baise (2), 
Il se couche dessus, et serait à son aise, 

S'il pouvait avec eux à jamais s'attacher ; 

Il demeure muet du respect qu'il leur porte.. ! » 


Et c’est Malherbe qui se moque du «galimatias de Pindare! » 
Avant d'être poète, Malherbe était père, mème un bon 


(1) Imité du poème intitulé le Lagrime di San Pietro, par Luigi Transillo. 
(2) Poésies, 3. 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 399 


père, en dépit de son originalité. Retiré à Caen, où sa fa- 
mille lui faisait cadeau « d’un tonneau de cidre par an »,il 
menait une assez triste existence, et empruntait douze cents 
écus, pour ne pas mourir de faim. Il perdait son fils, Henri, 
âgé de deux ans ; et sa femme le quittait pour regagner la 
Provence, en lui laissant sa fille Jordaine. C'était en 1593. 
Sans doute que la mère s’imposait ce cruel sacrifice, par 
nécessité, et allait vivre, plusieurs années, chez ses parents, 
pour décharger d’autant son mari jusqu’à de meilleures des- 
tinées. Durant cette absence, Jordaine mourut de la peste, 
dans les.bras de son père, en 1599. Nous avons la lettre où 
Malherbe fait part de la terrible nouvelle à la mère. Cette 
lettre témoigne que le poète (il l’était alors) méritait de chan- 
ter les grandes choses ; il avait l’éloquence du cœur: 

« J'ai bien de la peine à vous écrire cette lettre, mon cher 
cœur, et je m'assure que vous nen aurez pas Inoins à 
me lire. Imaginez-vous, mon âme, la plus triste et la plus 
pitoyable nouvelle que je saurais vous mander : vous l’en- 
tendrez par cette lettre. Ma chère fille et la vôtre, notre belle 
Jordaine n’est plus au monde. Je fonds en larmes en vous 
écrivant ces paroles ; mais il faut que je les écrive, et faut, 
mon cœur, que vous ayez l’amertume de les lire. Je possédais 
cette fille avec une crainte perpétuelle, et m'était avis, si 
j'étais une heure sans la voir, qu'il y avait un siècle que je 
ne l'avais vue. Je suis, mon cœur, hors de cette appréhen- 
sion ; mais j'en suis sorti d’une facon cruelle et digne de 
regrets... À la nouvelle de cet accident, un de mes plus pro- 
fonds ennuis, et qui donnait à mon âme des atteintes plus 
vives et plus sensibles, c'était que vous n’étiez avec moi 
pour m'aider à pleurer à mon aise, sachant bien que vous 
seule, qui m'égalez en intérêt, me pouviez égaler en afflic- 
tion. Plüt à Dieu, mon cher cœur, que cela eùt été ! je serais 
relevé de cette peine de vous écrire de si déplorables nou- 
velles, et vous hors de ce premier étonnement qu'il faut que 
les âmes les plus rudes et les plus dures sentent au premier 
assaut que leur donne cette douleur. » 

A cette lettre il faut ajouter une épitaphe touchante où 
l’enfant semble parler du fond de sa tombe. Il nest pas 
possible d’être meilleur père et meilleur mari' Les vers à 


40) LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


Du Périer sur la mort de sa fille sont de cette même époque, 
ou de 1600 au plus tard. Le poète les faisait pour un autre, 
et les sentait pour lui! 

Du reste, cette mort de Jordaine rapprocha les deux époux. 
A la fin de 159, Malherbe rejoignit sa femme à Aix, et, 
l'année suivante, il devenait père d’un fils auquel ses parents 
devaient survivre; ce fils s’appela Marc-Antoine. 

Après de longues heures d'inaction et de pauvreté, la 
carrière du poète avait commencé. Ce qu'il avait fait de vers 
jusque-là ne mérite pas que la postérité s’en occupe. Il 
semble que son nouveau bonheur l’anime, et l'on rencontre 
quelques traces d'inspiration dans l’Ode à la Reine, sur sa 
bienvenue en France. Cette reine est Marie de Médicis ; et 
Malherbe qui la célèbre avait alors quarante-cinq ans. Sa 
poésie qui ne devait plus tarir, mais couler seulement goutte 
à goutte, avait mis tout ce temps pour filtrer du cœur et 
de l'intelligence de Malherbe jusqu’à ses lèvres ou à sa 
plume. . | 

Rien d'étonnant que l'effort ait été si pénible à un homme 
élevé parmi les absurdités de la Renaissance. La mythologie 
wâte cette ode d’une longueur démesurée, et, où toute pen- 
sée sérieuse est sacrifiée à l'harmonie du mètre ou à la décla- 
mation. Néanmoins ce qu'il faut admirer dans ce poème 
écrit aux derniers jours du seizième siècle, c’est la solidité 
d'un vers correct et français, malgré l’emphase; c'est le 
rythme, et comme l'entraînement de la strophe qui se préci- 
pite en courant, vers son terme, dans une sorte d’enthou- 
siasme poétique. Nous sommes pour la langue, du moins, à 
quelle distance de Ronsard qui vient de mourir, et de son 
style hétéroclite ! Malherbe voit d'avance, comine tous les 
poètes, qui ont le don de prophétiser, le jeune Dauphin, 
encore à naître, le fils de Henri IV et de Marie de Médicis; 
il compte les victoires de ce jeune héros sur l’infidèle. C'est 
la note catholique : 

« Oh! combien aura de veuves (1) 
La gent qui porte le turban ! 


Que de sang rougirales fleuves 
Qui lavent les pieds du Liban! 


(1) Malherbe, Poésies, 12. 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 401 


Que le Bosphore, en ses deux rives 
Aura de sultanes captives! 

Et que de mères, à Memphis, 

En pleurant, diront la vaillance 

De son courage et de sa lance 

Aux funérailles de leurs fils. » . 


Malgré « la vaillance du courage » qui passe inaperçue 
dans le torrent, il n’y a pas une seule strophe pareille, au 
seizième siècle. C’est à peine si le dix-septième siècle parlera 
mieux. L’ode est inventée, et Corneille va naître, qui inven- 
tera la tragédie. | 

A cette époque, Malherbe était aussi pauvre que Corneille 
le sera plus tard; et tous deux étaient Normands. Mais le 
poète lyrique, malgré son âpreté, saura se nourrir des faveurs 
de la cour; il écrira des vers de commande autant et plus que 
de vers inspirés ; et si les seconds lui rapportèrent la gloire, 
les premiers lui firent savourer l’aisance qu’il ne connaissait 
plus, mais, hélas ! aux dépens du goût... C’est le revers de 
la médaille. 

Voici en ce genre misérable, la dernière strophe de la cin- 
quième des pièces que Malherbe composa pour servir la 
passion de Henri IV amoureux de la princesse de Condé. Le 
roi, alors âgé de cinquante-six ans, vient de s’évanouir en 
vers. Le poète le réveille et le rassure ; il loue le vice de 
son maitre : 


« Le temps adoucira les choses ; (1; 
Et tous deux vous aurez des roses, 
Plus que vous n’en saurez cueillir. » 


C'était au mois d'avril 1510 que Henri IV recevait cet 
encouragement au mal. Ïl cueillait un coup de poignard 
mortèl, au mois de mai suivant, au mois des roses. 

Nous rions des vers à Alcandre. Il n’en est pas moins 
vrai que les rois ont des flatteurs pour perdre leur âme et 
ridiculiser leur nom. Malherbe fut un de ceux-là, en ses 
mauvais jours, et c’est ainsi qu'il reste fidèle à la corruption 


(1) Poésies, 43. 


102 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


morale du seizième siècle et à la-tradition des poètes merce- 
naires. | 

Il vivait donc à la cour, où il avait été appelé, en 1605, et 
présenté au roi par Vauquelin des Yvetaux, précepteur du duc 
de Vendôme. D'autresamis, de Peirescet Guillaume du Vair({, 
Président au Parlement de Provence, le louèrent à l’envi. De 
Bellegarde ‘qu'il a fort mal chanté, le patronna devant Hen- 


ri IV. Même le cardinal Duperron n’avait pas attendu si long- 


temps. Un jour que le roi lui demandait, en janvier 1601, s’il 
faisait encore des vers, le prélat assez pauvre versificateur, 
mais qui ne manquait pas toujours de modestie, répliqua fran- 
chement, « qu'il ne fallait point que personne s'en mélt, après 
un certain gentilhomme de Normandie, habitué en Provence, 
nommé Malherbe, qui avait porté la poésie française à un 
si haut point, que personne n'en pouvait jamais appro- 
cher. » 

Il avait lu, sans doute, les vers à Du Périer. Peut-être 
Malherbe lui avait-il déclamé ces vers émouvants : 


« Le malheur de ta fille au tombeau descendue 
Par un commun trépas, 
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue 
Ne se retrouve pas ? (2) 
Je sais de quels appas son enfance était pleine 
Et n'ai pas entrepris, 
Injurieux ami de soulager ta peine 
Avecque ton mépris. » 
Da 


Quelle précision ! Quelle force ! Le vers dit la pensée, ni 
plus ni moins ; c'est géométrique et cependant poétique : 


« Mais elle était du monde où les plus belles choses 
Ont le pire destin ; 

Et Rose, elle a vécu ce que vivent les roses, e 
L'espace d’un matin... (3) » 


(1) Auteur d'un Zraité sur l'Éloquence. 

(2) Poésies, 11. 

(3) Cette ode à Du Périer peut avoir précédé l’ode à Marie de Médicis ; 
la date n'en est pas certaine. 


_— 


: LA RÉFORME LITTÉRAIRE 103 


Que Malherbe ait écrit Roselle ou Rosette, avant d'écrire 
Rose, je ne m'en soucie point ; et la critique est au-dessus 
de ces niaiseries de détail. La strophe est belle, et cela suf- 
fit; elle est gracieuse, à la fois, grave et philosophique. C'est 
de la propre souffrance de Malherbe que sont partis ces 
vers d'une mélancolie incomparable. À l'exemple de Jésus- 
Christ, 1l faut que notre cœur ait été un jour crucifié pour 
qu’il en sorte une vérité puissante, un beau vers ; 

« Et jen sais des plus beaux qui sont de purs sanglots : » 
La souffrance est comme la génératrice de la vraie poésie. 
Les vers qui suivent en sont encore la preuve, où une gran- 
deur de langage qui annonce le grand siècle s’unit à la dou- 
ceur et à la simplicité de la résignation chrétienne. Malherbe 
peint l’inévitable nécessité de la mort : 


« Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre, 
| Est sujet à ses lois, 
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre 
_ N’en défend pas nos rois. 

De murmurer contre elle, et perdre patience, 

Ilest mal à propos; 
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science 

Qui nous met en repos. » 


Ainsi parlera Corneille dans l’Imitation de Jésus-Christ ; 
et le grand siècle he retiendra pas toujours cette naïvelé 
de langage. 

Retournons à Henri IV. S'il multiplia ses faiblesses, 1l y 
avait aussi, en lui, de quoi émouvoir le cœur ou le patrio- 
tisme d’un lyrique ; et le poète trouva, pour célébrer la féli- 
cité universelle, en 1605, quelques vers (1) dignes d’être 
rapportés : 


«: Toute sorte de biens comblera nos familles, 
La moisson de nos champs lassera les faucilles, 
Et les fruits passeront les promesses des fleurs. » 


L'’ode assez faible, en somme, valut à Malherbe mille livres 
d’appointements, la place d’écuyer du Roi, et celle de son 


(1) Poésies, 18, Prière pour le roi Henri le Grand allant cu Limousin. 


404 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


gentilhomme ordinaire. Quelque fin que fût le Béarnais, 
son amour-propre avait vaincu son économie. Les princes, 
en général, paient bien la louange, sous prétexte qu'en im- 
mortalisant leurs qualités, elle affermit leur pouvoir et fait 
régner partout la paix à l'ombre de leur gloire. Au même 
temps, le poète vint à perdre son père dont il n'avait pas 
fort à se louer ; aussi il ne le célèbra point. Il eut des terres, 
une maison à Caen, et le reste. Il est croyable qu'il porta 
légèrement son deuil. | 

Ce que Malherbe n'oublia point alors, ce fut le chiffre 
exact de la fortune qu'il devait partager avec ses frères. 
Plus tard, il en donna le détail précis dans une /nstruction 
adressée à son fils Marc-Antoine qui ne devait pas jouir des 
biens de son aïeul. Il y ajouta des conseils positifs sur la 
manière de se tirer d’affaires avec ses parents, en cas de 
brouille (1), et qui rappellent moins le poète que le Normand. 

Ce qu'il avait de son père, devenu généreux après sa mort, 
et de son roi, ne suffisait pas à Malherbe ; il tenta plus d'une 
fois la munificence de Henri IV, pour obtenir quelques pen- 
sions sur des évêchés ou des abbayes ; mais alors le Gas- 
con fut plus fin que le Normand ; il promit toujours et ne 
donna jamais. 

Ce fut Marie de Médicis, devenue régente, qui réalisa les 
promesses d’Alcandre, sans tirer vengeance des vers que le 
courtisan avait faits aux dépens de l'épouse, RO contenter 
les caprices de son voluptueux époux. 

Ainsi vont les cours, et la morale des cours ; mais il ya 
une morale impitoyable, celle de l’histoire qui se venge des 
poètes et des rois. 

Du cynisme de Malherbe, de son originalité licencieuse, 
nous ne dirons rien, malgré Racan (2), parce que rien n'est 
prouvé. Nous croyons mème que la légende a singulière- 
ment noirci le poète, qui prétait à l’exagération par sa ru- 
desse, ses bizarreries, une certaine affectation de la singula- 
rité, et sa rapacité normande. 

Sa vie austère ne fait qu’un avecson œuvre. C'est « le pre- 


(1) Malherbe fut longtemps brouillé avec son frère ainé. 
(2) Vie de Malherbe, par Racan. ° 


LA REFORME LITTÉRAIRE 405 


mier grammairien de France(1}», le roi de la langue et de la 
poésie, l'ennemi acharné « de la pédanterie, de la latinerie, 
de l’antiquaille, (à la façon de Ronsard) du pétrarquisme et 
du pindarisme », après avoir d’abord sacrifié à ces faux 
dieux, et mème assez longtemps. Mais s’il est roi absolu, y 
a-t-il un écrivain plus consciencieux ? Il vit seul, dans un 
appartement de garcon assez mal meublé, servi par un 
valet de chambre auquel il donne deux cent quarante-deux 
livres par an ; c’est beau pour le temps. Afin de mieux con- 
sommer sa mission de réformateur, il a laissé de nouveau 
sa femme en Provence où il lui envoie de grosses sommes 
d'argent ; il la reverra deux fois, en 1616 et en 1622. Il a 
quelques disciples, de Coulomby, Touvant, Yvrande, le cré- 
dule Racan, Maynard. Il n’épargne personne, ni ses élèves, 
ni Desportes, ni Ronsard dont il biffe la moitié des vers _ 
d’abord, l'autre moitié ensuite, Il exagère, à dessein, pour 
mieux vaincre le mauvais goût de ceux qui persistaient à 
« Ronsardiser (2) », suivant son expression. Il passe une 
année à écrire vingt-huit vers. Ronsard en faisait deux cents 
avant son diner, deux cents après. Entre eux, la postérité 
a choisi ce poète avare et qui lâchait ses vers, comme Har- 
pagon ses écus. 

On prétend mème que ses « Consolations au Président de 
Verdun » (3) sur la mort de sa femme ne furent terminées 
qu'après un second mariage du veuf et sa mort qui ne tarda 
point. C'est ridicule ? Peut-être. Mais il n'était pas si facile 
d'achever une langue jusque-là rebelle à la gravité, et dont 
la Renaissance avait défiguré les qualités naïves. Entre temps, 
et pour en retremper la force et le naturel, Malherbe hantait 
le Port au foin, où les portefaix prodiguaient alors la crudité 
des images ; s’il rentrait chez lui, et s’il n’allait pas chez 
M. de Bellegarde ou à l'hôtel de Rambouillet, s'il n'avait pas 
à poursuivre quelqu'affaire d’intérèt, une faveur de la cour, il 
écrivait en bon français, à son ami de Peiresc, des lettres un 
peu lourdes, quelquefois cyniques, et d'un médiocre intérèt. 


(1) L'expression est de Balzac. 


(2) Malherbe dit la langue de Ronsard « factice, peu comprise au peuple ». 
(3: Poésies, 98. | 


406 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


Ilessaya un jour de s’'émouvoir en lui racontantles funérailles 
. de Henri IV : « Pour la dernière cérémonie, celle de l’enter- 
rement, il ne s’yfit rien, dit-il en finissant, qui vaille la peine 
de prendre une mauvaise nuit. (1) » Le cœur n'y était pas ce 
jour-là. — [l écrit aussi à Castalie, la Dame de ses pensées. 
Un jour, dans un accès de jalousie, il la soufflète : c’est la mar- 
quise d'Auchy. Il exprime son repentir dans une lettre em- 
phatique (2). Elle est bien misérable cette « Confession du 
plus grand et plus extraordinaire transport où se trouva jamais 
une àme touchée (d’une) malheureuse passion. » Ce n’est 
point le vrai Malherbe, et son air rébarbatif lui va mieux. 

Il en a un autre, et très uaturel aussi, c'est celui de la gran- 
deur, non seulement dans ses vers, mais même dans sa prose, 
en particulier dans sa lettre intitulée Consolation, adressée 
à la princesse de Conti (3), sur la mort de son frère tué 
d'un coup de canon, en 1614. 

C'est une œuvre d'art, mais de cœur en même temps, où 
l’auteur se perd quelquefois dans certains petits détails qui 
plaisent à son minutieux génie, mais où l’on voit apparaitre 
les premières beautés de cette langue sublime, qu'achèvera 
Bossuet alors près de naître. L'auteur, en écrivant, s’est cri- 
tiqué, on le sent. Cette perfection relative d'une phrase ré- 
gulière, un peu longue, trop latine, qui se cherche encore, 
mais déjà vraiment noble et française, lui a coûté bien des 
sueurs ; et sa patience n'a pas été sans humeur. Mais on lit 
déjà quelques passages comme celui-ci : | 

« [1 n’y a pas d'apparence que M. le prince de Conti doive 
revenir au monde, mais y en a-t-il que vous ne deviez point 
aller au ciel ? On y va, Madame, par le chemin que vous pre- 
nez. La piété l’y a mené, la piété vous y mènera... Ce sera 
là que les étoiles que vous avez sur la tète seront à vos pieds, 
là que vous verrez passer les nuées, fondre les orages, 
sronder les tonnerres au-dessous de vous; et alors, Madame, 
si parmi les glorieux objets dont vous serez environnée, il 
vous peut souvenir des choses du monde, avec quel mépris 
rearderez-vous ce morceau de terre dont les hommes font 


) Malherbe, Lettre 76 à Peiresc. 
1 Lettres à Ho Lettre NT à Castalie. 


Î 
L 
5) Lettres & divers, Lettre 7e 4 Mine la Princesse de Contr. 


4 
F 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 407 


tant de régions, ou cette goutte d'eau qu'ils divisent en si 
grand nombre de mers !.. » 

Relisons l’oraison funèbre de Ronsard prononcée vingt-neuf 
années avant, par le cardinal Duperron qui fut l’ami des deux 
poètes, et nous verrons la distance. Malgré de bons passages, 
la langue du cardinal garde encore un reste de son enfance,et 
la mort « déchausse les souliers de notre àme ; » la langue de 
Malherbe qui a moins d'âme que Duperron, est constamment 
virile. Il n'appartient qu’au génie d'accomplir les véritables 
réformes. Le génie du réformateur de notre poésie était fait 
surtout de patience et de discernement. 

« Le bonhomme Malherbe, suivant Balzac, disait qu’a- 
près avoir fait un poème de cent vers ou un discours de 
trois feuilles, il fallait se reposer dix ans. » 

C'était répéter, avec plus d'humeur qu'Horace, avec plus 
d'originalité que Boileau, ce qu’il en coûte pour atteindre la 
correction, la précision, la justesse, une simplicité sévère, la 
grandeur et l'harmonie, toutes qualités de Malherbe dans 
ses beaux jours. Car peu nous importe une foulede vers ac- 
cordés à la mode. Malherbe est là où il est achevé et inspiré, 
à force de le vouloir, dans quelques odes seulement. La pos- 
térité ne compte pas les vers. À 

Balzac, qui lui ressemble tant, n’a pas toujours comprisles 
efforts obscurs et surhumains tentés par le poète, dont la té- 
nacité souvent impuissante s'irritait jusqu’au désespoir. Et 
cependant son génie, grand et patient à la fois, ressemble 
beaucoup, dans un genre différent, à celui de Malherbe. Nous 
n'en lisons pas moins dans le Socrate chrétien : « Vous vous 
souvenez de ce vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait 
autrefois le tyran des mots et des syllabes (1) et qui s'appe- 
lait luy-même, lorsqu'il était en belle humeur, le gram- 
mairien à lunettes, et en cheveux gris... J'ai pitié d'un homme 
qui fait de si grandes différences entre pas et point, qui traite 
l'affaire des participes et des gérondits, comme si c'était 
celle de deux peuples voisins l’un de l’autre et jaloux de 
leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait ac- 
coutumé de dire que, depuis tant d'années. il travaillait à dé- 


(1) Balza, sucrale chrétien, Discours sirième. 


508 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


gasconner la cour et n’en pouvait venir à bout... La mort 
l'attrappa sur l'arrondissement d’une période, et l'an clima- 


térique l'avait surpris délibérant si erreur et doute étaient 


masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu'on 
l’écoutät quand il dogmatisait de l'usage et de la vertu des 
particules ; sur chaque mot d'un -écrivain de province il 
consultait l'oreille d’un habitant de Paris. » 

Il y avait alors des Parisiens, et l'Ile de France parlait 
un dialecte supérieurement français ou national qui at- 
tira et absorba les autres dialectes. Malherbe en eut Île 
sentiment, l'oreille, et en acheva la perfection. 

11 semble que la cour ait parlé moins bien le Français que 
Paris. Les Gascons y avaient suivi, en foule, Henri IV : 
c'est pourquoi le poète voulait, les « dégasconner ». Il 
eut raison ; et nous ne nous lassons pas d'admirer en lui 
l'exactitüde du grammairien, la fermeté du bon sens, et la 


hauteur de l'inspiration. On n’en pourrait pas dire autant de 


P 


Boileau. 

Le grammairien, en particulier, est impitoyable. Lisons 
le Commentaire de Malherbe sur Desportes C'est cruel (1): 
mais s’ila passsé des nuits à ce travail ingrat et malicieuse- 
ment fait, c'est qu’il s'était proposé d'épurer la langue, d'en 
arracher les impropriétés, les puérilités galantes, la trivialité 
et les épices. C'était son lot, sonbien, il avait tout droit sur les 
beaux esprits qui achevaient de la corrompre. Si Malherbe 


(1) Trois exemples, tirés de ce Commentaire, en feront voir l'esprit. 
D'abord au Sonnet XX : | 


« Ces deux beaux yeux, ma gloire et mon pouvoir. » 
Qu'est-ce à dire ? les yeux de (mon amie) sont mon pouvoir ? » 


Du méme Sonnet : 


« De deux soleils un éclipse ordinaire, » 
Eclipse est féminin et jamais masculin devant tous les barbiers de Frauce. 


Ailleurs : 


« Et pensant de mes faits l'étrange frénésie. » 
Je pense la frénésie de mes faits! 
n Je ne sais si c'est Allemand ou Anglais ; 
Uk 


Mais je sais bien que ce n'est pas Francais. 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 409 


écrivait, -un jour, à propos de quatorze vers du même Des- 
portes, que les huit premiers n'étaient pas bons, mais qu’en 
récompense, les six derniers ne valaient rien, il biffait une 
fausse Renaissance, ilétait dans son rôle de critique.Mais il eut 
tort d'être méchamment satirique, contre toutes les règles de 
la reconnaissance. Il avait chanté Henri IV, Marie de Médicis, 
reine et puis régente, chanté Richelieu, qui lui donna un 
office de Trésorier de France, chanté le favori du roi, de 
Luynes. Il lui offrait, avec une épiître qui n’est pas sans 
flatterie, la traduction excellente du trente-troisième livre 
de Tite-Live. Après sa mort, il lui fit une épitaphe san- 
glante : 

« Cet absinthe au nez de barbet (1), 

En ce tombeau fait sa demeure ; 

Chacun en rit, et moi j'en pleure ; 

Je le voulais voir au gibet. » 


N’en avait-il pas recu ce qu’il attendait ? 

N’étudions plus que le grand Malherbe maintenant, en 
quelques-uns de ces jours où il ose se montrer tel qu'il est, 
un précurseur de Corneille, par la force du sentiment, la 
franchise du style et cette verdeur populaire, aussi at- 
trayante peut-être qu’une noblesse plus achevée. La pensée 
ne porte pas encore dans notre vieux poète la coiffure artifi- 
cielle de la périphrase. Voici d’abord deux strophes de l'Ode 
sur l'attentat commis en la personne de Henri le Grand, le 19 
décembre 1605 : 


« Que direz-vous, races futures (2) 

Si quelquefois un vrai discours 

Vous récite les aventures 

De nos abominables jours ? 

Lirez-vous, sans rougir de honte, 
ue notre impiété surmonte 


(1) Malherbe, Poésies, 81. 
(2) Malherbe, Poésies, 19. | 
| E. F. — VIN. — 26 


k10 LA RÊFORME LITTÉRAIRE 


Les faits les plus audacieux, 
Et les plus dignes du tonnerre 
Qui firent jamais à la terre 
Sentir la colère des cieux? » 


Cette strophe en dix vers de huit syllabes, est une des plus 
heureuses inventions lyriques ; elle se jette en avant comme 
un fleuve sonore dont l'œil suit à peine le cours violent et 
rapide. Qu'on la compare à la strophe des Stances à Du Périer 
où ce n’est plus l’indignation qui parle, mais la douleur et la 
patience chrétienne. Le vers alors prend de l'espace, pour 
s'étendre en douces consolations et dans un calme imposant ; 
il diminue ensuite; il retombe, pour ainsi dire, comme le 
fait l’homme dont l’obéissance à la volonté de Dieu n'est 

jamais telle qu’il ne s’abatte, par instants, avant de reprendre 
un nouvel essor vers l’éternel Consolateur. 

Malherbe semble en certains instants inspiré par le génie 
même de l'harmonie. Si son cœur avait été aussi froid qu'il 
-l’affectait, aurait-il jamais concu cette sublime musique du 
vers ? elle est née de son émotion. Il aimait le roi ; et le roi 
avait faillit périr sous une main criminelle : 


« O soleil, à grand luminaire, 
Si jadis l'horreur d'un festin 

Vit que de ta route ordinaire 

Tu reculas vers le matin, 

Et d'un émerveillable change 

Tu couchas aux rives du Gange, 

D'où vient que ta sévérité, 

Moindre qu'en la faute d'Atrée, 

Ne punit point cette contrée 

D'une éternelle obscurité? » 


Les nymphes, le dieu de la Seine, en up. mot, la mvy- 
thologie et quelques raffinements de pensée déparent les 
beautés réelles de cette ode patriotique ; mais les « Vers 
funèbres » sur la mort de Henri le Grand sont bien au-des- 
sus. On en peut surtout admirer les strophes où le poète 
imagine que Henri IV apparaîtra à Marie de Médicis : 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE | att 


« Quelque soir, en sa chambre, apparais devant elle, 
Non le sang dans la bouche et le visage blane, 
Comme tu demeuras sous l'atteinte mortelle 

Quite perça le flanc. 
Viens-y, tel que tu fus, quand aux monts de Savoie, 
Hymen en robe d’or te la vint amener ; 
Où tel qu’à Saint-Denis entre nos cris de Joie 

Tu la fis couronner... (1) 


Quel contraste ! C’est à la fais, sobre de style, brillant et 
dramatique. Cette sobriété vaut infiniment mieux que tout 
l'éclat et la facilité poétique d'Ovide ou de V. Hugo. Relisons 
la tristesse d'Olympio ; l'auteur, dans unelangue toujours s0o- 
nore et imagée, répète à satiété ses impressions, ses souve- 
nirs d'amour, ses joies, ses regrets. Sa mélancolie, inépui- 
sable en ses détails, nous épuise, nous fatigue, et nous 
rend incapables de pensées et de sentiments personnels. 
Mais le vrai, le grand poète nous entr'ouvre, en quelque 
sorte, la porte du paradis de la poésie ; il en laisse échap- 
per quelques rayons, nous permettant la joie de deviner le 
reste, et d'imaginer les merveilles du dedans. Il émeut notre 
sensibilité et nous rend poëtes, au lieu de nous lasser de sa 
poésie. 

Le poète fait ensuite un retour sur lui-mème : 


« Pour moi dont Ia faiblesse à l'orage succombe, 
Quand mon heur abattu pourrait se redresser, 
J'ai mis avecque toi mes desseins en la tombe, 
Je les y veux laisser. 
Quoique pour m'obliger fasse la destinée, 
Et quelque heureux succès qui me puisse arriver, 
Je n'attends mon repos qu'en l'heureuse journée 
Où je t'iraitrouver... » 


Malherbe, malgré la rudesse de ses apparences, sentait 
vivement. Les plus grands poètes et du plus de cœur 
ont un idéal que leur volonté ne saurait toujours atteindre 
dans la pratique de la vie. Soyons généreux pour nos 
grands hommes. | 


(1) Pocsies, 52. 


AT LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


Malherbe ne pouvait-il point dire avec raison, « que la 
monnaie dont les petits payent les bienfaits des grands, c'est 
la gloire, et que, de ce côté-là on ne l'accuserait jamais d’in- 
gratitude ? » (1) 


« Apollon à portes ouvertes 

Laisse indifféremment cueillir 

Les belles feuilles toujours vertes, 
Qui gardent les noms de vieillir. 
Mais l’art d'en faire les couronnes 
N'est pas su de toutes personnes, 
Et trois ou quatre seulement, 

Au nombre desquels on me range, 
Peuvent donner une louange 

Qui demeure éternellement (2). » 


Le dernier vers a, dans la lente harmonie de ses syllabe- 


longues, quelque chose qui rappelle à l'oreille l'éternité. 


Mais c’est encore l'éternité de la terre et la gloire de ce 
monde. Malherbe, dans ses vieux jours, comprendra-t-il 
enfin l’autre gloire, celle que PArencte convoitait, à quelques 
pas du martyre ? 

Qu'il en est loin, en apparence! Il a si bonne opinion de 
lui-même, qu'il refuse de faire une grammaire, et renvoie 
ses disciples à sa traduction de Tite-Live, en ajoutant que 
« c'était de cette sorte qu'il fallait écrire ». Ce n'est pas d’un 
homme désabusé de la vanité. Il a cependant renoncé déja 
au plaisir : 


« Je renonce à l'amour ; je quitte son empire {3}, 

Et ne veux point d'excuse à mon impiété 

Si la beauté des cieux n'est l'unique beauté 

Dont on m'orra jamais les merveilles écrire. » ’ 


Peut-on être plus idéal ? Les archaismes, dans Malherbe. 
et des inversions un peu osées, comme certaines naïvetés . 


(1) Lettre 54. A. Monsieur l'Evèque de Mende. 
(2) Poésies, p. 53. 
(3) Poésies, p. 56. 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 413 


loin de déparer son style, lui donnent je ne sais quoi de re- 
levé et de vénérable. On croit entendre l'aïeul de nos poètes 
de la grande époque. 

Mais il va s'élever, avec des chants non moins harmonieux 
que par le passé, aussi haut que nous le désirions. 

Dès 1614, dans une paraphrase du psaume CXX VIII, et 
par une allusion pleine de convenance aux complots qui 
enveloppaient la jeunesse de Louis XIII, 1l avait écrit, en 
faisant parler le roi lui-mème : 


« Les funestes complots des âmes forcenées (1), 

Qui pensaient triompher de mes jeunes années, 

Ont d’un commun assaut mon repos offensé, 

Leur rage a mis au jour ce qu’elle avait de pire, 
Certes je puis le dire ; 

Mais je puis dire aussi qu’ils n'ont rien avancé. 

La gloire des méchants (2) est pareille à cette herbe 

Qui, sans porter jamais ni javelle ni gerbe, 

Croit sur le toit pourri d’une vieille maison. 

On la voit sèche et morte aussitôt qu'elle est née, 
Et vivre une journée 

Est réputé pour elle une longue.saison, ». 


Dans les poésies de Malherbe tirées des Psaumes, il es: 
bon d'observer que rien ne dépare la beauté de la pensée et 
la simplicité d’un style absolument correct. On n’en peut dire 
autant d'une seule des pièces profanes du poète, ‘quelque 
haute et fière qu’en soit l'inspiration. N’est-ce pas une preuve 
nouvelle que le ciel, en attirant le poète, lui rend le beau 
plus sensible et lui communique, en le rapprochant de la 
source de toute beauté, une perfection que, sans cela, il 
n'aurait jamais atteinte. 

On ne peut cependant, sans mélancolie, lire ces vers où 
Malherbe, à la même époque, fait un dernier retour vers le 
printemps de sa jeunesse : 


(1) Poésies, 63, Paraphrase du premier Psaume 128 : Sæpe expugnaverunt 
me a juventute mea, etc. 


(2) Fiant sicut fenum tectorum quod priusquäm evellatur exaruit... » 


n14 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


« Tout le plaisir des jours est en leurs matiuées ; (1) 
La nuit est déjà proche à qui passe midi. » 


M'ést-ce pas ce double mouvement de l’âme vers le ciel et 
vers les promesses évanouies de la terre qui fait le plus grand 
charme du poète ? En 1620, Malherbe écrit des Stances spi- 
rituelles non moins heureuses que son Imitation du Psalmiste 
faite quelques années avant. Au rythme majestueux, et qui 
peignait, d’après le roi David, la royale douleur de Louis XIII 
enfant, il substitue une strophe dont la marche d'abord ra- 
pide, sous l'impulsion de l'amour, se ralentit ensuite, dans 
la gravité toute religieuse de l'alexandrin, pour finir brus— 


quement, par un nouvel élan d'amour, et dans un vers sem— 
blable aux premiers : 


t 


« Louez Dieu par tonte la terre, 
Non pour la crainte du tonnerre 
Dont il menace les humains, 
Mais pour ce que sa gloire en merveille abonde, 
Et que tant de beautés qui reluisent au monde. 
Sont les ouvrages de ses mains : 
Il est bien dur à sa justice (2) 
De voir l'impudente malice 
Dont nous l'offensons chaque jour ; 
Mais comme notre père, il excuse nos crimes ; 
Et même ses courroux, tant sont-ils légitimes, 
Sont des marques de san amour. » 


Nous avons hâte d'arriver au chef-d'œuvre. Il est de 1627 : 
il reflète, dans son immortelle beauté, la plus profonde dou- 
leur qu'ait pu éprouver le cœur de Malherbe. Il venait de 


perdre son fils. La douleur est donc bien puissante sur le 
wénie ! \ 


« N'aspirons plus, mon âme, aux promesses du monde, 
Sa lumiere est un verre, et sa faveur une onde 

Que toujours quelque vent empèche de calmer. 
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre, 


(1) Poéste, 7%. Sur le mariage du roret de la reine,t, x. 
(2) Malherbe, Poésies, 81. Stances spirituelles. 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 415 
| 


C'est Dieu qui nous fait vivre, 
C'est Dieu qu'il faut aimer. 
En vain pour satisfaire à nos lâches envies, 
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies 
A souffrir du mépris et ployer les genoux, 
Ce qu'ils peuvent n'est rien ; ils sont ce que nous sommes, 
Véritablement hommes, 
Et meurent comme nous... (1) » 


N'est-ce pas l'effort d'une grande vertu, de reconnaître 
qu'on a dissipé sa vie en proie au néant des cours, et de le 
confesser publiquement devant les siècles ? 

Mais le repentir de Malherbe, d’abord personnel, s'élève 
et se transfigure ; il humilie les rois aussi bien qu'il s’est 
humilié lui-même. Et les Dieux de la terre ne sont rien. Il 
n ya qu'un Dieu, c'est le Dieu qui est au Ciel : 


« Ont-ils readu l'esprit, ce n'est plus que poussière (2) 
Que vette majesté si pompeuse et si fière 
Dont l'éclat orgueilleux étonne l'univers ; 
Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines 
Font encore les vaines, 
Ils sont mangés des vers. 
Là se perdent les noms de maîtres de la terre, 
D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre. 
Comme ils n'ont plus de sceptre, ils n’ont plus de flatteurs ; 
Et tombent avec eux d’une chute commune 
Tous ceux que la fortune 
Faisait leurs serviteurs. » 


C'est la dernière conclusion de Malherbe courtisan retiré 
des affaires et des espérances de la cour ; c’est son testa- 
ment; c'est aussi le monument le plus durable qu'il ait élevé 
à sa propre gloire, en croyant peut-être l’élever uniquement 


(1) Poésies, 100, t. 1. Il faut encore ajouter aux poésies sacrées de Mal- 
herbe, la paraphrase du Psaume vin, écrite en 1605. 
| « O sagesse éternelle ! 
Que ta magnificence étonne tout le monde, 
Et que Le ciel est bas au prix de ta hauteur. » 
(2) Poésies, 100. Paraphrase du Psaume 135. 


446 | LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


à la gloire de Dieu. De cette ode disons ce que le poète da— 
sait de lui-même, dans un excès d’orgueilleuse naïveté : 
\ : 


« Ce que Malherbe écrit dure éternellement » 


Il avait fallu la mort d’un fils jeune, intelligent, brii — 
lant, élevé par son père, sous ses yeux, dans ses pre— 
mières années, avec tous les soins possibles, objet de l'ad - 
miration de ses juges dans les examens de droit subis 
d'une façon glorieuse, il avait fallu, dis-je, la mort de Marc — 
Antoine, à Aix, dans une partie de débauche, au milieux 
d'une misérable bagarre, pour rendre Malherbe à lui-mème 
et luifaire rendre les armes à Dieu. C’est le sang de soncœur- 
c'est le meilleur de son âme qu’il nous a donné, en restaurant 
du même coup, dans la poésie, la foi et le goût, après ce 
long désordre moral et littéraire de la prétendye Renais- 
sance. oo 

Désormais rien ne l’attire, ni la cour, ni J’hôtel de Razmm- 
bouillet où il a été l’ûn des serviteurs les plus passionnés de 
Catherine de Vivonne, nommée par ses admirateurs, Car:n- 
thie, Erycinthe, Arthénice. Qu'il est loin maintenant de ce“ 
vanités précieuses. Il ne songe qu’à venger son fils et s’a- 
dresse au roi de laterre ; il s'adresse même au Roi du ciel. 11 
finit ainsi un sonnet qui précéda sa mort de quelques mois 
à peine : | 


« O mon Dieu, mou Sauveur, puisque par la raison 
Le trouble de mon âme étant sans guérison, 

Le vœu de la yengeance est un vœu légitime ; 

Fais que de ton appui je sois fortifié, 

Ta justice t'en prie, et les auteurs du crime, 

Sont les fils des bourreaux qui t'ont crucifié » (1). 


C'est navrant ! 


Cependant il chante encore le roi qui va détruire le der- 
nicr repaire des protestants. Ses derniers vers font face auX 


(1) Malherbe ne veut pas dire que ces criminels soient des Juifs, mai$ 
_des hommes aussi cruels que les Juifs déicides, 


ns LT Es | 


CR 


_— — -, 


— 


.LA RÉFORME LITTÉRAIRE at 


, 


Huguenats (1). Le vieux lion, près d’expirer poursuit encore 
l'hérétique de son dernier rugissement : 


« Dans toutes les fureurs des siècles de nos pères, 
Les monstres les plus noirs firent-ils jamais rien 
Que l'inhumanité de ces cœurs de vipères 
Ne renouvelle au tien? 
Par qui sont aujourd'hui tant de villes désertes, ? 
Tant de grands bâtiments en masures changés, 
Et de tant de chardons les campagnes couvertes 
Que par ces enragés ? 

\ Les sceptres, devant eux, n'ont pas de privilège ; 
Les immortels eux-mêmes en sont persécutés ; 
Et c'est aux plus saints lieux que leurs mains sacrilèges 

Font plus d'impiétés. » 


Il a annoncé la victoire au roi une victoire sur l'erreur ; 
il annonce sa propre mort : 


« Je suis vaincu du temps; Je cède à ses outrages, » 
! 
Mais il ajoute : 


« Mon esprit seulement exempt de sa rigueur 
À de quoi témoigner en ses derniers ouvrages 
Sa première vigueur. » (2). 


C'est la fierté de Corneille déjà vieux annoncant à Louis XIV 
des pièces nouvelles, dignes de la main qui crayonna 


« L'âme du Grand Pompée et l'esprit de Cinna. » 


Au retour d'un voyage entrepris, dans le fort de l'été, pour 
implorer du roi, alors devant la Rochelle, le châtiment des 


(1) Poésies, 103. Ode pour le Roi Louis XIIL allant châtier la rébellion 
des Rochelais, | 

(2) Cette dernière ode était accompagnée d'une lettre au roi Louis XJII. 
Elle commence ainsi : 

Sire, 

Les vers que Votre Majesté vient de lire passeront, s'il lui plait, pour un 
très humble remerciement de la promesse qu’elle m'a faite, de ne donner 
jamais d'abolition à ceux qui ont assassiné mon fils. 


418 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


meurtriers de son fils, Malherbe âgé de soixante-treize ans, 
tomba malade de fatigue et de douleur; il mourut à Paris. 
Il ÿ a, dans cette mort, quelque chose d'héroïque ; et l’âme 
de Malherbe était bien supérieure à son caractère. Un ins- 
tant, il avait voulu appeler en duel les assassins ; on eut 
beaucoup de peine à l’en détourner. H n'obtint qu'une jus- 
tice dérisoire. 

Sa fin fut tout à fait chrétienne. Nous savons, en outre, 
par Racan, son ami, qu'il allait à la messe toutes les fètes et 
tous les dimanches (1), qu'il communiait à Pâques, et obser- 
vait tous les commandements de l'Eglise, qu'il ne parlait de 
Dieu et des Saints qu'avec le plus grand respect. 

Il avait lui-même dit, en vers improvisés : 


« Pour moi, comme une humble brebis, 
Sous la houlette je me range. » 


Le reste appartient à la légende ou à la chronique mali- 
cieuse. Il avait foi en Dieu et dans la poésie. C’est par hu- 
meur, sans doute, qu’on l’entendit un jour dédaigner le 
pote à l'égal d’ « un joueur de quilles ». I aimait le para- 
doxe, mais encore plus la correction du langage. Il reprit, 
dit-on, au moment d’expirer, « son hôtesse d’un mot qui 
n était pas francais ». Si ce n'est pas vrai, c'est bien trouvé. 
Ce qui est certain, c’est qu'il traita un jour, ses adversaires 
de « Chats-huants », et ripostait, en ces termes, à tous ses 
critiques : 

« Si les colporteurs du Pont-Neuf (2) n'ont rien à vendre 
que les réponses que je ferai, ils peuvent bien prendre les 
crochets ou se résoudre à mourir de faim. On pensera peut- 
ètre que je craigne les antagonistes. Non fais. Je me moque 
d'eux, et n’en excepte.pas un, depuis le cèdre jusqu’à l'hy- 
sope ! » 

C'est brutal, mais c’est franc et d’un homme qui sentait sa 
supériorité jusqu'à traiter « d’imaginations bestiales » ce qui 
ne lui plaisait pas chez les auteurs ses contemporains : 


(1) re de Malherbe, par Racan. 
(2) Œuvres de Balzac, Entretiens, 56, 


LA RÉFORME LITTÉRAIRE 419 


« Je ne crois pas, écrivait-il à Balzac, qu'il y ait de quoi 
m’accuser de présomption quand je dirai qu'il faudrait qu'un 
homme vint de l’autre monde, pour ne pas savoir qui je 
suis (1) ». | 

En somme, Malherbe, sujet à bien des défauts, comme 
tout ce qui est mortel, avait l’âme naturellement franche, 
l'esprit honnète, un grand respect pour l'autorité. En parti- 
culier, l'autorité du bon sens, je n’ose dire du génie poétique, 
s'était comme incorporée dans sa personne. Esprit à la fois 
élevé et minutieux, inspiré et grammatical, très français mais 
nourri de la moelle de l'antiquité, il rendit, pour ainsi dire, 
la poésie au ciel dont elle est sortie, en la tirant de l’ornière 
de la Renaissance et de la Réforme. Son génie, achevé par la 
foi et la douleur, donna les premiers modèles, avec plus de 
verdeur, de cette langue grave, noble, sévère, majestueuse et 
harmonieuse que parleront Boileau, Racine, Corneille. C'est 
le vrai réformateur, en vers, de la langue déformée par Ron- 
sard. Voilà pourquoi Malherbe nous a laissé de lui-même 
une image durable, et pourquoi la reconnaissance publique 
lui a élevé comme une statue de granit inaccessible à l'ef- 
fort du temps. | 

C'était à l'extérieur un homme d’une figure sévère, portant 
la barbe en pointe comme Richelieu, autour du cou, une 
large fraise suivant la mode du siècle. Il « gâtait(2) ses beaux 
vers en les prononçant, et crachait pour le moins six fois 
en récitant une stance de quatre vers ». Il balbutiait et se 
disait du pays de Balbut en Balbutie (3). Il avait souvent, à la 
main, son bréviaire qui était Ilorace ; celui de M'"° de Sévi 
gné, c'était Corneille. 

Souvent les disciples d’un grand homme ne sont que ses 
pàles copistes. On peut, si l’on en a le loisir, retrouver des 
vers de Touvant dans les recueils de l’époque. Mayuard et 
Racan sont plus connus. Il est curieux de lire, dans les 
Mémoires de celui-ci, les scrupuleuses lecons que lui donna 
Malherbe, entre quatre murs, les fautes qu’il lui reproche, 
les détails infinis où il ne craint pas d’entrer. Racan était 


(1) Lettre à Balzac, 43. 
(2) Balzac, Entretiens, 37 
‘3) Vie de Malherbe, par Racan. 


420 LA RÉFORME LITTÉRAIRE 


doux:et harmonieux ; ila fait des Bergeries. Qui ne connait 
les stances sur la retraite ? mais il n’est point lyrique. 

Maynard était un petit président d'Aurillac, poète fort li- 
cencieux, qui laissait, de temps à autre, la province pour s’ins- 
truire dans l’art de versifier, à l’école du sévère poète. Un 
bon Auvergnat vint l'y voir : « Le Président n'est-il pas ici ? » 
dit-il à Malherbe, sans le connaître ? « Il n’y a ici que moi de 
Président », répondit le réformateur bourru, et il ferma la 
porte. 

Maynard, au sentiment de Malherbe, écrivait très correc- 
tement, mais sans force. Ce n’est que l'ombre de son maitre. 
Les hommes de génie, les chefs d'école ont quelque chose 
du soleil dont la splendeur s’isole dans le ciel (1). 

Quant à prétendre que Malherbe tua la poésie lyrique, 
pour n'avoir pas montré, comme on l’a trop fait en ce siècle, 
sa poitrine ouverte aux lecteurs, et, dans cette poitrine, tousles 
battements de son cœur, c’est faux, pour ne pas dire ridicule. 
Et n’est-ce pas mème une erreur de s’imaginer qu’un poète 
soit banal, pour être impersonnel, et transformer ses 
propres émotions en les élevant jusqu’à Dieu, dans la 
beauté sereine des vérités philosophiques et des senti- 
ments religieux ? C'est ce qu’a osé Malherbe transfiguré par 
l'âge et le malheur, de poète banal qu'il était et même éroti- 
que, en vrai, en sublime poète lyrique. 


A. CHARAUNX, 
Doyen de la Faculté Catholique 
des Lettres de Lille. 
T. O. 


(1) I faut ajouter aux œuvres de Malherbe la traduction d'une partie des 
Epiîtres de Sénèque et du Traité de la Clémence, 


PRÉDESTINATION ÉTERNELLE 


DE LA 


TRÈS SAINTE VIERGE (1) 


Dans le Bre/ adressé à tous les fidèles au sujet de ce magnifique Con- 
grès, S. S. Léon XIII déclare que rien ne lui est plus agréable et plus 
doux que de développer de jour en jour la piété du peuple chrétien 
envers la Mère de Dieu ; et, au sujet de cette réunion internationale, 
il a dit : « Nous nous empressons de favoriser cette pieuse entreprise, 
car notre âme est remplie d’une bien douce joie spirituelle, à la pensée 
qu'elle va recueillir les fruits si désirés de nos longs labeurs. » Pour 
répondre à ce désir de notre bien-aimé Pontife, il faut, au préalable, 
remémorer et exalter les titres de gloire et de puissance dont la sainte 
Vierge est couronnée : ils sont le fondement de la confiance que nous 
plaçons en elle. Or l’un des principaux, à notre avis, est celui de sa 
Préélection ou Prédestination. La piété filiale et reconnaissante des 
chrétiens veut que l’on attribue à la Mère de Dieu toute la gloire qui 
n'est pas opposée à la raison et à la foi ; aussi, en compagnie des pha- 
langes des Saints, des Docteurs et des plus éminents théologiens, aime- 
t-elle à redire ces paroles qui forment la thèse de ce travail : « Marie 
n a pas seulement été élue comme les autres prédestinés, mais préélue, 
c'est-à-dire que la prédestination de Marie et de son Fils a été dans 
les décrets divins, antérieure et non subordonnée à la prévision de la 
chute originelle. En d’autres termes, ce n'est pas le péché qui nous 
a valu la Sainte Vierge, mais la libéralité de l'Eternel. Après avoir 
essayé d'en donner les principales preuves, nous esquisserons quelques 
rayons de la gloire que cétte prérogative de l4 Prédestination fait 
rejaillir sur l'Auguste Mère de Dieu et des hommes. 

Si cette question est chère à tous les vrais serviteurs de Marie, elle 
l'est particulièrement aux enfants de saint François d'Assise. La mul- 
titude des saints, des docteurs, des théologiens et des orateurs de 


(1) Rapport présenté au Congrès Marial international de Fribourg 
(18-21 août 1902). a 


522 PRÉDESTINATION ÉTERNELLE 


l'Ordre Séraphique n'a cessé de proclamer la Prédestination éternelle 
de Marie ; aussi, depuis plusieurs siècles, a-t-cn appelé cette thèse : 
l'opinion franciscaine, comme on l'avait fait pour celle de l'Immaculée 
Conception. Avec la protection de Marie Immaculée, j'essaierai de ne 
pas être trop indigne de mes Confrères en saint François. 


On demandait un jour à un enfant, où était l'univers avant la 
création ; et cet enfant, qui savait non seulement la lettre de son 
catéchisme, mais qui en comprenait encore le sens et les explications, 
ne se contenta point de répondre comme tant d'autres : « Avant 
la création, l'univers était dans le néant ; » mais il fit cette réponse 
qui n'eût pas été indigne d’un génie : « Avant la création, l'univers 
était dans la pensée de Dieu. » Rien de plus vrai. Le décret de la 
création et de la rédemption est éternel comme Dieu même, et de toute 
éternité la création et la rédemption ont existé dans la pensée de 
Dieu. Cette pensée de Dieu, nous le savons tous, porte le nom de 
plan divin, et dans ce plan divin on distingue deux choses : l'intention 
et l'exécution. Nous remarquons sans peine que telle chose qui occupe Île 
premier rang dans l'intention peut venir, dans l'ordre d'exécution, après 
une autre chose qui lui était postérieure dans l'intention. Dans une com- 
paraison charmante, saint François de Sales explique ainsi cette vérité au 
sujet de notre question. « Lorsqu'on plante une vigne, ce ne sont pas 
les fleurs et les feuilles que l'on a tout d’abord en vue, bien qu'elles 
poussent les premières, mais le raisin qui vient après. De même, Dieu, 
dans son intention, eut d'abord en vue Jésus et Marie avant le monde et 
avant l’homme, bien que, dans l'exécution, il ait créé le monde et 
l'homme avant Jésus et Marie. » (Traité de l’amour de Dieu, livre IN. 
ch. IV et V ) Double vérité que nous allons exposer le plus succincte- 
ment possible. | | 

1. — L'affirmation, claire, précise, du saint Evêque de Genève, re- 
pose sur l'autorité la plus sacrée. Voici, en effet, ce que nous lisons 
dans la sainte Ecriture au sujet de l'Homme-Dieu : « Le Christ est le 
Premier-né de toute créature, c'est en lui que toutes choses ont été 
créées, aux cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles. Tout a été 
a créé par lui et pour lui » (Cod., I, 16). « Dieu nous a choisis en iui avant 
la constitution du monde » (£ph., 1, 4.).« Tous ceux que Dieu a connns 


DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 423 


dans sa prescience, il les a prédestinés pour être conformes à son 
Fils divin qui est le Premier-né entre une multitude de frères. » (Rone., 
VHI. 29.) . 

Ces paroles de saint Paul nous disent assez clairement que dans la 
pensée ou l'intention de Dieu, le Christ à existé avant les créatures, 
puisque, d’après l'oracle de l’Esprit-Saint, tout a été fait sur ce divin 
Modèle. Dieu contemplait son divin Fils lorsque, tirant l'univers du 
chaos, il répandait sur les êtres visibles des flots de proportion, de 
lumière et de beauté. Adam lui-même n'avait le privilège de fixer l'at- 
tention divine que parce qu'il offrait, dans la perfection de sa structure, 
les linéaments et une ébauche plus achevée du monarque des siècles à 
venir. C'est le langage de Saint Paul : Adam qui est forma futuri (Rom., 
.V, 44.) « De même qu'un homme fait à sa propre insage l'habit dont 1 
veut se vêtir, de même, dit sainte Hildegarde, Dieu a fait l'homme à l'i- 
mage de l'Humanité, que son Fils devait un jour revêtir et qui lui 
était connue avant les siècles. » (Patr. lat. t. 197, col. 945-B.) « Exa- 
mine, à homme, s'écriait à son tour saint Francois d'Assise, dans 
quelle dignité tu es créé ! Dieu t'a formé à l'image de son bien-aimé 
Fils selon le corps, et à sa ressemblance selon l'esprit. « C'est aussi 
la pensée de Tertullien. Considérant de quelle manière Dieu a formé 
l'homme, il témoigne être assez étonné de l'attention qu'il y apporte. 
« Voyez, dit-il avec quel soin lé divin artisan manie de ses mains la 
terre humide, comme il l'étend, la prépare, en un mot, comme il s’affec- 
tionne et s'occupe tout entier à cet ouvrage. » (De resarr.) Îl en con- 
clut que, par tant de soin et d’art, Dieu visait à quelque œuvre plus 
considérable. « Cet œuvre, ajoute-t-il, c'est Jésus-Christ. Dieu, en 
formant le premier homme, songeait à nous tracer l'image de Jésus 
qui devait un jour naitre de sa race : Quodcumique humus exprimebatur, 
Christus cogitabatur homo futurus. | 

Donc, Jésus-Christ, notre premier-né, le type primordial des créa- 
tures, la cause finale de la création, n’a pu, dans la pensée de Dieu, 
être postérieur ou surbordonné à l’homme. Aussi ne nous reste-t-il 
qu’à conclure avec saint Cyriile : « Le Christ est avant tout, puisque 
c'est en lui et sur lui que nous avons été édifiés, et cela dans là 
prescience de . Dieu -avant la constitution du monde. » 


2. — Puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ a été prédestiné éternel- 
lement avant toute créature, Marie à dù l'être nécessairement, car Île 
Fils ne peut se concevoir sans la Mère. Ces deux prédestinations sont 
forcément connexes et corrélatives ; elles s’entrelacent dans un même 


421 PRÉDESTINATION ÉTERNELLE 


décret. On peut, en effet, concevoir Jésus-Christ sans les élus, mais 
non sans Marie, puisque, . sans elle, il ne serait pas. Non, Dieu, san: 
elle, ne serait pas homme, et, par la mème raison, l'homme ne serait 
pas Dieu. C'est donc à bon droit que Pie IX, dans la bulle Ineffabilis 
Deus, a dit : « Les origines de la Vierge ont été prédestinées par un 
seul et même décret avec l'incarnation de la divine sagesse. » 

N'est-ce pas l'idée qui se présente à notre esprit, quand nous médi- 
tons sur la scène de l’Annonciation ? « L'Archange Gabriel fut envoyé 
par Dieu à la Vierge Marie, » dit le récit évangélique avec une divine 
simplicité. Mais, serait-ce à la façon commune que cette Vierge a été 
destinée à être la Mère de Dieu ? Serait-ce sans préméditation ou pré- 
dilection de la part de Dieu ? « Non, dit saint Bernard, la Vierge ne 
s'est pas rencontrée d'aventure et par hasard ; mais elle a été choisie et 
connue dès le commencement par le Très-Haut, qui se l'est préparée 
pour être un jour sa Mère. » {De nat. Virg.) 

Aussi l’angélique ambassadeur a-t-il été envoyé du ciel à la Vierge 
Marie pour traiter non seulement de notre salut — l'homme ayant 
péché après sa création — mais aussi de la destinée des anges et des 
hommes, de la création tout entière, de Dieu lui-même, si nous osons 
ainsi parler avec un éminent philosophe catholique. (Aug. Nicolas ) 

Il ne serait pas téméraire, loin de là, d'ajouter avec une foule de 
docteurs, que, dès le commencement, après la création des Anges, Dieu 
leur révéla l'Incarnation future, conçue avant tout dans sa pensée, 
leur montra dans les siècles à venir le Verbe Eternel qui dlait revêtir 
la nature humaine en naissant de la femme, et présenta Jésus à leur 
adoration, et sa divine Mère à leur vénération. Lucifer, épris à l'excès 
de l'amour désordonné de sa propre excellence, jaloux de voir que la 
nature humaine allait être préférée à la nature angélique, arbora l'é- 
tendard de la révolte contre l'Homme-Dieu et sa Mère, jeta ce cri : 
« Non serviam | je n'adorerai pas le Fils, je ne vénérerai pas la Mère ! » 
à la face des anges fidèles qui exaltèrent à l'avance le Verbe humanisé | 
et sa divine Mère. Et le Seigneur de répondre aussitôt: « La femme 
— cette femme que tu ne veux pas honorer — t'écrasera la tête. » 

Après tout, l'Eglise catholique nous rappelle à chaque instant la 
Préelection ou Prédestination éternelle de Marie, en nous obligeant de 
réciter ces paroles de la Sagesse, qu'elle applique aussi à Marie : « Le 
Seigneur m a engendrée au commencement de ses voies. J'étais déjà 
avant qu'il ne créât aucune chose. J'étais prédestinée dès l'éternité et dès 
les temps les plus reculés, avant que la terre fût fondée. Les abimes 


DE LA TRÉS SAINTE VIERGE 425 


n'étaient pas encore, et j'étais déjà conçue. Les fontaines n'avaient pas 
encore Jailli, la pesante masse des montagnes n'était pas assise ; il 
m'enfantait avant les premières collines, avant même qu'il eût créé le 
globe et affermi le monde sur ses pôles. Lorsqu'il préparait les cieux, 
j étais présente dans sa pensée. Lorsque, posant une loi fixe aux abimes, 
d'un tour il circonscrivit leurs gouffres ; lorsqu'il condensait l'air au- 
dessus de la terre, et qu’il disposait les eaux dans leur équilibre ; 
quand il environnait la mer de son bord, qu'il mettait un frein à ses 
flots et balançait les fondements de la terre, j'étais avec lui, réglant toutes 
choses. » 

Au sujet de ces citations, Pie [X, dans la bulle /neffabilis Deus, dé- 
clare formellement que les termes dans lesquels les divines écritures 
parlent de la Sagesse incréée et représentent son origine éternelle, 
peuvent être appliqués aux commencements même de la Vierge, « com- 
mencements mystérieux, dit-il, que Dieu avait prévus et arrêtés avant 
tous les siècles dans un seul et même décret avec l’Incarnation ». 

Eh Bien, ou ces paroles signifient que la Très Sainte Vierge, dans 
la pensée de Dieu, a été prédestinée, avant la création, à être la Mère 
de Jésus-Christ, ou elles ne signifient rien. Aussi, laissant de côté les 
preuves de convenance, nous redisons simplement avec saint Jean 
Damascène : « Celle qui devait enfanter le premier-né des. créatures 
devait être aussi la première-née dans les desseins de Dieu. » / Orat. 1 
de Natura Virginis.) 

A la vue de ces merveilles dont Marie a été l'objet, qui ne comprend 
qu'elle ait pus 'écrier : « Le Seigneur a opéré en moi de grandes choses. 
Toutes les générations m'appelleront bienheureuse. » Car sa gloire est 
incommensurable. Bornons-nous à quelques glorieux privilèges qu'ont 
valus à la sainte Vierge son éternelle prédestination. 


: Il 
Si c'est une grossière erreur, condamnée par la morale même des 
paiens, de chercher sa grandeur hors de soi-même et de puiser 
sa noblesse dans des sources étrangères, c'est une sagesse, aux 
yeux de la foi, de chercher la gloire de la créature hors d'elle-même, 
pour la trouver dans l’estime du Créateur. Ainsi pour bien juger de 
l'excellence des chrétiens, il faut remonter jusque dans l'éternité anté- 
rieure, et voir le rang qu'ils occupent dans les idées immuablés de 
‘ | E. F. — VIII. — 27. 


426 | PRÉDESTINATION ÉTERNELLE 


Dieu. « Voilà la règle infaillible, dit saint Paul, dont nous nous ser- 
vons pour mesurer la véritable grandeur de l’homgne. » (ZI Cor. X, 13.) 
Voilà pourquoi la Sainte Eglise, quand elle célèbre la gloire de la 
naissance temporelle de Marie, se faît un devoir de célébrer aussi sa 
naissance éternelle et nous oblige de lire dans le grand livre des pré- 
destinés : « Ab æterno ordinata sum... Dominus possedit me in initio 
viarum suarum... », nous rappelant que la première gloire de Marie est 
d'avoir été choisie, antérieurement à la création, pour être la Mère de 
Jésus-Christ. Ce privilège est la source de prérogatives merveilleuses ; 
en voici quelques-unes. 
Associée à Jésus dans le décret éternel de l'[ncarnation, Marie le fut 
aussi comme cause exemplaire et cause finale de la création ; de telle 
sorte que non seulement Dieu a voulu l'existence de Marie, avant de 
vouloir l'existence du monde, maïs qu'il a voulu créer l'univers sur le 
modéle de Jésus et de Marie, et le créer pour eux. Puisque la prédes- 
tination de Marie ne peut se séparer de celle de son Fils, conçoit-on 
que dans le travail des six Jours, le Créateur rapportât exclusivement 
toutes ses œuvres à son Verbe, qu'il ne se complût que dans la considé- 
ration de ce soleil qui devait un jour jaillir ? Le supposer serait offenser 
la sagesse divine. Ce qu'il faut admettre, le voici : De même que le 
Verbe de Dieu, dans l'action créatrice, servit de modèle et d'instru- 
ment à son Père, Marie fut aussi le type primordial sur lequel furent 
façonnées les créatures. Vérité qu’un Docteur exprimait en ces termes: 
« C’est sur votre type divin, à Marie, que toutes les merveilles de la 
création ont été accomplies, et ce n’est que par le côté où elles vous 
ressemblent que Dieu se plait à les contempler. Dans les séraphins, il 
aime votre charité : dans les chérubins, votre sagesse ; dans les trônes, 
votre sublimité ; dans les dominations, votre gouvernement ; dans les 
principautés, votre empire ; dans les vertus, vos miracles ; dans Îles 
puissances, votre grandeur ; dans les archanges, votre zèle ; dans les 
anges, votre obéissance ; dans les patriarches, votre foi ; dans les pro- 
phètes, votre intention ; dans les apôtres, votre sainteté ; dans les 
martyrs, votre courage ; dans les confesseurs, votre humilité ; dans 
les vierges, votre pureté ; dans les docteurs, votre intelligence ; dans 
le firmament, votre élévation ; dans les étoiles, votre splendeur ; dans 
les fleurs, le parfum de vos vertus ; dans l'aigle, votre conteniplation ; 
dans le lion, votre force ; dans la colombe, votre simplicité; dans 
l'agneau, votre douceur; dans Île lys, votre éclatante blancheur ; 
eto. etc. » | Se Se 


ù 


\. 


DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 427 


Ce n'est pas tout. Puisque Jésus a été le centre et la lin principale et 
essentielle de la création, Marie fut, en même temps, la fin secondaire 
des œuvres divines. Dans l'intention de Dieu, les anges et les hommes, 
la terre et tous les êtres qu'elle contient, la création tout entière, en un 
not, n'existent que pour Jésus d'abord, et pour Marie ensuite, à cause 
de Jésus. Saint Paul, en trois éclairs de sa parole inspirée, a illuminé 
toute l'économie de ce plan divin : « Tout est à vous, vous au Christ, 
et le Christ à Dieu. » (7 Cor. III, 22). Voilà l'ordre de prédestination 
contenu tout eatier dans ces mots. Si le nom de Marie ne s'y trouve 
pas explicitement, c'est qu’il est compris dans celui du Christ, la Mère, 
encore une fois, se confondant ici avec le Fils dans un seul et même 
décret. 

Sur ces paroles, saint Bernard est non moins explicite, D'après lui, 
le Seigneur n'est sorti de son repos et n'a fait le monde,que dans le 
dessein spécial de l'offrir à Marie, de le lui soumettre comme à sa maïi- 
tresse et à sa souveraine. « Tout a été créé pour elle, » dit-il. Propter 
hanc totus mundus factus est. |Serm. 7 in Salv.) 

Ainsi, quand Dieu, de ses mains, faisait jaillir la lumière, il cou- 
templait une autre lumière, celle dont la sainte Vierge allait éclairer 
le monde ; quand il formait lc soleil, c'était pour servir à la Vierge de 
vétement; quand il appelait les étoiles, il les destinait à couronner 
le front de Marie; quand il lançait la luue dans l’espace, c'était pour 
lui servir de marchepied ; lorsqu'il jonchait les champs de fleurs, qu'il 
faisait mèrir les fruits, peuplaitles eaux de poissons et les airs de 
volatiles, c'était pour rappeler les richesses de la sainte Vierge. 
Lorsqu'il présidait à la formation des collines et au soulèvement des mon- 
tagnes, il se retraçait ces montagnes de vertus et de justice qui élè- 
veraient Marie à des hauteurs incommensurables au-dessus de tous les 
saints. 

S'il nous était permis de rabaisser Dieu au niveau de nos conceptions, 
d'établir une analogie entre nos œuvres et les siennes, nous dirions en- 
core que l'Auteur de l'univers oubliait en quelque sorte de porter son 
attention sur les autres êtres, uniquement occupé à contempler les 
attraits et les grâces ravissantes de la plus céleste des créatures. C'était 
en vue d'elle qu'il se complaisait à donner des soins et un fini achevé à 
toutes ses opérations, semblable à un prince qui, ayant choisi sa fille 
bien-aimée pour unique héritière, réunit dans son palais les chefs- 
d'œuvre de l'art, et rassemble dans ses trésors les pierreries et les 
joyaux les plus précieux. Dieu, dès le principe, mettaitaux pieds de 


428 PRÉDESTINATION ÉTERNELLE 


Marie le cielet la terre : « Omnia subjecisti sub pedibus ejus. — Ab 
æterno ordinata sum... principatum habui. » 

Cette doctrine n’est pas nouvelle ni hasardée; elle est aussi ancienne 
que le monde. Chez les anciens Hébreux, a écrit le savant Galatinus, 
c'était uneopinion traditionnelle que le Messie, etla Vierge de laquelle il 
devait naître, ont été l'unique cause finale de l'univers. (De Arcanis lib. 
VII, cap. IL.) Le rabbin Onkelos, à son tour, a écrit cette phase pleine 
de clarté: « C’est par amour pour la Vierge Immaculée que Dieu a créé 
le ciel. Et non seulement il l'a créé par amour pour elle, mais c'est 
encore par amour pour elle qu'il le conserve. Depuis longtemps les 
crimes du monde l’auraient fait périr si la puissante intercession de la 
douce Vierge ne l'avait sauvé. » (cf. Corn. a Lap. Prov. VIII. 22.) 

Cette harmonie entre la synagogue et l'Eglise n'est-elle pas capable 
de dissiper tout doute sur la doctrine que nous avons exposée? Aussi 
ne pouvons-nous mieux faire que de résumer cette preuve dans ces 
paroles du Docteur séraphique Saint Bonaventure : « Ce n’est pas le 
Christ qui est rapporté finalement à nous, mais c’est nous qui sommes 
rapportés finalement au Christ et à Marie ; carles membres sont pour 
la tête et non la tête pour les membres. » 

Mentionnons une troisième gloire qui rejaillit de la Prédestination 
éternelle de Marie. Le savant Hésichius dit que Marie a été conçue de 
toute éternité pour être l'accomplissement de toute la Trinité : totius 

Trinitatis complementum : non pas qu'il manque quelque chose à cet 
océan infini de toute grandeur, mais, selon la parole d'André de Crète, 
pour être la déclaration et la manifestation au dehors de tous les attri- 
buts de Dieu, et de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus profond 
dans la Divinité. C'est le but que Dieu se proposait avant tous les 
siècles. Voici en quels termes un éminent théologien, le Père d'Argen- 
tan, capucin, explique cette vérité : « Le Père qui n’a qu’un seul Fils 
naturel et consubstantiel, et qui n’en saurait Jamais avoir d'autres, veut 
avoir une Fille qui lui donne plusieurs enfants adoptifs, dont il se fera 
une famille très nombreuse. Le Fils unique, qui n’a qu’un Père, mais 
qui n’a point de mère selon sa naissance divine, en veut avoir une 
selon sa naissance humaine, qui soit digne de lui et qui ne blesse 
point la dignité de son Père Eternel. Le Saint-Esprit, qui est la 
seule personne stérile au dedans de Dieu parce qu'il ne produit 
aucune personne, veut avoir une épouse avec laquelle il devienne &i 
fécond au dehors de Dieu, que par sa divine opération, le Fils natu- 
rel de Dieu soit réellement produit selon sa sainte Humanité. Et enfin 


DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 429 


toute l’adorable Trinité, qui ne demeurait que dans elle-même avant la 
création du monde, veut avoir un temple sacré pour en faire sa demeure 
parmi les hommes : voilà le dessein admirable que Dieu concevait 
dans la prédestination éternelle de la Très SainteVierge. » (Grandeurs 
de Marie.) 

On peut donc, à bon droit, l'appeler le miroir ou l'expression des 
Personnes divines : personarum ac processionum divinarum speculum. 

Ne pourrions-nous pas encore ajouter que, de par son titre de pre- 
mière prédestinée, elle est, par son Fils et dans son Fils unique, un 
des deux principes qui concourent à l’exécution effective de la prédes- 
tination des saints et du salut de tous les élus, puisque sans elle Jésus- 
Christ, le premier de ces principes, ne serait pas homme ? Est-il en- 
core besoin de rappeler que Marie prime toute la création, et que, 
l'honneur divin étant écarté, il n’y a pas un honneur, pas une louange, 
qui ne puissent, qui ne doivent être décernés à la Très Sainte Vierge ? 
De Maria nunquam satis ! Quelle éblouissante. grandeur ! Nous com- 
prenons que saint Thomas ait pu dire que Marie, par sa prédestination 
éternelle, confine avec la Divinité : fines divinitatis attingit. Saint 
Bernard va plus loin ; il déclare que Marie est plongée dans la Divinité 
- même, qu'elle en est toute pénétrée: Divinitatis ita penetrat abyssum, 
ut illi videatur immersa. De telle sorte qu'à part l’union personnelle du 
Verbe avec l'humanité, il ne peut pas y avoir d'union plus étroite et de 
ressemblance plus parfaite avec la Divinité que celle de Marie. 

Ïl ne faut donc pas s'étonner, quand saint Bonaventure nous affirme 
que Dieu pourrait bien faire un monde plus beau, un firmament plus 
splendide, mais non pas une créature plus grande que la Mère de 
Dieu : /psa est quä majorem Deus facere non posset. C'est la 
pensée que l'angélique docteur exprimait de cette manière. Un jour 
il se posa cette question : « Dieu peut-il faire des choses toujours plus 
belles? » Et il répondit : « Oui excepté trois : le Christ, parce qu'il 
est Dieu : le ciel parce que nous y jouissons de Dieu ; la sainte Vierge, 
parce qu'elle est la Mère de Dieu ; ce qui lui donne une dignité 
presque infinie. » Telle est donc la gloire de Marie ! Elle est inénarrable. 

Que nous reste-t-il à ajouter ? un désir, celui de voir honorer la Très 
sainte Vierge sous le titre de Première-née de toutes les créatures : 
Primogenita omnis creaturæ ! 

Pour obtenir ce résultat, il faudrait que quelques diocèses deman- 
dassent à l'autorité suprême de l'Eglise la faculté de célébrer la fête de 
. la Prédestination éternelle de Marie. Accordée à quelques-uns, cette 


(RTE PRÉDESTINATION ÉTERNELLE DE LA TRES SAINTE VIERGE 


faveur se généraliserait rapidement dans tout l'univers. Ce serait, 
comme nous Île disait naguëre un membre éminent de plusieurs Con- 
grégations Romaines, un acheminement vers la définition en dogme de 
la prédestination de la Vierge. Il semble que cette définition serait le 
complément de la gloire que Marie peut recevoir en ce monde, le der- 
nier joyau à sertir dans son immortelle couronne. Sans doute, ainsi que 
le disait l'abbé Pierre de Celles, Dieu le révélera quand il voudra et 
comme il voudra. et hoc ipsum revelabit Deus quando voluerit, et quo- 
modo voluerit ; mais ne pouvons-nous pas le prier d'accélérer la réalisation 
de ce désir dont brüle le cœur de la plupart de ses enfants ? Oui, mon 
Dieu.faites que le soleil précipite sa course, qu'il se hâte de faire briller le 
jour où le Vicaire de Jésus-Christ, de son autorité infaillible, déclarera 
à tout l'empire de l'Eglise militante que la prédestination de Marie, 
comme celle de son Fils, a été, dans les décrets divins, antérieure el 
non subordonnée à la chute originelle et à la création, et que l’on doit 
saluer la Mère de Dieu et des hommes de ce titre glorieux: Primogen tn 


omnis creatura& ! (1) 


F. F'ibÈLE DE LA MOTTE-SERVOLEX, 


Missionnaire Capucin. 


‘41 Ce rapport, lu devant un auditoire composé en majeure partie d'ecclé- 
siastiques, a été accueilli avec enthousiasme. Et l'on ose dire encore que 
l'opinion franciscaine à contre elle l'opinion commune, ou qu'elle est 
inacceptable ! (N. D. FE. R.) 


A TRAVERS LES REVUES 


QUESTIONS D'HISTOIRE 


LE GROENLAND AU X° SIECLE. — HENRI V ET LE DRAPEAU 
BLANC. — ENCORE LE SAINT-SUAIRE. 


Nous allons placer sous les yeux de nos lecteurs la série des 
questions historiques traitées dans quelques-unes de nos grandes 
revues depuis le commencement de l'année. Ce tableau montrera, mieux 
que tout le reste, la préoccupation des esprits au moment présent. 

Commençons par la Revue des Deux-Mondes : M. Gabriel Hanotaux y 
continue ses travaux sur Richelieu. Voici le titre de ses articles : 
I. — La crise européenne de 1621 : 1° Le Problème protestant en 
Europe.2° de Luynesetle parti protestant en France. — IT. — Richelieu 
cardinal et premier ministre. Dans la même revue, M. Pierre de Ségur 
étudie les luttes entre Luxembourg et le prince d'Orange (4). M. Louis 
Paul Dubois trace le portrait de Frédéric le Fee d'après sa corres- 
pondance politique (5). M. le comte d'Haussolville a entrepris de re- 
tracer la campagne du duc de Bourgogne en Flandre en 1708 (6). 
Albert Sorel fait l’histoire de la paix d'Amiens en 1802 (7). Arvède 
Barinc rappelle les aventures de la Grande Mademoiselle (8). On voit 
que la docte revue s'occupe avec amour des grandes époques de notre 
histoire. 

Le Correspondant ne remonte point si haut dans notre histoire na- 
tionale, Si l'on excepte une critique du livre du P. Bliard s. 5. Dubois 
cardinal et premier ministre, due à la plume de M. de Fanzac de La- 


(1) 497 janvier, — (2) 197 février. — (3) 1% mars. 
(5) 1er et 15 avril, 1er mai. 

(9) 15 juillet. 

(6) 1e et 15 juin, 1 juillet. 

(7j 19° et 15 août. 

{8) 1° sept. 


432 A TRAVERS LES REVUES 


borie (1), il ne sort pas des limites du XIX° siècle. C'est une étude sur 
la Révolution de 1789 et le temps présent par René Lavollée (2), sur 
le Concordat de 1801, par S. E. le cardinal Mathieu (3), ce sont des 
aperçus nouveaux sur Talleyrand, l'évêque d'Autun, d'après des 
lettres et documents inédits par M. Bernard de Lacombe (4) — sur la 
France et le Saint-Siège en 1815, par le V'° de Richemont {5}, sur les 
journées de juillet 1830, d'après la correspondance inédite d'un témoin, 
par le C' de Villeneuve-Bargemon (6), sur l'Assemblée nationale et 
M. Thiers, dans les souvenirs politiques de M. le V'® de Meaux (7). Ce 
sont enfin quelques notes biographiques : Un apologiste moderne, l'abbé 
de Broglie, par le R. P. Baudrillart (8). — Deux anniversaires : Félix 
Dupanloup et Henri Lacordaire par M. H. de Lacombe(9).— Le dernier 
des émigrés (le comte de Moriolles) par M. de Lanzac de Laborie (10. 

Dans les Etudes nous trouvons traitées un grand nombre de ques- 
tions intéressant plus spécialement aussi l'époque moderne : le général 
Bertrand en 1813 et 1814, d'après sa correspondance inédite, par 
H. Chérot (11).— La dette française et ses origines depuis le Directoire 
jusqu’à nos jours, par M. Joseph Massabiau, député (12).— Essai impé- 
rial d'église nationale (sous Napoléon [°") (13) et Napoléon devant l’off- 
cialité de Paris, à propos de son divorce, par P.Dudon(14).— L'attitude 
des Congrégations en 1880, par M. Camille de Rochemonteix. — L’exode 
des congrégations, des évêques et des prêtres sous la Révolution, par 
M. H. Chérot (15). Canroberten Crimée, par le même (16). — Le décret 
de messidor, par P. Dudon (17). Quarante ans d'autonomie au Liban, 
par Henri Levantin (18). — La Conversion de Henri IV, à propos d'un 
document par Yves de la Brière (19). Autour d'une liberté : l'épisco- 
pat belge au sujet des lois religieuses (20). Les dernières années de 
Montalembert par G. Longhaye (21). | 

La Quinzaine cultive l’histoire avec moins d’ardeur exclusive que 
les revues citées plus haut. Nous trouvons, cependant dans ses nu- 
méros, à partir de janvier, quelques articles à signaler : Une légende 


(1) 25 janvier : Une apologte du cardinal Dubois. — (2) 10 mars. — 
(3) 25 décembre-10 février, 25 mai, 10 août. — (4) 10 et 25 juillet, 10 août. — 
(5) 29 juin, — (6) 25 mars, 25 juillet. — (7) 10 avril, 10 et 25 mai. — (8) 25 
mars. — (9) 10 mai, — (10) 25 mars, — (11) 20 janvier, 5 mars, 5 avril, 20 
mai. — (12) 20 février, 5 mars. — (13) 5 février, 20 avril. — (14) 20 février, 
20 mai. — (15) 5 février. — (16) 20 juin. — (17) 5 juillet. — (18) 5 juillet. 
— (19) 5 juillet. — (20) 5 mars et 20 mars. — (21) 5 et 20 sept. 


A TRAVERS LES REVUES 433 


de a vie de Pascal : l'accident du Pont de Neuilly, par V. Giraud (1). 
Il paraît certain que ce fameux épisode si exploité contre l'auteur des 
Pensées n'aurait rien d'historique. La mort de Toussaint-Louverture, 
d'après des documents inédits par D. Meunier (2). La loi de 1850, par 
l'abbé Follioley (3). Montalembert et son confesseur laïque, par J. N. 
S. (4). Ce confesseur laïque, est le généralissime Skrzynecki qu'il ren- 
contre à Prague en 1833, et avec lequel il lia une solide amitié et entretint 
une fréquente correspondance jusqu'en 1860. Un supplément aux 
pensées et souvenirs du prince de Bismark, par Welshinger (5). Enfin 
M. Ch. Florisoone publie dans cette même revue les antiques légendes 
de nos saints de France : les Martin, (6) les Denys et Dagobert (7). 

Nous ne pouvons songer à indiquer tous les articles parus dans la 
Revue des Questions historiques, il faudrait citer la table entière. 
M. l'abbé Vacandard a parlé de Saint-Ouen (8); M. V. Pierre, poursui- 
vant ses études sur la Révolution a donné : Le clergé français dans les 
Etats pontificaux (9! ; M. P. Allard a traité de la Religion de l’empe- 
reur Julien etles Gestes des martyrs romains (10) ; l'abbé Feret traite 
du Concordat de 1817 (11). Marius Sepet donne un article sur le jour- 
nal d'Antonio Morosini et sa contribution à l'histoire de Jeanne 
d'Arc (12). M. Ermoni traite de la Crise montaniste; et M. l'abbé Ca- 
mille Daux, de la Protection apostolique au moyen-âge (13). Enfin le 
numéro d'avril contient des documents intéressants sur les premiers 
mônastères de la Gaule méridionale, par Dom Besse ; sur la chrétienté 
du moyen-âge au Groenland, par M. Beauvois, et sur François Î* et 
la première guerre de religion en Suisse, par Albert Hyrvoix. 

Toute cette nomenclature d'articles, parus depuis le commencement 
de 1902 dans les cinq revues précitées, montre quelle importance, 
quelle place prédominante on accorde de nos jours aux questions d'his- 
toire. La littérature, qui souvent est de l’histoire sous une autre forme 
tient le second rang, longo sed proximus intervallo. Les sciences oc- 
cupent encore une assez bonne place; mais la philosophie, la théologie, 
l'Ecriture Sainte, toutes les questions ayant trait à l'étude des causes, de 
Dieu ou : de l'âme, semblent ne plus intéresser le public, elles n'existent 
plus pour lui. Les lecteurs ne voient plus, ne comprennent plus que 
les faits extérieurs, leur trame, leurs intrigues. Et encore tous ces faits 


(1) 16 février. — (2) 16 janvier. — (3) 1° janvier. —(#) 1er et 16 août. —. 
(5) 1° mars. — (6) 1° mars. — (7) 16 juillet. — (8) 13 Janvier. — (9) 14 Jan- 
vier, — (10) avril et juillet. — (11) Janvier. — (12) Juillet. — (13) Juillet. 


il A TRAVERS LES REVUES 


exposés doivent être de l'inédit, du nouveau, appuyé sur des docu- 
ments précis et authentiques. La nouvelle sensationnelle est la vie, la 
fortune parfois du journalisme ; le document inédit, arraché à la pous- 
sière des bibliothèques apporte le succès, la foule des lecteurs, le re- 
nom aux revues de notre époque. Nous ne pouvons donner un résumé, 
si bref qu il soit, de tous cestravaux. Nous nous bornerons à en choisir 
deux ou trois parmi les plus nouveaux. 

Nous notons au premier rang l'étude de M. Beauvois sur la chré- 
tienté du fmoyen-âge au Groenland. L'auteur avait déjà raconté dans 
un article paru au Muséon de Louvain (1892), comment les Scandinaves 
avaient découvert cette terre de glace. L'irlandais Erik Randé y aborde 
le premier en 983 ; la colonisation commence trois ans plus tard et un 
moine des Hébrides, un Columbite, vient essayer une mission ; mais 
l'évangélisation n est complète qu'à partir de l'an 1000. Enfin le Groen- 
land reçoit son premier évêque propre en 1112, et celui-ci fixe son siège 
à Gardhs en 1125. Il s'appelait Arnald. 11 y eut au XI[° siècle un autre 
siège épiscopal à Steinsnes, dans le Groenland occidental ; mais il ne 
subsista pas. Le second évêque de Gardhs fut Jon: I ; son successeur, 
l'irlandais Ingimund Thorgeirsson. Ce dernier « était issu, à la qua- 
triéème génération, d'Aré Marsson, qui vers la fin du X° siècle avait 
été jeté par une tempête sur le littoral de la grande Islande (Nouveau 
Brunswich} où il fut baptisé, mais retenu en captivité le reste de sa 
vie (1). p 

En° 1266, des ecclésiastiques groenlandais firent une expédition au 
nord à la recherche des Esquimaux jusqu'au 75° de L. N. ; en 1283, 
des prêtres norvégiens découvrirent Terre-Neuve, et à cette même 
époque les Groenlandais établirent des relations avec la Nouvelle- 
Ecosse ou Markland. 

« En 1342, les habitants du Groenland abandonnèrent spontanément 
la vraie foi... ils se tournèrent vers les peuples de l'Amérique », ra- 
conte Gislé Oddsson (+ 1638), sur la foi d'anciens documents. Le 
Groenland avait compté jusqu'à 16 églises. 

Cependant, même après 1342, les Norvégiens conservèrent encore: 
des établissements sur la côte orientale du Groenland. En 1411 et 
1425, nous trouvons deux franciscains nommés évêques de Gards . 


(1) À ce propos l'auteur rappelle son mémoire sur la découverte du Nou— 
veau-Monde par les Irlandais et les premières traces du christianisme es: 
Amérique avant l'an 1000 (dans le Compte-rendu du Congrès internationa Î 
. des Américanistes, Nancy, 1875, t, E, p. *3-18. 


‘ 


A TRAVERS LES REVUES 435 


inais ils ne prirent pas possession de leur siège, et personne depui: 
lors ne retourna porter la parole de l'Evangile vers ces contrées 
inhospitalières. En vain les Pontifes firent-ils appel au zèle des plus 
fervents. Jusqu'en 1721,le Groenland ne devait plus voir de vaisseau 
européen; et quand à cette époque Hans Egede y débarqua, il ne 
trouva plus ni chrétiens, ni églises, ni Scandinaves, mais des Esqui- 
maux et des rurnes de constructions à l'européenne. 

Dans le Correspondant (1) M. le vicomte de Meaux, raconte ses dé- 
marches et les efforts de ses amis pour la restauration de la monarchie 
des Bourbons en 1872.Si la tentative échoua,la responsabilité en retombe 
tout entière sur le comte de Chambord lui-même. Le comte de Paris 
avait fait son devoir, il avait consenti à une réconciliation publique avec 
le chef du parti légitimiste, il avait sollicité une entrevue, où il serait 
venu présenter ses hommages. Une divergence de vue entre le prince 
et son parti arrêta tous les projets, la question du drapeau. Henri V 
voulait absolument revenir avec le drapeau blanc. Aucune raison ne 
put vaincre son obstination. « J'ai beaucoup réfléchi, j'ai beaucoup 
pensé, déclara-t-il à ses amis, c'est une question d'honneur et de cons- 
cience politique pour moi, je ne puis rien dire de plus. Séparons- 
nous, nous serons toujours amis. » Il proclama sa résolution dans un 
manifeste paru dans l'Union. C'était proclamer en même temps 
son abdication. Ses partisans le sentirent, mais ils n'eurent pas le 
courage de s'avouer que leur prince n'était pas fait pour régner. 
S'ils avaient voulu, les d'Orléans pouvaient être les sauveurs. Alors 
comme aujourd'hui, la France périt par l'attachement aveugle de se: 
meilleurs enfants à un point d'honneur faux, à un principe plus faux 
encore, condamné par la raison, l'Eglise et l'expérience. Mais on peut 
convertir les cœurs les plus pervers, on ne saurait changer les idées. 
C’est là « le phénomène psychologique » qu'adruirait M“ Dupanloup 
sans le comprendre ; et ce phénomène dure encore. N'aurons-nous donc 
d'espoir en France, que dans la conversion des méchants ? 

La question du Suaire de Turin, qui semblait épuisée, a été reprise 
par deux revues. Les £'tudes se sont contentées de reproduire, en Îles 
appuyant de considérations favorables, la thèse de M. Vignon. 
M. Joseph de Joannis y traite la question au point de vue scientifique; 
et il se fait un devoir d'ignorer le côté historique. Aussi, son argumen- 


(1) 25 sept. Souvenirs politiques. Les tentatives de restauration monar- 
chique après la guerre. 


#36 A TRAVERS LES REVUES 


tation, quoique habilement conduit, croule-t-elle par la base même. Il la 
résume en ces quelques lignes de M. Delage : « Et j'ajoute ici cet argu- 
ment dont on sentira tout le poids, si on veut bien se donner la peine 
d'y réfléchir : Pourquoi ce faussaire (le peintre présumé) se füt-il pré- 
occupé de réaliser une beauté qu'on ne voyait pas sur son œuvre (il sup- 
pose toujours que l'image du suaire était un négatif informe) qu'on ne 
pourrait voir qu'après un renversement qui n’est devenu possible que 
plus tard? Il travaillait pour ses contemporains et non pour le ving- 
tième siècle de l'Académie des sciences. » 

Nous l’avons montré dans notre article de juillet, par des documents 
authentiques et indiscutables, l’image était une beauté qu'on voyait par- 
Jaitement sur l'œuvre de l'artiste qui a peint le Suaire ; voilà donc la base 
scientifique de toute la thèse de M. Vignon reconnue non recevable; et 
si le rensersement opéré au dix-neuvième siècle a donné un résultat sa- 
usfaisant c'est un problème auquel les solutions ne manquent pas : ou 
bien le prétendu négatif est une fable ou plutôt une erreur, ce qui reste 
encore possible ; ou bien le peintre a opéré par manière d'empreinte avec 
couleurs rouges sur un fond blanc, ce qui donne la vraie valeur du 
négatif. Mais sous ce négatif, l'expression, la dignité, la noblesse, la 
régularité des traits peut rester tout entière. Nous avons montré dans 
notre précédent article que l’image d'un des suaires représentés dans 
le livre de M. Vignon avait été peinte de la sorte et constituait un 
véritable négatif. Notre solution ne reste donc pas une vaine hypothèse, 
elle repose sur le fait photographique lui-même. 

L'Université catholique, dans son numéro du 15 septembre, se borne 


à reproduire, pour le fond, comme, du reste, pour les conclusions, 
notre article de juillet. 


F,. Hilaire de B. 


BIBLIOGRAPHIE 


Nota. — L'Œuvre de Saint-François d'Assise se charge de procurer tous les 
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Études 
Franciscaines. 


I. — L'Eczise DE FRANCE, par J. Santoni, brochure in-8°, 
de 47 pages, Ajaccio, 


I. — L'Eczise ET L'ETAT, par l’abbé Denis, directeur des 
Annales de philosophie chrétienne, brochure in-8, de 
85 pages. Paris, Roger et Chernovitz, éditeurs. 


I. — Evidemment il sera toujours bon de parler d'union, mais il 
faut le faire avec tact, avec une parfaite intelligence des situations 
réelles et une certaine humilité d'esprit qui ne laisse pas de soupçon 
à la critique. M. J. Santoni a-t-il toujours observé ces règles néces- 
saires ? Il donne pour titre à sa brochure : « L'Eglise de France. » Le 
fond, plus simple, est un ensemble de récriminations contre les évêques 
et les religieux surtout à propos de la loi du 1° juillet 1901. Assuré- 
ment le ton est toujours respectueux, mais les idées, en plus d'un point, 
nous ont paru excéder les bornes de l'exactitude. 


Il. — Même sujet sous une autre forme. 

L'auteur connaît très bien ce qu'il ya d'acceptable chez les mo- 
dernes. On peut donc avec lui applaudir à l’idée de renforcer les 
études ecclésiastiques dans le sens du progrès. Mais sait-il, ou plutôt 
goûte-t-il autant ce qu’il y a d’excellent, de solide, dans notre vieille et 
traditionnelle éducation ? Si le séminaire n'avait d'autre but que de 
former des apologistes, des publicistes, des conférenciers, il faudrait 
bien s’en tenir à l'avis du savant directeur des annales de Philosophie 
chrétienne. Mais la science séculière et les vertus démocratiques, est 
ce tout ce que les fidèles attendent du prêtre ? 


Fr. G. 2 T. 


38 BIBLIOGRAPHIE 


e 


L'EVANGÉLISATION DES HOMMES EN FRANCE ET QUELQUES RÉ- 
FORMES NÉCESSAIRES, par James Forbes, brocb. in-&, de 
32 pages, Lethielleux, Paris. 


C'est une étude très sérieuse que nous offre le R. P. Forbes. lei, 
point de projet en l'air, point de ces vastes plans de rélormes, magni- 
tiques sur le papier ; sur le terrain, irréalisables ; mais seulement 
quelques perfectionnements à apporter dans nos méthodes d'apostolat. 
L'auteur ne trouve pas mauvaise la discipline de l'Eglise de son temps ; 
il voudrait simplement éclairer et activer le zèle des prêtres dans leur 
apostolat auprès des hommes. Aussi cette brochure sera-t-elle lue avi- 
dement par tous ceux qui s'intéressent pratiquement aux progrès de la 
foi en France. 


Fr. G. DE T. 


LE SWEATING-SYSTEM, Etude sociale, par Th. Cotelle, doc- 
teur en droit, 1 vol. in-8°, de 270 pages. Angers, Librairie 
Siraudeau, 1902. 


- Les questions sociales sont à la mode et les candidats au doctorat eu 
droit délaissent volontiers les questions vieillies du code civil pour les 
doctrines économiques. 

M. Th. Cotelle, sous l'influence de ce mouvement d'idées qui nous 
entraine presque tous, vient de publier une étude solide, documentée 
et judicieuse sur le sweating-system. 

La principale difficulté dans cette matière, était de définir avec exac- 
titude ce qu’on appelle communément swcatins-system, et d'en préciser 
les éléments. Parmi ceux qui se servent de ce mot étrange, plusieurs 
ignorent la signification véritable qu'il convient de lui donner. L'expres- 
sion étant d'origine étrangère, c'était donc à l'étranger qu'il fallait aller 
chercher le sens technique. M. Cotelle le fait. Il interroge les écono- 
mistes d'Angleterre et ceux d'Amérique. Il cite les rapports officiels 
et officieux qu'il a pu découvrir, et les études de ceux qui l'ont devancé 
sur ce même terrain. Cette recherche se poursuit pendant les 140 pre- 
mières pages de la thèse. Faut-il espérer que tous les lecteurs en sau- 
ront recoynaitre le réel mérite ? Ces chiffres, ces citations, ces docu- 


BIBLIOGRAPHIE 439 


ments, presque tous empruntés aux pays étrangers fatiguent, et né- 
cessairement se répêtent. Un peu de brièveté eût rendu cette partie du 
travail plus intéressante et non moins solide. ; 

Malgré ces longueurs, la thèse de M. Th. Cotelle ne manque pas 
d'intérêt pour les lecteurs déjà quelque peu familiarisés avec l’écono- 
aie politique. Nous croyons exacte, bien que trop peu explicite, la 
définition du sweating-system donnée à la page 27. On doit entendre 
sous ce nom « l'ensemble des mauvaises conditions de travail, faites 
« aux ouvriers à domicile, dans les industries dominées par la fabrique 
collective ». … 

Cette situation désastreuse au point de vue économique, social, et 
moral, est particulièrement celle des ouvrières de l'aiguille. Elle tient 
d'abord à l'existence des intermédiaires ou sweaters qui traitent d'une 
part avec le grand magasin et d'autre part avec les ouvrières qu'ils 
emploient et auxquelles ils paient des salaires dérisoires. Mais la cause 
la plus profonde, — et M. Cotelle a su la mettre en relief avec un rare 
talent, du sweating-system est dans la concurrence faites aux femmes 
isolées par les femmes et jeunes filles qui ne travaillent que pour se 
procurer un supplément de revenu, un salaire d'appoint. En faisant un 
appel discret aux minutieuses enquêtes de M. d'Haussonville sur « les 
salaires de femmes » et de M. du Maroussen « sur Îles ébénistes du 
faubourg Saint-Antoine », l'auteur a esquissé le tableau des miséres 
engendrées parle sweating-system en France. Lestraits sont rapides et 
suffisent. | 

Après la constatation du mal, ses remèdes. M. Cotelle étudie la legis- 
lation étrangère, parfois très ingénieuse, mais généralement tyrannique 
ou impuissante pour déraciner le chancre. Ïl cherche mieux, et il 
le découvre dans l'association, l'organisation syndicale et les sociétés. 
coopératives de production. On retrouve ici, avec un sentiment de vive 
satisfaction, un écho des sages enseignements que donnait en 1901 le 
cngrès des Unions de la Paix sociale par la voix autorisée de M. Flor- 
noy et de M'e Rochebillard. 

Puissent les amis des petits et des humbles travailler avec entente 
et désintéressement personnel à réaliser les sages conclusions de l'au- 
teur du siweating-system. | _ _.. 
ne Fr. Rar“ono. 


/ 


440 BIBLIOGRAPHIE 


UN APÔTRE DE LA CRoIx ET DU Rosaire. Le Bienheureux 
Louis-Marie Grignion de Montfort 2° édition : in-8°. de 
187 pages. Prix : 1 fr. 50. 


LA VIE SPIRITUELLE À L’ECOLE DU BIENHEUREUX L.-M. GRIGNION 
DE MonTrorT, par le P. Antonin Lhoumeau, in-&. de 505 p. 
Prix : 3 francs. Les deux volumes chez Oudin à Paris. 


LE BIENHEUREUX (GRIGNION DE MonTFoRT, par Ernest Jac 
(Coll. Les Saints), Paris, Lecoffre, 1903, 236 pages. 


Prix : 2 fr. 


Let IT. — Le premier volume est au second ce que le péristyle d’un 
monument est à l'édifice tout entier. Et que l’on aime à fréquenter cet 
amant de la Croix, cet enfant de Marie que fut le B. de Montfort ! La 
doctrine de cet ascète ne fut pas toujours comprise, et avant d'arriver à 
être publiée un si grand nombre de fois, et en plusieurs langues, elle 
devait rester ignorée, cachée. Elle a gagné à paraître en plein jour, 
sur le pinacle comme un flambeau lumineux. Elle a développé d'une 
manière éminente la dévotion à la très sainte Vierge. 

C'est là du reste le cachet de la vie spirituelle du bienheureux : il 
va à Dieu, à Notre-Seigneur, par Marie. S. Denys l'Aréopagite — ou 
l'école qui fleurit sous son nom — y allait par la triple voie purgative, 
illuminative et contemplative. Les Pères du désert, cherchant Dieu au 
fond de leur âme, l'y trouvaient dans les grâces de la prière et'de 
l'oraison. Telle fut aussi la méthode des bénédictins, celle des saintes 
Gertrude et Melchtilde, celle de saint Bernard. Au XIII siècle, deux 
courants, nouveaux par leurs seules manifestations, cherchent l'union à 
Dieu, dans les illuminations brillantes de la foi : c'est l'ordre dominicain, 
ou dans les clartés plus humaines de la nature : c’est l’ordre francis- 
cain qui reprend l'antique manière de saint Paul, et cherche l’Invisible 
au moyen des êtres visibles, manière que saint François de Sales à son 
tour développera dans ses écrits. Le Zraité de l’amour de Dieu ne 
semble-t-il pas être en effet une seconde édition, sous une autre forme, 
de l’Ztincrarium mentis ad Deum ? Et tandis qu'aux temps modernes, le 
P. Alvarez, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, à l'exemple des 
anciens, cherchent Dieu dans la contemplation, d'autres, à la suite des 


/ BIBLIOGRAPHIE ut 


Erercices de saint Ignace, s'appliquent davantage à la méditation ou 
oraison de discours. 

Ce n’est à aucune de ces tendances que devait se laisser aller le B. de 
Montfort, mais à une dernière qui sortait de l'école de l'Oratoire et de 
Saint-Sulpice, des idées du cardinal de Bérulle, de M. Olier et du P. 
de Condren. « A Jésus par Marie », telle est la formule qui résume la 
doctrine de ces auteurs ; elle est si juste et si profonde qu'elle semble 
avoir toujours existé, et l’on s'étonne qu'elle n'ait pas été formulée plus 
tot. 

Le livre du R. P. L. n’est qu'un heureux développement de cettr: 
formule qui est le résumé des pensées de son B. Père : Jésus doit vivre 
en nous: il faut l'y faire vivre par Marie, en faisant vivre Marie en nous. 
Sous une forme nouvelle c'est la doctrine de l'Eglise, vieille comme la 
vieille dévotion à la sainte Vierge. Le B. de Montfort y Joint l'appui de 
son autorité qui est celle d’un saint, et le livre du R P. Lhoumeau qui 
nous remet toutes ces pensées en mémoire est non seulement un bon 
livre, mais encore un très bon livre. 


IIT. — Le livre de M. Jac est une des meilleures biographies que 
nous possédions du B. de Montfort. Elle est écrite d’une plume alerte 
et vive, elle est surtout racontée avec âme. 


F. Usaun. 


EXPOSÉ SCIENTIFIQUE DU Il° CHAPITRE DE LA GENÈSE ET QUES- 
TIONS AFFÉRENTES A LA CRÉATION, par M. l'abbé Verrier, 
vol. in-12 de 212 pages, 2 fr. 50. Libr. Vic et Amat, Paris. 


Sous la signature « un ancien Universitaire » M. l'abbé Verrier a 
publié naguère un £xrposé scientifique de la création génésiaque. Le 
présent volume en est la continuation et le complément. Il comprend 
trois parties de longueur presque égale, mais de matière quelque peu 
différente. 

La première partie est consacrée à un commentaire plutôt poétique 
du second chapitre de la Genèse. 
= Des questions ethnographiques remplissent le second livre. Au sujet 
de la position de l'Eden l’auteur ne s'arrête à aucune opinion particu- 
lière ; il ne trouve aux solutions données, — même à celle de P. Calmet, 
qui place, comme on sait, le Paradis terrestre dans les environs de la 


E. F. — VI. — 28 


#2 BIBLIOGRAPHIE 


Colchide, — aucun fondement solide. Peut-être les raisons de M. Ver- 
rier sont-elles encore moins fondées que celles qu'il critique. Il traite 
ensuite du déluge, — universel selon lui — du repeuplement de la 
terre, de la dispersion des hommes, de la confusion des langues, sans 
s'éloigner jamais des doctrines communément reçues. La concordance 
de la chronologie mosaïque avec celle de Manethon, historien de 
l'Egypte, forme un paragraphe lumineux et convaincant. 

Avec le troisième livre, M. l'abbé Verrier nous introduit dans les 
arcanes de la chimie et nous livre son secret — qui est le secret de 
plusieurs, — sur la composition des corps. Îl enseigne l'unité de 
matière. Les atomes de cette matière unique, réunis en nombre déter- 
miné, dans un ordre particulier, à une température fixe, mais très 
élevée, par une force spécifique particulière, constituent les corps 
simples, molécules intégrantes, regardées jusqu'ici comme irréduc- 
tibles. L'auteur compte 66 corps simples, par oubli sans doute, car ces 
dernières années le nombre en a fort augmenté. Dans les corps com- 
posés, on retrouve la somme des poids des molécules composantes et 
une force spécifique nouvelle qui est une résultante des forces com- 
posantes primaires, secondaires ou ternaires. Les doctrines philoso- 
phiques de l’école franciscaine sur la composition des corps sont en 
parfait accord avec cette théorie de la force spécifique du composé, 
résultantes des forces composantes. Il nous plait de signaler cette 
harmonie qui chaque jour devient de plus en plus évidente. . 

Malgré quelques aftirmations, peut-être téméraires en des matieres 
où l'hypothèse tient une assez grande place, ce livre mérite qu'on le 


lise avec attention. | 
FR. RAYMOND. 


LE TROISIÈME ORDRE DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE, 8a mission 
sociale, par M. le comte Jonglez de Ligne, 24 pages in-8. 
Lille, impr. Victor Ducoulombier, 78, rue de l'Hôpital Mi- 
litaire, 1902. 


En de rapides et poétiques envolées M. le comte Jonglez de Ligne, 
rappelle la vie de saint François d’Assise, l'établissement des deux 
premiers ordres Franciscains, la fondation du 3%* ordre et son action 
politique, son recrutement à travers les siècles, Il le montre appelé à 
‘combattre la Franc-maconnerie, et à remporter sur elle la victoire défi- 


BIBLIOGRAPHIE La3 


nitive. Cà et là quelques inexactitudes échappées à la plume de l'auteur, 
mais qui disparaissent dans l'ampleur et le brillant du style. 


F. Reur. 


# « - 


Sœur ELISABETH, œuvre de Saint-Francois d'Assise, in-32 de 
88 p., 5, rue de la Santé, Paris, XIII*, 1902. 


Cette petite brochure due à la plume du R. P. Jean O. M. C. est la 
biographie d'une pieuse chrétienne de la Rochelle, M"° Elisabeth Cor- 
bineau, qui fut aussi une fervente tertiaire de Saint-François. Sœur 
Elisabeth fut pendant dix-sept ans la supérieure de la congrégation des 
sœurs de la Rochelle, et c'est par son initiative que cette congrégation 
passa sous l’obédience des Mineurs Capucins récemment établis dans 
la cité. Sœur Elisabeth est en quelque sorte la vie chrétienne vécue à 
la Rochelle, au XIX° siècle, et à ce point de vue, la brochure du R. P. 
Jean intéressera vivement ceux qui aiment à voir dans l'intime des 
âmes, l’action de Dieu les conduisant et les dirigeant, selon la diversité 


des milieux et de temps où elles vivent. 
I". ReEuL. 


Voici LE TEMPS DES GRANDES LUTTES : CHRÉTIENS FRANCAIS, 
DEBOUT. — Bossière, 2, place du Réduit, Bayonne. 0 f. 05, 
le cent 4 f. 50, le rille 32 francs. 


Petit opuscule de 16 pages composé de versets de la sainte Ecriture 
réunis sur les rubriques suivantes: Comment Dieu daigne appeler les 
hommes, comment les hommes doivent répondre à Dieu. Pourquoi 
et comment il faut se tenir en garde contre les impies et leurs socié- 
tés. Explication de La méchanceté des impies. Influences opposées des 
justes et des impies sur la société. Les droits de Dieu et les droits de 
l’homme. Sentiments du juste à l'égard de Dieu et à l'égard des impies. 
En haut les cœurs, Chrétiens l'avenir est à vous. L'ouvrage porte l’im- 
primatur du T.R.P. Georges provincial des Capucins de la province 
de Toulouse, 1° mars 1902. 

F. RE1. 


PNR 
à 
EU 


BIBLIOGRAPHIE 


GUIDE NATIONAL ET CATHOLIQUE DU VOYAGEUR EN FRANCE, avec 
Notices religieuses, historiques et biographiques. Pe- 
lerinages. Stations balnéaires. Renseignements divers, 

-__ cartes, plans et gravures. Tables alphabétiques, etc. 


Première partie : Paris et l'exposition, 522 pages, 1900. Deuxième 
partie : Province. Tome 1°", lignes du nord et de l’ouest et lignes en 
correspondance, 832 pages, 1900. Tome Î[°, réseaux d'Orléans-Etat et 
dun Midi et lignes en correspondance, 1098 pages, 1901 petit in-18. 
Paris, Bonne Presse, chaque vol. 5 fr. 

Dans la préface du premier volume de ce nouveau Guide, la Réduc- 
tion écrit: « En composant ce recueil, nous n'avons pas prétendu en 
faire un manuel exclusivemert religieux : nous avons tenu simplement 
à ce que, sans négliger aucunement les monuments profanes, les catho- 
liques pussent visiter en connaissance de cause les sanctuaires innom- 
brables élevés à la gloire de Dieu et en l'honneur de la sainte Vierge 
et des Saints, à la suite de faits hisioriques ou merveilleux, que nous 
rencontrerons eu leur lieu et place d'après les sources les plus auto- 
risées, 

« On trouvera donc ici la France entière avec ses curiosités natu- 
relles, ses sites, ses monuments variés, ses pèlerinages grands et petits, 
ses eaux minérales, ses bains de mer, ses stations hivernales ou esti- 
vales..…. e 

« Notre plan est très rationel : nous avons suivi lés réseaux de che- 
min de fer, en les divisant en chapitres et paragraphes proportionnés 
à l'importance des localités, lesquelles sont décrites circulairement, 
en parlant d'un point fixe, central, méthode employée aussi pour les 
monuments, » 

La Hédaction a tenu ses promesses. En ce qui concerne Paris, l'on 
pourra trouver que le Guide à FExposition de 1900, appendice de 
soixante pages a perdu de son actualité, puisque l'on décrit des choses 
maintenant disparues, mais peut-être aimera-t-on à retrouver un sou- 
venir de ces monuments d'un jour dont la gravure reproduit les pitto- 
resques aspects. 

Du reste le grand et Le petit palais des Beaux-Arts sont restés et ils 


demeurent toujours une attraction pour le voyageur. 


BIBLIOGRAPHIE 45 


Nous n'avons pas en entier la deuxième partie du Guide: il manque 
les réseaux de l'Est et de Paris-Lyon-Méditerranée. L'aspect des vo- 
lumes est à peu près celui des Guides Joanne et letexte est très com- 
pact quoique parfaitement lisible. 

Il y a plutôt luxe et profusion de renseignements : parfois même il 
semble qu'il y aurait excès, mais les défauts de ce genre se pardonnent 
volontiers. L'on comprendra que dans un ouvrage aussi complexe, il 
y ait ça et là, des omissions et des inexactitudes : il y en a en effet 
mais elles ne sont pas de grande importance. La légende des pèleri- 
nages est la partie la plus intéressante et la plus soignée du Guide. En 
le parcourant on admire de combien d'églises, de monastères, de mo- 
numents religieux, la France d'autrefois était couverte : on est stupéfait 
à la vue des ruines que la Révolution avait amoncelées en quelques an- 
nées et l’on contemple avec une sorte de ravissement tout ce que le 
XIX° siècle a pu réparer et reconstruire d'édifices,toutes les institutions 
qu'il a fait surgir, et malgré la tempête qui menace l'on ne peut croire 
que Dieu ait commencé de si grandes choses pour laisser engloutir, 
dans un triomphe de la Révolution, le fruit de tant d'efforts et des 


œuvres de ses serviteurs. 
Fr. Reu:. 


La SOMME DE SAINT THonAs résumée en tableaux synoptiques 
par le Chanoine Lyons. Amat, 11, rue Cassette, Paris. 


Voici un ouvrage qui dénote chez son auteur une constance admi- 
rable, une sorte d'acharnement au travail et le choix le plus heureux 
dans les auteurs préférés. On connaît la célèbre parole : timeo hominem 
untus libri. M. Lyons paraît être un de ces hommes. La Somme de 
saint Thomas, cette admirable synthèse de la doctrine catholique, est 
son livre favori. Il l’a étudié à fond, ne se contentant point d'une seule 
lecture même attentive, mais approfondissant chaque article, chaque 
enseignement du saint Docteur, et notant soigneusement ce qu'il y 
découvre de vérité, de science. Et ce travail, il l'a renouvelé jusqu'à 
cinq fois. « Afin de mieux profiter à l'école de ce vaste génie, déclare 
J'auteur dans sa préface, j'ai fait pour mon propre usage cinq résumés 
différents de la Somme, et chaque fois, J'ai rencontré de nouvelles 
beautés. n 

Et ces riches trésors, M. Lyons n'a pas voulu les garder pour lui 


106 BIBLIOGRAPHIE 


‘seul, Encouragé par des amis nombreux, « admirateurs intelligents de 
ce projet », il a livré à la publicité et mis ainsi à la portée de tous, ce 
qu il avait recueilli si laborieusement. 

Cest un résumé de la Somme qu’il nous offre, écrit en francais, et 
présenté sous forme de tableaux synoptiques. 

L'auteur a choisi cette forme, parce que, nous dit-il, « ce mode 
d abrégé si usité, offre de précieux avantages sous le double rapport de 
l'intelligence et de la mémoire ; il facilite les recherches de l'une, il 
aide le jeu de l’autre ; il plait à ceux qui déjà se sont livrés à l'étude 
complète de cette science ; il applauit les difficultés à cèux qui l'entre- 
prennent. » Îl est incontestable que le tableau synoptique présente les 
plus grands avantages à ceux qui le doivent à leur propre travail per- 
sonnel. En procure-t-il autant à ceux qui le trouvent fait par un autre : 
il est permis d'en douter, Néanmoins il est certain que même pour 
ces derniers il a des avantages sérieux qui ne sont point à dédaigner. 

Pour la traduction, l'auteur nous avertit qu’il a mis à contribution la 
traduction de l’abhé Drioux avec ses notes savantes et l'abrégé de 
l'abbé Lebreton. Avec de pareils guides, M. Lyons est parvenu à pré- 
ciser le sens parfois obscur de saint Thomas et à coudenser en peu de 
mots sa doctrine déjà si substantielle. 

On connaît le plan général de la Somme de saint Thomas. Elle com- 
prend trois parties, qui renferment les trois grands sujets de la théolo- 
gie : Dieu, l'homme et l'Homme-Dieu. Dieu au sommet, l'homme à la 
base et l'Homme-Dieu entre les deux. Dieu ou le dogme, l'hommè ou 
la morale et l’'Homme-Dieu, le médiateur. 

M. Lyons a cru devoir adopter ce plan, d'ailleurs très logique et con- 
sacré par l'autorité d’un grand Docteur. Serait-il téméraire de penser 
que ce plan, malgré sa réelle valeur, est un peu démodé et peu goûté à 
uotre époque ? Ce travail, sans rien perdre de ses autres avantages, 
aurait, croyons-nous, souri à un plus grand nombre de lecteurs, s'il 
s'était présenté avec les divisions généralement admises de nos 
jours pour la Théologie. 

Quoi qu'il en soit, l'auteur après avoir adopté ce plan, l'a suivi d'un 
bout à l'autre avec la plus rigoureuse fidélité, résumant chaque ques- 
üon dans l'ordre de la Somme, article par article, Quelques questions 
par suite de leur importance ou de leur complexité contenaient un trop . 
grand nombre d'articles, l'auteur a eu soin de les diviser en plusieurs 
tableaux sans que, pour cela, il en résulte le moindre inconvénient. Car 
dans ces questions plus abondantes, il à été facile de trouver deux. 


+ 


Le 


BIBLIOGRAPHIE 44 


trois et même quatre raisons formelles ou idées principales sous 
lesquelles se groupaient aisément les différents articles. « C'est ainsi, 
nous dit l'auteur lui-même, que les six cent onze questions de la Somme, 
<omprenant trois mille cent vingt-huit articles, sont contenus dans six 
«ent soixante-dix tableaux synoptiques. » 

Pour faciliter cette étude, l’auteur a eu soin de faire précéder cet 
abrégé d'une sorte d'introductiun où, après avoir, en trois tableaux, 
résumé la vie de saint Thomas et les panégyriques qu'en ont fait Mas- 
sillon et Lacordaire, il expose brièvement, mais aussi clairement que 
possible, la terminologie scolastique. Ces tableaux préliminaires ont 
certes leur importance : on peut même dire qu'ils sont indispensables 
à quiconque veut sérieusement profiter dans l'étude de la Somme. 

Enfin, certains traités qui ne se trouvent point dans la Somme et dont 
d'Eglise, pour répondre aux attaques de l'impiété moderne, a enrichi le 
cours de la théologie classique, ont été ajoutés en appendice. 

Comme il est aisé de s’en convaincre par cet exposé, le travail de 
M. Lyons est un abrégé complet de toute la théologie. Evidemment ce 
n'est point un livre de lecture courante, c'est un livre d'étude, de 
forme austère.sans doute, mais substantiel. 

Un autre avantage de ce travail, c'est la disposition matérielle et 
typographique de ces tableaux. Chaque page offre un tableau complet, 
et chaque tableau est construit à l'instar d’un discours avec exorde, 
corps et péroraison. Voilà donc offerte aux prètres sérieux, aux prédi- 
cateurs chargés d'enseigner la doctrine sacrée, une mine inépuisable 
où ils trouveront avec de bons plans de sermons et d' instructions, des 
idées sûres, fécondes, un enseignement sérieux. 

Nous souhaitons vivement avec Monseigneur Henry, évêque de Nice, 
que les prêtres, les jeunes surtout, profitent du secours que ce travail 


apporte à leurs études. 
F. M. 


BIBLIOTHÈQUE DE LECTURES PIEUSES, par P. GŒDERT. — 
Paris, Lethielleux. 


« Je voudrais qu’il ne se passäât aucun jour, écrivait saint François 
de Sales à une âme qu'il dirigeait dans la vertu, sans que vous ne don- 
nassiez une demi-heure ou une heure à la lecture spirituelle. » Un 
bon livre, c'est Dieu qui nous parle. — Mais il est souvent diflicile de 


CE BIBLIOGRAPHIE 


se procurer un bon livre. Les diverses collections de M. P. Gædert 
seront utiles dans ce sens. Nous présentons aujourd'hui : 


Lectures pieuses sur les fétes de la Très Sainte Vierge. Collection de 
dix sermons du Père de la Colombière, auxquels s'ajoute un sermon 
sur saint Joseph. Le Père de la Colombière fut un grand orateur dans 
son temps. Ses sermons, un peu rajeunis, fourniront aux âmes pieuses 
ample matière à méditation. 

Lectures pieuses sur le Sacré-Cœur de Jésus : collection de tr'ente- 
trois petits chapitres sur les vertus dont le Sacré-Cœur est pour nous 
le parfait modèle. L'auteur a joint à cette collection quelques extraits 
d'un beau mandement de M" de Bonfils, évêque du Mans, sur la dévo- 
tion au Sacré-Cœur. 

F. Digvponxe. 


LE FILS DU MAITRE D'ÉCOLE par Ânne Muans, Paris, 
Bonne Presse. 


Voilà une lecture intéressante. Les petits lecteurs du « Noël » bé- 
bés aux joues roses et aux cheveux blonds y trouveront grand plaisir. 
Qu'ils imitent en grandissant les vertus et le courage du bon petit 
Jean, le héros de cette histoire ! F.T. 


CUM LICENTIA SUPERIORUM 
IMPRIMATUR : 
Robertus a Valle Guidonis, 


Vic. Prov. O..M. Cap. 


Le Gérant : 


Cnances-Joseeu BAULÉS. 


! 


Vannes. — Imprimerie LAFOLYE, 2 place des Lices. 


D nu LI Œ OS CU CUP OR Een PRE 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS ! 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS 


SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


Le P. Bozpuc ET SON ESSAI SUR JoB. — LES PP. BENOIT DE 
Paris ET HENRI DE LA GRANGE-PALAISEAU. — LES COMMEN- 
TAIRES SUR S. PAUL ET SUR LES EVANGILES Du P. BERNARDIN 
DE PICQUIGNY. — L’ACADÉMIE CLÉMENTINE. — LES AUTEURS 
DES Principes discutés. — LEURS POLEMIQUES. — La Géogra- 
plie sacrée pu P. Jory. — ÉCOLE DES JEUNES DE LANGUE. 


Comme il convient à tout prêtre et à tout Franciscain ({) 
les Capucins de Paris se sont attachés à l'étude de l'Ecriture 
Sainte. Nous parlerons ici des seuls Capucins natifs de Paris 
ou ayant travaillé à Paris. Quatre ou cinq noms dominent 
tous les autres comme autant de cîimes dans une chaine de 
montagnes : Jacques Bolduc de Paris, Henri de la Grange- 
Palaiseau, Benoît de Paris, et par dessus tout, Bernardin de 
Picquigny, et les membres de l'Académie Clémentine. 

Le P. Jacques de Paris, connu sous le nom de Bolduc, 
naquit vers 1551. Il était avocat au Parlement de Paris, avant 
d'entrer chez les Capucins. Il prit l'habit à Meudon, et fit en- 
suite profession le 26 juin 1682. Il fut élu gardien maintes 
fois, et définiteur en 1590, pour un triennat. Il mourut à Saint- 
Honoré le 8 décembre 1646 (2). 


Son ouvrage sur Job (3) est un immense volume dédié 


(1) Dict. de la Hible de Letouzey, art franciscains (travaux du). — Bib. francis- 
caine. ms. 209. 

(2) Journal du Marais, Bib. nat. n.a. f. fr. 4135. — id. F. fr. 25046. 45° Eloge. — 
Btbl, capuc. par Bernard de Bologne. — Denis de Gênes 1631, p. 165. On place 
aussi la mort du P. Bolduc en 1617 et 1650, mais à tort. 

(3) Voici la liste de ses écrits : Commentaria in librum Job... Lutetiae Parisio- 

E. F. VIII, — 29 


450 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ECRITURE SAINTE 


Li 


au cardinal de Retz, évèque de Paris. La famille des Gondy 
était devenue, on s’en souvient, une grande amie des Capu- 
cins de Paris et d'ailleurs. 

Dans son épître latine au « candide » lecteur, le Père 
nous avoue qu'il trouve le livre de Job «Iubricum, schema- 
ücum » et il revient sur cette idée dans son prélude huitième 
(p. 41). Voici, du reste, le résumé de son introduction. 

Pour lui le livre de Job n'est pas une fiction, mais une 
histoire ; l’auteur en est non pas Job, mais Moïse. Sur ce 
point le Père se rattache à l'opinion d'Origène. 

Il croit aussi que le livre fut écrit primitivement en syrien, 
mais dans un syrien qui se rapprochait de l'arabe vulgaire, 
et traduit ensuite en hébreu par Moïse. C'est donc un 
‘livre très ancien ; sa canonicité est incontestable, malgré ce 
qu'en disent les Anabaptistes. Par son contenu, il se range 
parmi les écrits prophétiques. Aussi, pour l'étudier, ne faut-il 
pas craindre de l’entendre dans son double sens littéral, 
l'historique et le prophétique. Quant au texte, 1l faut l'étudier 
dans les Massorètes, dans les Septante, dans Origène, et dans 
la version de S. Jérôme, mais surtout dans le texte hébraïque. 

Plusieurs de ces conclusions ont été adoptées de nos 
jours par un éminent professeur, M. Chauvin, dans son com- 
mentaire miméographié sur Job. La question de l'auteur et 
de l’âge de ce chef-d'œuvre de la littérature antique se ré- 
solvent diversement aujourd'hui. Il n’en reste pas moins que 
le commentaire du P. Bolduc est précieux à plus d’un titre, 


rum. 1019, in-{° {cité en 2 vol. par le P. Emmanuel de Lanmodez. Les Pères Gardiens 
de Saint-Honoré, p. 5). Je ne connais cette édition de 1619 qu’en un seul volume, de 
923 p. et les indices au nombre de quatre. Le titre en annonce cinq. — id. secunda 
editio. Parisiis. Anisson. 2 vol. 1631 et 163N, in-fol. — id. 3° editio. Lutetiae Pari- 
siorum. ? vol. in-fol. 1637. — Ecclesta anti legem libri tres, in quibus indicantur 
quis a mundi principio usque ad Mossen fuerit ordo Ecclesiæe….. Lugdunum. Lan- 
dry 1626. in-8°. — id. 2° editio. Parisiis. Cottercau 1630. in-19. — De Ecclesra post 
degem... in quo ostendilur quanta sit similitude ante legem naturalem et legem evan- 
gelicam. Additur erpositio epistolæ  B. Judæ apostoli…. Parisiis. Cottereau. in-4° 
100. — De Ogsto christiano libritres, in quibus declarantur Eucharistiæ typica mys- 
terita. Lugduni. Boisset et Anisson. 16140. in-40. — Cf. L'Anti-Babau ou aneantis- 
sement de l'attaque imaginaire du R. P. Bolduc par Jacques d’Anzoles de Lapeyre. 
Paris. Alliot. 16:52. in-16. - Et Jusements sincères du très Reverend Père Monet, 
Jesuile, sur quelques œuvres de Jacques d'Auzolles de Lapeyre, diametralement con- 
draires aux jugements passionnes des Reseérends Pères Salian et Petau, ausst je- 
suites et Bolduc, capucin, à Paris. Bibl. municipale du Mans, ms. 230. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 451 


et mérite de retenir l'attention des lecteurs modernes. 
Tous les ouvrages du P. Bolduc sont en latin. Ceux du 
P. Benoît de Paris sont au contraire en francais. 


* 


+ 


Le P. Benoît de Paris (Laugeois) mourut au couvent de 
Saint-Honoré le 8 juin 1689. IL avait vécu 57 ans en religion. 
On possède de lui deux ouvrages. Le second, le plus petit et 
le moins important (1), est comme une introduction à l'étude 
de l'Ecriture-Sainte. L'auteur y expose en quinze chapitres 
la méthode « infaillible » pour bien entendre les Ecritures, 
le sens spirituel, mystique et moral de la Bible, la nécessité 
de savoir la langue hébraïque, la nature de la prophétie ; 
enfin 1l donne en résumé les idées-mères du Nouveau Tes- 
tament. Sans doute, on ne dira plus avec le P. Benoît que 
« l’hébraïque est la source de toutes les autres langues » ; 
mais on reconnaîtra que son petit volume était scientifique, 
qu'il était un fruit de la bonne méthode d'étude en Ecriture 
Sainte. Îl eut l'approbation du P. Bernardin de Picquigny. 

Le premier ouvrage du P. Benoît avait paru en 1675 (2). 
C'était une concordance d’un genre particulier. L'auteur 
essayait d'y montrer l'unité du Nouveau et de l'Ancien 
Testament, de la doctrine et de la méthode des Prophètes, 
de la loi de Moïse avec celle des apôtres de Ia loi de Grâce, 
unité commencée dans la loi de nature, figurée dans les 
ombres de la loi écrite, perfectionnée et accomplie depuis 
Jésus-Christ dans la loi de Grâce pour l'éternité. Ces trois 
lois elles-mêmes n'ont qu'une fin, l'Eglise, et qu’une même 
doctrine, celle dont le Verbe fait chair est l'objet, le com- 
mencement et la fin. 

On trouve, avant la table du tome premier, un curieux 
abrégé en latin de la grammaire hébraïque, en deux grands 
tableaux disposés agréablement pour l'œil du lecteur. 


(1) L'esprit de la religion ou l'abrese du livre de la science universelle des Saintes 
£ceritures. À Paris. chez Robert Pcpie M. DC. LXXXVI, in-l2 de L1S p. 

(2) La science universelle de l'Ecriture Sainte... Paris, chez Josse, Alliot et Pra- 
lard, 2 tomes in-4°. Imprimés chez la VY* d'Antoine Chrestien et Charles Guillery. 
— Hi publia aussi dans un autre genre, un Traité de polilique chrétienne contre 
Machiavel, in-8& d'après Denis de Gènes (Brb1. cap.) 


52 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


Il convient de ne pas confondre le P. Laugeois avec un 
autre Laugeois, auteur d’une Concordance des principes et de 
La doctrine de saint Paul..…., imprimée à Bouillon en 1772, 
et réimprimée à Paris en 1777 (in-12, chez Durand). C'est 
contre une traduction des psaumes, faite par ce dernier, que 
s’élèvera l'abbé Ladvocat, dans son livre de 1763. 

Un autre père, le P. Georges Godier d'Amiens, mort à 
Saint-Honoré le 28 novembre 1661, est l’auteur d’un com- 
mentaire des épitres de saint Paul. Ce commentaire est à la 
fois exégétique, tropologique et anagogique ; il indique la 
théologie positive, morale et mystique recélée dans les écrits 
du grand apôtre des Gentils (1). 

Du P. Henri de la Grange nous avons une /sagoge chrono- 
logica (2) c'est-à-dire une table chronologique depuis l’origine 
du monde jusqu’en 1620, utile particulièrement à ceux qui 
veulent éclairer les obscurités de l’Ecriture sainte. Le pre- 
mier volume traite des différentes méthodes d'échelonner les 
dates, le second a trait uniquement à l'histoire. 

Mentionnons encore pour mémoire Îles démonstrations 
évangéliques tirées des évangiles des dimanches (3). C’est un 
ouvrage fait en vue de la prédication, on y trouve des rai- 
sonnements fortifiés par la théologie, les sciences, l’Ecriture, 
les écrits dessaints livres etla philosophie.Il eut pour auteur 
le P. Alphonse de Chartres, d'abord avocat au barreau de 
Paris, puis capucin au couvent de Saint-Jacques, le 8 avril 
1631, et gardien à Saint-Honoré. Il y mourut le 27 octobre 
1687 (4). Il était né en 1597. 

Le P. Barthélémy de La [Haye de Paris a également com- 
posé une Erpositio tn epistolus B. Petri ADusiole. Lie d'a- 
près Denys de Gènes. 


(1) Trina -Pauli Theulogiu... seu omnigena in universas Apostoli epistolas com- 
mentarta. Parisiis. 1659-1661. 3 vol. in fol. 

(2) Parisiis. Buon. 1624 (ou 1626 d'après ilurter. Nomenclatorius litter. tom. !. 
p. 14). On a aussi de lui une Octave du Saint-Sacrement, Paris, Buon, 1629, in-&. 

(3; Demonstrationes Evangelicæ... Parisiis. Couterot 1663-1066, 2 vol. in-4°. On 
a encore de lui un livre français traduit en italien sous le titre de La Fenir di Lu- 
dovico Mancini, cise Exercisi dell Antma... Parisiis. Thierry, 1659, in-8° et une 
édition incomplète des œuvres du P. Yves de Paris, éditée à Paris, chez Anglois. 
160, 3 vol. in-fol. 

(4) Bib. nat. F.fr. 25047. 11 ful aussi secrétaire du P. Martial de Paris, provincial ; 
il se retira au Marais en 1Ü38, id. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 453 


* 


x + 
L 


Il faut quitter le XVII: siècle, le siècle de l’ascétisme, de 
l'éloquence, et des études historiques, pour trouver chez nos 
capucins de Paris des travaux de plus longue haleine. 

Le premier auteur qui nous arrête au seuil de ce siècle est 
le P. Bernardin de Piquigny. Le Journal du Marais (1) nous 
trace à grands traits la biographie de ce religieux. Il était né 
près d'Amiens en 1633. Il entra en religion en 1651, le 20 du 
mois de mai, et il y vécut près d’une soixantaine d'années. Il 
fut lecteur, professeur de philosophie et de théologie à Meu- 
don et à Saint-Honoré, plusieurs fois gardien à Paris. Il re- 
nonca à toute charge au chapitre de 1688 et se retira au Marais. 
C’est là qu'il mourut subitement, au sortir de son confession 
nal le 8 décembre 1709 l’année du grand hiver. 

Le Mercure Galant dit de lai que « c'était un religieux d'un 
vrai mérite, d'une piété rare, et d’une vertu solide et soutenue, 
d’un air toujours modeste et majestueux qui le rendait éga- 
lement modeste et respectable, et on peut dire que son Ordre 
a perdu en sa personne un de ses meilleurs sujets, l'Eglise 
un excellent théologien, et la République des lettres une de 
ses meilleures plumes ». | | 
. Cet éloge ne sent nullement le dithyrambe. Outre un livre 
d’ascétisme qui suffirait déjà à le rendre glorieux (2),on doit à 
cet auteur deux savants commentaires sur les épîtres de saint 

Paul (3) et sur les Evangiles (4); les derniers commentaires, 


(1) Bib. nat. n.a.f. fr. 4135. | 
(2) Pratique efficace pour bien vivre et bien mourir... Paris.Coustellier, 1704,in-12. 
— id. Paris. Lemercier,1715, in-12.— id. Nancy, Baltazard, in-16.— La vraie manière 

de sanctifier sa vie pour la preparation à la mort... Paris. Le Clerc, 1839, in-12. 

(3) Epist. B. Pauli Apost. triplex expositio... Parisis Anisson, 1703, in fol. — id. 
Lugduni et Parisiis, 1833, 6 vol. in-]2. — id. Vesuntione et Parisiis. Outhenin- 
Chalandre, 1338, 3 vol. in-8 — id. Paris. Méquignon, 1846, 3 vol. in-8°. — Des 
traductions françaises ont été publiées à Paris chez Le Mercier. 1706, 3 vol. in-12; 
— id. Paris. Méquignon, 180,1 vol. in-12 ; — id. Paris, Pierres,1739,3 vol. in-12 ; — 
id. Besançon, Montarsolo, 1830, 2 vol. in-8° ; — id. Paris. Gauthier, 1833, 2 vol. 
in-8° ; — id. Lyon. Périsse, 1833, 4 vol, in-12 : — id. Paris. Lacroix-Gauthier, 1837, 
2 vol, in-8°: — id. Nevers. Pinet, 1839, 2 vol. in-12. -- Les traductions italiennes : 
Venezia, Pitteri. 1734, 4 vol. in-12; — id. Venezia, 1762, 4 vol. in-12; — Napoli, 
Gargiulo, 1824-1825, 4 vol. in-4° (le tom. IV à Naples, chez Vara); — Napoli, 1859, 
2 vol. in-80. — Epist. ad Romanos... accedunt et observationes... per P. Michaelem 
Hetzenauer a Zell..… ord. cap. OŒniponte, 1891, in-80. 

(4) Tripler erpositio in... Evangel ia. Uutetiæ Parisiorum., Le Mercier 1726, in- 


45% TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


ouvrage posthume, furent publiés par les soins de son neveu 
le P. Bernard d'Abbeville (1). 

Tous les érudits connaissent le plan des travaux du P. Ber- 
nardin.Il donne d’abord une analyse qui découvre l'ordre et la 
liaison du texte, puis une paraphrase quiexpose en peu de mots 
la pensée de l’apôtre, enfin un commentaire avec des notes 
pour le dogme, pour la morale et pour les sentiments de piété. 

Suivant le Journal de Trévou:x (février 1704) la « paraphrase 
est précise et serrée; le commentaire est beaucoup plus 
ample, etille devait ètre, on n'y a rien omis : point de digres- 
sions inutiles ». Tout ce que les Pères et les anciens inter- 
prètes ont trouvé d'excellent, s’y trouve recueilli et coor- 
donné. La plupart des commentaires écrits jusque-là man- 
quaient d'onction. {ls étaient secs, plus propres à instruire 
qu'à toucher. « Le P. de Picquigny s'est proposé l'un et 
l’autre, et il a réussi. » (id). 

Le Pape Clément XI adressa ses compliments à l'auteur. 
Peut-être le succès s’attacha-t-il aussi à l'exposition des 
épiîtres de saint Paul, à cause des luttes récentes des Jansé- 
nistes sur la grâce. 

Dans le commentaire des Saints Evangiles, il ne convient 
pas de chercher la pompe et l'apparence qui flattent, mais 
bien la sûreté du jugement de l’expositeur, la finesse de son 
esprit, Sa perspicacilé, son orthodoxie, sa piété douce et 
persuasive. [l'est concis, sans trop de brièveté, simple sans 
faiblesse, toujours égal, mais non parfois sans éloquence;: 
son Style a de l’image, sa pense de [a force, son dévelop- 
pement de l'érudition. 

Aujourd’hui que les études scripturaires sont à l’ordre du 
jour, il est à souhaiter qu'un ami des Saintes Lettres nous 
donne une seconde édition des œuvres complètes du P. Ber- 
nardin de Picquigny. L'édition Vivès est déjà ancienne. Le 
texte en est imprimé trop fin. On gagnera du reste tout 
avantage à faire mieux connaître le grand commentateur 
des épitres de saint Paul que fut au commencement 
du XVIII siècle le P. Bernardin de Picquigny (2). 
fol.; — id. Parisiis. Vives, 1877. 3 vol. in-K°. Les Opera owmnia ont été publiés en 
latin par M. l’abbé H. Dunand chez Vives à Paris IS0-1872,5 vol. in8°. 


(1) Journal du Marais. Arch. nat. S. 3:00. 
(2) Cf. Dict. de la Bibl. de Vigouroux, tom. 1. vol. 162. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 455 


Il est actuellement plus connu que ses successeurs,les au- 
teurs des Principes discutés. Un silence de mort s’est établi 
autour du nom de ces derniers, mais bien sans raison. Ils 
méritent en effet d'être lus avant d’être repoussés avec dédain. 

C'est au couvent de Saint-Honoré en 1744, que s’établit la 
Société des Etudes Orientales, plus connue sous le nom d’À- 
cadémie Clémentine. Le dix-huitième siècle était une époque 
toute imbue de plaisirs, de littérature et de creuse philoso- 
phie. Et si nous n'avions que la théorie des milieux, chère 
au positivisme de Taine, pour expliquer la naissance de 
cette société, nous resterions fort embarrassés. 

Elle continua pourtant, à sa manière, l’œuvre du P. Bol- 
duc, du P. de la Grange et du P. Bernardin. M. Vigouroux 
dans le tome premier de son Manuel Biblique (Paris, 1884), 
ne fait pas mention de cette école. Au dix-huitième siècle, 
le Pape faisait les éloges des œuvres de cette société. 

Le fondateur de l'Académie Clémentine fut le P. Louis de 
Poix. Né à Croix-Rault, petit village du canton de Poix, dans 
l'arrondissement d'Amiens, le 18 octobre 1714, il s’appelait 
dans le monde francois Dubois. Il revètit l'habit le 22 août 
1736, et mourut à Saint-Honoré en 1782. 

De bonne heure son gout se tourna aux études de l'Ecri- 
ture Sainte et des langues grecque, hébraïque, et orientales, 
et, en 1742, il concut le projet de se livrer tout entier et spé- 
cialement à ce genre de travaux. Il communiqua à quelques- 
uns de ses confrères l'idée de son plan. Cette confidence 
lui attira des sympathies, et parmi ses collaborateurs, nous 
citerons les PP. Jérôme d'Arras (1), Jean Baptiste de Bouil- 
lon (2), Hugues de Paris (3), Claude (ou Claude Francois) de 


(1) Martial Decoin, vêtu le 11 novembre 173$, à l’âge de 17 ans. Bib. Nat. n. a. 
F. fr. 4952. 

(2) Jean Gérard, né à Bertry (Nord) le 17 septembre 1723, vêtu le 6 novembre 
1739, provincial de 1770 à 1773, resta attaché à la Révolution à l'église Saint-Roch, 
et mourut pieusement le 3 octobre 1800. Le musée franciscain de Marseille possède 
son portrait à l'huile qui a été gravé. 

(3) Noël Ménager, vêtu le 4 septembre 1711, à l'âge de 19 ans, provincial en 1773, 
élu second définiteur général le ? juin 1779, il se retira à Amiens le 17 mai 1782. 


456 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


Paris (1), Sixte de Vesoul i2), Jean-Marie de Paris (3\, Séra- 
phin de Paris (4), Bernard de Saint-Florentin (5). 

De puissants protecteurs assurèrent leur patronage à la So- 
ciété scripluraire du couvent de la rue Saint-Honoré, près 
des Tuileries. Le duc d'Orléans, auteur lui-mème d’une tra- 
duction des livres saints, se plut à encourager les capucins ; 
il se chargea des frais d'impression ; mais la mort vint l’en- 
lever trop tôt en 1752. Le comte Louis de Noailles (6), le 
comte Le Voyer de Paulmy d’'Argenson (7), le chancelier d'A- 
guesseau (8) accordèrent aux savants hébraïstes une bien- 
veillance eflicace. 

Le dauphin de France, le fils de Louis XV (9) permit qu'on 
lui fit hommage des premières traductions qui parurent. 

Un secours d’un autre Ordre, mais non moins réel, vint à 
la Société de la part de l'abbé Guillaume de Villefroy (10). 
C'est lui probablement qui attira vers les capucins hébraïsants 
la sympathie du duc d'Orléans, dont il était le secrétaire. 


A la Révolution, il émigra dans les Etats Pontificaux, revint à Amiens après la Per 
et y mourut en IRON, pieusement. 

(1) Clauds-Francois Noël, vétu le 12 mars 1741 à l’âge de 16 ans et 8 mois, défi- 
nitceur provincial de 1368 à 1776. 

2) Jean Paris né le 19 août 1736 à Montagney (Haute-Saône), vêtu le 27 septembre 
1759. Il se retire à Rome, pendant la Révolution, y devient membre de l’Académie 
des Arcades (cf. Memoires... par l'abbé d'Auribeau, p. 803). Quérard le confond 
avec le P. Sixte de Marvaux, capucin de la province de Lorraine. 

(3) Claude-Langlois né à Juvigny-sur-Marne en 17:39, vêtu en janvier 1357, mort 
curé de Bennecourt (Scine-et-Oise) en 1807. 

(4) -Claude-Robert Heurtault, d'abord lieutenant-civil au baïillage d'Issoudun, vêtu 
le 12 octobre 1753, à l'âge de 35 ans. Il serait né d'après Quérard (Bibliogr. de la 
France. Supercheries litter.), et d'après l'abbé Renaudet (Hist. du dioc. de Bourges, 
ms. du Grand Séminaire de Bourges) le 15 avril 1717, à Issoudun. Quérard et l'abbé 
Hurel (Les Orateurs sacres à la Cour de Louis XIV, tom. Il, p. 186) le confondent 
avec un autre père Séraphin de Paris (Lemaire), mort le 10 septembre 1718 à l’âge de 
SU ans et qui fut prédicatcur du roi. 

(o} Edme Goudon, vêtu le 21 août 1713, à l'âge de 21 ans. Il a publié, sous le 
voile de l’anonÿmat, Les Psaumes erpliques dans le sens propre ou le rapport des 
psaumes à Jesus-Christ, Paris. Desprez, 1760, 2 vol. in-12. 

(6) Né le 21 avril 1713, maréchal de France en 17175, mort à Saint-Germain le 
22 aoùt 1793. 

(7) Né le 16 août 1696, mort à Paris le 22 août 1764. 

(8) Né à Limoges en 1668, mort le 9 février 1751. 

(9) 1 était né le 7 septembre 1729, il mourut le 20) décembre 1765. 

(10) Né en 15%, mort le 4 avril 1736. M. Vigouroux ne le cite pas non plus 
dans le Manuel Biblique, tom. 1. Mem. — Cf. pour servir à l'hist. eccles. du XVIII. 
siècle. 2° édit. Paris. Leclerc, tom. 1v, p. 377 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 457 


Il était aussi docteur en théologie, professeur d’hébreu au 
collège royal et abbé de Blasimont. Ses conseils devinrent 
la lumière de la société. [l les publia dans un livre intitulé 
Lettres de M. l'abbé de *** à ses élèves pour servir d'introduc- 
tion à l'intelligence des divines Ecritures et principalement 
des livres prophétiques relativement à la langue orientale (1). 
Le mérite de ces lettres fut l’objet de vives discussions 
entre les savants, et donna lieu à diverses productions. Le 
Journal de Verdun (février 1752, p. 84) publia par la plume 
d’un ancien oratorien, Ch. Francois Le Roy, trente-deux 
pages de Réflexions Théologiques sur le premier volume de 
lettres. Un docteur de Sorbonne, Besoigne, publia aussi ses 
Réflerions également théologiques sur les écrits de M. l'abbé 
de V"" et de ses élèves, les jeunes Pères Capucins (2). 

Le jésuite Feller publia ses pensées (3) ainsi qu’un autre, 
Contant de la Malette, mort plus tard sur l'échafaud révo- 
lutionnaire. | 

Les capucins prirent la défense de leur maître, et la leur 
propre. Îls faisaient paraître dès 1752 la Réponse aux critiques 
de l’ancien oratorien (4), et plus tard une autre opposée aux 
raisons de Feller. Hurter. dans son Nomenclator litterarius, 
(IT, 339, 340) trouve cette réponse faible, comme l'était du 
reste, à son avis, la doctrine scripturaire des capucins. Un 
autre jésuite Andres, dit au contraire : « Jamais ilne s'était vu 
une académie de personnes entièrement vouées à l'étude des 
mœurs et des langues orientales et de tout ce qui peut contri- 
buer à l'intelligence des divines écritures. Nous avons eu de 
nos jours ce spectacle dans l’école du célèbre abbé de Ville- 
froy, malheureusement morte, pour ainsi dire, en son berceau. 
Dans le temps trop court de son existence, elle n’a pas laissé 
de nous donner de savantes et solides dissertations sur le 
double sens littéral des livres prophétiques, et d’autres utiles 
productions qui nous faisaient espérer de nouveaux moyens 
de comprendre les Saintes-Ecritures, et une nouvelle 
manière de nous en servir pour convaincre les Juifs 


(1) Paris, Collombat, 1751 et 1751. 2 vol.in-l2. 

(2) Paris, Quillau, 1752, in-12. 

(3) La Bibl. Soc. Jesu du P. de l'acker n’en oarle pas. 
(4) Paris. Quillau, 1752, in-12, de 71 pages 


458 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


et les incrédules, et faire triompher la religion » (1). 
Il est assez probable que ni le jésuite Andres, ni le P. Hur- 
ter ne se sont donné la peine de lire les écrits élaborés par 
la Société des Etudes Orientales. 
Les principales publications de la Société sont : 


1° Les Principes discutés pour faciliter l'intelligence des 
Livres prophétiques et spécialement des psaumes relativement 
a la langue originale ; suivis de plusieurs dissertations sur 
les lettres IT, III, IVet V de M. l'abbé de Villefroy, dans les- 
quelles il est traité de la conduite de Dieu à l’égard de son 
Eglise depuis le commencement du monde (2). 


2° Psalmorum versio nova, e.r Hebraeo fonte, cum argumen- 
is’ et notis, quibus dupler eorum sensus litteralis imo et mo- 
ralis exprimuntur. Ab auctoribus operis cui titulus Principes 
discutés... Paris. Hérissant, 1762, in-12, 4 et 406 et 2 pages. 

2 bis. Nouvelle version des psaumes faites sur le terte hé- 
breu, avec des arguments et des notes qui en développent le 
double sens lütéral et le sens moral. Paris, Hérissant, 1762, 
in-12 de 4-XLVIII-512 et 2 pages. 

3° Essai sur le livre de Job. Paris, Hérissant, 1768, 2 vol. 
in-12, 220 et #36 pages. Un mémoire de 217 pages sur lhis- 
torique et la doctrine de la société est placé en tête du pre- 
mier volume. Ce mémoire contient à la fin les traductions 
latine et francaise des prières de Mersèes, patriarche des Ar- 
méniens (31. | 

4° L'Ecclésiaste de Salomon traduit de l'hébreu en latin el 
en francais, avec des notes critiques, morales et historiques. 


(1) Delle origine, del progresse, ete. di ogni letteratura. XAX. 113. 

2) A Paris, chez Simon et chez Hérissint, 17551761. Quinze volumes in-1?. tom. 
1 Paris, Hérissant, 1755 in-12 de XII-512 p. La dédicace est adressée au comte 
d'Argenson, — tom. 11, 4S0 p. — tom. 111, 593 p. —tom. 1v. 491 p. plus deux 
pages d'approbations des PP. Damase de Paris. Paris Saint-Honoré, 17 mai 1754; 
Laurent de Réthel, id. mème date ; Séraphin de Capriculle, général, Rome, 21 
septembre 1751: Dorothée de Paris, provincial, Paris, Saint-Honoré, 1° mai 1754. 
— ton. v, 1598. SN et 2 pages, — tom vi. iv et 453 ct 3 payes, — tom. vit. 
ATo p. — tom. vin, 170 et 2 pages, — tom. 1x. 1799, 426ct 2? pages, — tom. x. 
06 et 3 pages, — tom. xi, 1361, 470 et 4 pages, — tom. xu1, 474 et 4 p. — tom. 
xt, 13614, 436 p. — tom. x1v, 424 et 4 pages, tom. xv,‘#4et 101et 88 p 

(3) On retrouve ces pièces dans les œuvres complètes du P. Ambroise de Lombez 
édit. du P. François de Bénéjac. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 459 


Paris, Hérissant, 1771 in-12. Les pages 429 à 462 contiennent 
des réponses à quelques critiques. 


5° Les prophéties d'Habacuc, traduites de l'hébreu en latin 
et en français, précédées d'analyses qui en développent le 
double sens littéral et le sens moral, et accompagnées de re- 
marques et de notes chronologiques, géographiques, gramma- 
ticales et critiques. Paris, Hérissant,1775,in-12,tom.I1, XLVIII 
et 456 pages ; tom. IT, 468 pages. 

5 Les Prophéties de Jérémie et de Baruck, traduites de l'hé- 
breu et du grec, en latin et en français, précédés d'arguments 
qui en développent le double sens littéral... Paris chez Simon, 
Marigot et les Auteurs. 1780. 6 vol. in-12 (1). 


7° Vie de sainte Claire par le P. Prudent de Faucogney (2). 
Paris. Simon. 1782. in-12 de 6-LIV-2-490-10 pages. 

& Lettres contre le docteur Kennicot sur la première édi- 
tion du livre de sainte Claire. 

On attribue spécialement au P. Sixte de Vesoul la traduc- 
tiun de l'Ecclésiaste et une traduction de l’histoire de la pre- 
mière croisade écrite en arménien par Mathieu d'Edesse. Ce 
dernier ouvrage a dû rester au manuscrit, et vraisembla- 
blement il est aujourd'hui perdu. 

Après [a mort du P. Louis de Poix (1782), ce fut le P. Sixte 
qui resta chargé de la correspondance de la Société avec les 
savants. Dès 1770, 1l avait annoncé [a publication prochaine 
d'un dictionnaire arménien, latin, français et itaiien qui n’a 
jamais vu le jour, malgré la nouvelle annonce mise à la fin 
du premier tome des Prophélies d'Habacuc en 1775 (p. 455). 

Cet ouvrage, dont il faut regretter la perte, était le fruit des 
travaux de plusieurs missionnaires restés longtemps dans 
les pays où cette langue est en usage. On devait y trouver, 
outre les mots usuels, tous les noms propres de la Bible, les 
noms géographiques, les noms de personnes, de choses, des 
poids, mesures, monnaies, et instruments. Une grammaire 
arménienne, courte mais très claire, devait précéder cette 
savante publication. 


(1) Tom. 1, LXXVIIT — 2-123 — 5 pages — tom. 11, 916-4 pages — tom. 111, 484-4 
— tom. 1v, 5084 p. — tom. v, 476 — 4 pages — tom., vi — 413 — 3 pages. 
(2) C'est ce P. Prudent qui dis utait au bollandiste Berthod les prix de l’Acadé- 


#60 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


Le principal auteur de ce dictionnaire dont le manuscrit 
formait deux volumes in-folio, était le P. Gabriel de Villefor ; 
ce Père avait habité la ville d'Alexandrie pendant trente 
années au milieu de gens parlant l' arménien. Un prospectus 
fut imprimé avec ce titre (1) : Prospectus dictionarit quinque 
linguarum armenicae scilicet litteralis, armenicae vulgaris, 
latinae , italicae nec non Gatllicae. On ÿ exposait, en quatre 
paragraphes, les caractères de la langue, son utilité, sa 
richesse, sa beauté et son utilité. Dès le 18 mai 1771 le 
roi avait accepté la dédicace du livre et les approbations 
avaient été accordées le 20 janvier 1770 par l'abbé de Ville- 
froy, et le 8 juillet de la même année, par Lourdet le cen- 
seur royal. 

C'étaient les fonds qui faisaient défaut pour imprimer cette 
œuvre etles hébraïsants comptaient en 1789 sur la générosité 
de l’Assemblée Nationale. 

Elle avait d’autres soucis. 

Tout esprit impartial qui se veut donner la peine de par- 
courir ces écrits, en particulier les Principes discutés, accor- 
dera facilement qu'ils méritent de grands éloges. Aujour- 
d'hui, peut-être, que la science hiblique s’est développée dans 
une mesure extraordinaire, on leur reconnaîtra une moindre 
valeur, et à bon droit. Il n’en reste pas moins qu'ils font 
très bonne figure au milieu des travaux contemporains, de 
ceux de Calmet, Lamy, Carrière et autres. 

Les hébraïsants surtout s'étaient attachés aux principes qui 
ont rendu si fructueux les efforts du XIX° siècle : le recours 
au sens littéral, et à l'étude des langues originales. 

Leur principal ouvrage se divise en cinq parties. La pre- 
mière, la plus longue, qui remplit dix volumes, fait connaitre 
le sens littéral des psaumes relativement à l’ancien Israël, et 
relativement au Christ. La seconde partie est toute gramma- 
ticale, elle examine la valeur des conjonctions, des proposi- 
, tions et autres particules : la troisième traite des réticences 


mie de Besançon. Cf. Abb$ Morcy. Les Cap. en Franche-Comte. Les PP. Louis de 
Poix, Sixte de Vesoul, Jérôme d’Arras étaient membres de l'Académie des Arcades. 

(1) Arch. nat. C. 198. n° 1533. 35 pièces dont lettre au président de l’Assemblée 
Nationale, signée des PP. Jérôme d'Arras, Sixte de Vesoul et Gabriel de Villefor. 
— Supplique pour présenter ce prospectus. — Prospectus... de VIT p. in-4°. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 461 


qui sont à suppléer dans les psaumes, des analogies et autres 
hébraïsmes. Plus spéciale, la quatrième partie étudie le 
double sens littéral de certains passages de l'Ancien Testa- 
ment et les citations des psaumes employées par les Evan- 
giles ou les Epitres. La cinquième partie examine la science 
de l’hébreu que possédaient les Juifs, elle étudie enfin les 
ütres mis en tête de la plupart des psaumes. 

La nécessité du sens spirituel pour l'édification des fidèles 
avait prévalu jusque-là, et l’on s'était moins attaché au sens 
httéral. Les capucins hébraïsants reprenaient la méthode 
des Polyÿglottes, la méthode d'Origène, de Théodoret et de 
sant Jérôme, le maître en Ecriture Sainte. 

En fait, leurs travaux furent diversement appréciés. Le 
P. Houbigant, oratorien, publia l'Eramen du Psautier fran- 
cais des RR. PP. Capucins (1). D'après cet auteur, doué d’une 
singulière imagination, correcteur plus tard, en 1783, du texte 
original de la Bible, les hébraïsants n'auraient pas dû prendre 
pour sujet ordinaire des psaumes les Juifs captifs et mal- 
traités par les Chaldéens ; ils donnaient en conséquence une 
fausse idée de la langue biblique, et 1ls en avaient ignoré le 
génie propre. Cette critique épargnait du reste les Principes 
discutés dont elle couvrait de‘fleurs la doctrine. Mais le 
P. Houbigant perdit tout crédit par sa publication de 1784. 

Un deses élèves, l’abbé Jean-Baptiste Ladvocat, professeur 
de Sorbonne, était alors en train de faire la guerre à toutes 
les traductions des psaumes. Il n’épargna pas celle des ca- 
pucins (2). Il est à noter que six mois auparavant, le mème 
auteur avait été chargé d'examiner le livre, et qu'il en avait 
approuvé avec éloges la traduction incriminée (3). 

Les capucins répondirent à ces attaques. On trouve à la 
fin du tome XV de leur grand ouvrage une dissertation 
scientifique où les auteurs se défendent pied à pied et vic- 
torieusement. On les accusait d'admettre, sans raison, un 
double sens littéral : or ce double sens, qui n’est autre que 


(1) A la Haye et à Paris. Didot le jeune, 17614, 151 pages in-40. 

(2) Jugement el vbservations sur les traductions des psaumes de M. Pluche et de 
M. Gratien, et en particulier sur celle des RR. PP. Capucins et de M. Laugeois, à l'u- 
sage des écoles de Sorbonne, Paris, Vincent, 1763, in-12. 

(3) l’rencipes discutés, tom, xv. Reponse, p. 10. 


v 


162 ‘TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUK L'ÉCRITURE SAINTE 


le sens historique et le sens prophétique, on le trouve in- 
diqué et recu par Origène, Tertullien, saint Jean Chrysos- 
tome, saint Basile, Clément d'Alexandrie, saint Auvustin, 
saint Jérôme, Bonfrère, Salmeron, Corneille a Lapide, Cal- 
met (1). Du reste, l'abbé Ladvocat reconnaissait lui-mème 
que la traduction était édifiante, plus théologique que celle de 
Laugeois, conforme aux principes discutés, que plusieurs en- 
droits étaient traduits avec noblesse et majesté, surtout ceux 
qui concernent ce Messie et les grandes vérités de dogme et de 
morale de notre sante religion. Après un pareil éloge, la 
critique peut-elle s'attacher à d'autre chose qu’à des détails ? 

I plut à un étranger qui signait « M. de Saint-Paul » et 
se qualifiait « ancien mousquetaire du roi, et membre de 
l’Académie de Rouen », de se jeter dans la mèlée. Sa plume 
fut violente et satyrique avec un air de gaieté. 


à Ridentem dicere verum 
Quis vetat (2)? 


Il publia son appel du jugement rendu par M. l'abbé Lad- 
vocal dans la cause où il s'est constitué juge de quatre tra- 
ductions des psaumes (3). Etait-il bon, dans un combat tout 
théorique, de tremper ses armes dans le vinaigre ? 

En Italie, on fut plus pacifique. Les travaux sur Job, 
dont la comparaison avec ceux de Bolduc sur le mème 
sujet serait intéressante, le commentaire de l'Ecclésiaste, 
furent traduits en italien par le P. Ferdinand de Varèse, 
les Principes discutés par le P. Modeste de Monfilotranno 
(13 tomes) et Mathieu de Lodi {6 tomes). On publia enfin le 
Volgarizsamento dei Salmi facto dei Cappuccini della Socteta 
Clementina de Parier. {4) 


(1) Tom. xv. p. 3 de la Heponse. — Cf. tom.1. p. 250-354. 

(2) Horace. sat. E. 

(3) En France, 1563, in-12 de 2 p. La seconde édition, de 1703 également, n'est 
peut-être pas autre chose que la premitre. Elle contient toutefois les Conclustons 
sur l'appel du jugement rendu par M. l'abbé Ladvocat entre deux psautiers (31 
pages) et l'Erplication de differents morceaux de lEcriture-Saïnte (164 pages) à 
savoir : Danici, ch. IX. 21-27. — Isare. LXV. 20 et Gencs. I et I1. — Enfin une ob- 
ser\ation sur la nature des esprits ou tutelligences. 


(1) Torino. 1759. — Les autres traductions parurent à Macerata. 1789-1799. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUP. L'ÉCRITURE SAINTE 463 


Le roi de Pologne, Stanislas, écrivit aux auteurs pour les 
féliciter le 9 août 1762. (1) 

Les Souverains Pontifes louèrent hautement l’œuvre du 
P. Louis de Poix et de ses compagnons, en particulier 
Benoît XIV par sa lettre du 9 avril 1755 {Luitteras vestras Pu- 
risiis, datas 2? januarti), Clément XIV par son bref du 
18 août 1760 (2) par ses lettres du 20 août 1760 (Soccetati ves- 
trae), et du 22 juin 1762 (/?eddita sunt nobis); enfin par son 
brel du 13 juillet 1763 (Alia duo praeclari operis), et sa lettre 
du 12 décembre 1764 (Postrema quatuor). 

Dans cette dernière marque d'encouragement, le Pape 
déclare aux savants éditeurs que leur travail ne procurera 
pas une médiocre gloire à l'Eglise. IL les exhorte, non à se 
ralentir, mais à devenir plus ardents chaque jour, et il prie 
Dieu de leur accorder la santé nécessaire à la production de 
si grands travaux. 

Enfin dans une lettre du 13 décembre 1775 (Reddidit nobis 
dilectus Filius Ugo Provincialis vester et generalis Galliarum 
definitor), Pie VI déclare qu'il a éprouvé un véritable plai- 
sir à recevoir les fruits des travaux de l'Académie Clémen- 
tine. [l approuve le plan que les auteurs ont dressé pour 
défendre le texte des livres saints, et pour en constater la 
pureté par des preuves aussi fortes que solides (3). 

D’après l'eller, il faudrait ajouter à l’œuvre de la Société 
hébraïque, les écrits ou du moins une partie des ouvrages 
du P. Ambroise de Lombez, capucin de la province de 
Guyenne. 

C'est une affirmation exagérée. Les écrits attribués au 
P. Ambroise sont parfaitement son œuvre personnelle. Le 
P. Jérôme d'Arras publia seulement, en 1779, après la mort 
du P. Ambroise, une œuvre posthume, le Traité de la joie chré- 
lenne, et de plus, pour protester contre les déformations in- 
troduites par les éditeurs, le P. Ambroise dut signer les 


(1) Lettre datée de Lunéville. Elle est publiée dans l’Æssar sur Job, p. 178. 

(2) Bull. cap. tom. vu. p. 304. Les autres lettres sont à la fin des tomes xv et 
xvi des Principes diseutes. Voir aussi dans la Nouv, version des psaumes, p. 4H 
unc lettre du cardinal Passionei. Rome, 16 juillet Lit. 

(3) Les propheties d'IHabacuc. Paris 1735. tom. 11, double feuille intercalée entre 
les pages 402 et 103. 


A6 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


exemplaires du Traité de la pair intérieure, ou les faire apos- 
tiller par le P. Louis de Poix qui signait mème parfois en 
hébreu. 

Mais là s'arrète la collaboration des hébraïsants avec l'é- 
minent ascète que fut au XVIIT® siècle le P. Ambroise de Lom- 
bez (1. 

Ce qui est sûrement des Capucins de la rue Saint-Honoré, 
c'est le projet et le mémoire conçus en 1765 et 1768. A ce 
moment les auteurs des Principes discutés étaient au nombre 
de douze. Patronés par le Pape, ils avaient reçus du public le 
nom d'Académie Clémentine. Ys avaient achevé leur étude 
des psaumes, et l’on n'en croirait par ses yeux si l’on n'avait 
des textes précis, ils se préparaient à donner une nouvelle 
édition de la Bible polvglotte d'Angleterre, publiée par Brian 
Walton (1654-1657). Ils voulaient surtout la compléter, et lui 
adjoindre les quatre ou cinq versions orientales qui lui font 
défaut : la syriaque, l’éthiopienne, l'arménienne, l’ibérienne et 
la copte. On voulait encore revoir la version arabe, recueillir 
les restes du texte biblique persan, examiner à nouveau le Co- 
de.x Alexandrinus (2), etréimprimer la version italique publiée 
à Reims en 1743 par le bénédictin Sabatier. Œuvre immense 
à laquelle trente-six religieux devaient consacrer leurs la- 
beurs, partagés en quatre écoles : l’hébraïque, l’arménienne, 
l'arabe et la siamoise. Ce n'étaient pas là des châteaux en Es- 
pagne. Les provinces capucines de France auraient pu, sur 
leurs 4000 ou 5000 religieux, trouver ces quelques sujets et 
la bibliothèque du roi contenait déjà plus de 8000 volumes 
orientaux (3). 

Il fallait utiliser ces trésors. En 1768, le P. Louis de Poix 
revint à la charge. Ses travaux n’avaient-ils pas recu l’ap- 
probation de l'Ordre, les louanges de Benoît XIV en 1755? 
Il fallait en venir à une institution plus concrète, et le savant 


(1) Toutefois, les deux œuvres du P. Ambroise étaient cn vente chez les capu- 
cins de Saint-Honoré, comme en témoignent les prospectus insérés dans les vo- 
lumes des hébraïsants. 

>; Aujourd'hui à Londres au British Muscum. | 

(3: Ce mémoire de 1769 a été publié dans le Bull. de la soc. d'hist, de Parts 
(juillet-août. IS92, p. 98-115.) De mème le projet de 176X. lis sont aux Arch. Nat - 
G: 518-550. Voir aussi le premier volume sur Job. 1768 ; les 217 premières pages 


exposent longuement le plan des capucins. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 465 


initiateur des études bibliques proposa la création de la 
Société royale des interprètes du sens littéral de l'Ecriture 
Sainte, suivant les textes originaux et leurs versions orientales 
sous la protection du roi. Les membres de cette Société, avec 
un règlement à part, devaient jouir de l’exemption de la pré- 
dication et des confessions, être libres de toute charge ou 
supériorité. 

Ces plans ne se trouvèrent jamais réalisés. 

Le premier coup donné à la Société lui vint de la mort du 
P. Louis de Poix (1782) et l’on ne vit jamais ni l'édition des 
conciles, ni l'édition du P. Bernardin de Picquigny que les 
savants s étaient promis de livrer au public. Au moins, leur 
règlement de 1768 servit-il de base aux statuts de la Société 
asiatique en 1822. 

Avant de mourir, le P. Louis avait encore eu le temps 
d'encourager l'abbé Proyart (1) et de lui fournir des ma- 
tériaux pour son Histoire de Stanislas roi de Pologne. (Paris 
1783. 2 vol. in-8°). 

La Révolution dispersa ceux dont la mort n’avait pas fauché 
l'existence. L'Assemblée du clergé de France les avait hono- 
rés d’une gratification en 1787. Ils n’en purent jouir longue- 
ment (2). Mais leur œuvre avait déjà produit ses fruits. 

L'influence de la Société Hébraïque se fit sentir au loin. 
Les protestants eux-mêmes éprouvèrent le besoin d'étudier 
plus sérieusement l’Ecriture-Sainte. Et le théosophe Sve- 
denborg (3), de Suède alla jusqu'à s'inspirer de la méthode 
de nos hébraïsants. 


Avant de clore cette série des Capucins de Paris qui se li- 
vrèrent à l'étude de l’Ecriture Sainte, citons un dernier nom, 
celui d'un religieux bien connu dans son temps, le P. Joly. 
Dans le P. Joseph Romain Joly — tel était le nom dont il 
signait ordinairement ses volumes — il y a de multiples côtés 


(1) Né en Artois, en 1713, mort en INUI. 

(2) Mém. pour servir à l'hist, de la persevulion française par l'abbé d'Auribeau. 
Rome, 179,5, in-8. p. 372. 

(3) Mort en 1772. Cf, Nouv. bivg. gen. Didot-Hæfer. v. Louis de Poix. 

| E. F. VIII, — 30 


466 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


à considérer. Il y a en lui l'imagination du poète, la flamme 
ardente du missionnaire, la trempe d'esprit du savant, la plume 
acerbe du polémiste. IL a laissé de nombreux écrits. Nous 
n'en étudions ici qu'un seul. 

Le P. Romain de Saint-Claude était né en 1715, dans ce 
pays de Franche-Comté où les Capucins se sont développés 
si merveilleusement. | 

Son nom du monde était Joseph Joly. Il revètit l'habit le 
18 mai 1732. Il quitta sa province vers 1754, vint à Paris, et 
habita ensuite soit le couvent de la rue Saint-Jacques, soit 
celui du Marais, pendant trente-deux années. C’est là qu'il 
publia presque tous ses écrits. [ls lui valurent l'honneur 
d'être nommé membre de l’Académie des Arcades. 

Il édita en 1772 sa géographie sacrée. La seconde édition 
de cet ouvrage, plus riche en faits et plus correcte, contient 
de plus une table complète de la géographie sacrée, et l'his- 
toire naturelle de l’Ecriture Sainte. Plus d’une vingtaine de 
planches, 25 exactement, finement gravées sur cuivre, émbel- 
lissent le volume. 

La première partie se compose de dix-huit lettres, sans 
compter une lettre préliminaire pour expliquer le voyage 
d'Abraham de Chaldée en Chanaan, par la Mésopotamie. Les 
lettres suivantes parlent du séjour du peuple juif au désert, 
de la description de la marche des Hébreux, du tabernacle, 
des sacrifices, du partage des douze tribus, de l’ancienne Jé- 
rusalem, du Temple, de Ja musique du temple, de la Terre 
Sainte depuis la captivité de Babylone, du patriarcat de Jéru- 
salem, de la Jérusalem moderne et des voyages des apôtres, 
notamment de saint Paul. 

Dans la seconde partie, le lecteur désireux de se renseigner 
sur les termes d'histoire naturelle employés dans la Bible, 
trouve d'utiles indications sur les astres, les minéraux, les 
métaux, les végétaux, fleurs, plantes, arbres ou arbrisseaux, 
la manne, l’homme et ses diverses maladies, enfin les ani- 
maux, bètes féroces ou reptiles, oiseaux, insectes et poissons. 

Les planches sont des plus curieuses, etajoutent un grand 
intérêt. On y voit en particulier, la carte du pays fréquenté 
par les Patriarches (p. 6). la carte de la route des Israélites 
en sortant d'Egypte, jusqu’au passage du Jourdain (p. 12), la 


f 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 467 


carte de la tefre de Chanaan (p. 80), celle des douze tribus 
(p. 103), celle de la Terre-Sainte depuis la captivité de Baby- 
lone (p. 163), enfin la carte du voyage des apôtres (p. 200). 

À la fin du volume, cinq planches sont consacrées aux vé- 
 gétaux, cinq aux animaux. On remarque, parmi les pre- 
mières, le tamaris, le jonc marin, le génevrier, la menthe 
et l'hysope, la lavande, la mandragore, et parmi les secondes, 
la gazelle et le daim, l'ibis et le vautour ; le dragon éthio- 
pien et la tête du poisson de Jonas ont moins de valeur. 

Le livre entier est écrit d'un style sobre et châtié, tel 
qu'il convient à un ouvrage scientifique. Nous ne pouvons 
résister au désir de donner un petit échantillon de l'œuvre 
mème de l’auteur. Parlant, à la page 285, de l'homme, il 
s exprime en ces termes: 

« [l n’est point de monstre que l’homme ne subjugue par 
son adresse. Il arrète les éléphants dans les forèts de l'Inde ; 
il surprend les lions et les tigres dans les filets ; il va, sur 
un esquif, percer une baleine dans les mers du nord ; il at- 
tire les oiseaux et les quadrupèdes les plus rusés dans ses 
pièces. | 

« C’est néanmoins le plus faible et le plus misérable. Les 
animaux ont recu de la nature tout ce qui est nécessaire à 
leur conservation ; ils n'empruntent rien pour se garantir du 
froid. Les poissons sont couverts d’écailles, les quadrupèdes 
ont une peau fourrée ; [es oiseaux sont revètus de plumes. 
Il n'y a pas d'insecte si petit qui n'ait des armes pour attaquer 
un ennemi ou pour se défendre : et dans quelques-uns, la 
ruse supplée à leur défaut. Mais la nature n’a point donné de 
défense à l'homme. » 

Plus haut (p. 216) le mème auteur parle d’Ephèse et de 
saint Jean : « Saint Jean, ayant quitté Jérusalem après le dé- 
cès de la Mère de Dieu, se rendit à Ephèse. Il prit soin de 
cette Eglise, après le martvre de saint Timothée, mais, la 
trouvant déchue, il annonca sa décadence... On voit l’ac- 
complissement de cette menace dans les ruines d’'Ephèse qui 
n'est plus qu’un misérable village, habité par une trentaine 
de familles grecques, qui se sont baraqués parmi de vieux 
marbres, des morceaux de colonnes, d’architraves, de cha- 
piteaux, de murailles abattues et les restes d'un bel acque- 


468 TRAVAUX DES CAPUCINS DK PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


duc. On y voit aussi la vieille église de saint Jean où l’on 
descend par seize marches au bord desquelles il y avait une 
fontaine qui est ruinée. M. le Bruyn a trouvé dans l’église de 
belles colonnes de porphyre qui soutenaient une galerie su- 
perbe qui est démolie : mais les deux dômes de l'église sub- 
sistent encore et sont couverts de plomb. Les Turcs en ont 
fait une mosquée. On fit voir un peu plus avant, à M. le Bruyn, 
les fonts où saint Jean baptisait ; ils sont construits d’une 
pierre de jaspe grise ; ils ont seize pieds de diamètre : ce 
sont des marches circulaires par lesquelles on descendait 
comme dans un bain. Il vit aussi la prison où saint Paul 
avait été enfermé, composée de quatre chambres qui sont 
faites de belles pierres de marbre : l'enceinte est quarrée ; 
le bâtiment est sur une montagne. Quant aux débris du 
temple de Dieu, ils sont hors d'Ephèse, au delà d’une plaine 
agréable, au bord d'un marais et au pied d'une colline. » 

Ces deux échantillons donnent une parfaite idée de la facon 
de l’auteur. 


Conjointement à l'étude de l'Ecriture Sainte chez les Capu- 
cins de Paris, ne peut-on pas parler ici de l’école des jeunes 
de langues établie par les mèmes Pères à Constantinople ? 
Cette école — sans parler de la mission — compta une di- 
zaine au moins de religieux parisiens, et l'un des plus cé- 
lèbres fut avec le P. Romain de Paris, le P. Hyacinthe-Fran- 
cois de RU mort à Constantinople le 16 janvier 1739 au 
bout de 45 années de religion. 

C'est aussi à Paris que l'on pensa tout d'abord à fonder 
cette école, ou du moins une institution similaire, et l’on 
peut dire que, si elle fut l'œuvre des capucins français, elle 
recut un concours notable des capucins parisiens. 

Au Chapitre provincial de 1610, tenu à Saint-Honoré, les vo- 
eaux avaient accueilli favorablement la bulle de Paul V 4pos- 
tolicae Sedis (1) du 28 septembre de cette année. La définition 
nomma le P. Laurent (Lejeune)de Paris, professeur d’hébreu, 


(1) Bull. cap. tom. VI, p 360. Bull. Pred, tom. V, fol. 676. 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 469 


le P. Lucien de Paris, professeur d'arabe, et le P. Barnabé 
d'Amiens, professeur de grec. Mais tous ces beaux projets 
s'évanouirent à cause des troubles, qui suivirent la mort du 
roi Henri IV, arrivée cette mème année le 14 mai (1). 

Un second essai eut lieu en 1621, cette fois en Orient. Le 
8 avril, Marillacen fit part à l' ambassadeur de Constantinople 
de Césy (2). 

On reprit le projet en 1669. Il était cher au cœur de Louis 
XIV. Son but était religieux, mais aussi politique. Il voulait 
former des jeunes gens qui remplaceraient en qualité de 
drogmans les Grecs employés au service de l’ambassade 
française sur les côtes ottomanes. Il fit prendre en ce sens 
deux arrêts à la Chambre de commerce en date du 18 no- 
vembre 1669 et 31 octobre 1670. « Doresnavant les drogue- 
mans etinterprètes des Echelles du Levant résidant à Cons- 
tantinople ne pourroient s'immiscer à la fonction de leur 
emploi s'ils n'étoient françois de nature ;.. que de trois ans 
en trois ans (3) seroient envoyés aux dites Echelles de Cons- 
tantinople et Smyrne six jeunes garcons de l’âge de neuf à 
dix ans qui voudroient volontairement y aller et iceux remis 
dans le couvent des capucins desdits lieux de Constanti- 
nople et de Smyrne, pour y être élevés et instruits à la reli- 
gion catholique, apostolique et romaine et à la connaissance 
des langues, en sorte qu'on put s'en servir pour interpré- 
ter lesdites langues. ». 

La chambre de commerce de Marseille fut chargé de pour- 
voir à l’entretien de cette école. En 1686, l'institution était en 
plein exercice. Mais on ne voit pas que de France on y ait en- 
voyé régulièrement les subsides promis. On avait concédé 
300 1. par élève. IL fallut les réclamer plus d'une fois, en 
1682 (4', en 1717, 1718, 1723, 1727, 1736 (5. Un corps de logis 
spécial avait été construit et affecté à leur usage vers 1673 (6. 

% 


(1) Bibl. Mazar. ms. 2879. — Bibl. franc. ms. 91, p. 1496. — Bibl. Saint-Sulpice 
à Paris, ms 181. 

(2) Bull. de la soc. de l'hist. de France, 1891, p. 256. 

(3) Chaqu eannée, d'après l'arrèt de 1610. 

(4) Lettres et instrustions de Colbert. tom. IT, 2° partie, p. 218. — Lobineau. Hist. 
de Paris, tora. IH, p. 1531). 

‘5) Arch. de Saint-Louis de Péra. Série K 

(6} Id. Série K. 4. ltequête à M. de Nointel. 


470 TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 


Les élèves venaient du collège de Jésuites de Smyrne que 
l’on envoyait tout d'abord à Louis-le-Grand à Paris (1). À cet 
effet le roi avait fondé en 1700, douze bourses pour douze 
enfants arméniens. Un des élèves à remarquer est ce Panta- 
léon Xavier Locama, grec de nation, natif de Péra, qui n’est 
autre probablement que l'aïeul maternel d'André Chénier. 

Il dut avoir pour professeur à Péra le P. Hyacinthe de 
Paris. C'est ce religieux qui obtint des améliorations pour 
l'école des jeunes de langues. Le 26 décembre 1717, il écrivit 
au Régent pour obtenir une augmentation de subsides (2). 
Un arrèt du 7 juin 1718 fixa le nombre des enfants à douze et 
leur pension à 350 livres, outre les 120 livres payables une 
seule fois, lors de leur entrée, pour le trousseau. Le P. Hya- 
cinthe s’adressa également au Conseil de la Marine dans le 
même dessein. 

En 1721, l’école recut sa constitution définitive, sous le 
ministère Dubois. L'œuvre des Jésuites de Louis-le-Grand 
n'était pas merveilleuse. Ceux qu'ils expédiaient à Constan- 
tinople, ce n'était pas toujours les enfants ayant des « dispo- 
sitions naturelles et nécessaires pour bien apprendre les 
langues orientales ». En conséquence, on n’éleverait plus à 
Paris d'enfants orientaux. Mais parmi les élèves francais, on 
en entretiendrait dix qui partiraient aux Capucins après leur 
rhétorique (3). 

On songea dans le mème temps à imprimer une grammaire 
francaise et turque et un dictionnaire pour l'instruction des 
enfants. Le P. Hyacinthe ne put correspondre au désir du 
marquis de Bonac ambassadeur, faute « de loisir et de santé », 
et la rédaction de ces travaux fut confiée à l'un des célèbres 
orientalistes que Paris possédait alors, l'abbé Eusèbe Re- 
naudot (#4). 

On peut lire, dans le mémoire que cet abbé composa dans 
la circonstance (5), l’opinion qu'il s’est fait de l'instruction 


(1) P. Carayon. Relationsined. des missions de la C. de Jesus... dans le Levant. 
P-. 280. — Emond. Hist. du collège Louis le Grand. Paris. 1815. 

(2) Arch. Péra. K. 11 et suiv. 

(3) Arrèt du 29 juillet 1720. 

(4) 1648-1720. 

() Bibl. nal. coll. Renaudot. vol. :32, f. 513-522. — Arch. de la marine. B' 31. 
fol. 196-153. — Bull. de la Suc, de l'hist. de Paris. 1890. p. 99-112, 


TRAVAUX DES CAPUCINS DE PARIS SUR L'ÉCRITURE SAINTE 471 


donnée par les capucins. Sans étudier les langues à fond, et à 
la manière des littérateurs, ils donnaient à leurs enfants une 
connaissance pratique du langage et « ils méritent d'être 
loués pour le soin qu'ils ont pris de leur instruction et de 
leurs mœurs ». 

L’abbé Renaudot mourut en 1720. On ne reprit son idée 
qu'en 1787. Mais déjà l’école de Constantinople touchait à 
sa ruine. Elle avait vécu, relativement prospère pendant trois 
quarts de siècle, jusqu’à la Révolution ; elle avait fourni de 
drogmans l'ambassade française. L'école des Jésuites de Paris, 
se traina péniblement jusqu’en 1826. L'école des Langues 
Orientales créée par l'ordonnance du 20 août 1833 la remplaça 
avantageusement (1) et officiellement. Elle avait ouvert ses 
premiers cours en 17906 à la bibliothèque nationale. 


UBazp d'Alencon. 


(1) Correspondant, 10 septembre 1881. — P. Arsène de Chatel, ist. de la latinite. 
à Constantinople. ®% édition. Paris. Picard. 1S94. p. 308 et suiv. — Rapport du 
P. Romain, de Paris, préfet des jeunes de langues, à la FTORAÇAREE en 1745. (Arch. 
de S. Polycarpe à Smyrne). 


UNE MISSION EN PHRYGIE 


C'était en novembre 1898, deux jeunes missionnaires, an- 
ciens élèves du séminaire des RR. PP. Capucins, partaient 
pour un nouveau poste à ériger dans le Vicariat Apostolique 
de l’Asie-Mineure. 

Le train contourne l'extrémité du golfe de Smyrne et pé- 
nètre dans la vallée du Guédiz-tchaï, l’ancien Hermus. 
Bientôt l’on se trouve dans les plaines immenses de la Lydie; 
là s’élevaient autrefois l’opulente cité de Sardes, la capitale 
de Crésus, et plus à l’intérieur l'ancienne Philadelphie de 
l’Apocalypse, aujourd'hui Ala-Chehir, la belle ville. 

Pendant que les missionnaires font revivre dans leur 
esprit le souvenir des splendeurs passées du royaume de 
Lydie, le train continue toujours sa marche et pénètre dans 
les montagnes qui séparent la Lydie de la Phrygie. L'on ne 
voit plus que précipices et sommets escarpés et l'on n’entend 
plus que le sifflement sinistre de la locomotive qui s'enfonce 
dans une vingtaine de tunnels d’une longueur totale de 
3853 mètres. Après un parcours de 286 km., l’on arrive enfin 
à l'extrémité du plateau de la Phrygie, à 920 mètres d'altitude. 

C'est là, au pied des derniers contreforts du Mourat-Dagh, 
l’ancienne Dindymène de Phrygie, que se trouve la ville ac- 
tuelle d'Ouchak, par 27°,5° de longitude est et 38°,41° de lati- 
tude nord. Ouchak est une ville de 20.000 habitants environ, 
musulmans pour les trois quarts. Les Grecs au nombre de 
3000, ou à peu près, subissent avec peine le joug ou plutôt la 
tyrannie musulmane. [ls sont turcophones, c’est-à-dire qu'ils 
ont adopté la langue de leur dominateur, et avec sa langue, 
ses mœurs et ses habitudes plus ou moins barbares. La jus- 
tice divine a exaucé le désir de leurs pères lorsqu'ils criaient 
dans leur révolte impie : « Plutôt le croissant que la tiare! » 

Les Arméniens grégoriens sont à peine un millier. Les 
quelques catholiques établis à Ouchak ne comptent pas dans 


UNE MISSION EN PHRYGIE 473 


la population. Notre ambition est de multiplier leur nombre 
en ramenant à la foi des frères égarés. Mais le travail sera 
diflicile, tant est profonde l'ignorance, si nombreux et invé- 
térés sont les préjugés au fond des cœurs. Cependant Ou- 
chak et tout le pays qui forme la nouvelle mission ont un 
passé plein de dioire: ils forment aujourd’hui encore un pays 
plein de richesses et de ressources naturelles. Mais le schisme 
et après lui l’Iskam ont répandu partout leur manteau de té- 
nèbres et de ruines ; les villes anciennes ont perdu jusqu’à 
leur nom. Le travail du savant et de l'explorateur moderne 
consiste à retrouver la trace de ces villes et de leur nom 
dans lesinscriptions, les médailles, les débris de toute sorte 
ensevelis sous la.terre des champs et au milieu des ronces 
du buisson. | ; 

Nous avons cru être agréable aux lecteurs francais en leur 
disant un mot de cette contrée voisine, mais ignorée parce 
qu'elle était restée jusqu'à ce jour impénétrable. À chaque 
pas, sur notre chemin, nous rencontrerons ce qui fut une 
gloire du monde païen ou du monde chrétien. Notre récit 
ressemblera parfois à une sèche nomenclature,tant surgissent 
nombreuses les villes autrefois célèbres, les églises autrefois 
florissantes. Nous dirons d'abord les gloires profanes de notre 
Phrygie, au temps où le monde était encore païen ; puis nous 
énumérerons quelques-unes de ses gloires religieuses. Mais, 
en commençant, exposons en quelques mots sa situation éco- 
nomique actuelle. 


* 
# # 


Le territoire du caza (sous-préfecture) d’'Ouchak fournit au 
commerce le blé et l'orge, la vallonée, l’opium et divers 
autres céréales. Mais la principale industrie du pays est 
celle des tapis, dits tapis de Turquie ou tapis de Smyrne, 
parce qu'ils s’exportent par cette dernière ville. Chaque mai- 
son a son métier. Il se fait un roulement de fonds par se- 
maine de près de 2.000 I. tq., soit environ 45.000 fr. 

Administrativement Ouchak forme une sous-préfecture 
(caza) assez importante avec une population de 80.000 habi- 
tants dépendant du sandjak (préfecture) de Kutahia, du vi- 
layet ou province de Brousse. 


474 UNE MISSION EN PHRYGIE 


Comme province religieuse Ouchak rentre dans la cir- 
conscription du Vicariat Apostolique de l'Asie Mineure, dont 
le titre est dévolu à l'Archevèque titulaire de Smyrne. 

Au point de vue historique et géographique, Ouchak 
rentre dans cette province centrale de l'Asie Mineure con- 
nue sous le nom de Phrygie. 

La Phrygie, comme on le sait, était autrefois enclavée entre 
la Bithynie et la Galatie au nord, la Mysie, la Lydie et la 
Carie à l'ouest, la Pamphylie et la Pisidie au sud, et enfin la 
Cappadoce à l'est. Dans sa plus large acception, la Phrygie 
comprenait également la Lycaonie et la Pisidie. Cette der- 
nière province était souvent confondue avec la Phrygie 
Parorée. 

Le peuple phrygien, d'après l'opinion la plus probable 
des historiens, serait originaire de la Macédoine ; il vint dans 
les provinces centrales de l'Asie Mineure, avant la guerre 
de Troie, sous la conduite d’un certain Midas. Connu en 
Macédoine sous le nom de Brygès, il prit alors en Asie celui 
de Phryges. 

La divinité principalement en honneur chez les Phrygiens 
était la déesse Cybèle, la mère des dieux, surnommée Din- 
dymène. Ce surnom fut souvent donné à plusieurs mon- 
tagnes, au sommet desquelles s'élevaientles temples de cette 
déesse. Aujourd’hui encore une des plus grandes montagnes 
du territoire d'Ouchak, le Mourat-Dagh, porte le nom de 
Dindymène. 

Le peuple phrygien fut un peuple troglodyte. IF sut creu- 
ser les grandes falaises des montagnes de Phrygie pour y 
établir ses demeures, ses temples et ses tombeaux. Ces 
groltes qu’on rencontre par milliers, surtout dans le plateau 
central de la Phrygie, sont restées le cachet particulier du 
pays. Ce sont souvent des travaux gigantesques, et ils font 
l'admiration des touristes modernes. Ces monuments de l'art 
phrygien, de cette architecture taillée dans le roc, nous dit 
Texier, monuments conservés dans les solitudes des mon- 
tagnes, laissent dans l'esprit une idée confuse de la grandeur 
d'un peuple oublié, qui n’a laissé sur la terre que l’em- 
preinte de ses demeures et de ses tombeaux. 

Pour nous, chrétiens et prètres catholiques, dans ces mo- 


UNE MISSION EN PHRYGIE V'YEÉ 


auments, il est un point qui nous touche encore plus que 
leur architecture mème : ce sont les traces du culte chrétien 
qu'ils conservent ; des croix gravées sur la pierre et d’autres 
signes encore sont là pour attester qu'aux àges chrétiens, 
soit par suite des persécutions, soit à cause de la grande 
pauvreté du peuple, un grand nombre de familles vinrent 
chercher un asile dans ces demeures souterraines. 

JL est fort probable encore que les populations chrétiennes 
ont dû s’y retirer au temps des invasions musulmanes. 

Après l'extinction des dynasties nationales, l'empire de 
Phrygie tomba entre les mains de Crésus, roi de Lydie. Plus 
tard Cyrus mit fin au royaume de Crésus par la bataille de 
Tymbrée en 548. Du temps des Perses, la Phrygie faisait 
partie de la Satrapie de l'Hellespont. 

Lors du partage de l'empire d'Alexandre, la Phrygie échut 
à Antigone. Après la bataille d'Ipsus en 301, elle fut plusieurs 
fois démembrée et enfin tomba au pouvoir des Romains. 

La Phrygie, proprement dite, portait le nom de Grande 
Phrygie ou Phrygie Hellespontique qui comprenait la Troade, 
le nord de la Mysie, la Bithynie et une partie de la Galatie. 

La partie de la Phrygie qui tauchait à la Bithynie portait le 
nom d'Épictète ou ajoutée (au royaume de Pergame). La 
partie occidentale s'appelait Phrygie pacatienne (pacatiana) du 
nom d'un certain Pacatianus, préfet du prétoire en Orient 
sous Constantin. 

La Prygie Salutaire (salutaris), ainsi nommée à cause des 
nombreuses sources d'eaux thermales,comprenait les régions 
orientales. | | 

Enfin la Phrygie Parorée (hors des limites) comprenait la 
partie méridionale mal délimitée souvent confondue avec la 
Pisidie. 

Après la mort de Théodore le Grand (395), lors du par- 
tage de l'empire romain, la Phrygie fit partie du dipcèse de 
l'Asie de la préfecture d'Orient. 


* 
» + 


La Phrygie, comme on le sait, recut le flambeau de la foi. 
des mains de l’apôtre saint Paul lui-mème (Actes des Apôtres, 


436 UNE MISSION EN PHRYGIE 


passim). Elle ne tarda donc pas à devenir une partie impor- 
tante de l’Église primitive. Les auteurs ecclésiastiques 
parlent souvent des églises d'Asie (Smyrne et Lydie) et des 
églises de Phrygie. Les martyrs de Lyon chargèrent S. Iré- 
née de porter une lettre à leurs frères d’Asie et de Phrygie. 
Les églises de Lyon et de Vienne y joignirent d’autres lettres 
sur l’histoire des martyrs de ces deux Églises. Plusieurs 
pensent que S. Irénée porta lui-mème ces lettres en Asie 
par respect pour la volonté des martyrs (Bibliothèque por- 
tative des Pères de l'Eglise par Tricalet). 

Dès le premier siècle du christianisme, un vit s'ériger en 
cette province un grand nombre d’églises rendues illustres 
dans l'histoire ecclésiastique par le zèle, la sainteté et la 
science de leurs pasteurs. Le Martyrologe romain cite le 
nom de plusieurs saints et martyrs de la Phrygie : saint 
Adaucus, originaire d'Italie, citoyen romain et questeur. 
subitle martyre avec un grand nombre de ses compagnons; 
sainte Ariadne martyrisée sous l'empereur Adrien; les 
SS. martyrs Dionysius et Privatus ; S. Atticus et S. Hypatius, 
confesseurs. 

L'Oriens Christianus du P. le Quien, cité par les RR. PP. 
Richard ct Giraud, mentionne le nom de 62 évèchés, dont 
36 dans la Phrygie Pacatienne, sous la métropole de Lao- 
dicée, et 26 dans la Phrygie Salutaire, sous la métropole de 
Synnade. La plupart des titres de ces évèchés sont encore 
de nos jours conférés par Rome aux évèques sans siège, ja- 
dis dénommés in partibus infidelium. L'on peut voir le nom 
de cesévèchés dans la Gerarchia Catholica ou annuaire pon- 
tifical imprimé à Rome. 

La géographie ancienne de la Phrygie est à peu près en- 
tièrement reconstituée de nos jours, grâce aux recherches de 
plusieurs touristes anglais et allemands et de diverses mis- 
sions scientifiques envoyées en Phrygie. Nous connaissons 
à peu près l'emplacement ancien de tous ces évêchés. Mal- 
gré l'intérêt ecclésiastique qui pourrait ressortir d’une étude 
complète sur tous les évèchés de Phrygie, nous nous borne- 
rons à ne parler que d'Ouchak et à en énumérer les plus im- 
portants. 

La ville d'Ouchak occupe-t-elle l'emplacement d’une ville 


[2 


UNE MISSION EN PHRYGIE 477 


ancienne ? Il paraît certain d’après les nombreux fragments 
d'architecture en marbre blanc journellement extraits du sol, 
qu Ouchak se trouve sur l'emplacement ou tout au moins 
aux environs du site d’une ancienne ville. 

D'aucuns voudraient assimiler Ouchak à l’ancienne Eucar- 
pie de Phrygie, mais ce sentiment paraît erroné. Eucarpie 
rentrait dans la circonscription de la Phrygie Salutaire, sous 
la métropole de Synnade, et faisait partie de la Pentapole de 
Phrygie, composée d'Eucarpia, de [iéropolis, d'Otrous, de 
Stectorium et de Bruzos (près de Sandikli). C'est donc plus à 
l'est qu'il faut chercher l'emplacement d’'Eucarpie. M. Georges 
Radet ancien professeur de l’école francaise d'Athènes et au- 
jourd’hui doyen de la faculté de Bordeaux, tranche la question 
controversée sur Ouchak dans son Rapport sur une mission 
scientifique en Phrygte. | 

Deux textes épigraphiques, dit-il, recueillis par le capitaine 
Callier, publiés par Reinach, démontrent qu'Ouchak est 
l'ancienne Flaviopolis. Deux autres textes établissent avec 
certitude que Téménothyre se trouve aux environs ou peut- 
être sur l'emplacement mème d'Ouchak. Les monnaies qu'on 
possède de cette ville ont, avec une double légende, Flavio- 
polis au droit et Téménothyre au revers. Flaviopolis ne se- 
rait donc qu'un surnom de Téménothyre. Il est possible que 
les Téménothyréens aient déplacé leur chef-lieu à un autre 
endroit et que depuis la ville ait conservé les deux noms. Ce 
fait est commun dans l'histoire de la Phrygie. Nous le cons- 
tatons dans Apamée Cibotos (aujourd'hui Diénair) qui remplaca 
Célènes, dans Acroenos (Afion-Kara-Hissar) qui remplaca 
Léontocéphale, et dans Griménothyræ (Giaour-Oren) qui fut 
remplacée par Trajanapolis (Tcharichk-keui). 

Quoi qu'il en soit Téménothyræ-Flaviopolis est citée par les 
auteurs ecclésiastiques parmi les sièges épiscopaux de la 
Phrygie pacatienne sous la métropole de Laodicée, au dio- 
cèse d'Asie. On cite pour évêques de ce siège un certain 
Mathias pour lequel Nunéchius, son métropolitain, souscrivit 
au Concile de Chalcédoine en 451 et un certain Grégoire qui 
assista et souscrivit au VII‘ concile général, le second de 
Nicée en 787. 

- Aujourd’hui Ouchak est le centre d’une mission qui s'é- 


418 UNE MISSION EN PHRYGIE 


tend sur près de 300 km. de chemin de fer, depuis Sardes, 
l'ancienne capitale de la Lydie, jusqu'à Afion-Kara-Hissar 
(Acroenos-Léontocéphale), près de l’ancienne Synnade de Ja 
Phrvgie Salutaire. La Mission dirige également une école de 
warcons. Il serait à désirer qu’on put en ériger une seconde 
pour les filles complètement abandonnées, sans instruction 
et sans éducation. : | 

L'église de Laodicée, ‘aujourd'hui Eski-Hissar, près de 
Dénizli) fut la métropole de la Phrygie pacatienne ; on la 
trouve mentionnée parmi les sept églises de l'Apocalypse ; 
saint Paul la cite dans son Epitre aux Colossiens ; saint Ar- 
chippe, le compagnon de combats de l'Apôtre en recut, dit- 
on, le gouvernement. Plus tard, un de ses évèques, saint Sa- 
garis (VI octobre!, subit le martyre sous Marc-Aurèle. Saint 
Artémon, prètre de cette même église, subit également le 
martyre sous Dioclétien. Au 28 février, le Ménologe grec 
mentionne le nom de Nymphas, un des premiers Pasteurs 
de Laodicée. Nous connaissons le nom de 25 évêques de ce 
siège. 

L'église de Colosses (Honas), voisine de Laodicée, eut pour 
évèque saint Epaphras. L'on connaît l’épître de saint Paul 
aux Colossiens. Les martyrs Philémon et Appias étaient de 
Colosses. Leur esclave Onésime devint plus tard évèque; 
les uns le placent sur le siège d'Ephèse, les autres avec plus 
de probabilité sur celui de Bérée. À l’époque du schisme, 
l'évèque de Colosses, un certain Samuel, fut envoyé par 
Photius à Rome, afin de gagner les bonnes gràces du Pape, et 
fut ensuite récompensé du titre d'archevèque. 

L'église de Jliérapolis (aujourd'hui Tamouk-Kalessi), vot- 
sine également de Laodicée, est mentionnée par saint Paul, 
dans son épitre aux Colossiens (IV, 13); dépendant à l’origine 
de Laodicée, elle devint ensuite la métropole de la seconde 
Phrygie pacatienne. 

Cette église eut quelques évèques latins, parmi lesquels 
on cite Antoine, de l'Ordre des Frères Mineurs vers 1346 et 
un certain Etienne de Larolo du mème Ordre. 

L'église d'Éuménia ‘Ichikli) fat gouvernée par saint Thra- 
séas , énuméré par les auteurs ecclésiastiques parmi les 
urandes lumieres de l'Asie. Ce saint évèque subit le mar- 


UNE MISSION EN PHRYGIE 474 


tyre sous Marc- Aurèle. On connaît le nom de cinq évèques 
de cette église. 

L'église d° Apamée Cibotos (l'ancienne Célènes, aujourd’hui 
Dinatr) eut la gloire de donner plusieurs saints. On cite les 
martyrs Caius et Alexandre (10 mars), S. Maxime d’Apa- 
mée (30 octobre) et S. Acatius. Un de ses évèques du nom 
de Théodule souscrivit au Testament de S. Grégoire de 
Nazlanze. 

Dans la Phrygie Salutaire, l’église métropole de Synnuade 
(aujourd’hui Chouhoud-Ca Ar , près d'Afion-Kara-[lissar) fut 
gouvernée par S. Agapet (24 mars) et S. Michel (23 mai); ce- 
lui-cisouscrivit au VIl concile général, le deuxième de Nicée 
en 787. Les Grecs honorent comme saint un autre évêque de 
ce siège, Pausicacus d'Apamée, et en font mémoire le 13 mai. 
Le Martyrologe cite au mois de juillet le nom des martyrs 
Démocrites, Secundus et Dyonisius de Synnade. 

L'église de Hiérapolis ou plutôt de Hiéropolis de la Phrygie 
Salutaire (près de Sandikli), a souvent été confondue, à tort, 
avec Hiérapolis de la Phrygie pacatienne, voisine de Lao- 
dicée ; elle fut une des plus célèbres de la Phrygie. D’après 
le Bréviaire Romain, l’apôtre S. Philippe, après sa mission 
en Scythie, vint à Hiérapolis de Phrygie, où il fut attathé à la 
croix et lapidé. L'évèque qui gouvernait alors cette église 
était un certain Héros, chez qui se retira l'apôtre. Hiérapolis 
eut encore pour pasteur S. Papias, contemporain de S. Po- 
lycarpe et disciple.de saint Jean, puis saint Albercius I du 
temps de l'empereur Antonin. Saint Abercius mourut à l'âge 
de 72 ans après avoir lui-même désigné son successeur, 
Abercius Il. 

C'est au premier de ces Abercius que se rapporte la cé- 
lèbre inscription, découverte par Rhamsay et connue sous le 
nom d’épitaphe de saint Abercius. Elle est aujourd’hui à 
Rome, où elle a été transportée à l'occasion du jubilé de 
S. S. Léon XIII. 

Saint Apollinaire, une des plus brillantes lumières du 
second siècle, gouverna l'église de Hiéropolis et fit une 
apologie du Christianisme, volumen insigne, selon S. Jé- 
rôme, qu'il adressa à l'empereur Marc-Aurèle en 177. L'em- 
pereur recut favorablement un ouvrage si solide et arrèta 


LD UNE MISSION EN PHRYGIE 


momentanément la fureur des persécutions. (Extrait de la 
légende du Propre du diocèse de Smyrne, VI février). Cet 
évèché subsista jusqu'au XV" siècle. Il est régi alors par des 
évèques latins de l'ordre des Frères-Prêcheurs, de l'ordre des 
Carmes et par trois évêques de l’ordre des Frères-Mineurs. 
Ces trois derniers sont Jean II, nommé par Callixte III en 
1456, — Usric, son successeur, — Vincent qui siégeait en 
1490. (Cf. Richard et Giraud.) 

L'Eglise de Polybotum(Bolavadin)fut gouvernée par S.Jean 
le Thaumaturge.ÏIl combattit pour le culte des saintes images, 
du temps de l'empereur Léon l'Isaurien. 

L'Eglise de Mère /Merus), eut la gloire de donner au ciel 
les martyrs Macédonius, Théodule et Tatanius qui subirent 
le martyre du feu du temps de Julien l’Apostat. Le Martvro- 
loge marque leur mémoire au 12 septembre. 

L'Eglise de Cotyœum (Kutahia) a donné le martyr célèbre, 
S. Mennas, originaire d'Egypte. 

Héfélé, dans son /istoire des Conciles, parle d’un synode 
entre l'an 157-172, tenu à Hiérapolis de Phrygie. S. Apolli- 
naire présidait ce concile provincial au milieu de vingt-six de 
ses collègues. On y condamna Montan et Maximille, les faux 
prophètes, et Théodote le Corroyeur. 

Entre l'an 343-381, il y eut un second synode à Laodicée 
de la Phrygie pacatienne. On rédigea soixante canons ou or- 
donnances ecclésiastiques {1). 

Ces quelques détails historiques sufliront pour donner une 
idée de la célébrité des Églises de Phrygie. Nobis enim qui 
de illis nati sumus, à nous les descendants et les enfants de 
ces saints évèques, pasteurs pleins de zèle et d'intelligence, 
gloire des Eglises de Phrygie, à nous les frères de tous ces 
nobles martyrs qui arrosèrent de leur sang ces terres con- 
fiées à nos soins, incombe le devoir de chanter leurs travaux, 
Sapientiam eorum narrent populi et laudes eorum nuntiet Ec-* 
clesia (Eccl. 44); nous apprendrons au peuple à narrer leur 
sagesse ct notre mère, la sainte Eglise, se réjouira en pro- 
mulguant leurs louanges. 

FRANCK DEPORTL, 
Miss. Apost. 
e T0: 


(1) Héfclé, /istoire des Conciles. 


UN PROBLÈME HISTORIQUE 


‘L'ORIGINE DES CAGOTS 


Il y a quelque temps, dans une paroisse du sud-ouest de 
la France, nous fûmes vivement frappé de voir s'avancer, 
pour porter la croix processionnelle, un jeune homme de 
superbe carrure, vrai type du Nord, dont les yeux clairs, le 
visage doux et les cheveux blonds contrastaient avec la phy- 
sionomie générale des habitants de la contrée. « C'est un 
Cagot, nous dit-on. Il y a cinquante ans, jamais cet hômme, 
qui est d’ailleurs un des meilleurs chrétiens de la paroisse, 
n'aurait osé s'approcher pour porter la croix dans une céré- 
monie publique, jamais on ne le lui aurait permis. Les 
préjugés populaires le tenaient à l'écart avec tous ceux.de sa 
race, — Est-ce donc une race ? — Oui, mais une race de 
parias, une race maudite, comme celle des Bohémiens. » 

Notre curiosité était éveillée. De nombreux problèmes se 
posaient aussitôt à notre esprit. Qu'était-ce que cette race ? 
D'où vient-elle ? Quelle est son histoire ? Nous nous mimes à 
interroger, à parcourir les lieux, à compulser les ouvrages, 
qu'un haut personnage, savant distingué, voulut bien mettre 
à notre disposition, et c'est le résultat de nos observations 
que nous voudrions consigner ici. 

De nombreux auteurs, entre autres, de Belleforest, et 
Pierre de Marca ont parlé des Cagots, mais la plupart en se 
copiant, ou se faisant les échos de la voix populaire et entas- 
sant à leur sujet les erreurs les plus manifestes. 

Il y a un peu plus de cinquante ans, un éminent professeur 
de la Faculté des Lettres de Bordeaux, M. Francisque Michel, 
publiait deux intéressants volumes sur les /?aces maudites de 


la France et de l'Espagne, et relatait consciencieusement tout 
E. F. — VIII. — 31 


182 UN PROBLÈME HISTORIQUE 


ce qui en avait été dit avant lui. Son livre (1), aujourd'hui 
introuvable, est une mine précieuse, où l’on trouve compilé 
tout ce qui a rapport aux Cagots. Bien que nous ne soyons 
pas en tout de l'avis de ce savant historiographe, nous de- 
vons dire que ses travaux nous ont été d’un grand secours 
et ont abrégé singulièrement nos recherches personnelles. 

D'où vient d’abord ce mot de Cagot ? L'étymologie va peut- 
être fournir quelque lumière à l’histoire. M. Fräncisque 
Michel déploie dans cette question une érudition extraordi- 
naire. Il faudrait pour marcher sur ses traces, connaître toutes 
les langues. Nous ne le suivrons donc pas dans ses inves- 
tigations, d'autant plus que l’origine du mot paraît être assez 
simple. 

D'abord, ce n'est pas Cagot qu’on a écrit tout d’abord, mais 
bien Caffos, qui veut dire lépreux. Ce mot se trouve pour la 
première fois dans les fors de Navarre, dont la compilation 
remonte à l'an 1074. Cafjos, dont les Gascons ont fait Gakets, 
semble venir de cassatus, cassot, employé aussi pour dési- 
gner ces malheureux rebuts de l’humanité. 

Quant au mot Cagot, il peut venir du manteau spécial que 
portaient les lépreux, et qu'on appelait Cagoule; de mème 
qu'un autre de ses synonymes : capot, ou capin, vient comme 
cape et capuchon, du latin caput. I] paraît bien, dans tous 
les cas, que le mot de Cagot, employé pour désigner un faux 
dévot ou hypocrite qui cache ses vices sous l'apparence de 
la piété, vient du sac, ou cagoule, que portaient les pénitents. 

Peut-ètre encore le mot de Cagot n'est-il qu'un terme 
vulgaire et bas, que Le peuple aura inventé pour mieux mar- 
quer le mépris et Le dégoût qu'il avait pour la classe de gens 
qui nous occupe. 

Les Basques les appelaient 4gotac, la Navarre los Agotes, 
les Bretons les Caqueu.r. En d'autres lieux,1ls étaient nommés 
simplement les ladres ou les lépreux, ou encore les Gézifs ou 
Gézitains, à cause de Giézi, le Iépreux de l'Ecriture. 

Si nous placons les Cagueux de Bretagne parmi les cagots, 
c'est à cause de la similitude des noms, et aussi parce que ces 


A) Histoire des Races maudites de la France et de l'Espagne, 2 vol. 


Paris, Franck, 1847. 


L'ORIGINE DES CAGOTS h83 


malheureux furent l'objet au moyen âge des mêmes préven- 
tions et qu’on usa à leur égard de la même conduite. 

Il en est autrement des Marrans, ou Marrons de l’Au- 
vergne, qui sont, le nom l'indique, d'anciens juifs ou des 
maures convertis, et aussi des Coliberts de l’Aunis et de la 
Saintonge, qui furent toujours tenus pour une race inférieure, 
méprisée, mais contre laquelle on n’exerçait pas de sévices. 
Nous croyons que ces Coliberts sont des restes de la popu- 
lation lacustre primitive des bords de la Charente. D'un carac- 
tère doux et timide, ils ont subi pacifiquement le joug des 
vainqueurs, et continuant de s’adonner à la pêche et de vivre 
sur le bord des eaux, le plus souvent esclaves de leurs sei- 
gneurs, ils sont demeurés, par l'ignorance et la pauvreté, 
dans une condition inférieure. 

Les Cagots proprement dits habitent, outre le nord de 
l'Espagne, Navarre et Guipuzcoa, tous les départements du 
sud-ouest, jusqu'au Poitou et à la Bretagne. Dans beaucoup 
de ces régions, on trouve encore la Font au Hont deus 
Cagots; le Cam (champ) del Cagot; la font (fontaine) deus 
Chrestias, le pont des Ladres, etc... Dans le langage vulgaire, 
on parle encore avec mépris de la capotaille de tel lieu, et on 
montre dans certaines villes la rue des Cagots, le quartier de 
la Capoterie, etc. 

Ces quartiers existent à Auch, à Eauze, à Condom. dans 
le Gers. 

D'après un arrêt du Parlement de Bordeaux, en 1578, il v 
avait des cagots à Marmande et au Mas d’Agenais. 

Ils formaient à Bordeaux une espèce de faubourg, et 
avaient pour église Saint-Nicolas-des-Graves, appelé aussi 
S. Nicolas des Gahets. L’archiprètré fut transporté ensuite à 
Saint-Pierre de Gradignan, et s'appela d’un nom carac- 
téristique, que l’on traduisait ainsi : archiprétré de Cernés, 
mais qui voulait dire : «rchiprétré des galeux : archipresby- 
teratus Sarnestu. 

Il yavait des Cagots en Poitou, à l’extrémité de l'ile de 
Maillezais, et en Bretagne, à Loudéac, Pontivy, et dans les 
communes des environs de Saint-Brieuc. Un hameau près 
de cette ville s'appelle encore la Caqguinerie, nom commun 
à tous les lieux habités par les Caqueux. | 


hR4 UN PROBLEME HISTORIQUE 


Mais ce sont surtout les départements pyrénéens qui 
abritent le plus grand nombre de Cagots. 

À Aurignac et à Saint-Gaudens, on les appelait des Capins. 
Une rue de cette dernière ville porte encore ce nom, une 
ruelle des Cagots à Saint-Béat accuse aussi leur présence 
en cette ville. Les Cagots ou Capots de Saint-Bertrand de 
Comminges formaient une petite communauté. 

Ils étaient plus nombreux à Montgaillard, Campan, Luz, 
Lannemezan, Capvern, Hèches, Juillan, Ossun, Saint-Savin. 
À Aucun, ils occupaient tout un hameau, ‘et envoyaient des 
charpentiers dans toute la contrée. C'était la profession 
qu'ils exercaient de préférence. 

À Saint-Pé, un proverbe patois équivalant au nôtre : « Les 
cordonniers sont les plus mal chaussés », disait en parlant 
des Cagots charpentiers : « À la maison du Cagot, la gout- 
tière. » [Is avaient dans cette ville, à une époque très reculée, 
une. petite église à leur usage, appelée la Gleistate, et un 
cimetière particulier au centre de la ville, au Patanquet. 
C'est l'emplacement actuel de la chapelle des filles de la 
Croix. Le hameau voisin de Réouilhès aurait été primitive- 
ment habité par les Cagots. 

On raconte même qu’à la suite d’une rixe avec les habi- 
tants de Lourdes,les Cagots, en ayant tué un certain nombre, 
se servirent de leurs têtes pour jouer aux boules sur la 
place de Saint-Pé. Ils furent condamnés pour ce fait par le 
Parlement de Toulouse,et subirent de cruelles représailles. 
D'autresattribuèrentce méfait,quid’ailleurs n’est pas prouvé, 
à la population entière de Saint-Pé. Peut-être aura-t-on 
voulu s'en armer plus tard pour faire encore peser sur les 
Cagots maudits de plus lourdes préventions. 

A Lourdes, les Cagots habitaient, sur la rive droite du 
ruisseau Lapaca, non loin de la gare actuelle, un petit vil- 
lage qui porte encore leur nom. 

De Lourdes à Pau, dans la belle vallée du Gave, iln ya 
presque pas de village qui n'ait eu des Cagots. Ceux de Mon- 
taut, près de Bétharram, auraient, dit-on, émigré à Toulouse, 
et y auraient fondé le quartier de Wontaut. 

Le pays basque, francais et espagnol, avait aussi un grand 
nombre d'Agots ou Agotac. 


L'ORIGINE DES CAGOTS 483 


Ceux d’Espagne habitent surtout la vallée du Baztan, et 
le village de Bozate. Quand M. Francisque Michel parcou- 
rait ces contrées, pour y faire ses recherches, il devait 
éviter de consulter directement les Cagots, pour ne pas in- 
disposer les autres habitants du pays : « Ici, lui disait-on, 
on ne parle pas à ces gens-là. » 

Un seigneur de l'endroit, pris de pitié, avait voulu en 
transporter une colonie dans une autre contrée d'Espagne, 
où, inconnus, 1ls auraient pu se mêler à la population, mais 
ils revinrent tous à leur village natal. 

À Bayonne, il ne reste, comme souvenir des Cagots, 
qu'une fontaine hors des murs de la ville, entre Lachepail- 
let et Saint-Léon, qui, il y a quelques années, portait encore 
leur nom. 

Ils habitaient, à Biarritz, un quartier dit Gardague, et ils 
étaient aussi à Anglet, Arcangues, Ustarritz, et tous les 
lieux voisins, comme à Urt, à Espelette, à Hasparren, à 
Saint-Jean-Pied-de-Port. À Saint-Palais et à Ascain, on 
trouve encore l'Agot-carrica, ÂAgota-carrica, ou rue des 
Cagots. | 

La Soule, comme le Labourd, en a dans toutes ses par- 
ties. À peine compterait-on une seule commune dans les 
Basses, comme dans les Hautes-Pyrénées, où il ne s’en 
trouve point. 

Dans les Landes, la résidence principale des Cagots 
était à Bezaudun, dans le canton d'Arjuxans. Il y avait à 
Mont-de-Marsan un quartier des Gézits. 

À Capbreton, les Cagots, appelés aussi Gahets ou Gézits, 
habitaient le quartier dit de la Punte ou de la Pointe, et les 
habitants les employaient à fixer les/sables par des haies d’a- 
joncs ou à déblayer la rivière.Ils étaïent particulièrement nom- 
breux dans les communes de Saint-Martin-de-Hinx, Sainte- 
Marie-de-Gosse, Orx, Saubrigues et les environs, où 
abondent encore aujourd’hui d’excellentes familles issues 
de cette race. 

Partout, pendant de longs siècles, ces malheureux sont 
traités avec mépris et cruauté, sequestrés du reste des 
humains. 

Comme nous l’avons vu, on les confine dans un quartier, 


486 UN PROBLÈME HITORIQUE 


dans une rue, et on leur défend d'en sortir à certaines 
heures, de paraître en public en certains lieux, de s'arrêter 
dans les rues, ou de s’y montrer sans porter le signe dis- 
tinctif qui les voue à l’exécration : un morceau de drap rouge 
sur la poitrine, taillé en forme de pied d’oie. 

Ils ont leur place à part, à l'église, tout au fond, derrière 
les autres, ou dans une chapelle où ils sont le plus souvent 
entassés dans un très petit espace. Pour y accéder, il ya 
une porte spéciale pour eux, étroite et basse, avec un béni- 
tier à leur usage. 

Il leur est défendu sous peine d’être chassés de l'église 
de prendre de l’eau bénite au bénitier commun, et quand il 
n’y en a qu'un, on suspend auprès un bâton de bois, au bout 
duquel on tend l’eau bénite aux Cagots. 

Un Cagot du diocèse de Tarbes fut chassé honteusement 
de l’église avec défense de n’y plus jamais entrer, parce 
qu’il avait, par mégarde, touché un encensoir. 

Dans une paroisse des Landes, quelques années avant la 
Révolution, un Cagot s'étant aventuré jusqu'à prendre de 
l'eau bénite au bénitier commun, se vit assailli par un ancien 
soldat qui se tenait à l'affût, et qui, d’un coup de sabre, lui 
trancha la main. Cette main fut clouée pour l'exemple, au- 
dessus de la porte de l’église. 

Dans une autre église, un jeune Cagot, doué d’une très 
belle voix, crut pouvoir, sur l'invitation du curé sans doute, 
quitter sa place pour aller s'asseoir au lutrin près des autres 
jeunes gens, quand un homme robuste vint lc prendre et 
l'expulser violemment, lui reprochant comme un crime son 
origine cagote. 

Ces préjugés et ces désirs de distinctions allaient si loin 
qu'à Olesse (Basses-Pyrénées), on avait une manière spé- 
ciale de sonner l’Angelus pour les Cagots, quelques instants 
après l'Arngelus ordinaire. À Sauvagnon, on faisait la proces- 
sion dominicale pour eux, autour de leur cimetière, après la 
messe, tandis que la procession solennelle de la paroisse 
avait eu lieu avant. 

Les Cagots étaient, en effet, ordinairement exclus des pro- 
cessions ; S'ils y assistaient en quelques lieux, on leur défen- 
dait d'y porter des cierges. Ils ne pouvaient faire partie d’au- 


L'ORIGINE DES CAGOTS. #87 


cune confrérie. Toutefois, au XVIIT[° siècle, les abus s'intro- 
duisant, et quelques supérieurs laïques de ces associations 
devenant vénaux, on recevait quelquefois des Cagots, mais 
en leur faisant payer des droits d'entrée exorbitants. 

A Lucarret, on passait le pain bénit aux Cagots au bout 
d’une longue fourchette de bois. 

Jamais ils n’avaient le droit de venir à l’offrande au pied de 
l'autel comme les autres fidèles, mais le prètre allait à eux 
au fond de l’église. A Arbonne, tandis que les fidèles ordi. 
naires baisaient la croix d'argent, on ne leur permettait à eux 
que de baiser la croix d’une étole réservée à cet usage. 

On prétendait les confiner dans certaines professions qu'ils 
exerçaient d'ordinaire, et qui étaient réputées humiliantes. 
Le plus souvent, ils étaient charpentiers ou bücherons, tisse- 
rands, cordonniers. En Bretagne, les caqueux étaient cor- 
diers. À Pau, les caqueux étaient ramoneurs, el à Lescun, la 
charge de fossoyeur était héréditaire dans une de leurs fa- 
milles. 

Il est inutile d'ajouter que les non cagots ne contractaient 
pas de mariage avec un individu de la race maudite. Il fal- 
lait, pour passer par dessus ces préjugés, des circonstances 
bien fortes, et encore s’exposait-on à soulever autour de soi 
de terribles colères.C’est ainsi que vers la fin du XVIII- siècle, 
l'abbé de Lurde intente un procès à son frère aîné, seigneur 
de ce lieu, qui a épousé une Cagote, et ne prétend à rien 
moins qu'à le dépouiller, à cause de cela, de tous ses droits 
et privilèges, ce que le Parlement de Navarre ne voulut point 
admettre. 

Les Cagots étaient séparés du reste des chrétiens même 
dans le champ du repos, comme si leurs cendres elles-mêmes 
eussent pu souiller les morts de l’autre race. On les enseve- 
lissait souvent dans un cimetière à part, ou bien dans un coin 
spécial du cimetière commun. En plusieurs paroisses, ces 
coins de cimetière, réputés infâmes, ont été plus tard affectés 
aux protestants, aux suicidés, etc... À Claracq, localité des 
Basses-Pyrénées, comme les précédentes que nous venons 
de citer, on distinguait les tombes des Cagots en ce qu’elles 
étaient plantées de houx, tandis qu’on mettait du buis sur 
celles des autres chrétiens. 


488 UN PROBLÈME HISTORIQUE 


Mais quelle était la raison ou le prétexte de ces vexations, 
pourquoi ces particularités qui choquent si vivement aujour- 
d'hui nos instincts égalitaires et notre sens chrétien ? 

C'est qu'on.croit ces pauvres Cagots infectés de tous les 
vices, couverts de toutes les iniquités. On redoute leur con- 
tact, parce qu’on les dit atteints d’une maladie mystérieuse, 
d'une sorte de lèpre, signe de malédiction sur leur race ; et 
les autorités qui les tiennent à l'écart se flattent de servir par 
là les intérèts dont ils ont la garde et de prendre à bon droit 
des mesures hygiéniques et salutaires. 

Voilà pourquoi, en Béarn, on fait des pétitions pour les 
empêcher de marcher nu-pieds dans les rues, et de commu- 
uiquer ainsi aux autres leur ladrerie. Voilà pourquoi encore 
on les oblige, à Cauterets, à ne se baigner qu'après tous les 
autres et dans un lieu spécial. 

L'imagination d’ailleurs se donne libre cours au sujet de 
leur conformation physique et de leur prétendue maladie. A 
cause du morceau de drap qui les fait reconnaitre, les uns 
croient que leur peau forme sous l’aisselle gauche une véri- 
table patte d'oie qui s'enfle, ainsi que leurs lèvres et leurs 
glandes jugulaires quand souffle le vent du midi. D’autres 
disent qu'ils ont le sang tellement chaud, qu'ils ne peuvent, 
mème au plus fort de l'hiver, supporter la plus légère cou- 
verture. 

Les médecins célèbres comme Laurent Joubert et Am- 
broise Paré lui-même tombent dans ces erreurs communes. 

Le premier appelle le mal des Cagots une leucé générale. 
« En ellet, leur véritable mal, dit-il, ce n’est pas l’éléphan- 
tasis proprement dite, que l’on définit un chancre de tout 
le corps, et qui provient uniquement de l’atrabile, par suite 
de l'inflammation de toutes les humeurs ; ce n’est pas non 
plus ce que les Grecs appellent lèpre, et qui n’est qu'une 
affection de la peau, ni le mélas, sorte de vitilige. C'est dans 
la pituite, que la Capoterie a sa source. Tout l'indique : 
blancheur complète et toute de neige, absence de toute dé- 
mangeaison, surface du corps égale et unie, et bouffissure 
de la face. La seule chose qui fasse supposer qu'ils ne jouis- 
sentpas d'une parfaite santé,c’est eur mauvaise haleine ; ce qui 
provient de la facilité avec laquelle leur pituite se corrompt. » 


L'ORIGINE DES CAGOTS 489 


0 


Ecoutons maintenant le père de la chirurgie moderne. 
Paré explique qu'il y a deux sortes de lépreux, ceux qui sont 
atteints extérieurement de la maladie, et les lépreux blancs, 
ou Cagots, dont le mal est tout à l'extérieur « es visages 
desquels bien que peu ou point des signes sus alleguez ap- 
paraissent, si est-ce que telle ardeur et chaleur estrange leur 
sort du corps, ce que, par expérience, j'ai veu : quelquefois 
l’un d'iceux tenant en sa maison l’espace d'une heure une 
pomme fresche, icelle après apparoissoit aussi aride et ridée 
que si elle eust esté huict jours au soleil. Or, tels ladres sont 
blancs et beaux, quasi comme le reste des hommes, etc. (1). » 

Caxarnaut, huissier du conseil de Navarre, soutient la 
même thèse pour faire repousser les revendications des 
Cagots. « Ils sont maudits, dit-il avec une étrange assu- 
rance, lépreux à l’intérieur et damnés, comme l'expérience 
le démontre. » Et il ajoute : « La preuve que les Cagôts sont 
Iépreux, infectés et maudits, c'est que mème les herbes qu'ils 
foulent aux pieds se sèchent et perdent leur vertu naturelle ; 
les pommes ou tout autre fruit qu'ils posent dans leurs 
mains ou dans leur sein se pourrissent à l'instant même, 
sans compter que sur leurs personnes et dans leurs maisons, 
ils sentent mauvais comme des individus contaminés d’une 
grave maladie. » | 

Dans les environs de Pau, on leur attribuait encore des 
accès de frénésie, ou délire, appelés la Cagoutille, auxquels 
ils étaient en proie à certains jours, à la pleine lune, etc... 
les ouvriers quittant leur travail, jetant leurs outils à tout 
hasard, et faisant mille folies jusqu’à ce que l’accès fût passé. 

Dans les Landes, on les croyait encore sorciers, et on les 
empèchait d'approcher du berceau des enfants, s’imaginant 
qu'ils pouvaient, par leur seul regard, leur communiquer 
de terribles maladies, ou des infirmités incurables. 

L'isolement dans lequel ils vivaient et la répulsion que 
l’on avait pour eux leur faisaient attribuer toute sorte de mé- 
faits, et tous les crimes dont les auteurs demeuraient in- 
connus. C'est ainsi que la tradition met sur leur compte Îles 


(1) Œuvres d'Ambroise Paré, Paris, Macé, 1607, 20: livre, chap. XI, p. 72. 
Du pronostic de lèpre. 


490 UN PROBLÈME HISTORIQUE 


brigandages accomplis par une bande de nomades, réfugiés 
au château de Mauvezin, près de Lannemezan, qui semblent 
avoir été plutôt des bohémiens. 

L'examen médical des Cagots fut fait, en 1600, sans aucune 
prévention, par deux médecins de Toulouse, sur l’ordre du 
Parlement de cette ville. Ils attestérent « avoir visité vingt- 
deux personnes, dont un enfant de quatre mois, tous char- 
pentiers ou menuisiers, soi-disant Cagots, et qu'après avoir 
palpés, regardés exactement chacun à part, en tous les en- 
droits de leur corps, par plusieurs et divers jours, et fait 
saigner du bras droit, sauf l'enfant à cause de son bas-âge, 
non plus que sa mère parce qu'elle étoit nourrice, lui ayant 
fait néanmoins tirer du sang par ventouses appliquées sur 
les épaules, observé et coulé le sang d’un chacun d'eux, et 
avoir fait les preuves accoutumées, examiné les urines et dis- 
couru diligemment sur tous les signes de ladite maladie, le 
tout suivant les règles de l'art de médecine et chirurgie, 
sans avoir omis aucune chose nécessaire pour porter un bon 
et solide jugement en fait de si grande importance ; et pour 
voir si les soupconnés ou quelques-uns d’entre eux étoient 
atteints de ladrerie ou de quelque autre maladie qui y eùt 
quelque aflinité, et qui par communication pût préjudicier 
au public ou au particulier ; examiné aussi si les accusés 
avoient quelque disposition ou inclination à ladite maladie; 
le tout müreinent considéré par lesdits médecins et chirur- 
giens, ils rapportèrent d'un commun accord par leur rela- 
tion, qu'ils déclarotent avoir trouvé les vingt-deux personnes 
dont il s'agit, toutes bien saines et nettes de leur corps, 
exemptes de toutes autres maladies contagieuses, et sans 
aucune disposition à des maladies qui dût les séparer de la 
compagnie des autres hommes et personnes sains, etc. » 

Si donc les Cagots avaient eu à l'origine quelque lèpre. 
quelque maladie de peau, quelque vice de sang, justifiant 
jusqu'à un certain point leur relégation, il n’en restait plus 
de traces, au commencement du XVITI° siècle, et les Parle- 
ments avaient raison de décréter la suppression des bar- 
ricres, et la réhabilitation de la race maudite. 

L'Eglise n'avait pas attendu jusque-là pour le faire. C'est elle 
la première qui porta l'arrèt libérateur. Le Pape, par une 


L'ORIGINE DES CAGOTS 491 


bulle du 13 mai 1515, avait ordonné de traiter les Cagots 
sur le mème pied que les autres chrétiens, et de faire cesser 
les distinctions vexatoires auxquels ils étaient soumis même 
dans les églises. Un chanoine de Pampelune, chargé de 
l'exécution de la bulle, pour les Agots de Navarre, dut faire 
appel au Parlement et au bras séculier pour imposer l’ordre 
du Pape. Hélas ! les préjugés populaires étaient si enracinés 
qu'il fallut lutter longtemps pour obtenir Faffranchissement 
des parias, et plus d’une fois il fallut y renoncer. 

Le mouvement était créé cependant, et durant tout le siècle 
suivant, à la suite du Parlement de Navarre et de celui de 
Toulouse, les arrêts, autrefois défavorables aux Cagots, leur 
donnent raison et les rétablissent dans les droits de tous 
les autres citoyens. 

La Bretagne à son tour s'engage dans cette voie. Un avo- 
cat célèbre, Pierre Hévin, plaide la cause des caqueux, et un 
arrèt du parlement de Rennes du 20 mars 1681, déclare 
« qu'il n’y a plus de lépreux, ladres ou caquins ». L'exécution 
de cette ordonnance trouve bien des difficultés cependant, 
témoin ce fait, qui se passe en 1716, à Planquenoual. Un 
caqueux, Mathurin Rouault, vient de mourir, et on l’enterre 
dans l’église pour marquer que les honneurs rendus aux 
morts sont communs aux caqueux cet autres fidèles. La no- 
blesse, pour aider le clergé à vaincre le préjugé, assiste 
nombreuse aux funérailles. Mais le peuple réfractaire va, la 
nuit, déterrer le cadavre, pour le porter au cimetière des Ca- 
queux. La justice de Saint-Brieuc ordonne que le cadavre 
soit de nouveau déterré, et on le sale, en attendant l'arrêt 
définitif, qui est donné peu de jours après, pour réintégrer 
le mort dans sa sépulture primitive à l'église. 

A la mème époque, un curieux procès de ce genre qui se 
‘déroule à Biarritz, nous montre à quelles résistances se 
heurtaient les autorités favorables à la justice et à l’humanité. 

« Un nommé Estienne Arnaud, dit un document con- 
servé à la mairie, menuisier, de la race des Gotz, Quagotz, 
Bisigotz, Astragotz et Gahetz », veut obtenir le droit d’exer- 
cer les charges municipales, et de se placer à l’église dans 
les galeries réservées aux hommes. Grand émoi, protesta- 
tions des jurats et de la foule. Arnaud recourt aux magis- 


92 UN PROBLÈME HISTORIQUE 


trats, et obtient gain de cause. Le second jurat, Jean Petit de 
Labat, assemble la population dans le lieu des assemblées 
ordinaires, et tous unanimement le délèguent pour faire 
appel et obtenir la cassation du jugement. Onne sait pas 
quel fut le résultat final de cette démarche, mais tout porte à 
croire que l’on fut, à Paris, aussi humain qu'en Labourd. 

À la suite d'une rixe dans l'église pour empècher un autre 
Cagot de se placer dans la fameuse galerie, un nouveau 
procès est intenté, et se termine par un arrêt du Parlement, 
du 9 juillet 1723, défendant d'injurier les Gahets, et les au- 
torisant à prendre place dans les églises et dans les assem- 
blées communales avec le reste du peuple, à exercer les 
charges municipales, ete. 

Partout des efforts sont faits pour détruire les préventions 
populaires. Louis d’'Aiwnan du Sendat, archidiacre du Ma- 
wnoac, faisant la visite de l’église de Guizerix, s'engage 
bravement en sortant, sous la petite porte des Cagots, son 
cortège n'ose reculer, le peuple entier le suit, et la porte 
maudite w'inspire plus d'horreur. 

M5" de Romagne, évèque de Tarbes, mort en 1768, ne craint 
pas lui non plus, pour la première fois, d'élever des Cagots 
à la cléricature et de leur conférer les saints Ordres. 

La société chrétienne, on le voit, n’avait pas attendu la 
Révolution de 1789, pour affranchir les parias. 

C'était vraiment avec raison. Nous allons voir, en effet, 
que les Cagots ne méritaient nullement d’être mis au ban 
de l'humanité. 

Les examens médicaux de Toulouse, en 1600, ont fait jus- 
tice des préjugés au sujet de leur maladie. Il suflit de les 
voir aujourd hui pour se rendre compte qu’au point de vue 


moral et physique, ils ne sont en rien au-dessous des autres 


hommes. 

« La race cagote, dit M. Francisque Michel qui l’a longue- 
ment étudiée, possède la force et le courage. C’est chez elle 
qu'on trouve les hommes les plus intrépides et les plus en- 
durcis aux fatigues. S'il s’agit d'une corvée dangereuse, les 
Cagots sont les premiers requis, et ils marchent les premiers, 
en bravant tous les périls; enfin, ils sont toujours chargés 
des travaux les plus rudes, etils les exécutent avec succès. » 


——_— _ 


L'ORIGINE DES CAGOTS #93 


Trouve-t-on là les caractères d'une race dégénérée et malade ? 

Quels sont les caractères qui les distinguent des PERS 
lations indigènes ? 

Si l’on en croit les Basques et les Landais, ils n’ont ni la 
franchise, ni la vivacité particulière aux hommes de leur race. 
« Au physique, disent-ils, ils ont presque tous les yeux gris 
blancs, le nez camus, les lèvres un peu grosses, le lobe 
auriculaire très court, et un air triste et peu expansif. » 

« On remarque, dit M. Abadie, que les individus de cer- 
taines familles ont la peau très blanche et les yeux gris, cir- 
constances d'organisation qui s'expliquent par la prédomi- 
nance du système lympathique, résultant d’une habitation 
froide et humide. 

À Hontanx et Perquie (Landes), on prétend qu'ils sont or- 
dinairement de petite stature, qu'ils ont la physionomie 
large et basse, les traits gros et saillants, les yeux en- 
foncés et sans expression, le teint brun et olivätre. Du côté 
de Dax, au contraire, ils sont de haute taille, et ont’le teint 
roscet frais. A Lourdes, on remarquait qu'ils avaient le 
buste long et les jambes courtes. Ailleurs ils se distin- 
guaient par la grosseur de la tète. | 

Le caractère spécial que l’on s'accorde un peu partout à 
leur attribuer, c’est l'absence du lobe inférieur de l'oreille, 
dont le pavillon vient brusquement se coller à la joue. Cette 
particularité, nous l'avons vu nous-mème, se remarque, en 
effet, chez quelques individus, mais 1l paraît qu'elle n'est pas 
un signe exclusif. 

Après avoir entendu ces témoignages contradictoires, 
nous pouvons conclure avec un médecin compétent : «Je 
défie qu’on distingue en rien les Cagots des autres habitants. 
Comme ces derniers, ils présentent des teints et des traits 
différents ; on en remarque de bien faits, de mal tournés, 
de bons et de méchants, de riches et de pauvres, en un mot 
les mêmes qualités physiques et morales. » 

Tous ces caractères vont nous servir à étudier la mysté- 
rieuse origine des Cagots. Nous avons posé les données du 
problème. ‘Il faut maintenant tirer les conclusions. 

Ést-il nécessaire d'exposer les mille systèmes des auteurs 
à ce sujet? Ils ont fait des prodiges d'imagination, amonce- 


a UN PROBLÈME HISTORIQUE 


lant hypothèses sur hypothèses, sans jamais trouver une 
solution, parce qu'ils la voulaient savante, originale et la 
cherchaient dans le lointain, quand elle était bien simple et 
tout près d'eux: 

Nous avons étudié la question à notre tour, et nous croyons 
l'avoir résolue. Réfutons cependant tout d’abord les princi- 
pales opinions jusqu'ici en cours. 

François de Belleforest, Commingeoiïis, le premier qui ait 
parlé des Cagots, rapporte l'opinion populaire la plus com- 
munément répandue, et qu'il ne sera pas nécessaire de dis- 
cuter. « Les uns, dit-il, attribuent la maladie de ces hommes 
à la malédiction donnée par Hélizée à Giézi, son serviteur, 
et assurent que ce genre d'hommes sont de la race à laquelle 
la lèpre de Naaman (selon le dit du prophète), doit adhérer 
jusqu'à la fin du siècle. » Il approuve en conséquence la ré- 
légation dont ce peuple est victime et ajoute qu'il y a une 
preuve « que ce soit pour vray ceste race Giezite, et juisve 
chrestienne par le commandement de quelque prince, laquelle 
porte encore la pénitence du péché de leur chef. » 

Cet auteur mentionne cependant une autre opinion, qui 
sera reprise plus tard par Florimont de Rœmond, conseiller 
au Parlement de Bordeaux, et finira, comme la première, par 
acquérir aussi une certaine popularité. « D'autres disent que 
ce sont les restes des Goths demeurez en Gascoigne : mais 
c'est fort mal parlé, car la plus part des maisons d'Aquitaine 
et d'Espaigne, voire les plus grandes, sont issues des Goths, 
lesquels long temps avant le sarrasinesme avoyent receu 
la religion catholique pour quitter l'Arrianisme. » Cette ré- 
futation nous semble suflire, et nous ne nous arrèterons pas 
davantage à l'argument tiré de la prétendue étymologie du 
mot Cagot, que certains voudraient faire venir du patois 
Ca got, ou chien goth. Outre que le nom de Goth n'était pas 
communément dans la langue patoise, 1l n’aurait rien eu, 
comme Île faii remarquer Belleforest, que de noble et de 
wlorieux. Et puis cette appellation de Cagot est relativement 
récente : on ne la trouve dans les documents qu'à partir de 
1551. I serait bien étrange qu'on eût attendu si longtemps 
pour donner à cette race un nom rappelant son origine. 
Quant à la pièce de Biarritz, qui parle des « Gotz, Quagotz, 


L'ORIGINE DES CAGOTS | 495 


Bisigotz, Astragotz et Gahetz », outre qu’elle est récente et 
réflète une opinion populaire sans base, elle accuse seule- 
ment la préoccupation d’accumuler des épithètes malson- 
nantes à l'adresse des maudits. 

D'autres veulent que les Cagots soient des restes des 
Arabes défaits à Poitiers par Charles Martel, qui, au lieu de 
repasser les Pyrénées, seraient demeurés dans le sud-ouest 
de la France en se faisant baptiser. Mais comment admettre 
que les vainqueurs eussent laissé subsister sur leurs terres 
les envahisseurs qu'ils avaient mis en déroute ? Les Arabes 
d’ailleurs, traditionalistes par tempérament, vivant à l'écart 
et repoussés des chrétiens, auraient conservé sinon leur re- 
ligion, du moins quelque chose de leur langue ou de leurs 
mœurs particulières. 

C'était pourtant là l'opinion particulière d’un écrivain re- 
marquable, Pierre de Marca: « On leur donna la vie, dit-il, en 
faveur de leur conversion à la religion chrétienne, et néan- 
moins on conserva tout entière en leur personne la haine de 
la nation sarasinesque ; d'où vierrt le surnom de Gézitains, 
la persuasion qu’ils sont ladres et la marque du pied d’oie. » 
On ne verra pas bien en quoi la marque du pied d’oie prouve: 
la descendance sarrazine. Le soupcon de lèpre s'explique 
moins encore, non plus que le surnom de gézitain, et les dé- 
veloppements que le savant prélat donne à sa thèse, malgré 
l'abondance de l’érudition dont il les entoure, ne parviennent 
pas à nous convaincre. Ses preuves se résument ainsi : « Les 
Arabes d’Abdérame venus d'Espagne avaient eu le siège de 
leur empire à Damas en Syrie. Or, Naaman, le lépreux de l'Ecri- 
ture était aussi de Syrie ; donc on a considéré les Arabes comme 
infectés de lèpre. » Toute réfutation nous semble inutile. 

D'autres encore ont prétendu que les Cagots venaient des 
Albigeois, et qu'on les avait tenus à l'écart en haine de l’hé- 
résie, parce qu'ils étaient accusés de Ïa professer secrète- 
ment. Or, l'hérésie étant considérée par les bons chrétiens 
comme une lèpre morale, ceux-ci peu à peu en seraient venus 
à les soupconner de lèpre véritable. 

Cela ne ferait honneur ni au bon sens ni à la charité de ces 
prétendus bons chrétiens. Un peuple toutentierne se trompe 
pas de si grossière manière. 


496 UN PROBLÈME HISTORIQUE 


Pierre de Marca d’ailleurs réfute cette opinion, en faisantre- 
marquer que les Albigeois « commencèrent à paroistre en 
Languedoc environ l’an 1180et furentruinésl’an 1215, etnéan- 
moins les Cagots estoyent reconnus sous le nom de chrétiens 
dès l'an 1000, ainsi qu’on remarque dansle Chartulaire del’ab- 
baye de Luc, et l’ancien for de Navarre qui fut complet du 
temps du roi Sance Ramires environ l'an 1074 fait mention 
de ces gens, sous le nom de gaffos. » 

A la suite de tous les auteurs qui ont étudié la race mau- 
dite, M. Francisque Michel a voulu donner une solution nou- 
velle. Charlemagne ayant renoncé à poursuivre les Maures 
d'Espagne et repassé les Pyrénées, vit venir après lui des 
chrétiens espagnols et même des Arabes, cherchant dans les 
Gaules un refuge contre les envahisseurs. On a leurs noms 
et la teneur mème des concessions qui leur furent faites par 
le grand Empereur, qui plusieurs fois s'employa activement 
à les protéger. Les Cagots ne seraient autres que les descen- 
dants de ces réfugiés. 

Comment expliquer dans ce cas le soupçon de lèpre, si 
enraciné et si général dans le peuple ? Si on veut dire encore 
ici que l'on a transporté à la lèpre véritable ce qui avait trait 
à la lèpre morale de l'hérésie, nous demeurons toujours en 
face de cette énigme : l'erreur volontaire et la conspiration 
de tout un peuple contre l’évidence. D'ailleurs, l'hérésie 
arienne, dont on aurait pu soupconner ces réfugiés, était 
depuis bien longtemps éteinte en Espagne à l'époque de 
Charlemagne, et des chrétiens, persécutés à cause de leur 
foi, venant chercher asile sur des terres chrétiennes, ne 
pouvaient inspirer l'horreur et la répulsion que l'on éprouve 
pour des hérétiques. Ce qui le montre encore, c'est que ces 
familles de Cagots sont précisément, dans les plus anciens 
documents, appelées du nom de chrétiens. 

Il faut donc chercher une autre solution. Voici la nôtre. 

Les Cagots ne sont autre chose que des gens dont le teint, 
la complexion, le tempérament lymphatique paraissaient sus- 
pects à une époque où la médecine était encore dans l'en- 
fance. Quelque impureté de sang, quelque maladie de peau 
faisaient redouter qu'ils eussent la lèpre. L'horreur qu'ins- 
pirait ce mal, la crainte de le contracter faisaient prendre ces 


L'ORIGINE DES CAGOTS h97 


précautions, qui nous semblent aujourd'hui cruelles et bar- 
bares, mais que le sentiment public exigeait alors, comme il 
exige de nos jours, quand une épidémie éclate, le cordon 
sanitaire. Guéris plus tard de leur infirmité, ils avaient con- 
tinué d'inspirer la même défiance, on séparait donc de la so- 
clété, non pas seulement les vrais lépreux, mais encore les 
soupconnés de lèpre, et on distinguait les lépreux noirs et 
les lépreux blancs, dont le mal, dit Ambroise Paré, ne pa- 
raissait pas à l'extérieur. 

Sans doute, il y avait une différence entre ces deux classes 
d'hommes, et la séparation pour les seconds devenait moins 
sévère. Ils n’en excitaient pas moins d'abord la compassion, 
puis, comme les vrais lépreux, la répulsion et le dégoût. 

Il paraît bien avéré, d’après le témoignage de Laurent Jou- 
bert,et beaucoup detémoignages concordants de cette époque 
d'actes et de documents divers, que les Cagots avaient dans 
leur teintau moins une apparence de leucé, et sur la peau 
des taches blanches repoussantes. De là vient à notre avis, 
l'assimilation des Cagots aux Iépreux. De 1074 à 1551, où 
paraît pour la première fois ce nom de Cagot, ils sont partout 
désignés sous les mêmes noms que les lépreux : chrestias ou 
chrétiens, ladres, Gézits ou gézitains (à cause de Giézi, le lé- 
preux),nizels. Cependant on lesdistingue defait d'avec leslé- 
preux proprement dits. Les mesures édictées contre eux, àune 
époque chrétienne, ne peuvent s'expliquer que par là. Notons 
aussi que nous ne trouvons jamais, dans cette première pé- 
riode de leur histoire, la plus ancienne, celle qui devrait le 
mieux nous éclairer sur leur origine, aucun nom, aucun fait 
aucun détail qui indique une provenance étrangère ; jainais, 
en particulier, on ne leur fait le reproche d’hérésie, jamais 
on ne suspecte leur christianisme et leur orthodoxie. Cela 
ne suffit-il pas à réfuter toutes les opinions précédemment 
énoncées, et celle, en particulier qui voudrait qu'on les eut 
accusés de lèpre, uniquement parce qu'ils étaient héré- 
tiques ? Encore une fois, on ne peut expliquer que par une 
maladie apparente ou réelle la relégation dont ils sont l'objet ; 
caril est impossible de concevoir que des populations de 
contrées diverses comme sont les Bretons et les Bordelais, 
les Gascons et les Basques, les nobles et les vilains, les sa- 

E. F. VIII. — +2 


AT UN PROBLÈME HISTORIQUE 


vants et les simples, le clergé et le peuple, adoptent une 
mème ligne de conduite, et sous l'influence d’un préjugé 
qu’il étaitfacile de dissiper, se rendenttous cruels et absurdes 
de parti pris. Car il eût été cruel et absurde à la fois, de 
traiter ces gens comme hérétiques sous le prétexte que leur 
pères l’étaient autrefois, quand les curés, à l’envi, leur ren- 
daient au contraire ce témoignage qu ils étaient chrétiens à la 
manière de tous les autres fidèles, et que l’on ne surprenait 
chez eux aucune pratique spéciale, aucune superstition. 
Comment des préjugés uniquement basés sur une différence 
de religion auraient-ils pu se conserver encore quand le 
Béarn et l’Aquitaine, en grande partie, avaient embrassé le 
Protestantisme ? | 

L'erreur de ceux qui se sont occupés des Cagots a été de 
vouloir à tout prix en faire une race particulière. Il eût fallu 
d’abord se poser cette interrogation : Ont-ils les caractères 
d’une race spéciale ? Les témoignages entendus, il faut 
répondre : non. Ils ressemblent aux autres habitants des 
contrées où ils vivent. S'il y a dans certaines localités un 
type uniforme, distinct, ce sont les caractères d’une famille, 
qui ont dù s’accentuer toujours de plus en plus, puisque les 
Cagots nese mariaient qu'entre eux, mais ce ne sont pas les 
caractères d’une race. S'ils sont plus généralement blonds, 
s'ils ont le teint frais et rose, cela montre, comme le dit 
M. Abadie, que leurs pères furent lymphatiques, soit que ce 
füt leur maladie au commencement et l'affection qui les pré- 
disposait à la lèpre, soit que la lymphe se soit développée 
chez eux à la suite de leur relégation, de leurs souffrances, 
des mariages entre parents. Il n’y a pas jusqu’au manque du 
lobe auriculaire qui n'apporte une confirmation à notre thèse, 
en accusant chez les Cagots la descendance des vrais 
lépreux, chez qui les parties molles et charnues étaient les 
premières attaquées et détruites. 

Si les Cagots étaient une race part'culière, ils auraient 
conservé, non seulement le type, mais encore des usages, 
des mœurs, une langue, des restes d'un culte, comme Îles 
Bohémiens et les autres peuplades transportées en terre 
étrangère. Ils auraient conservé, maigré leur abjection, et 
pour se consoler de cette abjection mème, quelque souve- 


# 


L'ORIGINE DES CAGOTS | 499 


nir de leur passé. La fierté de la race se fût réveillée en eux 
pour répondre au mépris dont ils étaient l’objet. Or l’histoire 
nous les montre bien qu'intelligents, forts et actifs, toujours 
tristementrésignés, sans que Jamais le sentiment patriotique 
fasse explosion chez eux, sans que jamais se trahisse un 
mouvement de révolte, un élan vigoureux vers l’indépen- 
dance, sans qu’ils songent même à la vengeance. 

Des individus d'une race spéciale seraient demeurés 
réunis dans un mème lieu, ils se fussent groupés pour être 
plus forts ; or, jamais on ne vit de leur part semblable tenta- 
tive. Ils sont répandus un peu partout, et dans toutes les 
localités, ils se considèrent, non conme des étrangers, mais 
comme des indigènes fixés au sol sur lequel ils sont nés, 
quelqu’ingrat qu'il soit pour eux. | 

On nous objectera que, siles Cagots ne sont pas les débris 
d’une race, on devra les retrouver partout, et non pas seu- 
lement dans le sud-ouest ; car partout sans doute il y eut des 
gens soupçonnés de lèpre, et on dut user en France du 
moins dans toutes les provinces, au nord, au midi et à l’est, 
de la même conduite à leur égard. | 

Cela n’est pas sûr.LaFrance alors était divisée en provinces 
avec des mœurs et des usages très différents, et il peut se 
faire que les Cagots ne soient demeurés séparés du reste 
de la population que dans les provinces où l’on avait usé à 
leur égard d’une sévérité plus grande. Dans d’autres régions, 
le préjugé étant moins enraciné, et l'expérience prouvant 
qu’on pouvait sans danger fréquenter.ces pauvres gens, la’ 
séquestration avait pris fin en même temps que disparais- 
saient les léproseries et les lépreux. 

Peut-être aussi la maladie spéciale, l’altération du teint et 
la couleur de la peau, qui avait été appelée la lèpre blanche, 
lèpre intérieure, n'avait sévi que dans certains lieux ; ou bien 
elle avait été ailleurs moins remarquée et n'avait pas pro- 
voqué le soupcon de lèpre. Ceux qui en étaient atteints étaient 
demeurés dès lors mèlés au reste de la population, qui dans 
ces contrées, n’a pu même conserver le souvenir de ce mal. 

Quoi qu’il en soit, nous voudrions pouvoir compulser l’his- 
toire, si elle était faite, des léproseries du moyen âge. Nous 
y trouverions certainement la confirmation pleine et entière 


500 L'ORIGINE DES CAGOTS 


de la thèse que nous croyons pouvoir avancer ici. Des cher- 
cheurs plus heureux que nous la trouveront peut-ètre dans 
l'étude des documents locaux. 

Aujourd'hui, grâce à Dieu, les barrières derrière lesquelles 
étaient relégués les Cagots sont tombées : partout, ils sont 
entrés dans la vie ordinaire. On les reconnaît pourtant en- 
core, par les caractères de famille, par les traditions locales, 
qui sont tenaces dans les petits villages, et surtout par cer- 
tains noms patronymiques qui leur sont particuliers, et qui 
ne sont guère que des synonymes variés du mot lépreux. 

Nous n'oserions pas dire cependant que tous les préjugés 
à leur sujet ont disparu. On les croit encore vicieux, lascifs, 
orgueilleux ; dans de nombreuses paroisses, les non cagots 
éprouvent de grandes répugnances à s’allier à eux; les 
enfants continuent à se jeter à la face comme la plus cruelle 
injure le nom de Cagot ; et les familles, sous le manteau de 
la cheminée, rappelant les histoires anciennes ou récentes, 
entretiennent dans le secret leurs préventions et leurs 
méfiances. 

Les distinctions s’effacent cependant de lbs en plus, etil 
est facile de prévoir le jour où elles auront complètement 
disparu. On montrera encore, dansles vieilles églises, aux 
archéologues de profession, la porte basse et le bénitier 
réservé, mais le nom des Cagots ne sera plus qu’un souve- 
nir. Nous avons rappelé la longue et lamentable histoire 
de leurs misères, qui était déjà connue. Seul, le problème 
de leur origine s'enveloppait d'épaisses ténèbres. Puissions- 
nous avoir réussi à y jeter quelque lumière. 


FR. Eunxestr-ManiE de Beaulieu. 
O. M. C. 


ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE 


DE 


SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 


DIRECTION SPIRITUELLE. 


Un des historiens de Saint-Léonard, le P. Salvator d’Orméa, 
avait recueilli quatre-vingt-dix-huit lettres, échangées entre 
le Saint et divers personnages, et les avait insérées dans l’é- 
dition des œuvres complètes de ce dernier (1). Un autre Fran- 
ciscain a tout récemment enrichi cette collection de quatre- 
vingt-six missives adressées à une seule destinataire, dona 
Hélène Briganté Colonna, noble dame romaine (2). Le texte 
original italien fait partie des archives de saint Bonaventure. 
Dans leur ensemble, elles offrent toutes les variétés du genre 
épistolaire : simples avis, rapports diplomatiques, direction 
spirituelle, questions dogmatiques. Nous n'étudierons icique 
les matières qui ont trait à la direction spirituelle ou aux 
questions doctrinales. 

Chose étonnante ! Ce moine, si constamment absorbé par 
les labeurs de l’apostolat, trouvait encore le moyen d’entre- 
tenir un commerce épistolaire, non seulement avec ses su- 
périeurs ou ses collègues, mais encore avec les sommités 
sociales du temps, nobles dames, prélats, souverains, y com- 
pris le chef de la catholicité. Il se plaint plus d’une fois dans 
ses lettres que le temps lui manque; mais la charité l'emporte 
sur la fatigue corporelle : il dérobe une heure au court som- 


(1) V. Traduction Labis, t. ], p. 417-632. (Casterman, 1858.) 

(2) Voir la traduction française : La Direction d'une äme, par le R. P. Jules 
du Sacré-Cœur (Vanves, 1893). L'édition italienne renferme 86 lettres, dont 
25 sans date, Pour ces dernières, le traducteur a rétabli l'ordre chronolo- 
gique, que nous indiquerons dans nos références, en nous reportant à son 
gracienx opuscule, 


502 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE 


meil qu'il s'accorde, et sait puiser dans son cœur et dans son 
expérience les consolations ou les conseils sollicités de son 
dévouement. 

Les principaux destinataires sont trois dames : la reine 
Marie-Clémentine, la duchesse Acquaviva Strozzi et dona 
Hélène Colonna, toutes les trois de résidence à Rome ou dans 
les environs. Trois belles figures qu'illumine d’un vif rayon 
de lumière l’auréole de l'apôtre franciscain. 

Marie-Clémentine descendait d'une race de héros, celle des 
Sobieski de Pologne. Elle avait épousé Jacques TITI d’An- 
vleterre, prince réfugié à Rome, et qui avait vainement tenté 
de recouvrer le trône de ses pères. Elle fut prématurément 
emportée par la mort, vers l’âge de trente ans, le 18 jan- 
vier 1735, laissant derrière elle deux fils, Charles et Henri, 
avec qui devait s’éteindre l'illustre et infortunée famille des 
Stuarts. Notre bienheureux ne tarit pas en éloges sur le 
compte de cette princesse « dont Rome ne cesse de pleurer 
la perte, déclare-t-il dans un de ses opuscules (1). D'une 
piété peu commune, elle faisait ses délices d'assister, chaque 
matin, àautant de messes qu'elle le pouvait. À la voir im- 
mobile, à wenoux sur le pavé, sans coussin, sans appui, on 
l’eût prise pour l'ange de la prière. Et chez elle, quel désir 
de se nourrir chaque jour du Pain des anges! Quelle fan 
insatiable, et que de larmes pour obtenir cette faveur ! Elle 
se mourait de langueur, parce que son cœur se tenait cons- 
tamment là où était l'objet de son amour! Dieu ne permit 
pas cependant que ses vœux fussent exaucés, sans doute 
afin d'élever son amour jusqu'à l’héroïsme, disons mieux, 
afin de faire d'elle une martyre d'amour; car, à mon avis, 
c'est ce refus qui accéléra le dénouement fatal, et j’en ai la 
preuve dans la dernière lettre qu'elle m'écrivit, presque 
mourante. Ce qu'il y a de certain, c'est que si on lui refusa 
la communion fréquente, on ne lui en enleva pas le mérite. 
Privée des doux épanchements de la communion sacramen- 
telle, elle y suppléait par la communion spirituelle, qu'elle 
renouvelait, non seulement à chaque messe qu'elle enténdait,, 
mais mille et mille fois par jour, avec un contentement 
intérieur inexprimable. » 


(1) Le Trésor caché, Œuvres complètes, t. 11, p. 481. 


DE SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 503 


« Je ne crois pas, dit-il ailleurs, qu’il me soit jamais donné 
de rencontrer un cœur aussi détaché du monde et de toutes 
les grandeurs terrestres. Je n'ai pas éprouvé une douleur 
aussi vive à la mort de mes proches qu’à celle de la reine. 
Elle m'avait ouvert le livre de son cœur, et je connaissais 
les trésors de grâce que le ciel y avait déposés. Le monde 
admire ses qualités extérieures, sa vie pénitente, sa modes- 
tie, son goût pour la retraite, sa conduite exemplaire; mais 
le Frère Léonard admire par-dessus tout ses vertus inté- 
rieures, son détachement absolu des créatures, son calme 
sous les coups du Dieu qui la crucifiait. Pour nous, effor- 
cons-nous d'aimer Dieu comme elle l’a aimé ; laissons tout, 
pour tout retrouver en lui, et approprions-nous la devise de 
la reine : Quod æternum non est, nihil est: Ce qui n’est pas 
éternel, n’est rien (1). » 

Le zélé directeur laisse ainsi tomber, en passant et d’une 
main discrète, quelques lueurs sur le visage transficuré de 
la fille des Sobieski,; 1l ajoute qu'elle se plaisait à confec- 
tionner des orneménts pour les églises pauvres, et que son 
exemple entraina les dames de l'aristocratie romaine. Mais il 
ne nous dit pas enquoises conseils contribuèrent à l’éclo- 
sion ou à l'épanouissement de toutes ces beautés morales, 
et nous ne le saurons jamais ; car, sur ses instances pres- 
santes, toutes les lettres échangtes entre la reine et lui 
furent brülées (2). I regretta plus tard cet acte de prudence 
excessive, et nous le regrettons plus vivement encore que 
lui. 

Nous serons plus heureux avec une autre de ses Philo- 
thées, la duchesse Acquaviva Strozzi, confidente de la prin- 
cesse Marie-Clémentine, peut-être une de ses dames d’hon- 
neur, et sœur du cardinal Acquaviva, cardinal-protecteur de 
la congrégation des Bonaventurins. Nous possédons dix- 
huitdes lettres de direction spirituelle qui lui sont adressées ; 
elles vont de l'année 1733 à 1747. C'est un écrin rempli de 
perles précieuses. Le cœur du Saint s’y épanche tout à l'aise, 
sans autre art qu'un immense amour des âmes. Avec quelle 
émotion attendrie 1l rappelle à la duchesse le souvenir de 


(1) Correspondance, t. I, lettres 15° et 16°, p. #43. 
(2) /b., lettres, 16° et 18°. 


504 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE 


celle qu’ils pleurent également! Avec quel soin paternel il 
cherche à allumer dans son cœur la flamme du zèle qui le 
consume lui-mème ! 

« Je vous écris, lui dit-il, comme je le faisais avec notre 
bonne reine. Les honneurs qu’on lui a rendus adoucissent 
la peine que je ressens de sa perte. Il faut maintenant que 
vous et moi nous profitions des beaux exemples de foi qu’elle 
nous lègue en héritage. — Je voudrais vous voir devenir 
une sainte, parce que Dieu a de grands desseins sur vous. 
N’allez pas les contrecarrer par la tiédeur, mais montrez- 
vous docile aux inspirations de la grâce. — Aidez-moi de 
temps à autre à gagner des âmes. Imitez la bonne reine, qui 
faisait la missionnaire et offrait au Père Eternel le sang de 
son divin Fils, afin que ma parole püt aller au cœur de mes 
auditeurs. De quatre heures à six, je croise le fer avec les 
puissances infernales. Unissez-vous à moi : élevez votre 
cœur vers Dieu, aux mêmes heures; offrez-lui le sang de 
son adorable Fils; et vous voilà missionnaire à peu de 
frais (1). » Fu 

Ailleurs, il lui définit la sainteté et l’incite fortement au 
combat, à la vigilance, aux efforts énergiques, à l'espérance, 
à la résignation. « Ne cherchez que Dieu et ce qui plaît à 
Dieu ; dirigez toutes vos actions vers cette fin, et vous aurez 
trouvé le secret de la sainteté (2). — Les épreuves sont la 
voie royale de la sainteté (3). — Habituez-vous à adorer les 
dispositions de la divine Providence dans les petites croix 
intérieures ou extérieures qu’elle vous envoie chaque jour. 
Acceptez ces croix, pressez-les dans vos mains : ce sont au- 
tant de trésors. Tenez-vous unie au Cœur de Jésus; là est 
la source de tout bien ; là vous puiserez la paix, cette paix 
ineffable qui est l’avant-goût des joies du Paradis (4). » 

La duchesse se plaint-elle de ses défaillances et des re- 
prises du vieil homme ? Le sage directeur se hâte de la ras- 
surer et de ranimer son courage par une pensée de foi. « Vos 
faiblesses ne doivent pas ètre pour vous un motif de décou- 


(1) Correspondance, lettres 16€ et 21°. 
(2) 1b., lettre 21e. 
(3) 1b., lettre 7e. 
(+) Zb., lettre 298, 


DE SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 505 


ragement ; elles doivent plutôt vous exciter à la reconnais- 
sance envers le Maitre suprême, puisqu'il ne laisse pas de 
vous combler de ses bienfaits (1). » 

Est-elle en proie aux désolations intérieures, à ces an- 
goisses dont les plus grands saints ne sont pas exempts? Il 
lui répond sur un ton de familiarité mêlé de finesse : « Ces 
aridités et distractions vous sont plus nécessaires que le pain 
de chaque jour. Dieu veut que vous les ayez. Sans elles, 
vous seriez une vaniteuse, une dévote pleine de suffisance, 
qui lui causerait mille dégoûts. Grâce à elles, au contraire, 
vous marchez la tête basse ; vous vous reconnaissez pour ce 
que vous êtes, et vous parvenez d'autant plus à plaire à Dieu 
que vous vous déplaisez davantage à vous-même (2). » 

Le découragement et la défiance paralysaient tous les 
efforts de la duchesse. Le Saint le lui reproche doucement, 
et lui indique le remède à y opposer. « Dilatez votre cœur! 
Les cœurs rétrécis par la défiance ne lui plaisent pas ; car ces 
craintes, ces inquiétudes proviennent d’un manque de lu- 
mière et de notions inexactes. Dieu est amour. Connaissant 
la fragilité de notre nature, il compatit à nos imperfections, 
surtout lorsqu'elles ne sont pas pleinement volontaires. Il 
chérit les cœurs saintement téméraires, qui non seulement 
espèrent, mais en qui déborde l'espérance dans ses miséri- 
cordes infinies; et puisque la défiance est la source empoi- 
sonnée de vos sécheresses, opposez-y hardiment un cœur 
dilaté par la confiance. Dieu est le souverain Bien ; aimez-le 
avec la partie supérieure de l’Âme, qui n’est pas assujettie 
aux sens, mais se règle d’après la raison, et persuadez-vous 
bien qu'on lui procure plus de gloire par un seul acte de Îa 
volonté, réglé sur les lumières de la foi, que par cent actes 
fondés sur la tendresse sensible, qui est toujours mélangée 
de quelque sentiment d’amour-propre, à peine aperçu (3). » 

Ne croit-on pas entendre saint François de Sales! C'est la 
même doctrine sûre et réconfortante, sous un ton plus sévère 
‘et avec un langage moins imagé. Le Franciscain ressemble 
à l'aimable évèque de Genève par la rectitude du jugement; 


(1) Correspondance, lettre 26°, 
(2) 1b., lettre 27e, p. 468. 
(3) /6., lettre 27e, p. 168. 


506 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE 


il lui ressemble aussi par la délicatesse des sentiments et la 
noblesse des motifs surnaturels qui le dirigent en tout. A la 
mort du cardinal Acquaviva (1747), 1l s'empresse d'écrire à 
la duchesse : « J'accours vous exprimer la part que je prends 
au deuil qui vient de vous frapper dans la personne de votre 
frère ; j'accours en mème temps vous consoler, par la pensée 
que sa longue maladie, supportée avec tant de résignation, 
est un gage manifeste du salut de son âme. » C'est sur cette 
épitre que se fermé la correspondance avec dona Strozzi. 

Hélène Colonna est la troisième fille spirituelle de saint Léo- 
nard. Nous la connaissons un peu mieux que la précédente. 
Après treize années de mariage, elle devenait veuve le 9 avril 
1729. Elle comptait une trentaine d'années à peine ! Elle avait 
six filles, dont trois moururent à la fleur de l’âge ; la vocation 
et l'établissement des autres lui causèrent, comme à toute 
mère, bien des tourments. Elle habitait ordinairement Tivoli, 
où l'apôtre franciscain vint prècher une mission pendant l'A- 
vent de 1730. Elle alla l'entendre, et, se sentant touchée de la 
grâce, lui manifesta son intention de n'avoir plus désormais 
d'autre époux que le Christ. 11 l'encouragea à persévérer dans 
sa résolution, la soutint de ses conseils et continua, par de 
nombreuses lettres, le bien qu'il avait commencé de vive voix. 
Elle lui survécut de quinze ans, et le Frère Diégo nous af- 
firme qu'elle mourut en odeur de sainteté, à Assise, aupres 
du tombeau de saint Francois (2). 

D'un style sobre et ferme, ce qui est le cachet du Saint, les 
épitres dont elle fut l'heureuse destinataire se distinguent 
des autres, ce nous semble, par plus d’onction et de suavité. 
Au reste, elles tendent au mème but : la réforme intérieure 
et l'esprit de sacrifice. Nous y respirons comme un parfum 
du Calvaire. 

En tête de ses missives, le Bienheureux inscrit cette 
franche déclaration, qui résume tout son programme : « Je 
ne veux pas seulement que vous sauviez votre àme ; Je veux 
que vous deveniez une sainte. Préparez-vous à courber la tête, 


(1) Correspondance, lettre 699. 


(2) Summarium, p. 586 ; — et P. Jules du Sacré-Cœur, Hélène Colonna, 
Préface. 


DE SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 507 


4 


et tout s’arrangera (1). » Il ne se contente pas seulement de 
tracer le programme ; il aide la noble veuve à le réaliser; 
et avec quel dévouement! Nous soupconnons, d’après ses 
réponses, que dona Colonna était une âme ardente, aux ma- 
nières hautaines, au caractère indompté. Il la reprend, l'é- 
claire sur ses défauts et lui apprend l'art des arts, qui est de 
se vaincre soi-mème et d’aimer Dieu. C'est un petit cours 
d’ascétisme, qu’elle provoque par ses demandes et dont 
nous dessinerons les grandes lignes. 

Au début, il lui écrit : « Soyez humble, aimez Dieu, dé- 
tachez-vous des créatures, et vous serez sûre de ne pas vous 
tromper. Quant aux imaginations qui se présentent à l'esprit, 
elles ne constituent un péché que par suite de l'adhésion de 
l'intelligence et de la délectation de la volonté. Autrement, 
il n’y a aucuñe faute ; il y a mème du mérite, si l’on sup- 
porte cet ennui pour l'amour de Dieu. En conséquence ne 
vous inquiétez pas; mais, tout doucement, sans trouble, dé- 
tachez votre pensée de ces folles imaginations (2). Tout le 
mal vient de vos passions, vives et immortifiées. Il ne suf- 
fit pas de soumettre le corps ; ce n'est là que le premier 
degré de la perfection. Il faut aller plus loin et discipliner 
aussi ces passions qui nous enlèvent la paix et nous dé- 
tournent de la présence de Die (3). » 

Les tribulations se multiplient, les infirmités s’aggravent, 
avec le poids des années. Le Bienheureux ne se contente pas 
d'y compatir et d'adresser à sa Philothée de banales conso- 
lations ; 1l lui explique le mystère de la douleur. « La plus 
grande marque que le Très-Hlaut puisse donner de l'amour 
qu'il porte à une âme, c’est de la tenir sur la croix; et les 
croix les plus méritoires sont celles qu'il choisit pour nous, 
et non celles que nous choisissons de notre propre chef. 
Tenez-vous donc dans une entière résignation et dans la 
- paix du cœurset vous acquerrez par là, avec de grands mé- 
rites, une belle place dans le Paradis (4). » Et un peu plus 
loin : « Les autres compatissent à vos douleurs; moi, je m'en 


(1) Hélène Colunna, lettre 4e. 
(2) /b., lettre 2°. 

(3) Z6., lettre 3e, 

(4) 1b., lettre 21e. 


508 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE 


réjouis avec vous, parce que je vois que par là le Seigneur 
dompte votre tempérament. Croyez-moi, une once de souf- 
france ou d'humiliation vaut mieux que cent livres de jouis- 
sances sensibles ou d’applaudissements(1).—-Les souffrances 
intérieures et extérieures sont le bois qui entretient le feu 
de l'amour divin (2).— Sainte Thérèse s’écriait fréquemment : 
Ou souffrir ou mourir. Pour vous, voici la devise qui vous 
convient : Souffrir et aimer... Priez pour moi, comme je 
prie pour vous. Vive Jésus ! Que Dieu vous bénisse (3). » 

Souffrir et aimer, aimer surtout, aimer toujours davantage : 
ces deux mots résument tout l’enseignement des maitres 
sur la purification progressive des puissances de l'âme et 
ses ascensions vers Dieu. Le reste n’est qu’un moyen. Aussi 
le Bienheureux prie-t-il sa Philothée de modérer ses pé- 
nitences corporelles, et l’engage-t-il à tournér tous ses ef- 
forts, d’abord vers la réforme intérieure, ensuite vers l’ac- 
quisition des biens qui ne périssent pas. « Apportez le plus 
grand soin, ajoute-t-il, à conserver trois sortes de pureté; 
la pureté de l'äme, par la détestation de tout péché; la pureté 
du cœur, en ne cherchant en toutes choses que la sainte vo- 
lonté de Dieu; et la pureté de la conscience, une pureté an- 
gélique (4). » 

Les dernières missives roulent sur la charité divine. Elles 
sont riches de doctrine et étincellent de beautés littéraires, 
quoique l’auteuf ne les recherche pas. « Notre plus proche 
parent, écrit-il à dona Colonna, est notre grand Dieu, envers 
qui nous avons des obligations infinies. Ne tenez compte 
que de lui ; tout le reste est moins qu’un grain de sable (5). 
Aimez Notre-Seigneur, aimez-le à votre manière ; aimez-le 
passionnément, sans mesure. Je ne voudrais pas que ce fut 
un amour efféminé, consistant dans les larmes et les affec- 
tions sensibles, mais un amour pur, jailli du cœur et procé- 
dant des vives lumières de la foi, qui nous fait comprendre 
combien grandes sont la beauté, la bonté, la sainteté de Dieu, 


(1) Hélène Colonna, lettres 18% et 23e, 
(2) /b., lettre 33e. 

(3) /b., lettre 71°, 

(4) /b., lettre 64e. 

(5) /b., lettres 474 et 63°. 


D! SAINT LÉONARD DE PORT-MAURICE 509 


et comment elles méritent d'être aimées par des cœurs in- 
finis. Cet amour a quatre degrés : l'amour de complaisance, 
qui contemple et savoure l'infini des perfections de Dieu; 
l'amour de bienveillance, qui souhaite que Dieu soit connu 
et aimé de toutes les créatures : l'amour de préférence, qui 
place Dieu au premier rang, au-dessus de toutes les créatures 
possibles ou imaginables ; enfin l'amour douloureux, c'est- 
à-dire la vraie contrition.. Vous voyez que je vous ai trai- 
tée en grand; je vous ai écrit un in-folio, mais à la hâte et 
bien rapidement ; car le temps me manque. Que Dieu vous 
bénisse (1). » 

On peut rapprocher de ces lettres une épitre adressée aux 
habitants de Fabriano, à l’occasion de ces tremblements de 
terre si fréquents en Italie : « Ah! Fils bien aimés, de quelle 
amertume mon cœur à été rempli, en apprenant que votre 
ville vient d’être en butte aux coups de la colère divine ? 
Consolez-vous, cependant, au milieu de vos malheurs ; car 
les désastres eussent été beaucoup plus considérables, si 
l’auguste Mère de Dieu et mon patron saint Vincent Ferrier 
n'avaient retenu le bras du Sauveur... Que ce châtiment serve 
à vous faire comprendre qu'il existe un juge équitable et 
que ce juge suprême, quoique la miséricorde par essence, 
ne rencontrant devant lui que des esprits révoltés, finit 
par permettre à la justice de suivre son cours... Combien 
de fois n’avez-vous pas profané la maison de Dieu ? Faut-il 
donc s'étonner que dans son juste courroux, il ait jeté 
par terre vos maisons avec la sienne ? Ayez confiance, 
malgré tout, dans sa bonté infinie, et soyez assurés que, si 
vous joignez l’amendèment au repentir,il vous pardonnera. 
Et comme je vous porte dans mon cœur, je pleure devant 
Dieu, et veux m'offrir comme victime aux coups de sa jus- 
tice, en le conjurant de décharger ses foudres sur moi et de 
vous pardonner (2). » | 

Dans sa prédication, le Bienheureux nous est apparu sous 
un aspect sévère. C'était Fambassadeur de Dieu chargé de 


(1) Hélène Colonna, lettres 63° et 75°. La 75e est très remarquable, Nous 
ne faisons qu'aualyser succinctement la doctrine du Bienheurcux sur les quatre 
degrés de l'amour divin, 

(2) Œuvres complètes, 1. T, lettre 36°, 


D 10 ÉTUDE SUR LA CORRESPONDANCE DE SAINT LEONARD 


réveiller les peuples assoupis ; il lui fallait bien tonner contre 
les vices de ses contemporains et gémir sur leur endurcis- 
sement! Sa correspondance nous le dépeint tel qu'il était 
dans sa vie intime, tel que nous aimons à nous le représen- 
ter, guide sùr et dévoué, mystique profond mais opposé 
aux folles rêveries, cœur ouvert, ami fidèle, s’associant à 
toutes les joies, compatissant à tous les deuils, et, par-dessus 
tout, saint et sanctifiant, entrainant les autres à sa suite vers 
les cimes du Calvaire. C'est par là qu’il dépasse infiniment 
les philosophes de l'antiquité et nos humanistes modernes : 
il relève, il guérit, il console, à la différence de ces rhéteurs 
qui ne nous servent, sous des périodes sonores, que des 
théories creuses sur l'instabilité des choses, quand ils ne 
prèchent pas directement le fatalisme ou la désespérance. 


Fr. LéoPpozp de Chérancé, 
O. M. C. 


POSSIBILITÉ 


OU 


IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


DERNIER ARTICLE (1) 


L'opinion qui soutient l'impossibilité de la création éternelle 
du monde est la plus probable (Suite). 


Les preuves qu'on peut faire valoir pour prouver l’impos- 
sibilité d’une multitude ou d’un nombre actuellement infini, 
sont nombreuses ; nous n’en dirons que quelques mots. 
Qu'on veuille bien ne point perdre de vue le mot actu, mar- 
quant l'existence des éléments qui composent la multitude, 
non dans l’ordre de la possibilité (de facon à exclure la réa- 
lisation), mais dans l'ordre de l'existence réelle : c’est-à-dire 
réalisée ou réalisable ; ce mot est d'une importance capitale : 
en le négligeant on s'expose à ne pas saisir la portée des 
arguments, et à accepter comme vérités plausibles les so- 
phismes proposés en faveur de la sentence adverse. Nous 
disons donc : 

Une multitude ou un nombre actuellement infini répugne 
intrinsèquement (2). 


(1) Voir la livraison d'octobre 1902. 

(2) « On arrive... à des conclusions qui choqueraient la raison, s'il s’agis- 
sait d'objets réels, de boules, et d'infinis actuels, Concevons un damier qui 
s'étende à l'infini à droite et avant, et supposons que les cases du bord in- 
férieur renferment chacune une boule. On prouve riwoureusement et d'une 
manière très élégante, qu'avec ces boules on peut remplir tous les casiers 
du damier. C'est mème pour cela qu'on ditque ces deux ensembles sont 
équivalents ; ils peuvent être appliqués l’un sur l’autre. On dira : quoi d'é- 
tonnant ? Cette rangée inférieure est un canal inépuisable, il est naturel qu'il 


512 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


En effet : |. Le nombre, comme son concepte l'indique, 
est une chose collective, puisqu'il signifie une collection, 
sinon faite, au moins possible ; or toute notion collective 
est nécessairement finie, puisqu'elle peut ètre mesurée par 
les choses individuelles dont elle est la collection. Donc, 
de par son concept, le nombre est essentiellement fini. 


IT. Toute quantité est nombrable, c’est-à-dire, peut être 
surpassée et pour ainsi dire épuisée ; mais l'infini actu ne 
‘ peut en aucune facon être surpassé. En conséquence, un 
aombre infini implique contradiction. 


III. Tout nombre, de par son concept, est capable d'aug- 
mentation dans la même espèce ; mais ce qui est infini actu 
dans une espèce donnée, est ce qu'il y a de plus grand dans 
cette espèce ; on ne saurait rien imaginer de supérieur à lui, 
car, Si quelque chose le surpassait, il ne serait plus infini, 
mais il aurait sa limite au point mème où l'autre quantité lui 
devient supérieure. 


IV. Tout nombre s'obtient, soit par addition, soustraction; 
multiplication ou division d’un mombre fini ; or, par aucune 
de ces voies on ne peut obtenir un nombre qui ne puisse 
être surpassé par un autre ; donc un nombre infini implique 
contradiction (1). 

V. « Toute multitude existant réellement a une nature 
spécifique et déterminée, car elle est déterminée et classi- 
fiée par le nombre. Or le nombre ou la multitude mesurée 
par l'unité est nécessairement finie (2). Donc toute multitude 
réelle et concrète est nécessairement finie. 


puisse inonder la surface entière. Oui, si on ÿ puise indéfiniment des mètres 
cubes, en ouvrant ses écluses, on couvrira une surface indéfiniment grande 
du damier, Mais si tout est actualisé, on arrive à une contradiction ontolo- 
gique.. » (P. Poulain, S. J. Etudes... Août 1897.) 

(1) Cf. Pesch. (op. cit. 1. I, disp. IV, sect. 1), pour les arguments déve- 
loppés en faveur de notre thèse. 

(2) Dupont. Thèses de métaphysique générale, 1h. Cln.1. — « Omnen 
multitudinem oportet esse in aliqua specie multitudinis. Species autem mul- 
titudinis sunt secundum species numerorum, Nulla autem species numeri est 
infinita ; quia quilibet numerus est multitudo mensurata per unum. » (D. Tb. 
Summa 1, 97, art. 4). — « I s'agit d'établir la thèse... pour une multitude 
infinie d'événements passés, par exemple, pour la suite d'états différents 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 513 


VI. Une multitude contient des unités distinctesentre elles: 
séparons-en quelques unités, celles qui restent, seront-elles 
finies ou infinies ? si elles sont infinies, l'infini pourrait 
croitre dans le même ordre ; si elles sont finies, leur total 
ne pourra être infini {{). 

On pourrait augmenter de beaucoup la série de ces 
preuves (2).Nousne le ferons pas.Mais la conclusion s'impose: 
on ne peut admettre sans contradiction la possibilité d’une 


qu'aurait subis notre univers ;.. supposons que chaque événement eüt été 
accompagné de la production d'une étoile, nous aurions maintenant une in- 
finité d'étoiles coexistantes, ce qui cest impossible. Ceux qui croient à la pos- 
sibilité des multitudes infinies, y sont toujours amenés, ce me semble, par 
un raisonnement confus que l’on pourrait ainsi formuler : une multitude 
d'objets peut être réalisée simultanément, si chaque objet satisfait aux con- 
ditions suivantes : d’être possible en lui-mème, de ne pas trouver dans les 
autres d’obstacle à son existence. Or, dans une multitude infinie de boules 
ou d'étoiles, les objets se trouvent dans ce cas, pourvu qu’on adopte cer- 
taines distances et dimensions. Donc... Ce raisonnement, à première vue, 
semble très simple, lumineux. Mais la majeure est fausse, Il faut une condi- 
tion de plus, c'est qu'il y ait une ou plusieurs causes capables de produire 
ces objets, et qu’elles soient en nombre fini ; sans quoi il yÿ aurait pétition 
de principe. Or, si la mineure aborde cette question, on se trouve en face 
de problèmes fort difficiles. Il me suffit de le constater, pour montrer que 
le raisonnement ci-dessus n’a pas la simplicité lumineuse qu'on lui attri- 
buait. » (P. Poulain, Etudes... Août 1897.) 

(1) Cfr. Scot. Métaph. 1, V. Sum.unic. cap. XIII, no 102; ad rem Mastrius : 
Possent infinitæ multitudini plures et plures unitates detrahi; cum enim 
cas produxerit Deus, utique etiam destruere potest ; sed ex alia parte 
id non videtur fieri posse ; nam ablatis decem vel centum unitatibus, vel 
quæ remanent sunt finitæ, vel infinitæ ; si primum, ergo totus numerus 
finitus erit ; si secundum, cum illud residuum esset pars numeri pra 
cedentis. ergo pars erit æqualis toti, et totum non majus sua: parte. » 
(Curs. Philos.t. x, disp. 10, q. 3,n. #5); S. Bonav. IT sent., dist. {, p. 1, 
a, q.1 ; Scot. métaph. IX, sum. #, cap. 3. n. 82. 

(2) Implicat omne infinitum categorematicum tam in essentia, quam in ma- 
guitudine, multitudine, intensione, aut quacumque alia perfectione : P. Gcr- 
vasius Brisacensis, O. Cap. Cursus Philosophicus Phys. tract. 5, q. 3, a 8. 
— V. Tongiorgi : Ontolog. t, HI, c. I, a. 4 ; Palmicri, Ontol. cap. IV, th. 
XXIX ; Zigliara, op. cit. Ontologia, 1, 11, cap. II, a. 5. — Ommis creatura 
habet esse finitum et limitatum : S. Bonaventura, sent, 1, d. 8, p. 2, a. unic., 
q. 2. — « Deus non potest producere iufinitum actu, neque secundum ma- 
gnitudinem, neque secundum multitudinem, ergo nec secundum durationem ; 
est enim in his tribus eadem ratio impossibilitatis scilicet infinitum aliquid 
actu completo jam sumptum esse... (Estius, II sent., dist, 4, $ Xl). 

E. F. NII. — 33 


LA 


514 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


multitude actuellement infinie. L'infini, dans le vrai sens du 
mot exclut nécessairement la multitude et l'étendue ; on ne 
peut lui assigner des degrés de perfections finies ; il est un, 
indivisible et absolument simple. | 

Les adversaires de cette thèse et de cette conclusion ap- 
portent à leur tour des arguments pour montrer la possibilité 
d'une multitude actuellement infinie; nous n'examinerons 
pas ces preuves en détail ; qu'il nous suffise de remarquer 
que toutes pèchent en un mème point, savoir : au lieu de prou- 
ver la possibilité d’une multitude infinie «actu », elles éta- 
blissent la possibilité d'une multitude infinie « potentia », 
de l’indéfini, ce que tout le monde admet, et ce qui n'est pas 
en question ici. 

D’autres croicnt pouvoir établir leur opinion en posant 
comme thèse ce qui n’est en réalité qu’une hypothèse. Ainsi, 
M. Nys nous dit : « Supposez une ligne placée devant vous, 
‘ s'étendant à l'infini à droite et à gauche... » Mais c’est là 
une hypothèse irréalisable : la ligne peut s'étendre indé- 
finiment, mais elle ne peut avoir une étendue « actu » in 
finie. Que si l'on voulait faire malgré tout cette supposi- 
on, il faudrait, au préalable, prouver sa non-répugnance, 
en réfutant les arguments qui la démontrent. 

« Qu'importe-t-il' à la génération présente, dit ailleurs 
M. Nys, de ne compter que quelques milliers de devancières. 
ou d’être le terme de générations sans fin d’ailleurs disparues ? 
— Îl lui importe qu'il répugne de supposer des générations 
sans fin disparues ; car si cela était, on aurait une multitude 
actuellement infinie, chose contradictoire, comme nous l'a- 
vons démontré. | 

« Ainsi, conclut le savant auteur, tombe un premier re- 
proche que l’on a coutume de faire à la multitude infinie, 
et qui consiste à ne lui reconnaitre qu'un caractère essentiel 
lement indéterminé. » — Nous ne reconnaissons absolument 
pas un caractère indéterminé à la multitude infinie, mais un 
caractère bien nettement tranché; et c’est précisément à 
cause de cela que nous disons que la multitude actu infinie 
répuwne. | 

Comment peut-on dire si « d'un passé sans commence- 
ment nous dirigeons notre marche vers le présent? » S'il n°Y 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 315 


a pas eu de commencement, à quel moment a-t-on commencé 
à diriger sa marche ? Où est le point de départ? (1). 

M. Le professeur Nys s'efforce de démontrer qu'un infini 
peut être plus grand qu'un autre; il apporte à l'appui l'ar- 
gument d’Esser (2) : « représentons-nous deux roues dont 
l’une est plus grande que l’autre, roulant à l'infini avec une 
égale vitesse. À raison de son moindre diamètre, la plus 
petite fera plus de tours que l’autre. Mais toutes les deux 
roulent sans fin. Direz-vous que la course de l’une est moins 
infinie que la course de l’autre ? » — Non seulement nous di- 
rions que l’une course est moins infinie que l'autre, mais 
bien plus, qu'aucune de ces courses n’est infinie : toutes les 
deux sont finies et limitées « actu », ou infinies potentia, en 
d'autres mots, elles sont indéfinies ; l’une est simplement 
plus grande que l’autre. Du reste, la première démonstration 
à établir serait de prouver qu'une course infinie est possible, 
ainsi que pour les nombres infinis, etc... (3) 

« Enfin une dernière propriété de la multitude infinie, 
c'est de ne renfermer que des parties finies ». — Ne disons 
rien de cet infini contenant des constituants finis. Ces par- 
ties en quel nombre sont-elles ? En nombre infini probable- 
ment; mais celui-ci est-il possible ? Il faudrait réfuter les 
preuves par lesquelles nous avons établi l'absurdité qu'im- 
plique pareille assertion. Nous admettons que les mouve- 
ments pris individuellement sont finis et limités, mais nous 
nions qu’au moyen de ces mouvements, quelque nombreux 
qu’on les suppose, on puisse obtenir une infinité actuelle de 


(1) Que parle-t-on de passage, de traversée, au regard de la durée éter- 
nelle ? Qu'est-ce qu'une traversée sans point de départ ? Comment concevoir 
un passage sans deux extrèmes ? (R. P. Sertillanges, Revue Thomiste, no- 
vembre 1897.) 

(2) Esser : Die Lehre des Heil. Thomas von Aquino über die Müglichkeit 
einer Anfanglusen Schüpfung. Münster. Aschendorff, 1895. 

(3) M. Nys semble citer la Som. Théol. 12, p. q. XIV, a. 12 où saint Tho- 
mas parlerait en faveur de la possibilité d'une multitude actuellement infinie. 
Si telle a été l'intention du docte philosophe, il nous semble qu'il s’est mé- 
pris singulièrement ; car, à l'endroit marqué, le saint docteur parle de l'in- 
fini au sens large du mot, d'un indéfini ; il s'agit en effet des « cogitationes 
cordium entium intellectualium, quæ semper extitura sunt ac proinde infinite 
imultiplicabuntur. » 


516 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


mouvements. C'est en eflet à cela qu'il faut toujours revenir. 
M. Nys critique la portée d'un argument de saint Bo- 
naventure, {in 11 Sent. d. 1, p.1) et de Jean de Saint-Thomas 
(Phil. nat. 1° p. q. xx1vV, art. 2). Passe encore que l'argument 
de saint Bonaventure, pris en soi, ne soit pas valable ; mais 
qu'on veuille remarquer que le docteur séraphique argumente 
ex absurdo necessario admittendo, et il a parfaitement raison 
de tirer de ce principe, quoique absurde, d’autres absurdités. 
Enfin, il s'attaque à l'argument que proposent certains 
adversaires de l'opinion thomiste, notamment que l'éternité 
du monde conduirait logiquement à la négation de la créa- 
tion, puisque, disent-ils, dans l'hypothèse d'un monde éter- 
nel, la série des générations animales aussi bien que celle 
des plantes serait sans premier terme, c’est-à-dire infinie. 
Or, si réellement tous les termes de cette série illimitée 
ont été engendrés successivement, il serait impossible d'en 
trouver un qui ait été produit immédiatement par l'acte divin 
créateur ; or, l'être, pour qu'il puisse ètre dit créé dans le 
vrai sens du mot, doit avoir reçu immédiatement de Dieu la 
totalité de son existence concrète er nihilo sut et subjectr. 
À cet argument M. Nys répond très bien et avec raison : 
«_ pour rapporter à la création, considérée comme cause pri- 
mordiale, le monde actuel des êtres vivants, il suffit évidem- 
ment que chaque espèce de plantes ou d'animaux dérive 
d'un couple directement créé par Dieu; ce couple doit être 
éternel si l’on admet l'hypothèse d’un monde sans commen- 
cement ; sinon la série de ses descendants ayant pris som 
cours dans le temps serait forcément limitée. Mais que con- 
clure de là ? Que l’ensemble des êtres engendrés de chaque 
espèce a un premier terme et se trouve ainsi limité et fini? 
Oui, si le couple originel n'est pas éternel; non, si lui- 
mème na pas eu de commencement. » — C'est fort bien 
raisonné ; seulement on voudrait bien voir prouvée la pos- 
sibilité de la création ab æterno de ce premier couple ; c'est 
à cela que se ramène la question. En outre, on n'affirmerait 
pas gratuitement que la série des ètres engendrés a eu ur 
commencement, car une série infinie implique contradiction ; 
et quand il s'agit de génération matérielle, la génération 5€ 
fait nécessairement dans le temps, puisque l'être engendran € 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 517 


1 


doit être antérieur dans le temps à l'être engendré. 

Les arguments que nous avons fournis jusqu'ici ne s’ap- 
pliquent qu'aux êtres successifs, abstraction faite des êtres 
permanents. Indépendamment de ceux-ci, les preuves que 
nous avons données démontrent la thèse : que la création 
éternelle du monde actuel est impossible, car tout être créé, 
quel qu'il soit, est soumis à une succession quelconque, ainsi 
que nous l'avons montré plus haut. Cependant, pour mettre 
plus encore en relief les conséquences inadmissibles qui 
découlent de la thèse adverse, examinons quels sont ses 
rapports avec les être permanents. 


B. — ÊTRES PERMANENTS. 


Nous est-il permis d'appliquer ici les mêmes raisons, qui 
nous faisaient rejeter la création éternelle des êtres succes- 
sifs ? Nous ne craignons pas de l’affirmer, et notre assertion 
vise principalement la troisième de nos preuves. Qu'il s’a- 
gisse en effet, de créatures successives ou d'êtres perma- 
nents, aussi longtemps que c'est la créature qui est en jeu, 
se pose la question de la possibilité d’une multitude actuel- 
lement infinie. Supposons une créature, douée au plus haut 
point des perfections les plus nobles, sa capacité de per- 
fection sera-t-elle comblée ? Non. Elle est créature, et par 
conséquent finie, limitée, et dès lors il y aura toujours 
quelque perfection ou quelque degré de perfection qui lui 
fera défaut. Supposé donc que cette créature éternelle (elle 
est telle, par hypothèse) recoive régulièrement, à chaque ré- 
volution d'un siècle, une perfection nouvelle : qui ne voit 
que cette créature est successive, puisqu'elle est d'abord en 
puissance par rapport à la perfection qu'elle recevra, poten- 
tialité à laquelle succède pour elle la possession réelle ? 
Quoique successive, cette créature est supposée infinie; 
donc, infinie sera la multitude de ses perfections, et partant 
nous tombons sous la portée du troisième argument (1). 

e 
(1) « Si Deus ab æterno potuit aliquam creare substantiam, potuit deinceps 


quando volebat condere novas. Suppone ergo, Deum ab æterno singula hora 
creasse aliquam rem permanentem et nune usque conservatam, haberemus 


518 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


Ecoutons à ce ce sujet, le P. Evangéliste de Saint-Béat, ord. 
cap., dans l'étude qu’il a consacrée à la question qui nous 
occupe (1): « Il nous paraît certain que les mèmes argu- 
ments par lesquels on réfute la possibilité d'une. création 
éternelle pour les êtres successifs, ont une égale eflicacité 
quant aux ètres permanents ; par conséquent ceux qui ad- 
mettent une répugnance intrinsèque dans la production éter- 
nelle de choses successives, doivent également la trouver 
dans la création éternelle de choses incorruptibles. Une telle 
conclusion sans doute ne sourira pas beaucoup à plusieurs ; 
elle nous paraît cependant assez manifeste. En effet, étant 
donnée la production éternelle de choses permanentes, on 
se trouve par le fait même en présence d'une multitude ac- 
tuellement infinie, sinon réellement existante, du moins en 
puissance d'exister. Car si Dieu a pu créer de toute éternité, 
à plus forte raison il l'a pu pendant la durée éternelle jus- 
qu à présent. 

Or, de l’aveu mème des adversaires, de toute éternité jus- 
qu'au moment présent, il y a une durée infinie. Donc Dieu 
pendant cette durée infinie a pu créer infiniment, c'est-à-dire, 
produire une multitude actuellement infinie d'êtres. Tout 
est clair. La conséquence est tellement évidente, qu'elle n'a 
pas besoin de preuve. Car, si quelque être successif, par le 
fait de sa création «h æterno, est sujet à des modifications et 
des successions actuellement infinies, qui voudrait, dans la 
mème hypothèse, refuser à Dieu la faculté de produire un 
nombre infini actu d'ètres permanents ? Et en effet, comme 
le fait très bien remarquer P. Hilaire, Ord. cap., dans sa 
Théologie Universelle, t. IT : « Peu importe, quant au nombre 

, 

modo infinitam multitudinem rerum actualiter existentium,quod, teste sancto 
Thoma, repugnat (Sum. Theol, I, q. vit, a. 4). Atqui in hac infinita multi- 
tudine est aliqua res determinata existens ab æterno, secus nulla hora ab 
&terno elapsa esset, quod destrueret hypothesim (et non potuit esse nisi 
un, nam si essent plures, cessent simul creata, quia creatio unius rei post 
aliam importat tempus et existendi initium)., Atqui repugnat hoc: nam tlunc 
res creata secundà horà, ergo quæ jam non esset æterna et cæteræ omnes 
sequentes distarent tantum una hora ab æterna re, quod absurdum est, » 
(Van Hoonacker, De rerum creatione ex nihilo.) 

(1) De Neressaria temporaneitate creaturæ, ad mentem doctoris sera- 
phici sancti Bonaventuræ. €. 1 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 519 


des multipliés, que les choses soient multipliées per se ou 
per accidens ; car si la multiplication est faite (ou a pu être 
faite) de toute éternité, elle a sans doute été faite infiniment 
et par conséquent il en soute (ou 1l peut en résulter) un 
nombre infini. » 

De là découle le corollaire suivant : aucune créature, la 
plus parfaite mème, n'a pu être créée de toute éternité. La 
raison en est qu'autrement il existerait ou il pourrait exister 
une multitude infinie, actuellement telle. Or « l’opinion 
commune suivie en général, après saint Thomas, saint Bona- 
venture, Scot, Suarez, par les docteurs de toute école sou- 
tient qu’un infini « actu » répugne pleinement. » Lossada. 
(Voir Philos. Lacens. T. I, 1. Il, disp. IV, sect. I.) 

On peut démontrer apodictiquement qu'aucune chose 
permanente ne peut être créée de toute éternité. En effet, si 
une créature permanente était produite «ab æterno, cette créa- 
ture 1° serait en même temps éternelle a parte post actu, el 
non éternelle a parte post actu ; et 2° elle ne pourrait être 
annihilée par Dieu ; autant de choses qui sont absurdes. 

Prouvons la première partie de notre affirmation et notam- 
ment que cette créature serait et ne serait pas éternelle à 
parte post actu : 

Tout ce qui est éternel a parte ante actu doit nécessaire- 
ment être éternel a parte post actu. Or, d’après les adver- 
saires, la créature dont nous parlons serait éternelle a parte 
_ante actu, donc aussi a parte post. Mais il est absolument 
certain et recu par tous, qu'aucune créature n'est éternelle 
a parte post actu : car, dit saint Thomas, præsens est termi- 
nus præteriti. Donc, une et même créature en même temps 
serait et ne serait pas éternelle actu... ce qui répugne. 

Quant à savoir, si une créature éternelle a parte ante actu 
ne pourrait pas être annibhilée par Dieu, cette conclusion est 
évidente et doit absolument ètre admise, efnous ne pouvons 
assez nous étonner de ce que Billuart puisse dire : « Le 
monde pourra cependant, après une durée infinie, être anni- 
hilé dans quelqu'instant du temps » (Sum. de Deo Creat.). 
Vraiment, pour ce qui me regarde, je ne sais comment 
concilier cette phrase avec la saine raison. Il est en effet 
difficile à comprendre comment une durée infinie puisse 


520 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


finir; comment une durée infinie puisse être limitée; com- 
ment une durée non terminée puisse ètre terminée. Nous 
concluons donc à bon droit de ce second chef d’argumen- 


tation, qu'aucune chose permanente ne peut ètre créée de 
toute éternité. (Id., ibid, c. 1) (1). 


(1) M. Van Hoonacker, op. cit., part du concept de temps pour prouver 
qu’on ne peut admettre l'hypothèse de la possibilité d'une création éternelle 
« quoad res quæ in esse suo permanent et sola duratione succedunt. Infinita 
igitur multitudo partium æqualium temporis v. g. horarum vel dierum jam 
decurrerunt. De essentia temporis est ut partes ejus quæcumque determi- 
nentur aliquando præsentes sint singulæ unaque post alteram ; atqui si 
tempus æternum, sequitur esse instantia præterita quæ nuuquam fuerunt 
præsentia. De natura enim instantis præsentis est ut possit considerari 
tanquam primum præ serie instantium subsequentium, adeo ut inde a quo- 
cumque instanti vel a quacumque hora præsenti possint ab intelligentia 
coexisteuti dinumerari horæ vel instantia sibi succedentia, quantumcumque 
multitudine succedere supponantur : nam illud totum numeratur et gignitur 
ex distincta additione uuitatum. Sed repugnat intrinsece ut denumeratio ins- 
titui potuerit horarum inde ab æterno sibi succedentium seu multitudinis 
horarum infinitæ : quod enim est dinumerabile est divisionibus quantitativis 
æqualiter factis exhauribile, quod est negatio infinitatis. Et ex alia parte, 
siomnes horæ fucrunt aliquando præsentes, possumus instituere denumera- 
tionem.» — M. Nys, op. cit. tâche de détruire la portée de cette preuve : « Cette 
argumentation, dit-il, est très habilement présentée. Elle a mème un incon- 
testable mérite : celui d'avoir parfaitement mis en relief les caractères essen- 
ticls d'une multitude infinie. Mais c'est aussi le seul, croyons-nous. Tout 
instant passé, dites-vous, a été présent, et tout présent est le point initial 
d'une série consécutive nécessairement finie | Parfait, mais quelle conclu- 
sion logique en découle-t-il ? Deux seulement, mais aussi logiques l’une que 
l'autre, à savoir : 1) si le nombre des instants passés est fini, la durée du 
monde l'est au même titre, ou mieux : le temps a commencé et ne peut avoir 
qu'une durée limitée. 2) Si cette multitude d'instants est infinie, le temps 
l'est aussi, mais ne renferme que des parties individuellement finies. Toute 
partie déterminée, quelle qu’elle soit, peut donc être considérée comme le 
point de départ d'une série limitée « a parte post ». Mais, comme il n'est 
aucun instant qui n'ait son devancier, il est métaphysiquement impossible 
de retrouver un instant qui soit, d’une manière absolue, le premier de toutes 
les séries consécutives et qui puisse, à ce titre, limiter le temps « a parte 
aute ».—Nous ne discuterons pas la valeur de l'argument présenté par M. Van 
Hoouacker ; nous remarquerons seulement que la réponse qu'y donne M. Nys, 
est inacceptable, puisque sa réfutation part d’une hypothèse inadmissible, 
à savoir : la possibilité d’une multitude d'instants actuellement infinie ; en 
outre, toutes les parties prises individuellement étant limitées, comment 
leur somme peut-elle être infinie ? 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 521 


Après avoir examiné différents arguments en faveur de la 
thèse que nous étudions, il nous reste à jeter un coup d’œil 
rapide sur les principales difficultés, qu’on a coutume de sou- 
lever contre elle. Nous en avons rencontré plusieurs déjà, 
mais 1l en reste quelques autres dont la solution est requise 
pour complèter cette étude. 


OBJECTIONS 


I. Au sujet de l'interprétation des textes des saints Pères. 
Lorsque les Pères prouvent la divinité de Jésus-Christ, de 
par son existence ab æterno, par opposition à la créature, 
ils entendent lui attribuer l'existence ab æterno d'une ma- 
nière non participée, ce qui n'exclut pas pour la créature 
l'existence ab æterno participée. | 

— Nous répondons que cette explication de la doctrine des 
Pères est en tout point arbitraire,sansfondement,et va à l’en- 
contre du texte [ui-mème qui refuse aux créatures, d’une fa- 
con absolue et sans distinction, l'existence éternelle, pour ne 
l’attribuer qu’à Dieu ; de ce que le Verbe existe de toute 
éternité (simplement et non de telle façon), ils concluent har- 
diment et sans plus de détours, à sa divinité, puisque l'éter- 
nité ne peut convenir à une créature. 


IL. Objection générale contre l'inpossibilité de la créa- 
tion du monde. La cséation éternelle du monde ne répugne 
ni du côté de Dieu, ni du coté de la créature, ni du côté de 
l’acte créateur. Or, c'est d'une de ces trois causes que 
proviendrait l'impossibilité. Donc la création éternelle du 
monde n'est pas impossible. On prouve ainsi la majeure : 

Elle ne répugne pas du côté de Dieu; puisque Dieu existe 
de toute éternité, il a toujours eu la puissance créatrice; de 
toute éternité, il aurait donc pu exercer ce pouvoir, comme 
il l’a fait réellement dans le temps. 

Elle ne répugne pas du côté du monde ou de la créature ; 
comme les créatures sont par elles-mèmes indifférentes à 
l'existence ou à la non-existence, elles sont également indif- 
férentes à la durée de leur être, éternelle ou temporelle : 
la durée d’un être ne change pas sa noture ; la créature donc 


522 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 


n’en resterait pas moins un être contingent ; en outre, pour 
qu’une chose soit effet, il n’est pas requis que sa cause le pré- 
cède d’une priorité de temps, mais la priorité de nature suffit. 

Elle ne répugnepas du côté de lacréation ou l'acte créateur; 
car la création étant instantanée, il n'est pas requis que la 
chose créée soit faite post nihilum, mais il suffit qu’elle soit 
produite er nikilo. Si l'acte était successif comme tout mou- 
vement ou changement sensible, il impliquerait certes la 
condition de temps et son effet serait nécessairement dans 
le temps. 

— Nous nions que les parties de la majeure soient vraies, 
et nous disons que la possibilité d’une création éternelle 
répugne, et de la part de Dieu, et de la part de la créature, 
et de la part de l'acte créateur. Voici nos preuves. 

Il répugne du côté de Dieu. Nous l’avons dit déjà : la puis- 
sance de Dieu n’est ici qu'indirectement en cause. Si la 
création du monde ab æterno implique contradiction, Dieu 
ne pourra pas la faire (1). 

Or, qu'il y ait contradiction à ce que le monde soit créé de 
toute éternité, nous l’avons montré, et il serait par trop plai- 
sant d’insister davantage, après les preuves que nous avons 
fournies (2). | 

Il ya en outre répugnance de la part de la création elle- 
mème, car l'acte créateur indique de la part de l'être créé, 
la réception de l’existence; or cette réception à laquelle 
l'ètre créé se distingue du néant, dénote dans la chose créée 
un commencement d'existence, ce qui exclut l'éternité (3). 


(4) « Quamvis etiam aliquo modo dici possit, implicare ex parte Dei, cu- 
jus potentia non ad impossibilia sed ad possibilia terminatur. » (Gerv. Bris. 
C. Phil. Phys. p. IL.) 

(2) « Creatura potest esse æterna ex parte post, quia hoc non tollit ra- 
tionem creaturæ, scilicet productum esse, cum semper prius habucrit non 
esse quam esse sui ». (Idem.) 

(3) Quibuscumque verborum cavillationibus omissis, quando dicitur de 
aliqua creatura quod habceat esse non ex aliquo, nonne bæc est negatio to- 
talis illius in momento quo producitur, ex quo proinde sequitur novitas 
essendi eJusmodi creaturæ ? — Verum equidem est in creatione-actione nul- 
lam dari mutationem ; est aliter dicendum de creatione-passione, ut probat 
S. Bonaventura, (II sent. dist. IL. p, 1, a. 3, q. 2). — Præterea, nullum sf- 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 523 


. 

Et qu’on n'’insiste pas en disant que la créature est possible 
de toute éternité, puisque sa possibilité n’a jamais commenté, 
etque partant elle aurait pu exister de toute éternité. La créa- 
ture a été éternellement possible pour exister dans le temps, 
mais elle n’a jamais été possible pour exister éternellement. 

Mais, dira-t-on encore, un effet peut être en même temps 
que sa cause, comme cela est pour'la lumière du soleil; 
donc, puisque Dieu existe «b æterno, pourquoi ne pourrait-il 
pas avoir un effet créé ab æterno ? Si le feu était éternel, dit 
saint Augustin (1. 6. de Trinit, c. I), l'éclat causé par le feu 
lui serait co-éternel. 

Que rien n'empèche qu'un effet créé existe en mème 
temps que sa cause créée, nous nous garderons bien de 
le révoquer en doute; mais nous ne pouvons admettre, 
qu'un effet créé puisse commencer à être avec sa cause 
incréée!' Qui ne voit la contradiction ? Quant aux paroles 
de saint Augustin, le grand Docteur parle hypothétique- 
ment et part d'une hypothèse irréalisable : si par impos- 
sible, dit-il, le feu était éternel, son éclat le serait aussi. 
De là, quelle conclusion peut-on tirer contre notre thèse ? (1) 
N’aboutirait-on pas au même résultat en disant, si une 
chimère était un animal, elle serait vivante? Qui osera 
conclure : donc la chimère est un animal vivant ? 

Et qu'on ne dise pas : ilest logique de tirer un argument 
d'une hypothèse impossible. — C'est permis si l'argument 
ne présuppose pas ce quiest à prouver; mais, s’il présuppose 
établi et prouvé ce qui est en question, la preuve est essen- 
tiellement viciée, et sa conclusion sera sans force. (2). 


ferri potest exemplum alicujus rei productæ, quæ cum sit totaliter diversa 
a suo principio, ii natura duntaxat posterior sit... » (P. Evangelista à 
S. Beato, op. cit, c. V, 3). 

(1) Bien plus, des physiciens affirment que l'effet du feu, son action d'é- 
clairer, de chauffer, est « tempore » postéricur à sa cause. Dès lors, quel- 
que soit le sens du texte pris dans saint Augustin, il ne saurait en aucune 
facon ébranler notre thèse, 

(2) « S. Thomas putat mundum ab :æterno non posse creari, non posse 
demonstrari, et sic arguit : veritas mundi non potest demonstrationem ac- 
cipercex parte ipsius mundi: demonstrationis enim principium est quod 
quid est. Unumquodque autem, secundum rationem suæ spcciei abstrahit 
ab hic et nunc. — Resp. Mundus creatus est obnoxius «uccessioni, hoc 


024 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 
° 


IT. Tout ce qui ne s oppose pas à la limitation ne répugne 
pas à la créature ; or, une durée éternelle ne s'oppose pas à 
la limitation, puisqu’une chose temporelle peut posséder la 
même, voire une plus grande perfection qu’une chose éter- 
nelle. Donc il ne répugne pas que la créature existe de 
toute éternité. | 

—_ L'argument pèche par sa mineure. Puisque la durée ne 
dit autre chose que la persévérance de l’ètre dans son exis- 
tence, en disant durée éternelle, on exprime une existence 
qui n'a pas eu d'instant initial, ce qu'on ne peut dire d'une 
chose tirée du néant. Est-il permis, à un moment donné, de 
dire d'une existence éternelle : voici qu’elle est produite 
maintenant ? Evidemment non; donc la durée éternelle est, 
de par sa nature, opposée à la propriété essentielle d’un 
être créé. Et il est bien vrai qu’elle surpasse la finité essen- 
tielle à toute créature. oo . 

D'autre part, un être temporel ne peut égaler en perfections 
un ètre éternel, car la perfeclion d’un être croît en mesure 
de sa durée en ce sens,que si l’existence constitue une perfec- 
tion, la persévérance dans l'existence en constitue une aussi 
au même titre; mais que dit une durée éternelle, sinon 
quelque chose de plus parfait qu'une durée temporelle ? 


IV. I ne répugne pas d’admettre une multitude actu infi- 
nie; dès lors il ne peut répugner de ce chef que le monde 
créé ab æterno soit possible. Et en effet, dit-on, ce qui est 


evideus est, Atqui, hoc posito, nego demonstrationis principium esse 16 quod 
quid est ipsius rei creatæ. Demonstratio enim cfficax deducitur ex natura 
durationis successivæ rei inhærentis ; ergo non necessario sumitur ut de- 
moustrationis principium illud quod exigit S. Thomas, scilicet considera- 
tio naturæ rei quatenus abstrahit ab hic et nunc. Econtra præcise ex statu 
quæstionis consideranda est res, non prout ab hic et nunc abstrahit, sed 
prout illi subjacet : principium ergo demonstrationis crit 16 quod quid est 
non rei per se spectatæ sed ipsius durationis successivæ. Quo posito conce- 
dimus +6 quod quid est durationis successivæ, seu naturam durationis suc- 
cessivæ non postulare ut res ipsi subjecta existat nunc potius quam tunc, 
adeoque numquam non potuisse aliquid a Deo creari; at contendimus to 
quod quid est, seu naturam rei successivæ postulare ut res ipsi subjecta ha- 
buerit aliquod existendi initium, adeoque numquam non poluisse rem hu- 
jusmodi a Deo ‘ercari priusquam de facto creata fuerit ». (Van Hoonacker. 


op. cit.) 


POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 525 


possible en puissance est possible en acte; vous avouez 
vous-même qu'une multitude infinie en puissance est par- 
faitement possible, partant une multitude actuellement infi- 
nie peut être admise. 

— Une distinction bien simple fait voir aisément le défaut 
de ce raisonnement. Saint Thomas a serré le bon sens, quand 
il a dit (P.I, q. VII, À. IV) : toute chose est réduite en acte, 
non pas d'une manière quelconque, mais toujours d'une façon 
conforme à sa nature propre. Ainsi, par exemple, un jour est 
réduiten acte, non pas de sorte qu'il soit tout entier actualisé 
en même temps, (parce que la nature du jour ne souffre pas 
cette simultanéité) mais bien d’une manière successive. De 
même, l’infinité d’une multitude en puissance est réduite en 
acte, non pas de facon à exister toute à la fois, mais de telle 
sorte qu'elle soit actualisée successivement, en ce sens 
qu'une multitude donnée peut ètre augmentée indéfiniment. 
Faut-il insister davantage sur la différence infranchissable 
qui sépare l'infini ën actu de l'infini potentiel ? Ne l’avons- 
nous pas suffisamment montré dans les pages qui pré- 
cèdent ? (1) 

On objecte encore, que Dieu peut produire tout ce qui 
est possible ; or, s'il créait tout ce qui est possible, il pro- 
duirait quelque chose d’infini ; donc l'infini ne répugne pas. 
En d'autres termes : Dieu peut produire au moment présent 
tout ce qu'il peut produire successivement ; or, il peut pro- 
duire successivement un nombre infini d'êtres, 1l le peut 
donc aussi au moment actuel. Nous demandons si Dieu 
peut produire le contradictoire ? Non sans doute! Or, les 
possibles ne peuvent être actualisés que successivement, 
En conséquence, le nombre des possibles réalisés sera 
toujours et nécessairement fini, hic et nunc, mais on pourra 
l'augmenter indéfiniment (2). 


(1) « Quidquid est in potentia, adduci potest ad actum. Atqui infiuitum est 
in potentia. Ego adduci ad actum potest. — Resp.Distinguo majorem: quid- 
quid est in potentia, adduci potest ad actum sive complete sive incomplete, 
concedo majorem ; complete, subdistinguo : si est in potentia consummabili . 
seu ad actum perfectum, concedo majorem; sin est in potentia inconsumma- 
bili, seu ad actum imperfectum, nego majorem, » — Pesch, Philos, Natur. 
libr. I, disp. 4, sect. 1, n #20. 

(2) Quod objicitur de possibili, quod potest poni, dicendum quod est pos- 


526 POSSIBILITE OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÊTERNEL 


De plus, il est souverainement absurde de prétendre que 
Dieu peut faire simultanément tout ce qu'il peut créer ; car 
toutes les créatures, que nous supposons, étant produites, 
Dieu pourra-t-il en créer d'autres ? L'affirmative fait crouler 
l'hypothèse ; la négative serait un blasphème, car on assigne- 
rait des limites à la toute-puissance de Dieu. 


V. I ne répugne pas d'admettre la possibilité d’une multi- 
tude actuellement infinie, puisque de fait elle existe dans 
l'intelligence divine. La science de Dieu étant infinie, il 
connait exactement ic et nunc tous les possibles : il a éga- 
lement présents devant lui tous les actes, que les créatures 
poseront durant l'éternité; or, ces possibles et ces actes 
constituent évidemment une multitude infinie. | 

— Cette objection n’est pas aussi solide qu'elle paraît à pre- 
mière vue. Remarquons, au préalable, que les avis se par- 
tagent quant à la question de savoir si l'infini existe dans l'in- 
tellisence divine. Plusieurs soutiennent l’affirmative, tels : 
saint Thomas, qui dit : « unde concedo simpliciter, Deum 
cognoscere actu infinita absolute. » (Quæst. disp. de Veritate, 
q. 2,art. 9 ; Summatheol.T,q.14, art.12 ; Contra Gentes, 1.1, c. 
69 ; Quodlib. 1. 3, q. 3); saint Bonaventure : 7 Sent., dist. 
35. q. 5 et dist. 39, art. 1, q. 3. D’après le cardinal Franzelin 
(De Deo Uno), telle serait aussi la doctrine de tous les anciens 
théologiens. La sentence négative toutefois ne manque 
pas d'adhérents ; ainsi, Mastrius (disp. 10, q. 6), Valentia, 
Aversa et beaucoup d'autres prétendent que mème dans l'in- 
telligence divine les objets connus ne forment qu'un infini 
syncatégorématique et jamais un infini « actu », de sorte 
qu'on ne pourrait jamais dire avec vérité que Dieu connait 
des infinis, des multitudes actuellement infinies. 


/ 


sibile a potentia inlinita, et possibile secundum potentiam finitam. Possibile 
secundum potentiam finitam potest poni, quia omuino potest esse ad actum 
reducta ; sed possibile secundum poteutiam infinitam non potest pont, quia 
semper est in reducendo, et numquam in rcductum esse. Ad illud quod 
objicitur quod À appelletur omne creabile ; esto, Quod quaerit, utrum À sit 
finitum vel infinitum; dico quod infiuitum, sed non est infinitum s°tu, sed 
potentia ; et ideo non sequitur quod si Deus possit A, quod possit in actu 
intinitum. Et si dicatur : ponatur quod Deus faciat À (idest omnia quæ sunt 
possibilia) dicendum quod non est possibile, ratione praedicta ». (S. Bona- 
veutura : Î sent., dist, 49, art. unic ,q. 3, ad. # et 5). 


| | 
. POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITÉ DU MONDE ÉTERNEL 597 


Nous ne nous occuperons pas davantage de cette contro- 
verse ; pas n'est besoin non plus, croyons-nous, de recou- 
rir aux solutions, très embrouillées parfois, proposées par 
certains auteurs. À notre avis, une considération bien simple 
peut faire tomber la difficulté. 

Oui, la science de Dieu est infinie. Seulement, à cause de 
l'incapacité de l'esprit humain, pour scruter jusqu’au fond 
. les choses divines, peut-on légitimement en inférer toujours 
que cette science possède telle ou telle qualité ? Non, si cette 
propriété ne contribue pas à la perfection de la science divine. 
Notons bien que la connaissance ne change pas la nature 
des choses, et que l'infinité de la science de Dieu ne conduit 
pas à des absurdités. Il n’est donc pas permis de raisonner de 
la sorte «a priort : Dieu connaît de telle facon, donc cette ma- 
nière de connaître est une perfection possible.Il faudrait com- 
mencer par prouver le conséquent et non pas raisonner à re- 
bours ; il faudrait dire : ilexiste dans l'intelligence divihe une 
multitude actuellement infinie, donc celle-ci est possible. 
Mais, celle-ci n’existera dans l'intelligence divine, que si elle 
peut exister. Or, nous avons suffisamment démontré, croyons- 
nous, qu'une multitude actuellement infinie ne peut pas être 
admise, d'où il suit qu’elle n’existe ni ne peut exister dans 
l'intelligence de Dieu (1). 

Telles sont, dessinées à grands traits, les principales dif- 
ficultés qu'on objecte contre notre thèse : « L'opinion, qui 
admet l'impossibilité de la création du monde ab æterno, est 
non seulement la plus commune, meis aussi la plus pro- 
bable ». 

Avons-nous exagéré en formulant notre thèse ? Les preuves 
que nous avons fournies dicteront la réponse au lecteur. 


Un dernier mot. L'opinion de saint Bonaventure, eu égard 
à ses éléments intrinsèques, est établie sur des bases iné- 
branlables ; mise en rapport avec l'économie de la créa- 
tion, comparée à cet ordre admirable qui régit l'univers, 
elle est rayonnante de beauté. Pour qui l’admet, le cri de 
l’orateur sacré jaillit sans effort : Dieu seul est grand! (2) 


(1) On peut consulter utilement au sujet de cette question, le R. P. Pesch, 
S. J., Philos. Natur.1. 1, disp. 1v, sect. 1. 
(2) « .… On nous a objecté que, d'après saint Thomas, la nécessité d'un 


5,28 POSSIBILITÉ OU IMPOSSIBILITE DU MONDE ÉTERNEL 


Lui seul est l’Être, la Vie, l'Éternel, la Toute-Puissance. La 
créature n'est qu'impuissance et néant! son nom est Vanité; 
son propre la Faiblesse'! Qu'elle règne ou qu'elle serve; 
qu’elle commande en prince ou obéisse en esclave ; qu’elle 
éblouisse par le factice éclat d'une gloire empruntée ou 
qu’elle croupisse dans l'ombre ; qu’elle s'élève contre Dieu 
ou qu'elle rampe devant l'homme, jamais elle ne pourra 
montrer le moindre bien qui lui appartienne en propre et 
dont elle n’ait à rendre compte à personne. De quoi peut-elle 
se glorifier? Qu'elle remonte les générations, elle touche 
au néant. Pauvre barque ballottée par la tempête, chaque 
récif qu'elle approche, chaque vague qui l’assaille lui sont 
menaces de mort; sans trève il faut qu'elle tende les bras 
et prie Dieu de lui conserver cette existence dont la durée 
est si précaire! O homme, d’où vient ton arrogance ? Tu 
n’es que le débiteur insolvable du Dieu éternel! 

Source inépuisable de bonté et de perfections, Dieu a dai- 
gné nous tendre les bras, et nous promettre la pleine jouis- 
sance de tout bien, si nous voulons chercher sa vérité (1). 


P. CHRYSOSTOME, de Calmpthout. 
S. T. L. lecteur de théologie, min. cap. pr. Belg. 


Dieu est beaucoup plus manifeste, dans la supposition de la durée limitée 
du monde. Cette remarque du saint docteur est l'évidence même. À qui 
admet le commencement de toutes choses, rien n’est plus facile que de dé- 
montrer Dieu... » (P. Sertillanges. « La preuve de l'existence de Dieu el 
l'éternité du monde », Revue Thomiste, septembre 1897). 

(1) D. Bon. : II sent, XLIV, dub.3.et dist. 37, p. 7, a. 7, q. 1. 


( 
BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 


La LÉGENDE DoRÉE DU B. JACQUES DE VORAGINE, traduite du 
latin d'après les plus anciens manuscrits, avec une intro- 
duction, des notes et uñ index alphabétique par Téodor 
de Wyzewa. — Paris, Perrin, 1992, in-16 de XXVIII-748 


pages. 


Ce livre est une vie des saints pour presque tous les jours de l’année. 

Avez-vous vu les fresques de Flandrin à Saint-Vincent-de-Paul de 
Paris ? C’est cette angélique et merveilleuse défilade de bienheureux 
que nous remettent en mémoire les légendes écrites avec une plume 
d'or — et non de fer — parle B. Jacques de Voragine. Il y a un charme 
infini à les regarder, ces théories peintes sur le mur comme celles qui 
s envolent à chaque page du livre, parce que toutes deux, elles ont la 
même beauté, le même reflet brillant, les mêmes défauts aussi. Toutes 
les figures se ressemblent en effet, comme tous les saints du dominicain 
ont un air de famille. 

La Légende Dorée fut le livre d'oreiller de nos pieux ancêtres. 
Croyaient-ils à toutes ces histoires dont quelques-unes en vérité sont 
véritablement des contes à faire dormir debout ? Non, sans doute. Ft 
leur foi, plus robuste que ne l'est la nôtre, avait d’autres fondements. 
Toutelois, ils trouvaient et nous aussi nous trouvons dans ces récits 
un parfum qui nous enivre, qui rend notre âme plus belle et plus 
forte et plus généreuse. Le lecteur distinguait le faux du vrai, et il 
restait encore assez de vérité dans ces pages à lire (legenda) pour 
faire aimer tous ces admirables: saints. 

Le traducteur à bien fait de retrancher les chapitres interpolés. 
Nous lui savons gré pourtant d'avoir fait grâce à saint François (p.561) 
et à sainte Elisabeth (p. 629). Peut-être certaines expressions auraient- 
elles pu être traduites moins crûment, « Le latin dans les mots brave 
l'honnêteté », mais au lecteur français, plein de bon goût, la candeur 
naive et pudique des mots et des pensées ne déplait pas. 

| E. F. VII. — 34 


530 BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIATIQUE 


Une dernière réflexion : n'aurait-il pas été à propos de discerner dans 
les récits de Jacques de Voragine, les passages puisés à des sources 
sûres et authentiques ? Etablir le texte de Légende Dorée, c'est bien ; 
en discuter la valeur, ce serait mieux encore. Cette étude critique reste 
malheureusement à faire. Elle serait pourtant loin d'être sans utilité. 
Aussi nous espérons qu'un hagiographe patient passera un jour au 
crible la Legenda aurea, et séparera l'ivraie du bon grain. 


Fr. Usazp d'Alençon. 


* 
sv 


SAINT BoxirAcE (680-755), par G. Kurth, professeur à l'Uni- 
versité de Liège (coll. Les Saints). Paris, Lecoffre, 1902, 2 fr. 


Cet ouvrage bien documenté, sans affecter des formes trop savantes, 
fait revivre une grande figure trop ignorée, peut-être. de beaucoup de 
lecteurs. | 

D'abord, c'est le moine pieux et savant, tel que savait le former 
l'Eglise anglo-saxonne du VIT* siècle. À trente ans, Winfrid est devenu 
le moine missionnaire : en l’'envoyant prêcher aux idolâtres de la Ger- 
manie, le pape Grégoire lui a donné le nom de Boniface (bon visage) 
et en effet, devant le saint, les mœurs des premiers néophytes de- 
viennent plus chrétiennes, les payens ouvrent les yeux à la lumière de 
la foi, des églises se construisent, des monastères s'élèvent, des évèchés 
se fondent : car le moine est devenu l'évêque et il a reçu le pallium 
archiépiscopal. 

Le légat du Souverain Pontife n'avait pas seulement à veiller à 
l'organisation et au développement de l'Eglise naissante de Germanie, 
il devait établir en Bavière la hiérarchie métropolitaine, travailler à la 
réforme de l'Eglise franque, la tirer du chaos dans lequel elle était 
tombée et la débarrasser des principaux abus dont elle souffrait. 

Pour achever et consolider son œuvre en Allemagne, le saint arche- 
vêque crée l'abbaye de Fulda qui sera le séminaire des missions de Ger- 
manie, l'asile de la science sacrée et de la piété. 

Après avoir raconté ces événements, M. G. Kurth. dans le cha- 
pitre intitulé : La correspondance de snint Boniface, nous introduit dans 
la vieintime du saint ; nous revenons ensuite à l'archevêque de Mayence, 
libre des travaux de l'évangélisation en terre païenne, mais tout entier 
aux sollieitudes et aux labeurs d'un ministère entravé de toute part, à 
une époque où tout un passé s'écroule et où lui-même consacrera la 


BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 531 


+ 


déchéance de la race du grand Clovis en sacrant le chef de la seconde 
dynastie. 

Dans un dernier chapitre : Le Martyre, nous revoyons le saint se 
faisant de nouveau apôtre et missionnaire pour achever la conquête 
évangélique de la France, et couronnant par un glorieux et fécond mar- 
tyre les grandes œuvres de sa vie si bien remplie. | 

En parcourant le livre de M. Kurth, l'on admire ce que peut la foi 
dans les hommes, et, en fermant ce livre, l'on reste sous l'impression 
d’un grand et réconfortant spectacle, d'une jouissance dont il serait in- 


juste de ne pas savoir gré à l’auteur. | 


| Fr. Rémi De BouLzicourr. 


* 
+ + 


L'EGLISE ET LA CONQUÈTE DE L'ANGLETERRE. LANFRANC, moine 
bénédictin, conseiller politique de Guillaume le Conqué- 
rant, par M. l’abbé Elie Longuemarre, ancien élève de 


l'Ecole des Hautes-Etudes. Caen, chez Jouan, et Paris, 
Champion, 1902 petit in-8°, de XIX-225 pages. 


Si la figure de Lanfranc s'éclipse un peu derrière le profil de saint 
Anselme qui du reste ne fut que son élève et son successeur, il ya 
tout de même plaisir et utilité à étudier la vie de ce grand moine du 
XI°* siècle, successivement abbé du Bec, abbé de l'abbaye aux hommes 
à Caen, archevêque de Canterbury, réformateur du clergé d'Angleterre 
conseiller politique du Normand Guillaume Le Conquérant. Il est une 
des personnifications de son époque, et l’on aime à s'imprégner de la 
lumière rayonnante qui jaillit de ce héros. 

Le travail de M. L. est excellent et consciencieux. L'auteur a con- 
sulté tous les documents utiles. Une excellente bibliographie placée 
en tête et à la fin du volume en fait foi. Peut-être un érudit pourrait- 
il ajouter quelques nouvelles références, par exemple la Revue histo- 
rique, 1881, tome XXX,p. 329-382, le Dictionary of national biography, 
1892, tome XXXII, p. 89. Dans le cours du volume, du reste, le lec- 
teur s'aperçoit que M. L. connaît d'autres travaux relatifs à son sujet 
qui ne sont pas mentionnés dans la première bibliographie. 

Îl est à noter que Bérenger ne se contenta pas de parler contre Lan- 
franc. Il écrivit contre lui. Son plaidoyer a été édité pour la première 
fois à Berlin. En voici le titre complet : Berengarii Turonensis quae 


\ 


532 BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 


supersunt Lam edita quam incdita typis expressa moderante Augusto 
Neandro, theol, dr. et prof. in univ. Berol. consist. reg. ass. cet. Tom. I. 
Berengarti Turonensis de Sacra Coena adversus Lanfrancum liber pos- 
terior e codice Guelfcrbytano primum ediderunt A.F. et F. TH. Vis- 
cher. Gum appendice emendationum e cod. ms. Berolini, 1834. Haude 
et Spener (in-8° de VIIT-200 p., plus 12 p. non numérotées). Cf. Rev. 
des quest. hist. juillet 1876, p. 115 et suiv. 

Cet acte de Lanfranc d'avoir préservé la Normandie des erreurs de 
Bérenger ‘Cf. B. Hauréau, et non Ilarréau, p. 194) n'est pas un des 
moindres fleurons de sa couronne ‘ 

La vie de Lanfranc par le chantre Milon Crespin et la chronique- 
journal du candide Eadmer — le Salimbene des Bénédictins — semblent 
être les bases principales du livre de M. L. On le lira avec beaucoup 
d'intérêt, même après la biographie écrite par M. Crozals en 1877. 


Fr. Usazp d'Alençon. 


M Lovuis D'AQuiN évèque de Séez (1667-1710) par M. l'abbé 
L. V. Dumaine, vicaire général de Séez. Paris, Vicet Amat, 
1902, grand in-8° de X-692 pages, avec 22 planches. 


Dans sa lettre à l'auteur, M8" Bardel fait justement remarquer que 
ce volume est « un livre de patiente et large érudition, un livre ‘de 
critique historique dont les pages nous montrent dans sa pleine lu- 
mière une grande figure d évêque qui resta trop longtemps voilée, et 
un livre de doctrine où l'auteur est amené par son sujet à toucher les 
points les plus importants du dogme de la grâce. » C'est aussi « l’his- 
toire d'une âme » et non d'une âme vulgaire. 

Né le 20 mai 1667, à Paris, presque sur les marches d'un trône, le 
jeune Louis d'Aquin a pour marraine la reine elle-même et pour par- 
rain le prince de Condé. Îl est le neuvième enfant du médecin du roi. 
il compte dans sa parenté le fameux linguiste Philippe d'Aquin, et 
naturellement on le destine à embrasser une carrière ecclésiastique. 
Un cadet de grande famille n'avait guère alors autre chose à faire. Il 
est nommé à dix ans abbé de Saint-Serge et de Saint-Bach d'Angers 
(le 2 septembre 1678) au lieu et place de son frère Antoine, devient plus 
tard agent général du clergé, reçoit la consécration épiscopale en 
1698, et se trouve, dès la veille de son sacre, évêque sans évêché, parce 


BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 533 


que son oncle Luc, quia démissionné en sa faveur, retire sa parole 
et veut garder son siège de Fréjus. 

Cet événement valut à la ville de Sées la possession d’un prélat dis- 
tingué, pieux, tout entier à sa charge. 

Et l’auteur nous fait suivre son héros, peu mélé d’ailleurs à la vie 
publique ; nous l’accompagnons ainsi dans ses voyages aux conciles 
provinciaux, à la Trappe près de l’abbé de Rancé; nous participons à 
l'administration de l'évêque, à ses soucis au sujet de l'enseignement 
et de l'éducation, à ses visites dans le diocèse, chez les religieux, dans 
les hospices. En 1705, Fénelon l'accuse de jansénisme, (Cf. Œuvres, 
édit. Feller, tom. XII, p. 596). Louis d'Aquin-avait défendu de mettre 
au bas d'une statue de la sainte Vierge cette inscription : #lagellrn 
Jansenistarum! L'esprit conciliant qu'il était n'aimait pas voir se 
greffer sur les querelles de doctrines des questions de personnes. 
Or dans le cas présent, il ne s'agissait pas de condamner l'erreur, 
Et M. D. n'a pas de peine à venger l'évêque qui n’était ni Janséniste, 
ni quiétiste, mais bien catholique de la plus belle eau. Pourtant, on 
ne peut nier qu’il ait eu trop de sympathies pour quelques jansénistes. 
Et c'est là la raison des racontars fidèlement recueillis par le P. Léo- 
nard de Sainte-Catherine, la raison de la brouille de l'évêque avec cer- 
tains jésuites. 

C'était d'ailleurs un digne homme, un lettré et un artiste. C'était 
aussi un timide, un délicat, une âme candide, cependant virile etforte. 
On sent même en lui l'homme facilement porté à la violence. Les ti- 
mides sont ainsi faits qu'ils deviennent autoritaires quand ils veulent 
sortir de leur réserve habituelle. Mais peut-être, à cette époque, un 
évêque pouvait-il gouverner ses prêtres avec une verge de fer. 

On lit vite et avec intérêt les vingt-et-un chapitres consacrés à cette 
biographie. Ils sont pleins de détails, et le lecteur sent que ce volume 
a été écrit con amore, que l'auteur na voulu faire grâce d'aucun ren- 
seignement, d'aucune anecdote. Et il a eu raison. Même au chapitre 
septième, il eut pu ajouter les relations de l'évêque de Sées avec Île 
collège fondé à Angers en 1424, à l'hôtel de Bueil, en vertu d'un tes- 
tament du G. Langlois, autre évêque de Sées, daté de 1404. Alexandre 
Sennegon en avait été le chapelain au moins de 1694 à 1697. Tout n'al- 
lait pas à souhait dans ce collège, à la fin du XVII: siècle. 

En 1709 le 1° août, Louis d'Aquin donne commission à François 
Babin (1651-1734) pour le visiter. L'évèque dans ce document prend 


le titre de superior collesii de Breil in nniversttate andesuvensi, L'acte 


534 BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 


est daté de Sées, in palatio nostro, (bib. d'Angers, cat. Lemarchand, 
ms. 1030, f. 94). Dans la supplique qui motiva, sans doute, cette dé- 
marche épiscopale, le sieur Jean-Baptiste Durand, estime qu'il ya 
40001. de réparations tant au collège qu'aux maisons du bas de la 
cour ; la closerie du petit Bueil doit être rebâtie à neuf et replantée 
de vignes. La dime de Martigné-sous-Daon, arrentée 22 1. au curé de 
la paroisse, n'est jamais versée ; il y a une taxe sur le collège de 13001 
à raison du sixième denier, etc. Enfin le doyen et les autres priuci- 
paux des autres collèges, surtout celui de l'Oratoire, usurpent les droits 
du principal du collège de Bueil depuis 1699. 

L'enquête se fit, mais le collège ne devint guère plus prospère. Il 
était disparu dès avant la Révolution, ou du moins on ne trouve plus 
de trace de son existence. Ce ne fut pas la faute de l'évèque d'Aquin. Il 
était très zélé pour les écoles et les collèges. Les règlements qu'il 
publia (M6 L. d'Aquin, p. 297, 298) en font foi; ils sont dignes d ètre 
notés spécialement. | 

C'est le 17 mai 1710 que M de Sées passa de cette vie à une meil- 
leure. Il n'avait que 43 ans. Le gardien des capucins d'Alençon, le 
P. Benoît de Rouen, prononça son éloge funèbre (in-12 de 44 pages, 
Alençon, Augereau, 1710). | | 

Les sources les plus autoriséesgpnt fourni à l'auteur la trame de son 
récit : la bibliothèque nationale (indiquée quelquefois par distraction 
sous le nom d'archives nationales notamment p. 27, 29, 246, 518, 520), 
les archives du Vatican, d'Alençon, de l'évêché de Sées, et surtout le 
manuscrit de Sennegon que M. D. suit pas à pas. Mais est-il bien 
certain que Marguerite de Lorraine soit quelquefois venae à Angers 
(p. 406)? C'est à la cour d'Aix que son grand-père l'éleva j'1squ'en juillet 
1480. Au ch. XF, n'y a-t-il pas aussi confusion à propos des Clarisses 
entre les converses de l'intérieur, et les converses de l'extérieur. Ce 
sont là des détails. Quant à la bibliothèque de Ms' d'Aquin, M. D. cor- 
rige avec raison Odolant-Desnos. Cette bibliothèque resta en etfet à 
l'évêché de Sées jusqu'en 1730. A cette date, elle fut recueillie, au moins 
en partie, par l'évêque de Grenoble (Cat. des manuscrits des bibl. de 
France. Paris, Plon, tom. VII) Jean de Caulet, en particulier acheta 
plusieurs manuscrits. Le catalogue de la bibliothèque de MF de Turgot 
qui contenait les livres de son prédécesseur, fut publié en 1730 par . 
Gabriel Martin (Paris, in-12), 

D'après une note manuscrite, conservée sur l’exemplaire de l'{mago 
de Rancé de la Bibliothèque nationale (L n* 46955. Réserve), ce 


BULLETIN D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE 535 


même ouvrage fut imprimé en français seulement, « la même année 
[1701], même format, mêmes caractères, 27 pages ». 

Le portrait de l'abbé de la Trappe sous forme d'épitaphe est posté- 
rieur à l’/mago. Il a pour titre : Récit abrégé des principales circons- 
tances de la vie et de la mort de M. de Rancé, abbé de lu Trappe en 
forme d'épitaphe pour étre mis en trois tables autour d'un oratoire qui 
est sur sa tombe... À Rouen, chez François Vaultier, rue aux Juifs. 
M. DCC. IV. Avec permission, in-8° de 36 pages. L'approbation est 
d'Auvray, pénitencier de Rouen et datée du 5 juillet 1704. (Bib. nat. 
L. n° 16961). 

Il est à noter aussi que la relation de la mort de l'abbé de Rancé 
n'est pas une peinture fidèle de cet événement. Le P. Dorothée qui 
assista continuellement son supérieur, en conteste l'exactitude. (Arch. 
nat. L. 744, n° 1.) 

La bibliothèque de Rouen contient enfin plusieurs serments des 
évèques de Sées, en particulier de Louis d'Aquin (1699). Ms. 1405 
(Y. 27) p. 193-230. 

L'importance particulière du livre de M. Dumaine, et cette impor- 
tance est très remarquable, c'est de montrer pièces en main quel est 
à cette époque (1698-1710) l’état spirituel d’un diocèse en France. 
M. D. a fouillé, avec une patience digne d'éloges, les papiers de l’évé- 
ché de Sées, et c'est une véritable gerbe d'érudition qu'il en a rap- 
portée : relations de l'évêque avec ses prêtres et ses communautés, des 
ecclésiastiques avec les populations, pratiques religieuses des fidèles, 
usages des paroisses, fréquentation des sacremenuts, confréries de cha- 
rité et de dévotion, liturgie, piété, bienfaisance, tous ces points et 
d'autres encore sont éclaircis et développés, et l'écrivain futur qui 
voudra exposer l’histoire de la piété trouvera là plus d'un utile ren- 
seignement. . | 

De nombreuses gravures enrichissent le volume, entre autres, deux 
portraits de Louis d'Aquin, et des vues d'Alençon, de Sées, d'Argen- 
gentan et de Falaise. 

Fr. UpBazp d'Alencon. 


A TRAVERS LES REVUES 


DERNIÈRE NOTE SUR LE SAINT-SUAIRE — ARGUMENT 
DÉCISIF — LES CONGRÉGATIONS EN FRANCE — DÉ- 
CRETS LITURGIQUES. 


Depuis la fameuse photographie du Suaire de Turin faite en 1898 
par le chevalier Pia, depuis surtout la publication du livre de M. Vignon, 
les articles, concernant l'authenticité de la célèbre relique, ne cessent 
de succéder aux articles, les livres aux livres. Et l’efflorescence de 
toute cette littérature sindonnienne {qu'on me passe ce néologisme\ a 
son point de départ dans le fait photographique lui-même, dans le fa- 
meux négatif, de M. Pia : le suaire a donné comme épreuve une image 
plus nette, plus blanche, plus vraie, disait-on, que le positif mème, 
comment expliquer ce miracle,.cette merveille de physique ? Les uns, 
avec M.Loth, on s'en souvient, firent intervenir la main toute puissante 
de Dieu ; ce fut la première solution, Depuis le livre de M. Vignon, 
tous les tenants de l'authenticité s'étaient ralliés à l'explication du sa- 
vant préparateur de la Sorbone. 

Persounen'eut l'idée, sinaturelle pourtant, de metre en doute /a réalité 
même du fameux négatif. Seules les Etudes Franciscaines eurent cette 
prudence ou plutôt cette audace. En juin 1901 elles exposaient, par la 
plume de M. Lajoie, comment un négatif peut se transformer en positif 
durant l'opération photographique même par surexposition ; c'est-à-dire 
Lorsque le temps de pose a été trop prolongé. Cette hypothèse semblait 
pouvoir s'appliquer au cas de M. Pia, puisque la pose avait duré 20 
minutes. 

En juillet dernier, nous avions apporté dans les mêmes Etudes Fran- 
ciscaines un document établissant le bien fondé de l'hypothèse de 


L 


M. Lajoie ; et nous avions insisté à notre tour sur les fantaisies (1) aux- 


(1) Cette expression a eu Île tort de scandaliser le rédacteur de l'Amnt du 
Clergé, partisan, malgré et contre tout, de l'authenticité. Ilest vrai qu'il 
déclare ingénument ne rien connaître aux choses de science. Cela lui 
donne, nous en conveuons, plus de liberté pour frapper à droite et à gauche 
sur {OuS Ceux qui n'oul pas sa sereine confiauce. 


A TRAVERS LES REVUES 53/ 


quelles se laissent aller parfois les photographes et la photographie. 

Il y a quelques jours, en parcourant un livre nouveau : Le Saint- 
Suaire de Turin et la photographie du Christ, par M. Santini de Riols, 
nous avons découvert un autre document, décisif celui-là, qui établit la 
vérité de notre thèse. Nous avons publié ce document avec les conclu- 
sions quis'en dégagent, dans l'Echo du Merveilleux (1 novembre der- 
nier). Nous en reproduisons ici un court extrait afin de tenir nos lec- : 
teurs au courant de cette dernière phase de la discussion, 

Dans notre article de juillet, nous disions que la fausseté du prétendu 
négatif serait suffisamment démontrée s il était établi que, sur le suaire, 
la main gauche du Christ repose sur la droite. Et pour établir ce fait, 
nous avions apporté le témoignage des Clarisses, dans la description 
qu'elles nous ont laissée de cette relique en 15:34. 

« Mais les documents ne sont pas comme le bon vin (1) ; en veillis- 
sant ils perdent de leur valeur aux yeux d'un grand nombre, Or la des- 
cription des Clarisses date de trois siècles et demi. Peut-on s'y lier 
encore. Et puis le suaire n'aurait-il pas été par hasard photographié à 
l'envers ? La doublure cousue par les Clarisses et renouvelée par une 
princesse de Savoie au siècle dernier s'opposait bien un peu à pareille 
hypothèse ; mais cette solution parut cependant préférable, et M. Cho- 
pin (2), approuvé par M. U. Chevalier, se hâta de la faire sienne dans 
une brochure : Le suaire de Turin photographié à l'envers. 

Un moyen bien simple de résoudre toutes ces difficultés existait 
assurément. C'était de voir sur le suaire lui-même si la main gauche 
est vraiment croisée sur la droite. 

Nous le demandions à la fin de notre article cité plus haut. 

Hélas ! on sait que la Maison de Savoie se refuse obstinément à tout 
examen. M. Vignon, appuyé des recommandations de M. Waldeck- 
Rousseau lui-même, paraît-il, a vu sa demande rejetée. Beaucoup en- 
core ont regardé cette réserve comme uu aveu, mais on aurait voulu 
une preuve par les faits. 

Enfin cette preuve par les faits, nous la possédons, c'est le document 
suivant, c'est-à-dire la description attentive du suaire faite au moment. 
de l'ostension mêime de 1898 et par conséquent au moment où Île 
suaire a été photographié. 


(1) Nous donnons ici Le texte paru dans l'Echo du merveilleux. 

(2) Dans L'Echo du Merveilleux nous avons à tort attribué cette explication 
à M. de Mely. Celui-ci a composé Le Saint Suaire de Turin est-il authen- 
tique ? chez Poussiel sue, 


538 À TRAVERS LES REVURFS 


Cette description, faite d'après un examen minutieux, scientifique, 
ne laisse plus subsister aucun doute ; et elle est d'autant plus impar- 
tiale qu'elle a été donnée au moment où le problème actuel n'existait 
pas encore, et par un partisan de l'authenticité. 

Voilà le passage de la description qui nous concerne : 

« Les empreintes du corps, dit ce témoin oculaire de l’ostension de 
1898 (1), sont tracées entraits légers, de couleur brune tirant sur le 
rouge ; mais, si on y fixe attentivement les yeux en S'aidant d'un micros- 
cope, en regardant de différents côtés, à des heures différentes et sous 
une lumière différente aussi, on peut les apercevoir sans peine... Au 
côté se voit la plaie de la lance... Le bras gauche est replié sur le droit : 
les mains croisées, non pas placées l'une sur l’autre, descendant jusqu'en 
bas du ventre et les plaies y apparaissent nettement. » 

À cette description nous n'ajoutons point de commentaires ; elle dis- 
pense de tout examen postérieur du suaire lui-même. Cet examen 
d'ailleurs serait moins concluant ; car, diraient les gens défiants, de- 
puis 1898, n'aurait-on pas eu le temps de retourner l'image pour faire 
apparaître le bras droit recouvrant le gauche, selon les besoins de la 
cause ? 

Concluons : Sur le suaire photographié, la main gauche est posée sur 
la droite. Dans le prétendu négatif la même disposition est observée, 
Donc ce prétendu négatif est une fable, il est un positif vrai et authen- 
tique (2). | 

Erreur donc le livre de M. Loth, basé sur la réalité de ce prétendu 
négatif ; erreur le livre de M. Vignon, erreurs tant de livres et articles 
appuyés sur le mème point de départ. 


(1) Semaine religieuse de Se:nt-Dié, 1898, p. 86. 

(2) Les partisans du suaire photographié à l'envers diront peut-être main- 
tenant que c'est la photogravure qui a été faite à l'envers. Et ils trouveront 
‘ dans cette distraction de l’ouvrier l'explication du flou, des tons indécis de 
l'image, Une erreur de ce genre suffirait, nous le savons, à expliquer l'inter- 
version de la droite et de la gauche. Si en eflet vous regardez un cliché à 
l'envers, vous y verrez les mèmes tons de l'image, mais les côtés symé- 
triques seront intervertis. 

Cette solution ne saurait ètre appliquée ici pour plusieurs raisons : d'a- 
bord on ne peut attribuer gratuitement une telle distraction à l’ouvrier ; 
ensuite comment justifier {a méme distraction chez tous ceux qui ont fait la 
méme reproduction? Enfin les positifs donnent par contre-épreuve la garan- 
tie que le fac-simile du cliché est exact: ils présentent avec lui eu effet 


toutes Îles Oppositions voulues de tonus el de, symétrie. 


À TRAVERS LES REVUES 539 


La cause de toutes ges erreurs c'est la photographie, l'infaillible, la 
véridique photographie. C'est elle qui a joué ‘ce’ vilain tour à tant 
d'auteurs et de savants. 

Puisque fable il y a au-dessous de toutes ces discussions, tirons-en 
la morale : | 

Quand on vous présentera un fait d'apparence merveilleuse à expli- 
quer, avant de chercher une interprétation et une solution, commencez 
par constater la vérité du fait lui-même, de peur qu'il ne soit erreur ou 
mensonge. oo 

On s'est beaucoup moqué de ces docteurs du Moyen-Age, qui insti- 
tuèrent maintes discussions savantes pour expliquer la présence d’une 
dent d'or qui avait poussé, assurait-on, à la mâchoire d'un nouveau- 
né. Après de longs débats, quelqu'un eut la fantaisie d'aller vérifier le 
fait ; il trouva que la dent d'or était une fable. 

Notre temps de rigoureuse observation, de minutieuse critique et 
d'analyse scientifique n'aura désormais rien à envier au Moyen-Age. 


* 
+ » 


Au mois de mai dernier, le 28, Léon XIIT, dans son zèle infatigable, 
a voulu élever encore une fois la voix. Dans une encyclique, De sunc- 
tissimä Eucharistiä, après avoir rappelé les encouragements prodi- 
gués, pendant son pontificat, aux zélateurs du culte eucharistique 
instituts, confréries, congrès, choix de saint Pascal Baylon comme 
patron, il expose avec une grande hauteur de doctrine les bienfaits qui 
découlent de l’adorable Sacrement de l'autel. Il est la source de la vie 
pour l’homme et la société, il estle miracle des miracles, il est le re- 
mède des passions, le gage de la résurrection future, par lui s'allume 
la charité, par lui s'établit l'égalité, et le lien de l'unité entre les 
hommes. Îl recrée les âmes souffrantes elles-mêmes au milieu des 
flammes expiatrices. Après cet exposé, le Souverain Pontife convie 
tous les fidèles à recourir à cette source de vie et il s’afflige de la voir 
trop désertée. 11 termine en invitant les pasteurs et les fidèles à renou- 
veler leur ardeur et à étendre de plus en plus le culte eucharistique. 

Le 30 octobre, à l'occasion de l'institution de la Commission des 
Etudes bibliques, le Saint-Père a publié une nouvelle Encyclique, où 
il donne ses directions aux membres de cette Commission. Il re- 
commande spécialement l'étude de la philologie, des langues orien- 
tales, des anciennes formes de l'écriture et des anciens textes: il veut 


540 À TRAVERS LES REVUES 


qu'on subordonne les conclusions de l'herméneutique et de la critique 
modernes aux enseignements traditionnels de l'Eglise ; il demande que 
toutes les découvertes scientifiques, susceptibles d’apporter quelque 
lumière pour l'interprétation des Livres-Saints, soient recueillis avec 
soin. Nous reviendrons sur cet important document dans nos prochaine 
articles d’Écriture-Sainte. 

Parmi les événements concernant l'Eglise de France, le plus remar- 
quable est la courageuse pétition des 74 évêques de ce pays adressée 
aux députés et sénateurs en faveur des Congrégations. Cinq seulement, 
tout en faisant, de leur côté, des démarches personnelles pour la même 
cause, se sont abstenus de signer cette adresse collective. Cette lettre 
a été déférée au Conseil d'Etat. Mer Touchet, évêque d'Orléans, en a 
pris occasion pour adresser à ses juges sa défense publique, où il se 
justifie, avec une magnifique éloquence, de toute infraction aux lois de 
sa patrie. La Commission chargée d'examiner les dossiers des Congré- 
gations, qui ont posé leur demande, a été nommée le 30 octobre ; elle 
compte 35 membres, tous de la gauche ; elle a élu pour président 
Buisson et pour secrétaire Rabier. 

Ilest inutile d'exprimer ici nos préoccupations et nos craintes. Mais 
au moment où nous préparions ces notes, l'Eglise nous faisait lire au 
bréviaire l'Evangile du 4° dimanche après l'Epiphanie, renvoyé pour 
le 2 novembre, C'est le récit où saint Mathieu montre les apôtres dans 
unc barque avec le Sauveur. Îls sont assaillis par une tempête au 
milieu de la mer. Et Jésus dormait, ipse vero dormiebat.. Les disciples 
courent vite à leur Maître, et ils l'éveillent : Seigneur, sauvez-nou:. 
nous périssons, Et Jésus se lève, il commande à la tempête, et les flots 
s apaisent. Nous avons fait de ces paroles une application bien natu- 
relle à nos épreuves présentes. Nous n'attendons point un miracle 
aussi prompt. Îl y aura sur notre petite barque des voiles déchirées, 
des mats brisés, le petit butin pris à la pêche après de longs efforts 
sera rendu aux flots. Mais nous ne doutons point du salut final, car 
nous avons appelé le Maître à notre secours. Il s'éveillera sans nul 
doute ; mais il a sou heure. 

En attendant nous continuerons de prier et surtout de nous montrer 
dociles à toute parole qui sortira de la bouche de notre Chef. Au dire 
du Sauveur, en effet, c'est moins l'homme de prière que l’homme d o- 
béissance, de discipline qui obtient victoire, et mérite de trouver 
entrée et de garder sa place dans le royaume de Dieu, qui est 
l'Eglise. 


A TRAVERS LES REVUES sal 


* 
CE 


Plusieurs décrets intéressants ont été rendus par la Congrégation 
des Rites. Occupons-nous d'abord des causes de Béatification et de 
canonisation : 

Le 18 mars 1902 un décret constate la validité du procès apostolique 
et de non cultu dans la cause de nos martyrs d'Abyssinie, Agathange 
et Cassien. 

Le 17-19 juin de cette année, un autre décret, approuvé par leS. 
Pontife, a autorisé la reprise de la cause de Canonisation du B. Félix 
de Nicosie. 

Le 22 avril précédent avait été désignée également la Commission 
pour l'introduction de la cause des martyrs du Tonquin, Jérôme Her- 
mosilla, Valentin Berrio-Ochoa, Pierre Almato de l'Ordre de Saint- 
Dominique, et Joseph Khang, indigène. 

Le même jour a été rendu un décret pour la confirmation du culte de 
la servante de Dieu, Eurosie, vierge et martyre, qui vécut en Espagne 
au VIII siècle. 

Un décret semblable a été rendu le même jour en faveur de la ser- 
vante de Dieu Hève, récluse de Liège au XIIT° siècle. | 

Le 17 juin un autre décret semblable a été accordé en l'honneur de 
22 évêques et de 3 abbés de la primitive Irlande ; Ve sont : Albert, 
Asicus, Carthagus, 2 Colman, Conleth, Declan, Edan, Eugène, Facha- 
nan, Fedlimin, Finbarre, Flannan, Jarlath, Kiran, Laserian, Macani- 
sius, Macartin, Muredach, Natheus, et Otteron, évêques ; Coemgenus, 
Congallus et Finian, abbés. 

Le même jour a été formulé le décret d'introduction de la cause de 
Béatification ou déclaration du martyre pour les 8 missionnaires jé 
suites, mis à mort en haine de la foi en Abyssinie au XVII° siècle. Ce 
sont les PP. Apolinaire de Almeida, évêque, Ilyacinthe Franceschi, 
François Ruiz, Abraham de Georgiis, Gaspar Paez, Jean Pereira, Louis 
Cardeira et Bruno Bruni, prêtres tous les sept. 

Décrets liturgiques ct réponses. — Le 18 avril 1902 la S. Congréga- 
tion a répondu sur une question exposée devant elle qu'à la messe 
avec encens, selon le rite des capucins, un simple clerc pouvait remplir 
le rôle d’assistant et encenser le chœur, sans pouvoir toutefois essuyer 
le calice. | 

Le 28 avril 1902 a été rendu un important décret concernant les 
messes des morts, nous allons le transcrire tout entier. 


542 A TRAVERS LES REVUES 


EL. — Privilegium circa missas de Requie concessum sacellis sepul- 
chreti ex decreto n. 3903 (1) diei 8 junii 1896 et ecclesiæ vel oratorio 
publico ac principali ipsius sepulchreti ex decreto n. 3944 (2) die 
12 janv. 1897 ad 1°®, favetne etiam sacellis, ecclesiis et oratoriis pu- 
blicis sepulchreti in quo olim cadavera sepeliebantur, quod sepul- 
chretum tamen hodie quacumque ex causa derelictum est ita ut defuncti 
in co non amplius sepeliri soleant ? 

[TL — Præfatum privilegium favetne etiam ecclesiæ parochiali, que 
circum Jacens habet cæmeterium, quum in casu ecclesia parochialis 
revera evaserit ecclesia sepulcreti ? 

I. — In anniversariis stricte sumptis laïcorum quæ fundata sunt 
extra diem vere anniversariam ab obitu vel depositione, potestne sumi 
Oratio « Deus indulgentiarum Domine ? » 

VS. 0 GS & He . Le 4 à D 

V. — In ecclesiis ad chorum non obligatis plures missas habenti- 
bus in die commemorationis Omnium Fidelium Defunctorum, debetne 
esse una saltem Missa cum cantu de commemoratione Omnium Fide- 
lium Defunetorum, an omnes possunt esse lectæ ? 

VI. — Quænam Missa de Requie sumenda est in ecclesiis unam 
tantum Missam habentibus, quando in die Commemorationis Omnium 
Fidelium Defunctorum occurrit alicujus defuncti dies depositionis ? 

VII. — Ex Decreto n. 3944 diei 12 jan. 1897 ad 3, et 3 Apr. 1900 
ad 3et-iin una Ficen., missæ privatæ die vel pro die obitus seu depo- 
sitionis in ecclesiis et oratoriis publicis fieri permittuntur, si in iisdem 
etiam fiat funus cum missa exequiali cum cantu servatis servandis. 
Quæritur : an funus cum Missa exequiali in cantu fieri debeat etiamin 
oratoriis semipublieis, ut fieri. inibi possint præfatæ Missæ lectæ de 
Requie ? 

VII. — Juxta præfatum Decretum diei 3 Apr. ad. 3 et4in una 
Vicen. in oratorits privatis Missæ, quæ ibidem legi permittuntur Po$ 


(1) Voici ce décret : In quolibet sacello sepulchreti rite erecto et erigendo. 
missas quæ celebrari permettuntur posse esse de requie diebus non impt- 
ditis a festo duplici {æ vol 2% classis,a dominicis aliisque festis de prættpto 
servandis, nec non a feriis vigiliis, octavisque privilegiatis. 

(2) Voici ce décret : Privilegium circa missas lectas de requie, ex detreto 
concessum (n° 3903 ibi supra) sacellis scpulchreti, favet sive Eccles 1? vel 
oratorio publico ac principali ipsius sepulchreti, sive aliis ecclesis® vel 
capellis extra cæmeterium subter quas ad legitimam distantiam alicujus 
defuncti cadaver quiescit, 


ou 


À TRAVERS LES REVUES 543 


sunt esse de Requie præsente cadavere in domo. Quæritur : Utrum hæc 
præsentia intelligenda sit de præsentia non solum physica sed etiam 
morali in domo quatenus ex gravi causa ex. gr. ob contagiosum mor- 
bum-cadaver vetatur haberi in domo ? | | 

IX. — Ex decreto generali N° 3755 diei 2 Dec. 1891 Missam exe- 
quialem solemnem impediunt Festa duplicia 1. classis solemniora, sive 
universalis Écclesiæ sive Ecclesiarum particularium ex præcepto Ru- 
bricarum recolenda. Quæritur : Utrum hæc ultima verba intelligenda 
sint tantum de Festis fori recolendis cum feriatione ex parte fidelium vel 
etiam de Festis chori sine feritatione qualia sunt. e. g. anniversarium 
Dedicationis propriæ ecclesiæ, Festum patroni regionis, diæcesis aut 
loci, quæ non ubique recoluntur a populo ? | 

X. -- Quæritur : Utrum Missa de Requie cum cantu, quæ ex præfato 
decreto generali N° 3755 ad HIT, « celebrari potest pro prima tantum 
vice post obitum vel ejus acceptum a locis dissitis nuntium die, quæ 
prima occurrat non impedita a Festo 1 et 2 classis vel Festo de præ- 
cepto », cantari possit Feria IV Cinerum, Vigiliis Nativitatis Domini e! 
Pentecostes Feria IV, V, VI et Sabbato infra octavas Paschatis et Pen- 
tecostes, quum licet hæ dies neque Festa sint de præcepto neque Ri- 
tum { vel 2 classis haheant, excludunt tamen eadem Duplicia 1 classis. 

XI. — Quæritur : 4. An in Missis de Requie, ;quæ, abstrahendo a 
Missa exequiali solemni aliisque occasione hujus lectis, in semidupli- 
cibus et simplicibus occurrentibus ab obitu usque ad depositionem 
alicujus fiunt cum vel sine cantu, adhibendum sit idem formulare ac 
in die obitus seu depositionis. — 2. An idem dicendum sit etiam 
respectu Missarum quæ celebrantur in biduo post factam ob gravem 
causam sepulturam, si occurrat semiduplex vel simplex ? 

XII. — In decreto no 3822 diei 3 apr. 1894, disponitur « at dum 
corpus Episcopi diæcesani defuncti, suis indutum vestibus, in propriæ 
ædis aula majori publice et solemniter Jjacet expositum, Missæ in suf- 
fragium animæ ejus per totum mane celebrari valeant is omnibus ser- 
vatis, etc. » Queritur : An hæc dispositio necessario intelligi debeat 
de Missis de Requie pro Defuncto Episcopo diæcesano inibi celebran- 
dis, idque, nullo habito respectu ritus aut solemnitatis diei, quæ cele- 
brantur, sive sit duplex majus aut minus sive classicum vel Festum 
solemne ? 

XII. — Expositio Sanctissimi Sacramenti publica seu solemnis 
quæ fit de licentia ordinarii potestne fieri etiam cum pyxide collocanda 
in throno tabernaculi ? 


EU A TRAVERS LES REVUES 


XIV. — Expositio Sanctissimi Sacramenti privata, et minus so- 
lemnis, quæ fit cum pyxide intra tabernaculum, ostiolo patefacto, si sit 
permanens et ex causa publica impeditne Missas de Requie ? 

XV. — Sacerdos obligatus sive ex fundatione, sive ex stipendios 
accepto ad celebrandam Missam pro uno vel pluribus defunctis satis- 
fecitne suæ obligationi applicando pro iisdem defunctis Missam officio 
diei conformem in semi duplicibus aliisque diebus Missas quotidianis 
de Requie permittentibus, vel tenetur dictis diebus celebrare Missam 
de Requie, etiamsi fundator vel dans eleemosynam, Missam de Requie 
expresse non postulaverit nec Missa celebranda sit in altari privilegiato ? 

Sacra porro Rituum Congregatio, ad relationem subscripti secretarii 
exquisita sententia commissionis liturgicæ, omnibusque accurate per- 
pensis, rescribendum censuit. 

Ad I. Negative. 

Ad II. Negative. 

Ad III. Affirmative. 

Ad V. Missam in cantu de commem. Omn. fid. defunct., in casu, 
non esse præscriptam. 

Ad VI. Missa erit ut in die obitus. 

Ad VII. Negative in casu. 

Ad VIII. Affirmative, juxta Decretum 3903 diei 8 junii 1896. 

Ad IX. Negative ad primam partem; 
Affirmative ad secundam, quoad festa localia solemniora. 

Ad X. Negative in omnibus, juxta Decr. gen. n° 3922 diei 30 junii 
1896. $ LIT, n° 2. | 

Ad XI. Ad 1%" et 2%* adhibeatur missa ut in die obitus, seu deposi- 

| tionis. | 

Ad XII. Missæ lectæ, in casu, permittantur ad normam Decreti 
n° 3903, diei 8, junii 1896. 

Ad XIII. Negative juxta decreta. 

Ad XIV. Affirmative, in casu juxta Decretum n° 2390 Versavien, 
7 mail 1786, ad 4. 

Ad XV. Detur Decretuim n° 4031 Plurium Diæcesium 13 junii 1899 
ad IV (4). 

Atque ita rescripsit die 28 Aprilis 1902. 

D. Cann. FERRATA, Præf. 


(1) Dubium IV. Sacerdos cui erogatur eleemosyna ad celebrandam missam 
pro uno vel pluribüs defunetis, aut votivam in honorem alicujus mysterii, 
Beatæ Mariæ Virgins vel sancti, satisfacitne obligationi suæ missam fa- 
cleudo officio contormem eum aliunde petitam missam ritus diei non per- 
mittat, dummodo applicet juxta intentionem dantis eleemosynam ? Ad IV, 
« Atfirmative, sed consultins est ut quantum fiecri possit, intentioni elcemo- 
Synam erogantis satisfiat per missain vel de Requie vel votivam, » 


CR LE CA 


ntemeileqennemenamme apuamens vues nn ride = om w 


. 


À TRAVERS LES REVUES 945 


Le décret suivant a interdit de se servir du gaz sur l’autel pour les 
illuminations. 

Novarcen, 

Usus invaluit in diæcesi Novarcensi ut super Altaribus una cum can- 
delis ex cera confectis lumina er gaz accendantur ad majorem splen- 
dorem obtinendum. Dubitans porro hodiernus Episcopus Novarcen; 
utrum id liceat, à Sacra Rituum Congregatione exquisivit : 

« An super Altari præter candelas ex cera tolerari possit ut habeatur 
etiam illuminatio ex gaz, vel an usus prædictus prohiberi debeat ? » 

Sacra vero eadem Congregatio, ad relationem subscripti Secretarii, 
‘ejusdem modi dubio rescribere censuit : 

Negative ad primam parte ; Affirmative ad secundam. 

Atque ita declaravit et rescripsit, Die 8 martii 1879. 

Ita reperitur in Actis et Regestis secretariæ sacrorum Rituum Con- 
gregationis. In fidem. etc. | 

Ex cadem secretaria, die 16 maii 1902. 


Le même jour l'usage de la lumière électrique sur l'autel a été 
également prohibé. | 

Le 7 mai 1902 une autre réponse très intéressante pour les con- 
grégations de femmes à été donnée. | 

Le décret du 6 août 1737 avait prescrit, pour l'exercice public du 
chemin de la croix, que le peuple resterait à sa place et‘ que le prêtre 
accompagné des clercs suivrait seul le parcours des stations. L'année 
dernière, le 27 février 1901, la Congrégation avait déclaré que dans les 
maisons religieuses d'hommes un des frères pouvait remplir le rôle du 
prêtre et des clercs et présider le chemin de la croix en suivant les 
stations au nom de la communauté. Le 7 mai dernier cette faveur à été 
étendue aux congrégations de femmes. Voici le texte de cette réponse. 

« An loco unius ex fratribus, in domibus religiosarum, una ex 
Sororibus circumire ac sistere in qualibet statione suetasque preces 
recitare valeat. 

S. Congregatio, audito unius ex consultoribus voto, respondit : 
4 ffirmutive. 

Le 27 mai 1901 ont été accordées de nouveau les sanctions ou vali- 
dations nécessaires pour toutes les érections de chemin de croix faites 
invalidement par suite de l'inobservance des règles essentielles con- 
Cernant cette érection. Cette validation porte sur les érections inva- 
lides faites depuis 1894. La période septennaire précédente avait été 
Pareillement validée. Les personnes qui auraient fait leurs dévotion: 
devant de tels chemins de croix invalidement érigés, ne perdront 
donc pas leurs indulgences. 

F. HiLaire de Barenton. 


E. Fe, VI. = 35 


BIBLIOGRAPHIE 


Nota. — L'Œuvre de Saint-François d'Assise se charge de procurer tous les 
ouvrages édilés à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Études 


Franciscaines. 


\ 


Mar n'Huzsr, Nouveaux mélanges oratoires, tomes lIIT et IV, 
Paris, Poussielgue, rue Cassette, 15. 


« Vous assistez à un grand spectacle », disait un jour Ms d'Hulst à 
des jeunes gens, « vous voyez l'esprit humain pousser toujours plus 
loin ses conquêtes partielles ; mais à mesure qu'il s'étend par l'analyse, 
un vagueinstinct l’avertit de se recueillir par la synthèse. » (TIT, p.252). 

À ce travail de concentration des principes peu d'hommes auront, 
en ce siècle, autant coopéré que lui. 

Gentilhomme d'une rare distinction, M* d'Hulst eut, comme prêtre, 
l'intelligence des besoins intellectuels de son temps. Il fut, pendant 
39 ans, le Moïse de la jeunesse pensante du Paris chrétien. 

Lacordaire avait voulu baptiser la Liberté. M®' d'Hulst entreprit de 
baptiser la Science. Le cri de Gœthe mourant servirait bien de devise 
à ses œuvres oratoires : « De la lumière, encore de la lumière ! » 

Les volumes IIl et IV des Nouveaur Mélanges ne sont pas pour di- 
minuer l'opinion qu'on avait du conférencier de Notre-Dame. 

Où trouver plus d'ampleur, plus de clarté, de précision, de sou- 
plesse ? Langue incomparable où l’on ne sait qu'admirer le plus ou de 
la justesse impeccable ou de l'expression ou de la hauteur constante et 
presque irrespirable de l’idée. Le Recteur de l'Institut catholique est 
à coup sûr un écrivain de marque : « ab ungue leonem », A-t-il aussi 
puissamment le souffle oratoire, le « pectus quod disertos facit »? 
« L'éloquence, disait Lacordaire, est fille de la passion. » 

Ne cherchez donc pas en M“ d'Hulst les ardeurs et les fièvres de 
l'inspiration, de l'impétuosité des géniales envolées, des bonds su-. 
perbes d'une âme incapable de se contenir. La flamme peut manquer 
x ses discours, la lumière y resplendit à jet continu. On y trouve rare- 
ment la passion, — celle qui crie, celle qui houillonne, — celle de 


l'oratcur entin., 


BIBLIOGRAPHIE 547 


La mantelletta, correcte et sans manches, du péripatétisme chrétien 
n'a jamais eu le prestigieux éclat de la toge dominicaine drapant magni- 
fiquement la Liberté. Ms d'Hulst est avant tout un écrivain, un docteur. 

[l appartient par sa mentalité, par sa méthode, par son style à cette 
élite intellectuelle des Bautain et des Freppel dont la postérité lira et 
appréciera les écrits avec le charme grandissant d’un criticisme impar- 
tial et satisfait. 

Au témoignage de ceux que sa parole a fait vibrer, Lacordaire, 
comme les vrais orateurs, perd à la lecture ce qu'ajoutait à son verbe 
brûlant le magnétisme du regard, de la voix et du geste. 

Par contre, M" d'Hülst apparaît dans ses livres avec toute la gran- 
deur de son fertile et merveilleux talent. La loi des antinomies régit 
les orateurs et les écrivains, comme elle régit la flamme et la lumière. 
Quiveut sentir la chaleur, se rapproche de la fournaise ; mais qui veut 
admirer l'apothéose du soleil au mont Blanc s'éloigne : le recul est né- 
cessaire à sa contemplation. 

L'éloquence de M: d'Fulst est froide,saine splendide commeles Alpes. 
— « Le style, c'est l'homme ». Sa plume a la trempe, léclat, l'élasti- 
cité d'une lame de Tolède. 

Infatigable épée, bien en main, au service opiniâtre dela philosophie, 
du patriotisme, de la foi. « Le style c'est l'homme ». Et l'homme ici 
est la droiture même, l'atticisme afliné de la race, la science loyale et 
sérieuse sous la maitrise d’une foi profonde, vivace, prosélytique. 
Aussi le beau « cette splendeur du vrai » ne jaillit point dans les œuvres 
de Mr d'Hulst,du choc de la passion sur l'âme ; il monte plutôt du fond 
des choses, il résulte de la grandeur et du nombre des idées. L'âme 
trouve sa sérénité dans sa hauteur. 

La large manière historique de M Freppel revit, chez M6° d'IHulst, 
dans le panégyrique de saint Denis. Athènes, Rome, Lutèce : en trois 
coups d'ailes, l'aigle de la synthèse traverse tout le ciel, d'un bout à 
l'autre de l'horizon. 

Le discours du Centenaire des massacres de septembre est une 
admirable étude sur le rôle du clergé pendant la Révolution. Par une 
exception saisissante, celui de laconsécration del'église de Loigny bat la 
charge d'enthousiasme qui fit à certains moments frissonner l'auditoire. 

Me° d’Hulst aime, comme M#r Pie, ce maitre d'art du sens accom- 
modatice des Saintes Ecritures, à jeter des clartés bibliques dans la 
mêlée des événements qui président aux destinées des sociétés et des 
individus. 


b48 BIBLIOGRAPHIE 


Avec un rare bonheur d'adaptation herméneutique, il sait relever 
la louange posthume des vies les moins extraordinaires. Lisez l'orai- 
son funèbre de Mf' de Briey, le discours prononcé au service de 
M. le Rebours, vous aurez une claire vue du procédé apologétique de 
l'éminent prélat. 

Parlerai-je des six homélies sur la messe du Saint-Esprit ? Elles 
ont le fini de camées artistiquement ciselés. 

Primesautières au premier chef, d'autres allocutions dénoncent une 
merveilleuse facilité d'improvisation. 

Plusieurs discours de distribution de prix ont des pétillements de 
vin de Champagne. L'esprit part et ruisselle. Quel commentaire sagace 
et inattendu du mot de Lafontaine : « Ne t'attends qu'à toi seul. » 

— Quelle délicatesse dans l'art d'aimer les conseils. « L'usage, ce 
tyran qui m'oblige de parler, veut encore que je vous donne des con- 
seils ! Quelle vanité ! Qu'est-ce que les conseils, sinon de l'expérience 
mise en bouteilles ? Elle peut servir à ceux qui l'ont recueilli ; mais 
quand ils la versent aux autres, ceux-ci, la plupart du temps, se 
défient de la drogue et refusent de la boire. » (p. 105 t. IV.) 

— Quelle finesse dans la ‘substitution de l'exorde insinuant à l'exorde 
er abrupto des discours aux étudiants catholiques de Bruxelles ! (p. 21.) 

« Nous vivons dans un temps de révolution. Toutes les règles sont 
méconnues. Ne lisais-je pas hier un recueil de pensées qui contient 
des vers de 14 pieds et au-delà. Il paraît que c'est très beau, parce 
que c'est révolutionnaire. Eh bien, moi aussi, je veux être révolution- 
naire, Au lieu de remercier les aimables organisateurs de cette réunion; 
je veux tout d’abord éclater contre eux en reproches. » 

— Et cette instantanée du reportage contemporain (p. 131) : « On le 
surprend au moment où il va se mettre à table, au moment où il prend. 
son chapeau pour sortir. Que pensez-vous du bi-métallisme ? — Rien, 
Monsieur. — Alors, il me faut votre opinion sur l'antisémitisme. — Je 
ne veux point vous la dire. — Vous ne refuserez pas du moins un 
éclaircissement sur Paris port de mer, ou sur l'école des poètes symbo- 
listes, ou sur les engrais chimiques, ou sur la mission de Jeanne d’Arc. 
— De guerre lasse, notre homme laisse échapper quelques apophtegmes 
et il fait bien, car un prisonuier a toujours le droit de payer sa rançon. 
Le reporter fixe à la hâte sur son calpin ce qu'il a pu saisir d'une expo- 
sition mal venue. Il l'embrouille encore, grâce à sa totale ignorance 
du sujet. Quelques heures après, l'interview flambloie dans les 


colonnes du Journal ! et voila le lecteur bien renseigné ». 


BIBLIOGRAPHIE 549 


Ne dirait-on pas du La Bruyère ? 

— Finissons par cette mordante ironie : 

« Le lecteur ! Ah! c'est lui surtout qu'il faut plaindre. Le malheu- 
reux ! Îl ne peut se soustraire à l'obsession de la feuille à un sou qu'on 
lui crie aux oreilles, qu'on lui met dans la main. Il en achète une, il en 
achète dix, il les lit comme si elles contenaient quelque chose, et, 
quand il les a lues, il ne sait rien, mais il est saturé de mots, enflé et 
pas nourri, comme serait un affamé à qui, en guise d'aliments, on au- 
rait fait avaler plusieurs hectolitres de mousse de bière. » (p. 132.) 

La causticité de l'écrivain est toujours de bon aloi Et, sur sa plume 
le castigat ridendo mores ne laisse pas d’être aristocratique. 

Même, lorsqu'il sert « des radis et des noisettes » (p. 120), Ms d'Hulst 
met le grand couvert et tire des armoires la vaisselle plate. 

Les « amateurs de viande creuse » (p. 109) seront effrayés de l'a- 
bondance d'idées fortes et pleines contenues dans ces deux volumes. 

: Les petits-neveux de M. Homais, ignorants vantards la science, s'en- 
liseront fatalement, « intolérants et aveugles » (p. 297), sur tous les 
terrains où Me d'Hulst poursuit « l'alliance féconde du savoir humain 
qui déchiffre l'énigme de l'univers, et du témoignage divin qui nous 
révèle par delà le domaine de l'expérience le secret de nos origines et 
celui de nos destinées. » 

Mais les hommes sérieux trouveront ici, avec le haut enseignement 
de la raison catholique, le rayonnement d’une des plus belles intelli- 
gences d'un des plus nobles cœurs du XIX* siècle. [ls appliqueront aux 
nouveaur mélanges oratoires de M5" d'Ilulst ce vers du poète : 


« C’est avoir profité que de savoir s’y plaire. » 


P. Léon. 

RÉPERTOIRE BIBLIOGRAPHIQUE DES AUTEURS ET DES OUVRAGES 
CONTEMPORAINS DE LANGUE FRANÇAISE OU LATINE, Suivi d’une 
table méthodique d’après l’ordre des connaissances, par 
l'abbé Elie Blanc, professeur de philosophie aux Univer- 
sités catholiques de Lyon, avec la collaboration de M. Iu- 
gues Vaganay, bibliothécaire des mêmes Facultés. Chez 
Vic et Amat, Paris, prix : 6 francs. | 


Avoir un répertoire complet et pratique de toutes les productions de 
l'esprit en France, durant ces dernières années, quel trésor ne serait- 


550 BIBLIOGRAPHIE 


pas pour le travailleur et surtout pour l'écrivain perdu en province 
loin des bibliothèques des grandes villes. Beaucoup en effet aimeraient 
à écrire, à se faire les collaborateurs des journaux et revues ; un plus 
grand nombre encore aimerait à approfondir certaines parties des 
sciences pour lesquelles ils ont un spécial attrait. Maïs aux uns comme 
aux autres il est nécessaire de connaitre les ouvrages les plus récents 
écrits sur les matières d'étude qu'ils ont choisies. Le livre de M. Elie 
Blanc leur en donnera le moyen. Il faut le reconnaitre, ce livre ne si- 
gnale point tout ce qui a paru en ces dernières années sur toutes ma- 
tières. Il ne s'agissait pas en effet de rééditer Lorenz, ou un manuel 
des libraires quelconque. 

L'auteur a fait un choix spécialement approprié au public lettré chez 
les catholiques. Cet ouvrage serait un bon:guide pour composer la 
bibliothèque d'un grand établissement d'enseignement chrétien ; et il 
serait, à peu près, le catalogue de la bibliothèque dont M. Vagonay est 
le directeur, que nous n'en serions pas surpris. Du reste, dans la 
préface, il est donné comme source bibliographique à une grande 
publication que va entreprendre l'auteur sous le titre de Somme 
des connaissances humaines, Encyclopédie chrétienne et francaise 
du XX° siècle. 

Exposons en deux mots le contenu du livre : deux pages sont con- 
sacrées à donner l'adresse des principaux libraires ; ensuite une pre- 
mière partie de 35 pages indique les principales revues avec leurs prix, 
et l'adresse de leur éditeur. La seconde partie est la plus considérable 
(près de 400 pages) ; là sont rangés par ordre alphabétique d'auteurs, 
les ouvrages jugés dignes de mention. Enfin une table méthodique, 
dressée par ordre des matières, signale de nouveau les mêmes ouvrages 
avec renvoi à la liste précédente. 

Nous ne doutons pas que le public qui travaille et étudie ne fasse un 
bon accueil au livre de M. l'abbé Blanc. Ce livre est un service rendu 


à tous. 
F. HiLaire pe B. 


* 
+ ss 


h 
CORRESPONDANCE DE MG Gay, Lettres de Direction spiri- 
tuelle. Paris, Oudin, 1902. 


On a recueilli de tout ternps la correspondance privée des écrivains 
et des hommes célèbres. Les œuvres destinées au public laissent voilé 
nécessairement tout un côté du caractère : la correspondance jette un 


BIBLIOGRAPHIE . b51 


peu de lumière de ce côté là ; elle dévoile l’intime de l’âme. Quand cette 
correspondance est celle d’un prêtre chargé de diriger une conscience, 
il y a plus : elle n'est pas seulement un miroir où nous contemplons 
les traits intimes d'un génie, elle est encore un tableau tracé de la main 
de ce génie lui-même pour servir de modèle, un tableau que nous 
devons recopier en notre âme ; et ve tableau est plus précis, nous pou- 
vons le dire, que celui à nous présenté par l’enseignement public de la 
doctrine chrétienne. | | | 

L'enseignement lancé du haut de la chaire tombe sur les fidiles pris 
en bloc. Il doit ètre assez général pour s'accommoder à tous les états 
d'âme. L'enseignement contenu dans une lettre de direction, s'adresse 
à une personne particulière, prise dans un état particulier : il est né- 
cessairement plus détaillé, plus adapté. | 

Lorsque cet enseignement est donné par un homme de haute valeur 
intellectuélle, par un prêtre à la piété profonde, on fait bien de le re- 
cueillir : il pourra éclairer les âmes. | 

Les lettres de MS Gay, aujourd’hui publiées, s'adressent, dit la Pré- 
face du livre, à trois personnes de type très différent : « La première 
est une convertie ; mais jusque dans les jours d’égarement, elle avait 
su garder, avec la dignité, une grande élévation d'âme, un. esprit 
curieux, raisonneur ; en même temps, cœur ardent et généreux. » 
« La deuxième est une femme du monde, pleine de bonne Wolonté 
et d’élan, mais dout les belles qualités sont amoindries par une certaine 
mollesse qui lui rend plus difficile le travail humble et persévérant 
de la sanctification ». « La troisième eût souhaité de se consacrer à 
Dieu dans l'état religieux. La délicatesse de sa santé ayant mis 
obstacle à ses desseins, elle vécut dans le monde de la vie mystique 
du Carmel, » 

Au fond de toutes ces lettres, qui forment un gros volume de 446 
pages in-8°, on retrouve la thèse mystique de M# Gay : « La vie chré- 
tienne est le mystère de la vie de Jésus-Christ en nous, et de nous 
en lui, » Mais cette thèse ne reste pas dans le vague ; elle se traduit 
en chaque lettre par un conseil pratique, positif. Je cite : 

« Chaque jour mettez-vous au travail ; reprenant sous l'œil de Dieu 
votre tâche. Renouvelez les résolutions prises et les promesses faites, 
puis souvenez-vous dans la Journée des engagements du matin. Le soir 
voyez si vous y avez été fidèle... Toute cette discipline est utile jus- 
qu'à être presque nécessaire. » | 

On pourrait reconstituer, avec les 200 lettres contenues dansle volume, 


552 BIBLIOGRAPHIE 


tout un traité de spiritualité. Je note au hasard deux passages : l’un sur 
le travail, l’autre sur l’oraison. 

À une mère de famille il écrit: « Ai-je besoin de vous dire 
que vous me faites grande joie en vous montrant à moi, occupée de 
votre ménage, et régulièrement donnée à vos enfants. Vous n’imaginez 
pas comme j'aime à vous voir ainsi, raccommodant des. vêtements et 
rangeant des armoires... Le travail est la loi de notre vie... » 

À la même, il écrit sur l'orafson: Soyez très libre dans votre ma- 
nière de traiter avec Dieu. Tout ce qui est méthode, sujet, texte écrit, 
tout cela n’est qu'un moyen pour l'oraison : ce n'est pas l'oraison elle- 
même.. L'oraison est toute d'union à Dieu dans le cœur à cœur avec 
Dieu. Plus vous y serez simple et enfant, mieux cela vaudra. » 

On le voit, la mystique de Mf Gay que l'on traite si facilement de 
vague, de nuageuse, sait se traduire en conseils pratiques. Ceux 
qui n'en voudraient pas croire ces trop courtes citations, pourront s'en 
convaincre à la lecture des lettres spirituelles de la correspondance. 


F. Dirrupoxxé. 


Le R. P. Hucozin DE Dourzexs ou la Vie d’un Frère Mineur 
missionnaire en Chine au XIX°"* siècle, par L. de Kerval. 
Vanves près Paris. Vic et Amat, Paris. 


Le P. Hugolin est avant tout l'homme du devoir. Un jour de vacances, 
il s'enfuit de la maison paternelle pour étudier sa vocation dans un cou- 
vent d'Amiens. Devenu Frère Mineur, il sent bientôt le désir d'aller 
porter la foi aux nations infidèles, et il part pour la Chine où il meurt 
au bout de 12 années consacrées aux durs travaux de l’apostolat. C'était 
une nature franche, énergique, qu'aucune épreuve ne pouvait abattre. 
[l laisse le souvenir d'un zélé missionnaire et d'un vrai Frère Mineur. 
Le rôle de l’auteur s’est borné, pour ainsi dire, à reproduire Îles 
lettres du P. Hugolin. Simples remarques : les 80 pages d'appendices 
ne paraissent-elles pas trop considérables pour un livre de cette 
dimension ? — On aurait bien fait de corriger les quelques fautes de 
noms échappées dans le travail intitulé Les Frères Mineurs et le 


Drotestantisme. 


l. FuLGENcE. 


BIBLIOGRAPHIE 5.6 


Li 
+ 


- ÜN SAINT 4 LA FIN DU xiIX*® SIÈCLE. Vie et Vertus de Pierre 
Lopez des Frères Mineurs, 1816-1898, par l'abbé Martelli. 


Cet ouvrage prouve qu'il y aencore des saints, à ces bonnes genhs 
qui s’en vont, dodelinant de la tête en étouffant un soupir de pitié et de 
commisération sur notre temps. Si, d'après MS° Dupanloup, le pre- 
mier devoir d'un hagiographe est d'aimer son saint, nul plus que l'au- 
teur n'était à même de nous donner la Vie du P. Lopez dont il fut un 
des nombreux pénitents. Le lecteur, après avoir lu l'ouvrage, s’aper- 
cevra facilement que, bien qu'écrit avec amour « cecy est un livre de 
de bonne foy ». Ce qui fait l’intérêt de ce volume, c'est, hélas ! sa trop 
grande actualité. Chassé d’Espagne, chassé d'Italie, le P. Lopez, 
meurt en exil. Les causes qui amènent l'expulsion des religieux 
de ces deux pays sont bien étudiées, elles sont d'ailleurs toujours 
les mêmes, produisant, la logique le veut, toujours les mêmes effets. 

Une simple réflexion : plus la pierre précieuse est belle, plus le 
Joaillier s'efforce, en la sertissant, de ne pas en surcharger la monture 
et de ne pas l’alourdir d'ornements superflus. | 

M. Martelli a oublié d'employer ce petit artifice. En littérature, 
comme en bijouterie, le bon goût n’est pas à dédaigner. 


F., P: 


vs» 


LA ROYAUTÉ DU CŒUR ET LA DOUCEUR CHRÉTIENNE par l'abbé 
Lenfant, missionnaire diocésain. Paris, Poussielgue, 1902. 


La douceur est une vertu ignorée entre toutes, « l’homme du monde 
la regarde comme une faiblesse, quelquefois même comme une lâcheté, : 
la plupart des chrétiens la tiennent surtout pour une qualité heu- 
reuse due au tempérament et aux circonstances. » Une tendance mo- 
derne la relègue parmi les vertus secondaires, « c’est une vertu passive 
qui a fait-son temps »... Le pieux auteur de cet ouvrage, prêtre dis- 
tingué du clergé de Paris, a voulu réagir contre ces opinions erronées 
et nous donne un aperçu exact de la nature et des bienfaits de la dou- 
ceur chrétienne. Îl fallait pour cette œuvre,le cœur d'un sain} François 
de Sales, la plume élégante de Fénelon et la doctrine de Bossuet. 
Nous ne pensons pas exagérer en affirmant que M. Lenfant a emprunté 


554 BIBLIOGRAPHIE 


= 


quelques-unes de leurs grâces à ces grands maîtres de la vie spirituelle. 
Dans une série de tableaux successifs, il nous montre sous des types 
anciens et contemporains, le cœur humain le même dans tousles siècles, 
dans tous les milieux, victime de lacolère et de ses emportements. Que 
d'exemples frappants apparaissent tour à tour à nos yeux ! La fureur 
de Louis XIV et de Philippe d'Orléans, celle de Napoléon! et de tant 
d'autres, victimesde leurs passions, ne servent d'ombre et de repoussoir, 
que pour mieux mettre en lumière la beauté des âmes douces jusqu'à 
l'héroïsme : saint Vincent de Paul, saint François de Sales, Pie VIT, 
Jeanne d'Arc. L'auteur, en terminant, devient méthodique. Pour vaincre 
notre nature et parvenir à la douceur chrétienne il faut, dit-il, procéder 
avec courage, avec constance, avec confiance en Dieu. Après s'être 
nourrie d'une lecture si substantielle, l'âme chrétienne se sentira ré- 
confortée, encouragée à continuer le travail de sa perfection et ce sera, 
pensons-nous, la plus grande consolation du prétre qui a composé 


cet ouvrage. 
F. THÉOoTIME. 


UN CARÈME APOLOGÉTIQUE SUR LES DOGMES FONDAMENTAUX. 
Sujets et plans de sermons, par M. l'abbé C. Denis, direc- 
teur des Annales de Philosophie chrétienne. Brochure 
in-12 de 72 pages. Bureau des Ann. de Phil. chr., 33, 
boul. Saint-Marcel, Paris. 


Bonne application des principes de l'auteur en matière d'apologé- 
tique. On pense, aux Annales de philosophie chrétienne, que la vérité 
chrétienne doit, pour pénétrer dans les âmes, se modeler aux formes 
scientifiques de la pensée moderne. C’est poursuivre dans le domaine 
spéculatif ce que cherche à réaliser dans le domaine de l’action notre 
vaillant Père Ludovic de Besse. Ici on voudrait que la charité, pour 
atteindre les masses, revêtit les formes sociales des œuvres écono- 
miques ; là on voudrait que la foi, pour toucher l'élite, s'offrit à nos 
contemporains sous des formules scientifiques. Aussi dans ce Carême 
parle-t-on chrétien en termès tout modernes. 

Félicitons l'auteur de quitter quelquefois les labeurs de la pensée 
pour mettre son beau talent au service de la chaire. 


Fr Gr. DE T. 


BIBLIOGRAPHIE 555 


* 
+ + 


HEUREUX LES CŒURS PURS ou Ja Chastelé parfaite, à l'usage 
_des religieux et des fidèles, par l'abbé Berthier, mission- 
naire de la Salette. Paris, Maison de la Bonne Presse, 1902. 


Le R. P. Berthier, prêtre de la Salette, a voulu exposer dans cet. 
ouvrage la vérité doctrinale sur la chasteté parfaite d'après la sainte 
Ecriture, les Pères et les Docteurs de l'Eglise. Il faut rechercher dans 
cette œuvre moins la beauté littéraire et la richesse de l'expression que 
la force de la doctrine. 

L'ouvrage est ainsi divisé : I. La virginité d'après les saintes 
Ecritures, les Pères, les saints Docteurs. II. Les œuvres de la chasteté 
parfaite. [1[. Les moyens de couserver la sainte vertu. Un des plus 
grands mérites de l’auteur, ce nous semble, est d'avoir enchâssé, sem- 
blables aux pierres précieuses d’un ostensoir, de nombreuses citations 
des Pères dont le brillant éclat rejaillit sur la doctrine elle-même. 
Ajouterons-nous que quelques-uns de ces extraits, tels que da vision 
de saint Grégoire de Nazianze, la lettre de saint Hilaire de Poitiers à 
une vierge, nous paraissent de vrais chefs-d'œuvre littéraires ? 

Bien des âmes trouveront dans cet ouvrage un secours et une force ;. 
prêtres, religieux, âmes fidèles vivant dans le monde, s y inspireront 
d'une grande générosité, d'un amour plus ardent pour Notre-Seigneur 
Jésus-Christ que l'Eglise nous représente s'avancant au milieu des lis 


et des vierges. 
Fr. TUHEOTIME. 


LA 
s » 
LES CATHOLIQUES BELGES ET LA QUESTION OUVRIÈRE EN BEL- 
GIQUE, par Ch. Beyaert un vol. in-12 de 154 pages. — Le- 
thielleux. Paris. 


Ce petit volume documenté, anecdotique, écrit avec conviction et 
avec cœur, est, selon la juste remarque du R.P. de Pascal, qui en a 
composé la préface, « un excellent échantillon de la saine et pratique 
« littérature populaire, qui fait malheureusement trop défaut aux 
« peuples de la langue française ». 

M. Beyaert le dit fort bieu, ce ne sont pas les rêves socialistes qui 
amélioreront le sort des ouvriers, mais Les œuvres économiques lentes 


356 BIBLIOGRAPHIE 


et progressives, — caisses d'épargne, sociétés de secours mutuels, 
maisons ouvrières, caisses de pensions, — la tempérance et le retour 
aux idées et aux pratiques chrétiennes. 

À la doctrine, se joignent les faits et les actes législatifs. L'œuvre 
sociale du parti catholique en Belgique est résumée en ces pages suc- 
cinctes et vivantes. On y voit, avec une évidence lumineuse, ce que la 
foi inspire aux amis du peuple, et les lois sages que l'auteur se 
plait à mettre sous nos yeux resteront l'éternel honneur des chré- 
tiens de ce petit pays, qui sait comprendre la liberté. 


Fr. Raysonn. 


ACTION INTELLECTUELLE ET POLITIQUE DE LEON XIII EN FRANCE, 
par le R.P. Janvier des FF. Prècheurs. Un vol. in-12 de 134 
pages. — Paris, Lecoffre. 


Que n'a-t-on pas dit déjà de l'action intellectuelle et politique de 
Léon XIII en France ? Les revues et les journaux catholiques et dissi- 
dents ont commenté les encycliques et enregistré à l'occasion ce qu'ils 
appellent, suivant leurs nuances, les succès et les revers de la papauté. 

Le R. P. Janvier à cru devoir unir sa voix à tant de voix célèbres. 
Il se contente toutefois de tracer un tableau très clair et très précis de 
l'influence pontificale dans notre pays. Les paroles, les écrits, les 
faits, tout y est jugé avec une sage modération. À notre avis, on na 
rien publié de plus lumineux et de plus sensé sur l'intervention qui a 
si profondément et sans raison troublé les catholiques. Ceux qui ne 
veulent pas voir sont aveugles, mais leur aveuglement n'est-il pas une 


_ faute ? 
Fr. Raymono. 


UNE RETRAITE À DES PRÈTRES ÉDUCATEURS, par le R. P. Lam- 
bert, Missionnaire Apostolique. — Paris, Lethielleux, 1902. 


Les prêtres qui se consacrent à l'enseignement religieux ont un mi- 
nistère spécial, différent du ministère paroissial. Îl est plus diflicile, 
peut-être, il demande plus de précision, une abnégation constante et 


un dévouement coutinuel. C'est, dirons-nous, une œuvre sacerdotale 


BIBLIOGRAPHIE 557 


d'artiste : il faut former l’âme d'un enfant, la travailler, la ciseler selon 
l'exemplaire du Christ. 

Il était utile de consacrer à ces prêtres éducateurs un ouvrage écrit à 
leur intention et pour leur servir à l'époque de la retraite annuelle. Le 
R. P. Lambert divise son travail en deux parties : l’une se rapporte à la 
sanctification du prêtre lui-même, l'autre à la sanctification du prêtre 
éducateur. | 

Ce livre est bien écrit, rempli de pensées et de vues exactes sur 
l’enseignement religieux et sur le rôle sublime du prêtre éducateur. 
Peut-être l'auteur aurait-il pu s'étendre un peu plus sur certaines diffi- 
cultés inhérentes à l'enseignement et à l'éducation de la jeunesse, car, 
remarquons-le, l'ouvrage est un livre de retraite, d'examen sur les 
obstacles à la perfection sacerdotale. Mais c'est là un détail racheté 
par l’ensemble et le mérite réel de l'ouvrage. Aussi croyons-nous que 
cette retraite sera d'un grand secours aux auxiliaires du Seigneur dans 
la formation de la jeunesse chrétienne. 

Fr. THÉOTIME. 


Prières Du MATIN ET Du Soir en usage chezles FF. Minéurs- 
Capucins. Œuvre Saint-François. Paris, 5, rue de Îa 
Santé, XIIIe, 1 vol. in-16 carré, O0 fr. 60, franco O fr. 73. 


Dans la plupart des diocèses, les fidèles ont l'habitude de réciter, 
matin et soir, ces belles prières dans lesquelles le pieux Fénelon à 
fait passer tout son cœur et toute son âme religieuse. Ces prières, 
comme beaucoup d'autres analogues, nous dit le R. P. Etienne, ne 
sont-elles pas trop belles, trop humainement soignées, trop intellec- 
tuelles ? 

Pourquoi les pieux fidèles, les enfants dévoués de saint François 
d'Assise ne varieraient-ils pas de temps en temps leur manière de 
prier, et n'employeraient-ils pas leurs oraîsons liturgiques si anciennes 
et si vénérables. Pourquoi ne pas s'essayer à manier des armes d'une 
force supérieure ? 

Pendant de longues années nos anciens Pères les ont prononcées 
avec ferveur ; nous Îles récitons encore après Matines dans le silence 
de la nuit, et le soir, avant d'aller prendre notre repos, n'avons-nous 
pas senti nos âmes monter vers le Seigneur et s'enflammer d'amour 
dans ces invocations à la Vierge Marie et aux Saints, dans ces tou- 


558 | BIBLIOGRAPHIE 


chants appels à la miséricorde divine ? Ne sont-elles pas d’une surna- 


turelle beauté. Ne sont-elles pas surtout des prières liturgiques ? Les 


pieux fidèles qui consentiront à emprunter aux enfants de saint Fran- 
çois leur prière quotidienne sentiront dans leurs âmes une force plus 
grande, une union à Dieu plus intime. Aussi félicitons-nous le 
R. P. Etienne de la pensée sacerdotale et apostolique qui l'a guidé, 


en nous donnant ce petit opuscule. 
Fr. THéOTIME. 


* 
# + 


Les ETUDES FRANCISCAINES ont encore recu : 


P&TiT MISSEL séraphico-romain français latin précédé d'une expli- 
cation de la liturgie ecclésiastique et suivi d'un petit sacramentaire 
à l'usage des fidèles, Vanves. — Vic et Amat. Paris, 1902. in-32 de 
XXI1-622 pages. Relié. 

RECUEIL DE CHANTS pour les retraites de Saint-François. Maison du 
Tiers-Ordre, 29, avenue Seymour. Montréal, 1900, in-32 de VIT-153- 
31° pages, relié. 

CaANTUS vaRit {romano seraphici] in usu apud nostrates ab origine 
ordinis aliaque carmica in decursu sæculorum pie usu parta. Romæ. 
Tornaci. Parisiis. Typis societatis S. Joannis Evangelistæ Desclée. 
Lefebvre et soc. s. d. 1902; in-8° de XXXIV-376 et 10 pages. 

Cuaxrs usuELs des Frères Mineurs de France, publiés avec l'au- 
torisation des TT. RR. PP. provinciaux. Parisiis. Romæ. Desclée. s. 
d. [19021 in-32 de 56 p. 

Prières du matin et du soir en usage chez les FF. MM. Capucins de 
Saint-François d'Assise. Reims. Impr. de l'Archevècheé. Paris. Librai- 
rie Saint-François. 1902. in-16 de VI-61 pages. 

TursEs quas.… pro gradu licentiati in S. Theologia in universi- 
tate catholica in oppido Sovaniensi... publice propugnabit... P. Chry- 
sostomus Van Gool, ex Calmpthout presbyter ordinis fratrum mino- 
rum capucinorum provinciæ belgicæ... die V mensis Julii hora XVI 
anno MCMI, Lovanii. Linthout, in-$ de 10 pages. | 

THESES quas.. pro gradu licentiati in S. Theologia... publice pro- 
pugnabit... Pr. Evaristus Brunin, ex sancti Genesii, presbyter ordinis 
fratvum minorum capucinorum, provinéiæ belgicæ... die XXVTIT men- 
sis 6 junii hora [V, anno MCMTI. Lovanii. Linthout. in-8° de 10 p. 

PROBLÈME ANCIEN, SOLUTION NOUVELLE. Pourquoi Dieu s'est-il fait 
homme, par le P. Hilaire de Bareuton, O. M. C. Extrait des Etudes 


E Re Sn 


BIBLIOGRAPHIE 559 


Franciscaines. 1903. Œuvre Saint-François, 5, rue de la Santé. Paris. 
in-8° de 40 pages. Prix : 1 franc 

. SERAPH. DOCT. S. BoxAvENTUR« Tractatus de præparatione ad mis- 
sam adiectis pro commoditate sacerdotum precibus ante et post cele- 
brationem. Nova editio augmentata. Ad Claras Aquas. Ex typ. Collegii 
Bonaventuræ, 1902, in-32 de 127 p. relié. | 

LA PRATIQUE Du CHEMIN DE LA Croix spécialement dédié aux Ter- 
liaires par le Père Léopold Quimot, des Frères mineurs. Tamines. Du- 
culot-Roulin. 1902. in-32 de VII-264 p. relié. | 

LE SAINT SACRIFICE DE LA MESSE d'après le Père Cochem et quelques 
auteurs contemporains. Lille. Œuvre. Saint-Charles Borromée, (1901) 
in-16. de 48p. Prix 0.20. | 

Dig ÜEBuNG beR DRkRI « AVE Maria »... von P. Joh. Baptist O, 
Cap.., auf Munsch des verfassers ins deutsche übersatst von P. Isidor 
Schinitt O. Cap. Altotting, 1902, in-32 de 32 p. 

LA LÉGENDE DB SAINT FRaANçÇois dite des Trois Compagnons. À pro- 
pus d'une nouvelle traduction de cette légende. Extrait des Etudes 
Franciscaines. Paris. Œuvre de Saint-François d'Assise, 5, rue de la 
Santé, Paris, 1902, in-8° de 41 pages. 

DocuMENTA ANTIQUA FRANCISCANA edidit F. Leonardus Lemmens, 
O. F, M. Pars. IIT. Extractiones de legenda antiqua. Ad Claras Aquas 
(Quaracchi) ex typ. Collegii S. Bonav. 1902, in-16 de 77 pages. 
Prix 1 franc, 

HISTOIRE D'UN TROUPEAU sous le directoire par F. Uzureau, direc- 
teur de l'Anjou historique. Angers. Germain et Graxsin, 1902, in-#° 
de 7 pages. 

Les ANGevixs et la famille royale à la fin de l’ancien régime, par le 
mème. Angers. Siraudeau 1902, in-8° de 60 pages. | 

ANCIENNE ACADÉMIE D'ANGERS. Les travaux présentés aux séances. 
— Membres titulaires et associés (1685-1793) — Angers. Germain et 
Grassin, 1902 in-8°. Deux broch. de 74 et 34 pages. 

Les Fizes DE LA CHARITÉ D'ANGERS pendant la Révolution. Martyre 
des sœnrs Marie-Anne et Odile par le même. Angers. Siraudeau, 1902, 
in 4° de 11-63 pages. 

UN CAPUCIN DU TEMPS DE LA RÉVOLUTION ET DU PREMIER EMPIRE. Le 
P. Anaclet de Beaumotte par le P. Ubald d'Alençon. Paris. Œuvre de 
saint François, 5, rue de la Santé, 1902, in-8° de 12 pages. 

L'Aame Des CLocues par le P. Léon, capucin, Paris. Impr. Mersch, 
1902, in-8° de 32 pages. 


560 BIBLIOGRAPHIE 


1902. Tax Micmac LNoG TLEI PONANEOIMGEOEI OIGATIGAN. Listigo- 
tjcoei patliasoogoomg oetjitmeg R F. superior Ste-Anne de Resti 
gouche P. Q. (parle P Pacifique, capucin)in-8° de 38 pages avec une 
carte du pays micmac en deux couleurs. 

POCHETTE DU CONSCRIT FRANÇAIS, 8° édition. Lyon, Vitte, broch. de 
62 p., 0,20. Remise par nombre. 

LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT par Lucien Le Foyer, avocat à la Cour 
d'appel de Paris. Paris, Giard et Brière, 1901, broch. de 32 p. 
Prix : 0,30. 

VALEUR HISTORIQUE DE L'EVANGILE au point de vue de la science et de 
la critique moderne (Coll. de lApologétique populaire) par le R. P. Lo- 
diel, S. J. Paris, Bonne Presse, broch. de 44 p. Prix, 0,25. 

Œuvres cuotsies DB S. AuGusrix : Les Confessions. Texte latin et 
traduction française et commentaires, par M. l'abbé Pihan, ancien vi- 
caire général. 4 vol. in-12 de 350 p. environ. Chaque vol 1. fr., port 
en sus (0,60 en colis postal pour les 4). 

Le Tiers Ornre DE SaINT-François. Lille, Bergès, in-32, de 
215 p. 

Le Sacré-Cœun. L'amour. La Souffrance. L'Appel.à la France. 
Discours prononcé le vendredi, 6 juin 1902. Fête du Sacré-Cœur dans 
la chapelle de la Visitation à Paray-le-Monial, par M. l'abbé G. Simon, 
vicaire général de Luçon, 1902, Paris, Téqui, 0,60. Remises pour la 
Propagande. 

PREMIER APOSTOLAT DE L'ABBÉ MERMILLOD EN FRANCE, par Mr L. 
Baunard. (Extr. de la Revue de Lille. juillet 1902). Paris, Sueur- 
Charruey, in-8° de 22 pages. 


CUM LICENTIA SUPERIORUM 


[MPRIMATUR : 
Robertus a Valle Guidonis, 
Pic. Prov. O. M. Cap. 


Le Gérant : 


Cnanzes-Josepn BAULES. 


Vannes. — finprimerie LAFOLYE, 2 place des Lices. 


SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS ! 


LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


ET LES 


DERNIÈRES DÉCOUVERTES 
Suite (1) 


Dans leur fascicule du 20 novembre dernier,les Etudes con- 
tiennent un article de M. A. Condamin, La Bible et l’Assy- 
riologie. C’est un aperçu sommaire des avantages que l'exé- 
gèse peut retirer des découvertes dernières. Au milieu de 
remarques, d’ailleurs fort justes pour la plupart, et fort in- 
téressantes, il en est une qui touche plus directement notre 
sujet : « Celui qui, le premier, additionna les chiffres des gé- 
néalogies patriarcales et autres nombres épars dans les livres 
de l'Ancien Testament, a, sans le savoir, rendu à la chrono-. 
logie autant qu'à l'éxégèse un bien mauvais service. Ce sys- 
tème artificiel de chronologie prétendue biblique, bâti à l’aide 
de pièces disparates, insuffisantes, parfois mal conservées 
et souvent mal comprises, est aujourd'hui ruiné définitive- 
ment, abandonné par les savants catholiques. Des éxégètes 
bien connus pour leur zèle à défendre les traditions, comme 
M. Vigouroux et le P. J. Brucker, sont d'accord pour lui 
préférer la chronologie assyro-babylonienne. » 

Ce jugement contient certaines parties de vérité ; mais 
nous ne saurions y souscrire dans son intégrité. Il nous 
semble renfermer en effet une sorte de paralogisme. Nous 
allons le réduire à la forme syllogistique, afin d'en mieux 
faire ressortir le caractère spécieux : 

Les systèmes chronologiques construits aux siècles 
passés avec les éléments contenus dans la Bible sont aujour- 
d'hui reconnus inexacts et sont rejetés par l’ensemble des 
exégètes ; donc il faut renoncer à chercher dans la Bible une 


(1) Voir la livraison d'octobre 1902. 
E. F. — VIIT. — 36 


562 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


chronologie quelconque ; donc la Bible n’a pas les éléments 
d'une chronologie, et on peut, à la suite des meilleurs exé 
gètes modernes, pour compter les années, s’en tenir unique- 
ment aux computs assyriens et chaldéens. 

C'est bien là, ce nous semble, le sens de la théorie du 
docte professeur de l'Université catholique de Lyon. Du 
reste, il précise encore sa pensée dans les dernières lignes 
de son article en insinuant que l’histoire n'est pas objet de 
l'inspiration divine : « L'Eglise, interprète infaillible des 
Ecritures en matière de foi et de morale,laisse se produire li- 
brement,dansles questions historiques,toute exégèse quires- 
pecte le dogme de l'inspiration etles enseignements de la foi.» 

Le vice de ce raisonnement vient de ce qu’on s’obstine à 
ne pas faire une distinction entre la chronologie biblique (ou 
les éléments de chronologie contenus dans la Bible) et les 
systèmes humains construits avec ces éléments plus ou 
moins bien interprétés. Ceux-ci peuvent ètre erronés et1le 
sont certainement, mais,conclure de leur fausseté à l’absence 
de chronologie biblique, c'est tirer des prémisses une con- 
clusion qu'elles ne contiennent pas. 

La fausseté des systèmes imaginés par les chronologistes 
chrétiens ne prouve donc pas l’absence de chronologie bi- 
blique. 

Mais est-ce que les chronologies rivales de la Chaldée ou 
de l'Egypte, est-ce que les découvertes modernes ne con- 
tiendraient pas des arguments décisifs contre la chronolo- 
gie biblique elle-même ? Ces chiffres et ces dates, répandus 
cà et là dans le texte sacré, ne se trouveraient-ils en con- 
tradiction avec d'autres données certaines, récemment mises 
au Jour ? Et en ce cas la prudence et la sincérité ne comman- 
deraient-elles pas de les abandonner, comme on abandonne 
une forteresse ruinée impossible à défendre ? 

« Pour appuyer ses remarques, M. Conda min fait appel à 
l'autorité du P. Scheil: « Je n'hésite pas, dit le savant do- 
minicain, en parlant des découvertes assyro-chaldéennes, à 
dater la fondation du temple de Bel et les premières cons- 
tructions de Nippur de 6000 à 7000 avant Jésus-Christ et 
peut-être mème plus tôt. » — « Les plus anciens textes 
découverts à Suse, écrit le même Père, sont certainement 


\ 
\ 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 563 


antérieurs à 4.000 ans avant Jésus-Christ, comme il ressort 
du caractère de l'écriture. » 

Ces textes archaïques ont été trouvés à 15 mètres de pro- 
fondeur, et ils recouvrent d’autres ruines descendant à 20 
mètres au-dessous. Quelle doit ètre l’ancienneté de ces as- 
sises ! conclut M. de Morgan. 

Disons, pour toute réponse, que ces affirmations lancées 
sans hésiter, reposent sur le témoignage de Nabonid reculant 
la date de Sargon I à l’année 3.200 avant lui. Nous avons dit 
ce qu il fallait | penser de cette affirmation. Nous ne sommes 
pas opposé systématiquement à admettre la haute antiquité 
de l’homme ; mais, pour former nos convictions, nous vou- 
drions des raisons et non de simples affirmations. 

Jusqu'à présent, nous ne croyons point que rien ne nous 
oblige à retrancher quoi que ce soit du texte sacré. Le mo- 
ment de lui donner une interprétation définitive n’est pas 
encore certes arrivé; mais aucune découverte certaine n'a 
pu jusqu'à ce jour le trouver en défaut. Nous allons le mon- 
trer en commencant par l’Assyrie et la Chaldée. | 


Les chiffres employés par les Juifs et par les Chaldéens 
pour exprimer la durée des premiers âges ont donné lieu 
aux interprétations les plus diverses et les plus curieuses. 
Ils pourraient être cités avec avantage comme un spécimen 
des merveilleuses propriétés dont jouissent certainsnombres. 
Comme plusieurs se sont laissé séduire par ces étranges 
propriétés, nous ‘allons commencer par les exposer et les 
faire connaître. Ensuite nous tirerons les conclusions qui 
nous paraîitront les plus vraisemblables. 


1° Nous avons vu, dans notre précédent article (1), les au- 
teurs chrétiens de l'Eglise grecque appliquer le principe de 
l’année préhistorique plus courte que 12 mois, pour expli- 
quer la prétendue antiquité des peuples de Babylone et de 
l'Egypte. Deux apologistes modernes ont repris cette thèse 


(1) Etudes Franciscaines, octobre 1092. 


56% | LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


sur des bases nouvelles et sont arrivés à des résultats cu- 
rieux. Nous les exposerons en peu de mots. 


D’après l’abbé Chevalier (1), suivi par l'abbé Dumax (2), l’an- 
née préhistorique chez les Hébreux et les Chaldéens n'aurait 
compté que sept mois lunaires. Pour comprendre cette propo- 
sition, il convient de faire une remarque préliminaire. Etymo- 
logiquement lè mot année ne signifie pas espace de temps 
déterminé, mais retour périodique, cycle, cercle. C’est le 
sens du mot hébreu senah et du chaldéen et de l’assyrien, 
senat, santu. Le latin annus, de la même racine qu'annulus, 
rappelle la même image. L'année marquait le retour des 
mèmes saisons, et surtout, à l’origine, le retour des mèmes 
fêtes religieuses. Or chez les Chaldéens et chez tous Îles 
descendants d'Héber le nombre sept mesurait toutes les 
périodes importantes. Il mesurait surtout le temps : sept 
jours formaient la semaine ; sept semaines achevées rame- 
naient les fêtes des semaines ou des offrandes, la Pentecôte ; 
le septième mois, la fête des Tabernacles clôturait, à son tour, 
la série des fètes religieuses. D’après les deux auteurs cités 
plus haut, cette clôture des fètes religieuses, le septième mois, 
prescrite par Moïse, serait un mémorial de l'ancienne année 
de sept mois, usitée avant l’Exode. Enfin chaque septième 
année,et chaque année après sept semaines d'années ou après 
49 ans, étaient des années de repos, des années sabbatiques. 

Cette hypothèse a été appliquée à l'interprétation des 
chiffres d'années concernant les périodes préhistoriques et 
elle a donné des résultats certainement remarquables. Nous 
en citerons quelques exemples : ; 

On sait quelle énorme divergence existe entre les chiffres 
cités par les Septante, le texte hébreu, et le texte samaritain. 
Pour compter les années depuis la création jusqu’à Tharé, 
les Septante donnent 3308 ans ; l’hébreu, 1878; le Samaritain, 
2278. Orle chiffre des Septante, interprété comme année de 7 
mois lunaires, donne à peu près 1878 ; le samaritain se compose 
de deux éléments : les années d'avant le déluge, 1356, et les 


(1) L'Année religieuse dans la famille d'Abraham. 
(2) Révision et reconstitution de la chronologie biblique et profane des 
premiers äges du monde, 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 565 


années après le déluge, 922. Or, si l’on prend les années anté- 
diluviennes pour des années solaires, et les années postdilu- 
viennes pour des années lunaires de sept mois, après avoir 
réduit celles-ci en années solaires (922 années lunaires, 522 
années solaires), on obtient approximativement le total du 
texte hébreu 1878. 

La supposition d’une année lunaire de 7 mois permet donc 
d'expliquer la divergence des textes authentiques de l’Ecri- 
ture. Nous n'avons pas besoin de le faire remarquer, l'ac- 
cord, au lieu de se faire avec le texte hébreu, pourrait tout 
aussi bien s'établir à l'inverse. Il faudrait supposer alors 
que les rédacteurs du texte hébreu et du texte samaritain, 
possédant les chiffres des Septante ont cru à tort se trouver 
en présence d'années lunaires de sept mois, et ont commis 
la faute de les réduire en années solaires. 

Un autre exemple : on a beaucoup reproché aux Chaldéens 
le chiffre qu'ils ont donné pour exprimer le cycle de la pré- 
cession des équinoxes (1), soit 43.200 ans. Or ce chiffre, inter- 
prété en années de sept mois lunaires, donne 24.429 années 
solaires, chiffre admis comme _exact jusqu'au siècle dernier. 

Enfin l’hypothèse d'années lunaires de 7 mois aide à inter- 
préter beaucoup de dates concernant les événements accom- 
plis dans la famille d'Abraham avant l'Exode. Mais nous ne 
pouvons nous étendre sur ce sujet. Il nous faut maintenant ré- 


(1) Pour comprendre ce qu'on entend par la précession des équinoxes, il 
faut savoir qu'en astronomie on distingue deux sortes d'années : l’année tro- 
pique et l’année sidérale. La première est le temps qui s'écoule entre deux 
équinoxes de printemps ou d'automne ; ce temps est de 365 jours 2,423, il 
règle l'année de notre calendrier. Aux équinoxes l'équateur regarde le soleil 
_ perpendiculairement. — L'année sidérale est le temps que met le soleil pour 
faire sa révolution annuelle autour de la terre et revenir non pas sur Ja 
mème perpendiculaire à l'équateur, mais en face de la mème étoile, ou au 
même point du ciel par rapport à la terre. Or quand chaque année, le soleil 
revient, à l’équinoxc de printemps, sur la même verticale à l'équateur, il 
n'occupe pas exactement le même point du ciel que l’année précédente, il n'y 
est pas encore arrivé, il en est séparé par un angle de 50”2, qu'il mettra 
0, j. 0144 soit 2’ 1” à parcourir. L'équinoxe précède donc l’année tropique, 
c'est ce qu'on appelle la précession des équinoxes. Cette précession dépend 
d’un mouvement conique que l'axe de la terre accomplit autour de son éclip- 
tique, et qui achève un tour en 26.000 ans. 


» 


566 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


soudre le problème de la valeur du sar. Cette étude va confir- 
mer encore l’hypothèse des années lunaires à courte période. 


2° Nous venons de parler du chiffre qui, chezles Chaldéens, 
exprimait le cycle de la précession des équinoxes. Il servit 
de point de départ chez les Chaldéens pour la fixation de 
leurs fameuses mesures préhistoriques, le sar, le ner et le 
sosse. Ecoutons M. Lenormant : « Le grand cycle de 43.200 
ans, dit-il, étant dans leur opinion celui de la précession des 
équinoxes, était regardé comme un jour de la vie de luni- 
vers ; il se divisait donc en 12 sars ou heures cosmiques de 
3.600 ans, dont chacun comprenait 6 nères de 600 ans ; le 
nère à son tour se subdivisait en 10 sosses ou minutes cos- 
miques, composées chacune de 60 ans, et l’année ordinaire 
se trouvait être ainsi la seconde de la grande période chro- 
nologique. » (1) 

D'après M. Lenormant, comme d'après Bérose et la plu- 
part des auteurs anciens, le sar était donc la 12° partie des 
43.200 ans exprimant la période appelée précession des 
équinoxes. Mais ce n’était là qu'un des sars employés en 
ces âges reculés, il en existait un autre bien plus important 
et bien plus usité ; c'est celui qui marquait le cycle des 
éclipses lunaires et solaires. Nul ne l’ignore, chez les anciens 
l'astronomie était intimement liée à l’histoire. En Chine le 
tribunal d’astronomie était une dépendance du tribunal char- 
gé de rédiger les fastes du royaume ; et le rôle principal 
_ des astronomes était la prévision des éclipses. Une erreur, 
une omission dans leurs calculs entrainait pour eux parfois 
la peine capitale. On était donc parvenu de bonne heure à 
fixer la période des éclipses, et cette période s'appelait sar, 
en grec saros, d’un mot qui signifie lune en langue sémi- 
tique. « Les anciens, écrit L. Barré dans la Grande Encyclo- 
pédie (2), ne possédaient ni Tables de la lune ni Tables du so- 
leil et ne pouvaient calculer à l'avance les éclipses qui de- 
vaient arriver. Une observation suivie des éclipses leur ap- 
prit que ces phénomènes se reproduisent de la même ma- 


(1) Manuel d'histoire ancienne, 11 p. 175 et suiv. 
(2) Au mot éclipse. 


FT LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 56/ 


nière et dans le mème ordre après une période nommée Sa- 
ros, embrassant 6585 jours 1/3 ou 18 ans 11 jours ». 
_ Ce sar, facile à découvrir d’une manière empirique, et im- 
portant à cause des phénomènes qu'il réglait, fut connu bien 
avant l’autre. Mais plus tard, quand fut découvert le sar so- 
laire, on oublia le premier. Ou plutôt, sans doute, le désir 
de rehausser l’antiquité de sa nation porta Bérose à traduire 
ses sars historiques en périodes solaires plutôt qu'en .cycles 
lunaires. Les écrivains, veñus dans la suite, n’ont pas su, par 
ignorance, relever l’erreur ou le mensonge de l'historien de 
Babylone ; et les modernes eux-mêmes, partisans, comme on 
le sait, des gros chiffres en fait de chronologie, ont adopté 
les mêmes calculs. Mais si les uns et les autres avaient été 
plus attentifs, ils auraient trouvé chez les anciens eux-mêmes, 
des auteurs capables d’éclairer leur bonne foi. Suidas en ef- 
fet, traduisant en années vulgaires les 120 sars de Bérose, 
donne le chiffre de 2222. C'est la traduction à peu près exacte 
en sars lunaires ; 120 sars lunaires donnent en effet 2164 ans. 
Les chiffres exprimant la valeur du sar, que nous venons 
de donner, sont les chiffres vrais ; mais il est probable que 
les anciens ne les connurent pas avec cette exactitude, nous 
savons en effet qu'ils se trompaient de temps en temps dans 
la prévision des éclipses. D'un autre côté, quelle était exac- 
tement la longueur de l'année vulgaire au moment où les 
Chaldéens comptaient par sars ? On ne saurait le dire avec 
certitude. 
Toutes ces raisons expliquent pourquoi les chiffres des 
Babyloniens ne coïncident pas exactement avec ceux de la 
Bible : du reste le nombre 120 montre clairement qu’ils ont 
voulu donner un chiffre rond plutôt qu’un chiffre exact. 
Mettons maintenant en parallèle les chiffres exprimant la 
période antédiluvienne d’après les Septante et les chiffres 
des Chaldéens interprétés selon la nouvelle méthode des sars 
lunaires : 


Septante. . . . . . 2256 ans (variante) 2242. 
Suidas. . . . . . . 2222 
Calcul des sars lunaires. 2164 


3° À la période des éclipses lunaires en est attachée une 


568 LA CHRONOLOGIE RIBLIQUE 


autre, appelée révolution nodale ou synodique, elle compte 
18 ans 2/3. Elle exprime la rétrogradation des nœuds de la 
lune autour de l'écliptique. Ce phénomène, dans la vie dé 
notre satellite, joue un rôle semblable à la rétrogradation 
des points équinoxiaux par rapport à la terre. C’est la pré- 
cession des nœuds de la lune. Les Chaldéens, d'après les abbés 
Chevalier et Dumax, auraient pris pour mesure de leur sar 
cette période plus scientifique. S'il en était ainsi, leur calcul 
se rapprocherait davantage encore de celui des Septante. Il 
donnerait en effet 2240 ans et une fraction. Mais peut-on sup- 
poser tant de science aux Chaldéens des âges préhistoriques? 


4° Que représentent, chez les mêmes peuples, les 34.080 an- 
nées de la période postdiluvienne ? Il est difficile de l’établir 
avec certitude. Mais évidemment nous devons les traduire en 
périodes lunaires. D'après M. Lenormant, le ner est la sirième 
partie dusar,etle sosse est la dixième partie du ner. M. Cheva- 
lier fait de ces années chaldéenneslasixième partie du sosse ; 
elles représentent la soixantième partie du ner et dès lors 
la 360° partie du sar. C'était un degré du grand cercle, me- 
surant le temps. Cette estimation est plus conforme au génie 
des peuples primitifs et surtout des Babyloniens, chez qui 
le temps comme l’espace se comptaient en multiples de 6. 
Les Chinois n'avaient-ils pas leur siècle composé de la pé- 
riode de soirante années ? 

Cette nouvelle mesure de l’année préhistorique donne une 
interprétation assez plausible, en apparence des chiffres chal- 
déens. L'année étant la 360° partie de 18 ans 03 ou 6571 jours) 
vaut 18]. 1/4 environ. Or, 18 j. 1/4 multipliés par les 34.080 pé- 
riodes donnent 621960 jours ou 1704 années solaires. Ce chiffre 
ajouté aux 2450 ans de l’époque historique donne un total de 
4,154 ans pour la période qui s'étend du déluge à l’ère chré- 
tienne. Telle est la solution des abbés Chevalier et Dumax. 

Ce résultat a le malheur de ne s'accorder avec aucune des 
données bibliques. Etcomme, d’un autre côté, il s'appuie sur 
une interprétation fantaisiste de l’année babylonienne pré- 
historique, nous ne voyons aucune raison de l’adopter. Nous 
préférons la sincérité dela plupart des assyriologues avouant 
leur ignorance au sujet de la valeur de ces chiffres. « Un to- 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 569 


tal de 33.091 ans, écrit M. Robiou, est attribué à l'en- 
semble des règnes de la dynastie de Nemrod », et 1l ajoute : 
« Evidemment il ne.faut pas essayer de ramener à la vrai- 
semblance ces fabuleuses traditions des annales chal- 
déennes (1) ». | 

M. Maspéro (2) est du mème avis que M. Robiou. D'après 
lui,il ne faut pas essayer de ramener à la vraisemblance la du- 
rée de la première dynastie babylonienne. J. Oppert dans la 
Grande encyclopédie (3) voit dans ces calculs, des combinai- 
sons astronomiques. [l établit à sa manière, et en altérant les 
uns et les autres, l'identité des nombres fournis par Bérose 
et ceux de la Bibleetil conclut : « Cette communauté d'origine 
des deux chronologies hébraique et chaldéenne prouve Île 
manque de chronologie véritable chez les deux peuples. Cela 
démontre que tous les calculs donnés par la Bible sont fictifs 
et que la tradition des six mille ans de l'existence du monde 
repose sur un système arithmétique basé sur des chiffres 
astronomiques. » 


5° Les remarques de M. Oppert sur les chiffres d'années 
de l’époque antédiluvienne méritent une mention spéciale. 
Il accepte le comput des textes hébreux soit 1656 jusqu’au 
déluge exclusivement, et 1657 ans, le déluge compris. 

Or ces 1656 ans (plus exactement 1657) font 86.400 se- 
maines. Mais ce nombre 86.400 exprime la somme des se- 
condes contenues dans un jour (60>=<60><24—86. 400). 

Il est donc évident, conclut-il, que ce nombre de 1656 ans 
n'a pas un caractère historique, mais n'a qu’une valeur pu- 
rement astronomique. 

De plus, étudiant le détail de ces chiffres, M. Oppert a 
reconnu par des signes non équivoques leur caractère arti- 
ficiel. Voici le tableau curieux dressé par lui et extrait de sa 
brochure : La Chronologie de la Genèse. 


(1) Les Assyriens et les Chaldéens, p. 66. et 67. 
(2) Histoire ancienne, ch. 1v, p. 164-165. 
(3) Article Babylone. 


570 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


Liste des Patriarckhes. 


Adam. . . 130 
Seth. . . 105 


Enosh. . . 90} 460 — 23 x 20, ou 24.000 semaines. 
Keïnen. . . 70 

Mahalalel . 65 

Yéred. . . 162 ù 


Hénoch . . 659 414 — 23 %X 18 onu 21.600 semaines. 
Mathusalem. 187 


Lémech. . 1821/ …: . | 
Noé. . . . 6001 782 = 23 x 34 ou 40.800 semaines. 


Tortaz. . . 1656 —= 23 X 72 ou 86.400 semaines. 


« On voit que la période du milieu, ou de 414 ans, ou de 
21.600 semaines, est le quart de 1.656 ans. 


Le nombre 21.600 est 6 x 60 X 60. 


Les dix rois Chaldéens avant le déluge sont : 


Alorus 10 — 36.000 ans 
Alaparus 3 — 10.800 | 39,609 ans—18.720 lustres à 5ans. 
Anménon 13 — 46.000 
Amelon 12 _— 43.200 
Amelagarus 18 — 64.800 | 108.000 ans—21.600 lustres 
Daonus 10 — 56.000 
Edoranchus 18 — 64.800 ans 
= mn 230.400=46.000 lustres 
Otiarles 8 — 28.800 
Xisuthrus 18 _— 64.800 
Torar. 120 432.000 ans 86.400 lustres 


« Comme on le voit la période du milieu est ici, comme dans 
le système juif, le quart du total. Pour la première période, 
la divergence entre les deux systèmes provient de ce que le 
nombre de 24.000 lustres ou 120.000 ans, n'aurait pas été di- 
visible par 3.600 c'est-à-dire par le nombre du sar qui en 
est l'expression dans le comput babylonien. Mais cette diffé- 
rence importe peu et a pu être modifiée dans l’un des 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTFS | 571 


autres systèmes chaldéens. Il se peut aussi que le mode in- 
diqué par Bérose ne soit pas celui qui servit de prototype 
aux Juifs. mais que ceux-ci aient imité l’un des autres sys- 
tèmes, peu différents d’ailleurs et se ressemblant tous par 
ce trait caractéristique que la période du milieu absorbe le 
quart du total. 

« 11 résulte de ce qui précède que les 1656 ans de la Genèse 
ne représentent pas un intervalle historique, mais sont le ré- 
sultat d'une réduction en années du nombre de 86.400 lustres 
du système chaldéen dont nous avons connaissance et dont 
la réalité nous est révélée par une très grande série de 
données. 

« Voilà donc l'énigme résolue en ce qui concerneles temps 
antédiluviens. » 

Pour interpréter les années postdiluviennes de la Genèse 
et des livres chaldéens, le mème M. Oppert (1) fait inter- 
venir le cycle sothiaque de 1460 ans et le cycle lunaire de 
1805 ans. Le premier, comme nous le verrons plus tard, 
était célèbre en Egypte, le second servait à marquer le re- 
tour périodique des éclipses. 

Les temps mythiques chaldéens, d’après le savant Assy- 
riologue, comptent 39.180 ans et non pas 34.080. Ils finissent 
en 2.517 avant J.-C. Ils se composent de 


12 périodes catholiques de 17.520 ans ou 292 sars 
12  — lunaires de 21.660 ans ou 361 — 


ToTaz 12 — du phénix de 39.180 ans ou 613 sars 


L'usage de compter par période astronomique aurait per- 
sisté durant la période historique elle-même. Retranchez 
1805 ans (cycle lunaire) de 2.517, date la plus reculée de 
la période historique, vous arrivez à l’an 712. date à laquelle 
Sargon place la fin d’un cycle lunaire. 

Les Hébreux, toujours d’après M. Oppert, auraient adopté 
ces chiffres des Chaldéens en les réduisant au soixantième. 
39.180 divisés par 60 donnent en effet 653; or 653 exprime le 
nombre d'années qui s’écoulèrent depuis le déluge jusqu’à 
la mort de Joseph. 


(1) La Chronologie de la Genèse. 


579 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 
Voici le détail : 
PREMIÈRE PÉRIODE. 


Arpaxad naquit après le déluge 2 ans 
Schelah naquit après son père 35 — 


Eber — | — 30 — 
Peleg — — 34 — 
Reou — — 30 — 
Seroug  — — 32 — 
Nakor — — 30 — 
Terah — — 29 — 
Abraham — — 70 — 

292 ans 


SECONDE PÉRIODE. 


Abraham est plus âgé qu’Isaac de 100 ans 


Isaac — que Jacobde 60 — 
Jacob — que Josephde 91 — 
Joseph meurt âgé de 371 ans 


Les Hébreux ont donc traduit en années les sars chaldéens 
des deux périodes sothiaque et lunaire. 

Nous ne pouvons nier que cet exposé de M. Oppert 
n'insinue fortement le caractère artificiel des deux chro- 
nologies chaldéenne et hébraïque. Le hasard, à la ri- 
gueur , aidé de quelques corruptions de chiffres, suffirait 
peut-être à rendre compte de ce caractère si étrangement 
astronomique qui les discrédite. Mais nous voulons bien les 
tenir pour suspectes. Que faudra-t-il en conclure ? La non- 
authenticité des chiffres bibliques? Nullement; mais on y 
verra la preuve de la non-intégrité du texte hébreu, et on 
reconnaîtra la nécessité de s'en tenir au texte des Septante. 

Le texte des Septante en effet, bien différent des deux 
autres, présente des chiffres qui ne peuvent s'adapter à au- 
cune application astronomique. LesJuifs, aux temps de la ca- 
bale, les auraient donc corrompus par esprit d'imitation, pour 
donner à leur antique chronologie le caractère astronomique 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 


573 


dont les peuples voisins avaient décoré leurs propres an- 
nales. Cette corruption du texte hébreu n’a pas échappé à 
l'Eglise. Le Nouveau Testament et les anciens Pères ne 


se servirent jamais que de la version des Septante. 


Le tableau suivant va montrer comment s’est opérée la 
corruption des chiffres dans les trois textes anciens de la 


AGE DES PATRIARCHES 


à la naissance de leur fils. 


Bible : 
| SEPT. 
Adam....... RP 230 
Delhi ns hein idees 205 
Enos......... ds so... 190 
Cainans Stunt | 470 
Mahalaleel.,.,..,......... 165 
Jared nt ua tie 162 
Enoch,..... is etes 165 
Mathusalem >. 
Heidi ton 167 
. Lamech:.... ra see nie 188 
Noé......... OR 50°? 
Sem. .... sions iris : 100 
| 2261 
Deux ans après le déluge ou } 2944 
Arphaxad.....,.... Re 135 
Cana. méss less Sue 130 
Daleniinn escorte 6 130 
Eber...,...... oies 134 
Shaleg...,...... ses pieds nid 130 
Res. roses 132 
DAFUB rss iscsss te Ses as 130 
79 
Nahor ......... ses ) 179 
Tétah: ns. suiséausess: : 70 
Abram quitte Haran....... 75 
1145 
Toraz..... ses 1225 


HE8R. 


130 
105 
90 


SAMAR. 


130 
105 
90 
70 
70 
62 
65 
67 


AGF DES PATRIARCHES 
à leur mort. 


SEPT. 


930 
912 
905 
910 
895 
962 


Hisn. 


930 
912 
905 
910 
895 
962 
369 
969 


SAMAR. 
930 
912 
905 
910 
895 
837 
369 
720 


653 
950 
600 


Il y a donc eu corruption des chiffres, et cette corruption 
doit être imputée au texte hébreu. Les combinaisons astro- 
nomiques, auxquelles elle aboutit, prouvent même qu'elle a 


574 LA CHRONOLOGIE BIBLIQUE 


été intentionnelle. Le travail de M. Oppert aura servi à éta- 
blir cette vérité ; mais il ne démontre pas la non-authenti- 
cité des chiffres vrais conservés par les Septante. Sa solu- 
tion, plus encore que toutes les autres que nous avons étu- 
diées, doit donc être rejetée. 

Toutes ces fausses solutions, tous ces aveux d’impuissance 
viennent, selon nous, d'une mème cause; les auteurs ont 
cherché la réponse au problème dans un système sorti tout 
entier de leur imagination, alors qu'il fallait en puiser les 
éléments dans la tradition elle-mème. Qu'on se rapporte à 
nos principes exposés plus haut et l’on y trouvera la clef de 
l'énigme. Et ce sont les historiens des premiers siècles, 
paiens et chrétiens, qui nous la présentent. Eusèbe, Pano- 
dore, Annian, Eudoxe, Varron, Pline, Diodore, Plutarque, 
Censorin, etc. 1), ne nous ont-ils pas attesté que l’année, 
aux premiers temps de l'humanité, était lunaire, qui tamen 
lunares sunt nempe menstrui ? Il faut donc, croyons-nous, 
dans ces 34. 080 années, voir des mois lunaires. Et, en effet, 
par cette interprétation nous obtenons une concordance très 
remarquable avec les chiffres bibliques : 34.080 mois lunaires 
donnent 1160 années solaires. Et ajoutez ces 1160 aux 2450 
de la période historique babylonienne,vous arrivez au chiffre 
3610. C'est, à 6 ans près celui des Septante, 3616. On ne peut 
demander plus d'exactitude. Le petit écart montre même que 
les deux chiffres n'ont pas été puisés aux mêmes sources 
ou que le premier a été léy;èrement altéré, d’après des préoc- 
cupations astronomiques. 

Il nous reste à dire un mot de la période, qui précède la 
création de l'homme. Bérose l'estime à 1.680.000 ans. Ce 
chiffre si extraordinaire va nous fournir d'une facon très 
inattendue une nouvelle et admirable concordance avec les 
données bibliques. Il donne en effet exactement les sept 
jours génésiaques de la création, exprimés en heures mul- 
tipliées par 10.000. Sept jours en effet comptent 168 heures. 
Les Chaldéens ont donc connu la tradition des sept jours de 
la création, mais ils en ont fait des jours époques, comme 
les commentateurs du XIX° siècle ; dans ces jours époques, 
chaque heure durait 10.000 ans. 


(1) Voir plus haut. 


” 
_. = Re = 


ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES 576 


Nous terminons là ce second article. :La prochaine fois 
nous aborderons la chronologie égyptienne. C'est elle qui 
reste la suprème ressource des adversaires de nos saints 
Livres. Nous venons de voir les historiens de Babylone, de 
la Chine et des Indes venant de rendre hommage à la véra- 
cité, et à l'exactitude des calculs bibliques. Il a suffi de les 
lire avec attention et d'entendre leurs paroles dans le sens 
qu'ils leur ont donné eux-mèmes, dans le sens traditionnel. 
Nous ferons le mème travail pour le pays des Pharaons ; et 
la terre qui, dans tous les siècles, se montra, vis-à-vis du 
peuple de Dieu et de l'Eglise catholique, en des alternances 
mystérieuses et providentielles d’hostilité et de faveur, de 
haine et d'amour, viendra à son tour, par la voix de ses his- 
toriens, de ses papyrus antiques et de ses monuments, té- 
moigner de son accord parfait avec le texte de nos Livres 
inspirés. 


(A suivre.) FR. HILAIRE DE BARENTON. 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


La matière que nous voudrions traiter est très importante. 
Que si nous en parlons aujourd’hui, c'est à la demande de 
quelques-uns de nos confrères. La charité nous défendait de 
leur refuser ce service. Le lecteur nous pardonnera, peut- 
être mème qu'il nous saura gré, de présenter notre opinion 
en toute simplicité et confiance ; « Mihil admittatur sine suf- 
ficienti ratione », disait l’ancienne et la bonne philosophie. 
Puisque la matière est avant tout canonique, c'est aux déci- 
sions du Saint-Siège que nous nous sommes adressé tout 
d’abord. Là où elles faisaient défaut, nous avons consulté 
les théologiens et les hommes compétents, à condition toute- 
fois de ne rien admettre qui ne füt étayé de preuves raison- 
nables et solides. 

Nul esprit de discorde ne nous a poussé à écrire ces 
quelques pages, mais uniquement un grand désir de la vé- 


rité quelle qu’elle soit, sous l’égide infaillible de notre Mère 


la Sainte Eglise. 

Dans le cours de cette étude, nous aurons à juger des opi- 
nions contraires à la nôtre : nous désirons et nous espérons 
le faire avec le plus profond respectet la plus grande charité. 

Quels sont les principes qui régissent la matière, et com- 
ment faut-il les appliquer ? C’est à quoi nous tâcherons de 
répondre dans les lignes, qui suivent. 


[ 


Dans la session XXV*, chap. X°{(1}, le Concile de Trente, 
parlant des Religieuses à vœux solennels, a décrété comme 
suit : « Outre le confesseur ordinaire, l'évêque et les autres 


(1) De Regul. : « Præter ordinarium confessarium, alius extraordinarius ab 
episcopo, et aliis superioribus bis aut ter in anno offeratur, qui omnium confes- 
sivnes audire debent ». 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 577 


Supérieurs doivent présenter deux ou trois fois par anun 
Confesseur extraordinaire, qui doit entendre les confessions 
de toutes. » 

La raison de ce Décret, selon Benoit XIV (1), « n'est autre, 
sinon que l'expérience a suffisamment prouvé, qu'il y avait 
des Religieuses qui ne pouvaient se résoudre en aucune façon, 
à confesser certains péchés a leur Confesseur ordinaire. 
Aussi il ne nous reste qu'à exhorter instamment nos Véné- 
rables Frères les EÉvèques, afin que, quoique le Concile de 
Trente parle seulement des Religieuses cloitrées, ils observent 
cependant la même règle, tant avec les autres Religieuses, qui, 
tout en n'étant pas soumises 4 la clôture, vivent en commu- 
nauté, qu'avec les autres Congrégations ou Conservatoires (2) 
de femmes ou de filles, toutes les fois que celles-ci ou celles-la 
ont un seul confesseur ordinaire désigné par les Supérieurs.» 

Ainsi donc le Droit commun requiert pour toutes les Re- 
ligieuses, quelle que soit la nature de leur Institut, un con- 
fesseur ordinaire, et deux ou trois fois par an un confesseur 
extraordinaire. | 

Le confesseur ordinaire ne peut être nommé par la commu- 
nauté elle-même, à moins que celle-ci n’en ait obtenu le droit 
par privilège apostolique (3), ou qu'elle ne l'ait acquis par 
coutume (4). 

Si les Religieuses sont immédiatement soumises à l'Ordi- 


{1) Bulla « Pastoralis curæ », du 5 uoût 1748 : a Quod quidem non alia de causa 
præscriptum fuit, quan quin satis constubut nonnullas uliquando Moniales esse, 
quæ nulla ratione adduci possunt, ut aliquod peccatum suum ordinario Confessu- 
rio confiteantur... Nec uliud nobis hac in re addendum superest, nisi, ut venerabi- 
les Fratres nostros Ecclesiurum Antistites enixe hortemur, ut, quamvis Tridentina 
Synodus de solis claustralibus Monialibus in præmisso decreto loquatur, nibilomi- 
nus eamdem disciplinæ formain observent, tum cum aliis Monialibus, quæ licet 
clausuræg legibus minime «udstrictæ sint, in communitate tamen vivunt, quam 
cum aliarum quarumcumque Mulierum, aut Puellarum C«tibus, seu Conservato- 
riis, quoties tam ïillæ, quain istæ, unicum ordinarium Paænitentiæ Ministrum « 
Superioribus designatuim habeunt. » (Bull. Bened. t. vi, p. 189 sq., édit. Mechliniæ). 

(2) Battandier (Guide canonique, p. 116, n. 143, 2° edit.) appelle les conserva- 
loires : ouvroirs, pensionnats, Selon les Analecta Juris Pontificit (Livr. XXI, col. 
89, n. 26 et col. 105), on entend pur conservatoires les couvents où il y a un pen- 
sionnat pour l'éducation du sexe ; on donne aussi ce nom en Italie aux commu- 
nautés des Religieuses qui ne font pas de vœux solennels. 

(3) Cf. Lucidi, De Visttatione SS. Liminum,t. WU, p. 170, n. 147, ed, 22, 

(4) Lucidi, tbid., p. 169, n. 146. 


E, F, VIII — 3° 


978 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


naire ou au Saint-Siège, lanomination du Confesseurordinaire 
revient à l’Evèque du diocèse dans lequel est situé le monas- 
tère (1). 

Si les Religieuses dépendent directement des Réguliers, 
la nomination du confesseur ordinaire appartient au Supé- 
rieur Régulier (2). 

Mais, nul n’ignore, dit Lucidi (3), que la nomination ou la 
députation d'un Confesseur diffère de l’approbation que les 
Pères du Concile de Trente (sess. XXIII, cap. 15, de Reform.) 
exigent tant des Séculiers que des Réguliers et qui doit leur 
être accordée, soit par l'Evèque , soit par quelqu'un ayant 
une juridiction quasi-épiscopale, pour qu'ils puissent con- 
férer validement le sacrement de Pénitence. Or, dit Gré- 
goire XV (4): « Confessores… sive regulares sive seculares 
quomodocumque exempti, tam ordinarii quam extraordinarii, 
ad confessiones Monialium, etiam Regularibus subjectarum 
audiendas, nullatenus deputari valeant, nisi prius ab Epis- 
copo Diæcesano idonet judicentur, et approbationem, quæ 
gratis concedatur, obtineant. » 

Il s'ensuit : 

1° Que si les Religieuses, pour une des causes indiquées 
plus haut, ont la faculté de choisir leur Confesseur ordinaire, 
c’est toujours à condition qu'il soit approuvé par l’Evèque (5). 

2° Aussi le Confesseur ordinaire, nommé par un Prélat 
Régulier, doit ètre approuvé par l’'Evèque du Diocèse dans 
lequel est situé le couvent des Religieuses (6). Aucune cou- 
tume contraire ne peut le libérer de cette obligation (7). 

3 Telle est la nécessité de cette approbation, que même 
si elle avait été injustement refusée à un confesseur, celui-ci 
ne pourrait pas encore entendre les confessions des reli- 
gieuses (8). 


(1) Tamburin., De Jure Abbat., t. IV, disp. XVI, q. Il, n. 1; Lucidi, op. cit., 
p. 169, n. 145. 

(2) Cf. P. Fiat., Prælect. Jur. Regul., t. W, p. 208, q. 3, R.3° édit. 2, et auctores 
bidem citatos. 

(3) Op. cit., p. 169, n. 145. 

(4) Const. « Znscrutabili Dei, » 5 febr. 1622 (Bu. Rom. t. V, P. V, p. 2). 

(5) Lucidi, op. cit., p. 170, n. 147; Piat, op. ctt., p. 208, q. #,R. 1°. 

(6) Const. Znscrutabtli Grég. XV, 6 5, etc. Cf. Piat, loc. cit. R. 20. 

(7) Const. « Aposlolici ministerit » Innocentii XIII, etc. Cf. Piat, 1. c. 

(3) Passerini, De hominum statibus, q. 187, art. 1, n. 819 sq.; Piat, 1. c., R. 3°. 


La 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 579 


De plus : il ne suffit pas d’être approuvé pour entendre 
les confessions des personnes séculières, mais il faut une 
approbation spéciale. Ainsi l’a déclaré la S. Congrégation 
du Concile (1) et les Souverains Pontifes ont confirmé cette 
doctrine (2). Le confesseur approuvé pour les religieuses 
d'un monastère désigné ne peut se permettre d’entendre 
les confessions des sœurs d’un autre couvent (3). 


. Quant à la juridiction du confesseur, elle est conférée dif- 
féremment d’après que les religieuses sont exemptes de 
l'autorité ordinaire de l’Evèque ou ne le sont pas (4). 

Si elles sont exemptes, ou bien elles sont soumises immé- 
diatement à l'autorité du Saint-Siège, et alors l’Evêque con- 
fère juridiction comme délégué apostolique (5); ou bien 
elles sont soumises à des religieux, et en ce cas c’est le Su- 
périeur régulier qui possède et donne juridiction (6). — Si 
elles ne sont pas exemptes, l’Evèque confère juridiction en 
vertu de son pouvoir ordinaire (7). 

L'Eglise, toujours sage dans son administration, décrété a 
pour des motifs spéciaux que le confesseur ordinaire était 
nommé pour trois ans, et qu'il ne pourrait être confirmé pour 
un autre triennat sans permission du Saint-Siège (8). Ce 
temps, d’ailleurs, ne pourra non plus être abrégé (9), à moins 


(1) Ad 1X. « Regulares generaliter ab Episcopo approbatos ad confessiones 
personarum sæcularium audiendas, nequuquain censeri upprobatos ad audiendas 
 confessiones Monalium sibi subjectarum, sed egere quoad hoc speciali Episcopi 
upprobatione, » {Bull. Rom.,t. V, P. V, p. 4). Item die 7 Junii et 2 Augusti 1755 
ad XI(S. C. C.,t. XXIV, p. 65 et 86). 

{2) Clemens X, Const. Superna, $ k (Bull. Rom. t. VII, p. 311). 

(3) S. C. C, ad X, (B.R. V, V, 4). Item S. CG. C.,t. XXIV, p. b5 et 86. — Cle- 
mens X, Const. Superuna, $ & (B. R.t. VII, p. 31). 

(4) Nouv. Revue Theol., t. XXX, p 498. 

(5) Cf. Conc. Trid. sess. XXV, c. 9, de Regul, — S. Alph. VI, n. 577. 

(6) Nouv. Revue Theol., ibid. 

(7) Ibid. p. 499. 

(8) S. C. Ep. et Reg. 4 maiïi 1696, apud Mattheucci, 0. E. XIL, 7. — « Sed cum 
aliquando ex peculiuribus rerum adjunctis evenire possit, ut confirmatio ad aliud 
triennium non solum utilis, sed necessaria sit, hinc eadem S. C., audito Ordinario 
et Sanctimonialibus capitulariter per secreta suffragia in casibus capitularibus 
confirmationem indulget ad secundum, ac etiam ad tertium triennium, ea tamen 
conditione, ut pro confirmatione ud secundum triennium consensus duurum ex 
tribus partibus Monialium concurrat; et pro confirmatione ad tertium triennium 
vmnium consensus accedat. Ita Bizarri, p. 126. 

(9) S. C. Ep. et Reg. 4 maii 16956 apud Matth., loc, cit. 


580 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


que les constitutions du confesseur régulier ne prescrivent 
un temps plus court (1). | 

Les religieuses à vœux solennels qui sont en voyage ou 
séjournent légitimement hors de leur couvent, peuvent se 
confesser à tout prêtre approuvé pour les fidèles. Car la 
Constitution Inscrutabili de Grégoire XV ne requiert l’ap- 
probation spéciale que pour entendre les religieuses qui 
sont actuellement dans la clôture (2). Ainsi du reste l’a fait 
déclarer Pie IX par la sacrée Congrégation des Evêques et 
Réguliers : 

« Aliquando Moniales aut sanitatis causa, aut ob aliud mo- 
tivum ad breve tempus facultatem e monasterio exeundi ob- 
tinent, retento habitu. Quaeritur an tunc possint confessio- 
nem instituere apud confessarium ab Episcopo approbatum 
pro utroque sexu, quamvis approbatus non sit pro Mo- 
nalibus ? » 

« Sanctissimus in audientia habita die 27 augusti 1852, 
mandavit rescribi : 

Affirmative, durante mora extra monasterium (3). » 

Quant au confesseur extraordinaire, quoique le Concile 
de Trente dise seulement qu'on doit l'appeler deux ou trois 
fois par an, il n’est pas toutefois défendu par là d'y recourir 
davantage (4). 

Benoît XIV (5) cite trois cas dans lesquels il est permis 
d'accorder à une religieuse en particulier un confesseur ex- 
traordinaire : 


a) Quand elle est en danger de mort et qu’elle demande 
un confesseur qui ne soit pas le pénitencier ordinaire du 
couvent. | 

b) Quand une sœur qui n’est ni malade, ni en danger de 
mort, par faiblesse d'âme, refuse obstinément de s’adresser 
au confesseur ordinaire. 


c) Enfin quand une sœur, qui n’est ni malade, ni ne refuse 
le confesseur ordinaire, demande de temps en temps la per- 


(1) CF. Lucidi, op. cit., p. 170, n. 148; Piat. loc. cit., p. 212, q. 8, KR. 1°. 
(2) Nouv. Revue Théol., t. XXX, p. 500. 

(3) Apud Bizzarri, p. 141, 

(4) Piat. op. cit., p. 216, q. 1, R. 2, et auctores ibid. cit. 

(5) Const. « Pastoralis curæ » (B. B., t. VI, p. 190). 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 581 


mission de s'adresser à un autre pour la paix de son âme et 
pour progresser davantage dans la perfection. 

À lire le décret du Concile de Trente, il paraît que toutes 
les religieuses sont obligées à se confesser au confesseur 
extraordinaire. Cependant les auteurs enseignent commu- 
nément (1) qu’elles n’y sont pas tenues. Cette manière de 
voir fut approuvée par la Sacrée Congrégation du Concile, le 
26 octobre 1580 (2), et plus tard par Benoît XIV (3). Celui-ci 
toutefois, afin d'empècher les soupçons et les médisances, 
prescrivit que toutes les religieuses étaient tenues de se 
présenter au confesseur extraordinaire, soit pour se confes- 
ser si cela leur plaisait, soit pour recevoir des conseils sa- 
lutaires en dehors de la confession sacramentelle (4). 

Tel est le droit commun. Mais, de l'avis des théologiens, 
il concerne premièrement et principalement les seules reli- 
gieuses à vœux solennels, qui observent la clôture papale (5). 
Or, en Belgique et en France (si l’on excepte la Savoie et le 
comté de Nice), il n’y a pas de religieuses à vœux solen- 
nels (6). Dès lors, la question pratique pour nous est de sa- 
voir comment les principes que nous venons d'exposer 
doivent s'appliquer aux religieuses de nos contrées, et en 
général à toutes les sœurs à vœux simples n'ayant pas la. 
clôture papale. C’est la question difficile que nous voudrions 
traiter avec la clarté et l’ampleur qu'elle comporte. 


Il 


De l'avis de tous les théologienæ cités plus haut (note 5), 
la Bulle /nscrutabili ne les concerne pas. Mais, généralement, 
ilfautune approbation spéciale pour les entendre {dans leurs 
couvents\(7), ou bien parce que le Saint-Siège en a ainsi dis- 


(1) Cf, Piat, op. cit., p. 221, q. 7, R. 1°, et auctores ibid. cit.” 

(2) Pallott., Moniales, SI, n. 29. “ 

(3) Cit. Const. « Pastoralis curæ ». 

(4) Ibidem. 

(5) Nouv. Revue Théol., loc. cit., Il Monitore Ecclestastico, t. XII, p. 457; 
Piatus Mont., op. cit., passim ; Genicot, Theol. Mor, Instit., t. II, p. 361, edit. 3*; 
Lehmkuhl, t. 11, n. 399, edit. 98 » uliique. 

(6) Cf. Piat, op. cit., t. I, p. 13, q. 9. 

(7) Nous ajoutons ces mots « dans leurs couvents » on en trouvera la raison 
plus loin. | 


582 | DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


posé en approuvant la règle, ou bien parce que les évêques, 
selon le désir de la Sacrée Congrégation des Évèques et Ré- 
guliers (1), mettent cette restriction dans l'approbation 
qu’ils donnent pour les fidèles (2) ou l'ont statué par des 
lois diocésaines. 

Ce Confesseur approuvé ne peut, lui non plus, être main- 
tenu au-delà du triennat.Au 29 janvier 1847,la Sacrée Congré- 
gation des Evêques et Réguliers répondit au doute suivant : 

« 3. Les Confesseurs ordinaires des conservatoires et mo- 
nastères doivent-ils être changés tous les trois ans, même 
lorsque ces femmes vivant dans ces conservatoires, n'étant 
pas retenues toujours dans le même endroit, telles que les 
Sœurs de charité servant dans les hôpitaux, sont de temps 
en temps envoyées d’une maison et d’un endroit, à un autre 
couvent et dans une autre localité ? » — Il fut répondu : «Oui, 
et la Sacrée Congrégation concède à l’Ordinaire actuel la 
faculté de confirmer le Confesseur pour une ou deux fois 
seulement, selon qu'il lé jugera prudent, observant toutefois 
ce qui doit étre observé (3). » 

Quant à ce qui regarde le Confesseur extraordinaire, Jes 
Sœurs à vœux simples jouissent-elles de la même faculté que 
les Religieuses cloîtrées, à vœux solennels ? La Sacrée Con- 
grégation des Evèêques et Réguliers a décidé le 27 septembre 
1861 : Circa Confessarium ertraordinarium, observandæ sunt 
præscriptiones sacri Concilii Tridentini et Const. Benedicti XIV 
quæ incipit « PASTORALIS CURE », tdeoque non semel tantum 
in anno prædictus Confessarius advocandus erit, sed saltem bis 
aut ter in anno, et si opus erit etiam plurtes (4). » 


(1) Cf. Lebmkubl, L. c. 

(2) Bucceroni, /nstit. Theol. Mor., t. I, n. 793: Sabetti, Comp. Theol. Mor., 
n. 778, q. 2: Nouv. Revue Thool., 1. c. 

(3) «3. An confessarii ordinarii conservatorium singulis trienniis mutandi sint, 
etsi feminx in conservatoriis degentes, cum non sint stabilitate loci impeditæ, 
identidem præsertim sorores charitatis hospitalitatibus inservientes passim de una 
domo et loco in alium locum et domum transferantur ? » — Resp. : « Affrmative, 
et S. C. concedit actuali Episcopo facultatem confirmandi confessarium semel aut 
bis tantum, pro sua prudentia, servatis tamen servandis ». (Bizzarri, p 126 ; Lucidi, 
t. [1, p. 175, n. 161). — Le P. Piat ajoute en note (op. cit.,t. 11, 213, n. 1) : « Jam 
a medio sæculi XVII eadem S. Congregatio banc regulam mandaverat conservato- 
riorum confessariis applicari. Ita 18 mart. 1649 et 25 juni 1655, apud Lucidi, 
t. Il, p. 175, n. 162. — Cf. Anal. Jur. Pont., vol. 1X, p. 545 sq. 

(4) Zitelli, Apparat. Jur. Eccles., p. 363, not. (1}, edit. 28. 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 583 


Nous avons vu plus haut la décision prise par la Sacrée 
Congrégation des Evêques et Réguliers à l'égard des Reli- 
gieuses à vœux solennels, par laquelle elle leur permet, lors- 
qu'elles voyagent ou lorsqu'elles sont légitimement hors de 
leur couvent, de se confesser à tout prètre approuvé pour 
les fidèles. Les Religieuses à vœux simples peuvent-elles user 
de cette concession ? 

Nous n’en doutons pas. Tel est d’ailleurs le sentiment d’un 
grand nombre dethéologiens de renom : Ballerini (1), d'An- 
nibale (2), Bucceroni (3), Genicot (4), et des principales Re- 
vues de théologie, telles : les Analecta Ecclesiastica (5), la 
Nouvelle Revue théologique (6), Il Monitore Ecclesiastico (7), 
l’Arnerican Ecclesiastical Review (8), etc. 

Que l’on ne dise pas, écrit le rédacteur du Mouilore Eccle- 
siastico, que dans le Décret cité il est simplement question 
des Religieuses soumises à la clôture, et non pas des Sœurs 
qui en sont exemptes ; car, s’il y a diversité entre elles, celle- 
ci est tout en faveur des dernières, vu qu’elles n’ont pas plus 
d'obligations que les premières, et à cause de cela elles 
peuvent, avec plus de raison, jouir des concessions faites aux 
Religieuses cloîtrées. 

I] ne faut pas non plus que le séjour hors de leur monastère 
soit de longue durée, car, dit le P. Genicot (9), cette longue 
absence du couvent n'arrive que rarement et à bien peu de 
sœurs ; de plus, l'équité défend, alors que le texte de la loi 
n’est pas formel, de statuer une discipline plus sévère pour 
les Religieuses improprement dites, que pour les autres. 

On objectera, peut-être, que le Décret vise le cas des reli- 
gieuses qui ne séjournent pas dans la communauté, et n’y 
passent pas la nuit. Nous répondons avec un éminent théolo- 
gien (10) : les religieuses sortant de leur couvent ad breve 


(1) Gury-Ball., Comp. Theol. Mor., t. 11, n. 379, not. 32. 
(2) Surnemula Theol. Mor., III, n. 374. 

(3) Instit. Theol. Mor., 1, n. 793. 

(&) Instit. Theol. Mor., I, 540, II. 

(5) 1898, p. 226. 

(6) Tome XXX, p. b01. 

(7 Tome XII, p. 460. 

(8) Tome XVII, p. 216. 

(9) Op. cit. ibid. 

(10) Le card. Gennari apud Il Monit. Eccles., I. c.. p. 460. 


58 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


tempus ne cessent de faire partie de leur communauté ; il est 
parlé. dans le Décret des sœurs qui, pour une cause juste 
« obtinent veniam egrediendi ad breve tempus ex earum mo- 
nasterio. » Le breve tempus peut très bien s'entendre, soit 
d’une journée entière , soit d’une demie journée, comme il 
arrive aux sœurs non cloîtrées. = 

D'ailleurs, par rapport à la question qui nous occupe, il 
existe déjà une législation en règle. Voici d'abord un Décret 
qui prouve implicitement notre assertion : 

On a demandé : « Dans certaines paroisses, surtout ru- 
rales, il réside deux, ou trois, tout au plus quatre sœurs de 
ces congrégations (qui, en dehors de la clôture, se livrent à 
des œuvres de charité publique), s’occupant de l’éducation 
des jeunes filles. Or, ces sœurs vivant en communauté et 
sans clôture, n’ont pas d’oratoire privé, mais fréquentent 
l’église paroissiale comme les autres fidèles, y assistent à la 
messe et aux autres offices, recevant les sacrements de la 
Pénitence et de l’'Eucharistie ; de plus, ces sœurs changent 
souvent de paroisse, d’après la volonté de leur Supérieure 
générale. Or, faut-il appliquer dans ces circonstances la dis- 
position juridique touchant le changement triennal des con- 
fesseurs, surtout, vu que dans ces paroisses, 1l n’y a qu'un 
seul prêtre, c’est-à-dire, le curé? » — La S. Congrégation 
des Evèques et Réguliers répondit le 22 avril 1872 : « Les 
sœurs dont il est question peuvent se confesser en dehors de 
leur propre résidence à tout confesseur approuvé par 
l’Evéque (1). » 

Il en résulte que les religieuses extra piam domum, 


(1) Collectan. S. C. de Prop. Fide, n. #33. Voici le texte latin : « In multis pa- 
ræciis, præsertim ruralibus, adsunt duæ, vel tres, et vix quatuor prædictarum 
Congregationum (quæ extra clausuram operibus charitatis externis addicuntur)} 
sorores, puellarum educationi inservientes. Porro illæ sorores communiter, sed 
extra clausuram degentes, non habent sacellum privatum, sed ecclesiam paro- 
chialem, sicut ceteri frequentant, ibidem Missæ et ceteris Officiis assistentes, sa- 
cramenta tum Pœnitentiæ tum Eucharistiæ recipientes ; illæ insuper sorores sæ- 
pius de parochia in aliam transeunt, secundum Superiorissæ generalis voluntatem. 
Porro num in hisce circum stantiis applicanda sit juris dispositio circa trienna- 
lem confessariorum mutationem; præsertim cum in hisce Paræciis unus tantum 
adsit presbyter, nempe parochus? » — Resp. : « Sorores de quibus agitur posse 
peragere extra piam propriam domum sacramentalem confessionem penes quem- 
curmque confessarium ab ordinario approbatum ». 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 585 


peuvent se confesser à tout confesseur approuvé par l'Ordi- 
naire. Sans doute, il est dit dans le postulatum que ces sœurs 
n'ont pas d’oratoire propre dans la maison qu'elles habitent, 
et que c’est pour cela qu’elles doivent se confesser au curé, 
unique confesseur de l’endroit, mais, dans la réponse, il est 
déclaré absolument que ces sœurs, en dehors de leur cou- 
vent, peuvent prendre le confesseur qui leur plaît, pourvu 
qu’il soit généralement approuvé (1). | 

D'ailleurs voici une décision récente qui confirme pleine- 
ment notre opinion. Nous la transcrivons textuellement des 
Analecta Ecclesiastica (2), auxquelles on ne peut dénier 
l'exactitude en ces matières : 


« Statuta Archidiœcesis Mechliniensis et Diæcesis Tor- 
nacensis hæc habent : 

1° Nemo, præter confessarium tum ordinarium, tum ex- 
traordinarium, sacramentalem confessionem religiosarum 
quarumcumque in communitate viventium, in monasterio 
valide excipere potest absque prævia ordinarii facultate. 

2° Monialium quæ per aliquot dies extra monasterium 
versantur, confessiones audire potest in ecclesiis, etc., 
quilibet confessarius pro utroque sexu approbatus. 

Ita, ad litteram Statuta Tornacensia, Mechliniensia autem 
fere idem sonant, nisi quod, in altero articulo, pro per ali- 
quot dies, ponunt ad tempus. 

His positis. 

Titius ab Episcopo Tornacensi litteras accipit. quibus ap- 
probatur ad confessiones excipiendas personarum utriusque 
sexus, non tamen religiosarum. Dum in publica Ecclesia 
confessarii munere defungitur, fidelibus reliquis se adjun- 
git soror quædam, ut aiunt, pertinens ad communitatem 
civitatis in qua Titius excipit confessiones, sed ad horam 
egressa e suo monasterio ad aliquod negotium componen- 


(1) Cf. Il Monitore Ecclesiastico, loc. cit. ; Bucceroni, op. cit., n. 793. — Le 
P. Lehmkubl (/oc. cit., not. 1) restreint la portée de ce Décret en disant : « in au- 
gustioribus oppidis, », mais le texte ne comporte pas cette restriction : in muliis 
paræciis, præsertim ruralibus. Vu surtout la réponse, nous croyons qu'il est plus 
conforme à la décision de la S. G., que partout où les sœurs se confessent hors de 
leur couvent, elles peuvent s'adresser à tout prètre approuvé par l'Evêque. 

(2) 1902, p. 173. 


586 DU CONFESSEUR DES RELIGIRUSES 


dum. In pluribus entm Institutis, integrum est Superiorissæ 
facultatem facere exeundi per diem. Titius, audita confes- 
sione, absolvit sororem illam. 

Postea autem dubitare cœpit utrum valide impertierit 
absolutionem, an contra, defectu jurisdictionis, nulla sit 
hæc absolutio. Cum autem hujusmodi casus facile iterari 
possint, et, pro valore vel nullitate talis sacramentalis ju- 
dicii, variare debeat officium inquirendi de conditione Re- 
ligiosarum quæ in ecclesia publica accesserint ad confessa- 
rium, ideo suppliciter (Orator) adit Eminentiam Vestram, 
quatenus dubium sequens solvere dignetur : 

Utrum Titius in casu valide absolverit prædictam reli- 
giosam, an caruerit requisita jurisdictione ? 

Quod si invalide absolverit, quomodo se in posterum 
gerere debeat si inter pϾnitentes animadverterit monialem, 
id est, qua cura interrogare debeat de adjunctis in quibus 
versetur accedens soror ? » 

Sacra Pœnitentiaria ad prxæmissa respondet : Ratione 
habita prioris statuti, Titium valide absolvisse : quoad in- 
terrogationes vero faciendas, nisi prudens suspicio subo- 
riatur quod pœnitentem illicite apud ipsum confiteatur, 
posse confessarium a supradictis interrogationibus abstinere. 

Datum Romzæ, in S. Pœnitentiaria, die 7 februarii 1901. » 


On le voit donc, la confession d’une sœur, sortie de son 
couvent pour une heure seulement, est valide. 
De plus, pour ce qui regarde le changement triennal du 


confesseur ordinaire, la Sacrée Congrégation des Evèques 


et Réguliers, de l'avis de Sa Sainteté, répondit ainsi le 20 
juillet 1875, à l’Archevèque du district de l’Oregon : « Afin 
d'enlever pour toujours toute incertitude, la même Sacrée 
Congrégation informe l’Archevèque, que, si les sœurs ou 
filles de Charité de Saint-Vincent-de-Paul, qui, par coutume 
ou par obligation se confessent au curé, vont le trouver soit 
dans l'Eglise paroissiale soit dans une autre, alors il n'y a 
lieu d'appliquer la défense faite aux confesseurs de prolon:- 
ger au-delà du triennat leur oflice de confesseurs des Reli- 
gieuses, vu que cette défense n'est portée que pour les Con- 
fesseurs ordinaires, qui, pour entendre les confessions se 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 587 


rendent dans les couvents, conservatoires et autres demeures 
où des femmes habitent en communauté (1). » 

Il suit aussi de ces décisions que l’'Evèque ne doit pas ins- 
tituer pour ces sœurs, n'ayant pas d’oratoire à elles, un con- 
fesseur ordinaire et extraordinaire (2). 

Mais, dira-t-on, la sœur, s’autorisant de ces décisions et 
s'adressant à un confesseur de son propre choix, n’élude-t- 
elle pas la loi qui prescrit un seul confesseur ordinaire ? 
« Rappelons-nous d’abord, répond le Cardinal Gennari (3), 
que cette loi prescrivant un confesseur ordinaire unique n’est 
pas certaine, au moins pour les Instituts à vœux simples (4). 
Remarquons en outre, que l'Eglise est plus soucieuse de 
l'intégrité de la confession, que de la direction spirituelle 
s’obtenant au moyen d'un confesseur unique. La première 
est requise de nécessité de moyen ; la seconde tout au plus 
n’est que de nécessité de précepte. Négliger l'intégrité de 
la confession, c’est porter la ruine dans l'âme, tandis que 
l’omission de la direction spirituelle n’amènerait tout au plus 
qu’un degré moindre de perfection. On n’obvie à la nécessité 
de la première qu’en sauvegardant Îa liberté de choisir un 
confesseur ; on peut satisfaire à la seconde par bien d'autres 
moyens externes, surtout par la vigilance et le zèle prudent 
des Supérieures. C’est pourquoi l'Eglise ne pouvait pas ne 


(1) « À rimmovcre poi l’incertezza che tuttora rimaneva nell'animo di M. l'Arci- 
vescovo di S. Francesco giovera fargli considerare che ove le suore o figlie della 
carita di S. Vincenzo de Paoli della sua Diocesi abbiano l’abitudine o debhano 
confessarsi dal Parroco, accedendovi nella sua chiesa parrochiale o in altra publica 
chiesa, non è questo il caso in cui ë applicabile la inibizione data ai confessori di 
proseguire al di la del triennio, mentre la medesima è inflitta unicamente ai con- 
fessori ordinari che si recano ad ascoltare le confessioni nei monasteri, conser- 
vatori ed altri luoghi ove convivono donne in forma di communits. » (Collect. 
8. C. de Prop. Fide, n. 436. Voir aussi n. 437). 

(2) /! Monit. Eccles., t. XI, p. 462. 

(3) {bidem, p. 461. 

(4) D'ailleurs, puisque dans sa Bulle « /nscrutabili x Grégoire XV ne parle que 
des #Mortales au sens strict, c'est-à-dire, ayant les vœux solennels et observant la 
clôture papale, un confesseur qui ne serait pas spécialement approuvé pour les 
religieuses, absoudrait validement les sœurs à vœux simples à l'intérieur du 
couvent, à moins que les statuts diocésains exigent e-rpressement cette approbation 
« AD VALIDITATEM. » De plus, cette approbation ne peut être requise que pour 
absoudre validement les religieuses « tatra monasterium. « (Voir 1! Monitore 
Eccles.,t. XII, p. 458). 


988 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


pas approuver qu'une sœur, non soumise à la clôture, ayant 
au couvent un Confesseur ordinaire, mais ayant quitté son 
monastère,seconfessât dans une nécessité spéciale à un con- 
fesseur approuvé pro utroque sexu. 

Mais que doit faire le Confesseur, si les statuts synodaux 
de son Diocèse exigent uneapprobation spéciale, même pour 
absoudre les Religieuses, qui, s’autorisant des décisions Ro- 
maines, veulent se confesser à lui hors du couvent ? 

« Les Confesseurs, dit une Revue américaine bien connue 
pour son orthodoxie (1), qui ont la faculté ordinaire d’en- 
tendre les confessions..., ont le droit de recevoir dans leurs 
églises tous les pénitents qui se présentent à eux. Donc aussi 
les Religieuses sans distinction ainsi qu’il appert d’une dé- 
claration du Saint-Siège. » 

Ici la Revue cite le Décret de la Sacrée Congrégation des 
Evèques et Réguliers du 27 août 1852 et du 22 avril 1872. 

Nous nous rallions à son avis, et nous nous appuyons en 
outre sur la récente décision du 7 février 1901. « Habita ra- 
tione prioris staluti, Titium valide absolvisse, répond la S. 
Pénitencerie. Or, ce premier statut ne fait que répondre au 
vœu du Saint-Siège, exhortant les Evèques à exiger une ap- 
probation spéciale pour confesser les Religieuses dans leur 
couvent. Remarquons que le second statut exigeait que les 
Religieuses eussent quitté le couvent per aliquot dies. Or, 
. celle qui se présentait à Titius n’était sortie que ad horam. 
De là, en partie, provenaient ses doutes. La S. Pénitencerie 
dans sa réponse ne fait pas même mention de ce second 
statut,mais répond absolument: «eu égard » au premier statut, 
qui est selon l’esprit de l'Eglise, la confession a été valide. 

D'ailleurs, continue la Revue Américaine, nous ne pou- 
vons admettre qu’un Evèque puisse légitimement priver tout 
son clergé de l’exercice partial d’une faculté qui est univer- 
sellé, puisqu'elle est couverte par l'autorité du Saint-Siège ; 
l'Ordinaire peut se réserver à l’occasion et pour des motifs 
légitimes le droit d'absoudre dans des cas spéciaux et réser- 
vés, mais un cas réservé diffère essentiellement d'une pro- 
hibition affectant le droit du Confesseur quant à la person- 


(1) American Ecclestastical Review, t. XVI], p. 216. 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 589 


nalité et l’état de vie, alors que le cas réservé requiert le 
fait de péchés graves. C'est comme si l'Evêque défendait 
d’absoudre les fidèles, non pas à cause de certains péchés, 
mais à cause de la couleur de leur teint ou de leur natio- 
nalité, etc. » 

En effet, puisque Rome confère aux Religieuses, lors- 
qu’elles sont hors de leur couvent, le droit de se confesser 
à tout prêtre généralement approuvé par l’Evèque pro utro- 
que sexu, elle confère ipso facto à tout prètre ayant cette ap- 
probation générale le pouvoir de donner l’absolution à la 
Religieuse qui se présente. Pareilles décisions rentrent 
dans le Droit commun. Or, les lois des Evèêques doivent ètre 
conformes aux lois universelles de l'Eglise. Elles ne peuvent 
nullement être portées à l’encontre du droit de l'Eglise uni- 
verselle. De là, les Evèques ne peuvent défendre ce qui est 
expressément et indubitablement permis par le droit univer- 
sel (à moins qu’ils n’en aient reçu un pouvoir exprès) ({). 

Benoît XIV a tracé une règle parfaitement applicable à notre 
cas : « Quemadmodum inferiori non licet legem abrogare a 
* Superiore latam, ita nec privilegiis derogare cuipiam a Supe- 
riore concessis (2). » 

Ecoutons encore ce que dit à ce sujet, une savante Revue 
romaine, les Analecta Juris Pontificit (3): « Cela posé, (le 
Décret du 27 août 1852), il semble que tout confesseur ap- 
prouvé peut entendre validement en confession les personnes 
qui se présentent à son confessionnal (4). N'ayant pas le droit 
de demander leur nom et leur profession, supposé qu’elles 
n'aient pas à s accuser de fautes qui se rapportent à cette 
profession, comment pourra-t-il savoir que ce sont des sœurs 
appartenant à une communauté, et non des personnes sécu- 
lières ? Il me semble impossible, dès lors, que l’Ordinaire 
prive de la juridiction, par rapport aux sœurs des commu- 
nautés, les Confesseurs qu'il approuve pour entendre les 
confessions des deux sexes. Toute défense que peuvent faire 
les Ordinaires des lieux pour le cas spécial que nous envi- 


(1) Cf. Aichner, Comp. Juris Ecclestastici, p. 493, édit, 9. 

(2) De Synod. Diæces., 1. IX, ec. XV, n. I. 

(3) Série 1X, page 582. 

(4) Ce point d'ailleurs vient d'être confirmé par le récent décret du 7 février 1901. 


390 DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 


sageons, doit donc s'entendre de la licéité et non dela validité 
des confessions; ce sera un point de règle pour les 
sœurs dont nous parlons, et jamais le retrait de la juri- 
diction du confesseur... Lorsqu'un prêtre est approuvé 
généralement pour confesser les femmes, 1l serait absurde 
de vouloir obliger ce confesseur à s'assurer si les per- 
sonnes qui se présentent à son tribunal, appartiennent 
ou non à une catégorie de pénitentes à l'égard desquelles il 
n'a pas des pouvoirs. Il peut se présenter des cas où des 
sœurs, qui doivent confesser des fautes communes, ont de 
bonnes raisons pour ne pas se faire connaître. En un mot, 
les sœurs dont nous parlons doivent être traitées comme les 
séculiers ; les lois spéciales concernant les Religieuses ne 
les regardent pas, et chacune peut individuellement aller se 
confesser validement dans les églises publiques à tout prètre 
approuvé pour confesser les femmes. » 

Pesons bien les motifs qui poussaient Benoît XIV à étendre 
le Décret du Concile de Trente à tous les instituts des Reli- 
gieux, de quelque nature qu'ils fussent : « propterea quod 
multi infirmi et imbecilles animo reperiuntur, qui potius eli- 
gerent sine sacramentalt expiatione ex hac vita migrare, quam 
ipsa peccata certo alien: sacerdoti a superiore designato ape- 
rire (1). » Hélas ! une triste expérience est là qui le prouve : 
même de nos jours, malgré le bénéfice du Confesseur ex- 
traordinaire, des sacrilèges se commettent encore, par le 
manque de liberté dans le choix du Confesseur. Nous le vou- 
lons bien, la Supérieure doit être facile à accorder un Confes- 
seur extraordinaire aux Religieuses qui le demandent(2); mais 
on ne peut nier que, même dans nos couvents, il se trouve 
de ces mystères ambulants qui préfèrent se ronger le cœur 
plutôt que de demander à leurs Supérieures la moindre 
chose qui pût causer du soupcon. Faux prétexte, dira-t-on ! 
sans doute, mais il existe et met quantité d'âmes sur la 
pente de la perdition. Qu'il soit détruit, ou que l'on sauve- 
garde la liberté! Or, nous demandons aux hommes d’ex- 
périence laquelle des deux alternatives est plus facile et 
plus actuellement pratique ? Etrange anomalie ! Il se trou- 


(1) Const. « Pastoralis curæ ». 


(2) Voir le Décret « Quemadmodum » S. C. Ep. et Reg., 17 déc. 1890. 


DU CONFESSEUR DES RELIGIEUSES 591 


verait que dans cet état religieux où les moyens de salut 
doivent se trouvèr en abondance, l'on soit moins pourvu 
que les personnes du monde qui, elles au moins, peuvent 
se choisir de temps en temps un confesseur en qui elles ont 
toute confiance. 

Aussi, nous souscrivons volontiers aux paroles de la nou- 
velle Revue Théologique (1). « Nous n'’hésitons pas à le 
dire, ce serait un abus de pouvoir d’exiger d’une manière 
générale, l’approbation spéciale pour toutes les religieuses 
qui demeurent un temps considérable hors du couvent. » 

Mais, nous ne suivrons pas la docte Revue quand elle dit : 
« Il semble donc bien que les évèques gardent le droit de 
restreindre la juridiction du confesseur pour ces cas (de 
sorties faciles et fréquentes). » 

Alors nous appliquerions la règle tracée par la S. Péni- 
tencerie : « Quoad interrogationes factendas, nisi prudens 
suspicio suboriatur, quod penitens illicite apud ipsum confi- 
teatur, posse confessarium a supradictis interrogationibus 
abstinere. » 

D’après cette doctrine, il faut distinguer entre l'acte illi- 
cite de la religieuseet celui que pourrait poser le confesseur. 

Sans doute, l’évèque a le droit et le devoir de prévenir 
les abus et d'empêcher qu'on ne rende illusoire la loi du 
confesseur ordinaire et unique. Mais de là à exiger une ap- 
probation spéciale pour tous les confesseurs, il y a loin. 
Autre chose est l'usage que l’on fait de la concession et- 
autre en est l'abus. Jusqu'à preuve rigoureuse du contraire, 
nous tenons que la religieuse peut toujours en user d’une fa- 
con raisonnable et que le confesseur peut toujours l’absou- 
dre. Aussi bien les moyens ne manquent pas de prévenir les 
abus, sans que l’on doive craindre les conséquences funestes 
qu’entrainerait la restriction générale de la juridiction. Ce 
serait, par exemple, de retenir plus souvent à la maison la 
sœur que l'on sait abuser de son droit, ou bien de lui ad- 
joindre une compagne quand elle sort. Oui, si elle s’adres- 
sait à chaque sortie fréquente à un même confesseur, celui- 
ci pourrait l'absoudre validement, mais il se rendrait par là 


(1) Tome XXX, p. 502. 


592 DU CONFESSEUR DES RELIGIRUSES 


le complice de la religieuse, l’aidant à transgresser ses 
constitutions. Dès lors, ce serait-là un motif suffisant pour 
l’évêque de restreindre la juridiction de ce confesseur par- 
ticulier. Que si la religieuse papillonne d’un confessionnal 
à un autre, elle abuse de sa liberté accordée et devrait être 
punie, mais chacun de ses confesseurs, n'étant pas obligé à 
la questionner, pourrait l'absoudre licitement. 

En effet, en admettant la restriction posée par la nouvelle 
Revue Théologique, on force la lettre des Décrets de 1852, 
1875 et de 1901. 

C’est pourquoi, nous faisons nôtres les sages paroles de 
Ferrari (1) : « Si vero Moniales (seu quæcumque sorores re- 
ligiosæ) extra proprium monasterium (seu domum) coûfessa- 
rilos quoscumque adeant in Ecclesiis seu publicis oratoriis 
fidelium confessiones audientes, audiri et absolvi possunt, 
sed moneri debent ne id faciant, saltem ordinarie (2), absque 
Superiorum licentia. » | 

Telle est, croyons-nous, la vérité. L'abus seul des conces- 
sions doit être défendu, mais de façon à ne pas en interdire 
l'usage. Tout prètre approuvé par l'Ordinaire pro'utroque 
sexu peut licitement et validement absoudre une religieuse 
qui, éloignée de son couvent, se présente à lui dans une 
église ou oratoire public. Cette sentence est plus conforme, 
selon nous, à l'esprit et à la lettre de la loi : nous espérons 
- lavoir prouvé. 

F. M.T. 


(1) De Statu Religioso commentarium, # 90, p. 238, 


(2) C'est-à-dire, d'après le Décret de la S. Pénitencerie, cité plus haut: « Si 
prudens suspicio suboriatur, quod pæœnitensillicite apud ipsum confiteatur, » 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


CIMABUÉ ET GIOTTO. 


Il y a, dans la vie parisienne, peu d'instants plus séduisants 

que ceux qu'il est donné de passer au Louvre, le dimanche 
matin, par une claire journée d'hiver. Les salles sont dé- 
barrassées des tabourets et des chevalets qui les encombrent 
pendant la semaine, les copistes ont fui; on peut, sans 
crainte de déranger ou de paraître importun, s’approcher 
des toiles, s’en éloigner, venir, revenir, prendre son point 
de vue, examiner et méditer à son aise. Le publicest discret, 
peu nombreux ; les remarques ne se font qu'à mi-voix et sont 
souvent justes, quelquefois fines ; quelque chose comme un 
parfum d’art semble flotter dans l'air. De temps en temps 
seulement un gros bruit de pas ébranle le parquet ; c’est un 
professeur qui passe, entouré de ses élèves. Il parle, et ce 
n’est pas un mince sujet d'intérèt que d'étudier, sur les 
jeunes visages qui l'entourent, l'effet de ses paroles. 
‘ Au milieu de cette assistance presque recueillie, ne serait- 
il pas possible d'aller à la recherche du Pauvre d'Assise ? 
S'il est vrai, comme on le répète, qu'il a rempli le monde, ne 
le trouverons-nous pas, même ici? Dans cetimmense amas de 
richesses artistiques, aucune n'aurait-elle été inspirée par 
lui ? Aucun de ces génies quiont glorifié l’œuvre de Dieu 
sur leurs toiles ne se serait-il échauflfé à son foyer d’amour ? 
Dans ce parterre de fleurs merveilleuses aucune n’aurait-elle 
été nourrie de sa rosée ? 

Souvent nous allons bien loin, par les chemins enchan- 
teurs de l'Italie, étudier l’action du Père des Mineurs sur les 
arts. Nous gravissons le sentier abrupt qui de la Portioncule, 
conduit à Assise, nous entrons, le cœur délicieusement ému, 


E. F. — VIII. — 58. 


394 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


dans la sombre et magnifique Basilique et, au milieu des 
mouvements qui nous agitent, qui nous secouent comme 
une mer démontée, nous sentons naître confusément, se 
développer et grandir la conviction que la Triple Eglise, 
construite sur le tombeau du Saint, est le phare lumineux 
de la peinture italienne, d'où elle a éclairé le monde. 

Rechercher, sur les bords de la Seine, au Louvre, le di- 
manche matin, au milieu de ce public affiné, les rayons épars 
de cette lumière franciscaine, les considérer un à un, voir 
d'où ils sont partis, le chemin qu'ils ont suivi pour venir 
jusqu’à nous, les comparer entre eux, vérifier s'ils ont pàli 
et se demander pourquoi; s’efforcer de dégager la person- 
nalité des artistes qui ont fixé cette lumière sur la toile ; puis, 
rentrer en soi-même et constater avec bonheur que, par leur 
intermédiaire, elle nous éclaire et nous échauffe encore, se- 
rait-ce donc faire œuvre vaine ? 

Cette œuvre, nous venons convier les lecteurs de cette 
revue à la faire. Car, les quelques pages qui suivent ne 
sont qu'une esquisse du grand livre que l’on pourrait écrire 
sur le sujet qui nous occupe. 

Peu de noms ont jeté, dans l’histoire de la peinture, un 
plus vif éclat que celui de Giotto. Il y parut, à la fin du 
treizième siècle, comme un Titan créateur. Un admirable 
artiste cependant, Cimabué, l'avait précédé. Entrons dans 
la Salle des Primitifs pour saluer ce patriarche de la Peinture. 

En face de nous, si nous sommes entrés par la grande 
Galerie, voici sa Madone aux Anges. Elle fut peinte vers 
1270, soit quarante-cinq ans environ après la mort de saint 
Francois. De loin, le tableau ressemble à une icone russe, 
en apparence du moins, car ainsi que le remarque T. Gau- 
tier, les têtes encastrées dans leurs épais nimbes d’or ont 
déjà une aspiration à la vie. « La Vierge, continue ce critique, 
ouvrant de grands yeux fixes comme les Mères de Dieu 
wrecques, en habits d'impératrice, assise sur un trône, tient 
sur ses genoux un Enfant Jésus un peu hagard, qui fait le 
este de bénir. Des anges nimbés d'or et régulièrement 
superposés accompagnent le trone nageant dans l'atmos- 
phere dorée de la peinture primitive. Il Yen a trois de chaque 
coté... Cela est étrange, barbare et farouche... » 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE .595 


Si vous regardez longuement la peinture, peu à peu vous 
sentirez que sous cette enveloppe étrange, barbare et fa- 
rouche, froide et morte, un travail mystérieux s'opère, que, 
sous sa glace, une eau limpide et tiède commence à couler, 
qu'une vie obscure s’agite sous ces formes figées. Et, si 
vous voulez savoir où ce ruisselet de vie a pris sa source, 
ouvrez Vasari et cherchez d’où nous vient ce tableau. 

Voici ce que vous y lirez : « Cimabué fit pour l'église 
Saint-François, à Pise, un grand tableau représentant l’image 
de Notre-Dame avec l’Enfant-Jésus à son cou et un grand 
nombre d’anges autour d'elle ; le tout sur un fonds d'or. 
Cimabué recut des Pisans pour cet ouvrage beaucoup d'’é- 
loges et une riche récompense. » 

Ainsi donc Cimabué peignit le tableau que nous avons 
sous les yeux, pour les enfants de saint Francois et, dès 
notre premier pas au Louvre, nous ÿ trouvons notre Père 
-vénéré ; et nous soinmes en droit de nous demander si ce 
n'est pas le souflle ardent de son amour qui a réchauflé 
l'atmosphère, fondu la glace et fait renaître la vie. 

N'est-ce pas à celui que Bossuet appelait l'amant le plus 
éperdu de la Pauvreté que nous devons ce renouveau ? N'y 
a-t-il pas entre ses doctrines généreuses et la résurrection de 
l'art les relations de cause à effet ? Le désintéressement, qu’il 
pratiquait et prèchait, n'a-t-1l pas produit ce miracle ? 

Sans crainte de nous tromper et d'une facon générale, nous 
pouvons formuler en axiome que l'amour exagéré de la pos- 
session et le pessimisme ne vont pas l’un sans l’autre. 

Pour établir cette thèse, il faudrait, à une époque où le 
détachement était inconnu, — avant l'apparition du Christia- 
nisme par conséquent, — choisir, dans un peuple ennemi de 
l'hypocrisie, une âme d’élite qui ait aimé passionnément la 
richesse, qui ne s'en soit pas cachée, et y étudier les ravages 
qu’elle y fit Hésiode remplit ces conditions. Il vivait plu- 
sieurs siècles avant notre ère, alors que l'épanouissement du 
Christianisme n’avail pas fait lever, dans les âmes mème les 
plus incrovantes, une moisson de sentiments délicats qui 
déroutent l'analvse et [a compliquent. Il aïmait franchement, 
àprement, brutalement, la terre et l'argent, Aucune conve- 
nance sociale, aucune influence de milieu ne le portaient à 


596 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


dissimuler. Aussi pourrions-nous, à travers les vagues trans- 
parentes de sa poésie, voir dans son cœur comme au fond 
d’une eau claire, le monstre de la richesse exercer ses ra- 
vages, et par les étapes habituelles : orgueil, impatiences, 
méfiance, soucis, crainte, désenchantement, tristesse, le me- 
ner au plus affreux pessimisme. | 

En ne prenant dans son œuvre que ce qui peut servir à 
éclairer notre sujet, nous voyons le désenchantement pro- 
duit par l’amour excessif de la possession, lui dicter des 
maximes comme celle-ci : « La terre est pleine de maux, et la 
mer en est pleine! »(1) et lui inspirer la prédiction suivante : 
« Bientôt le père ne sera plus un père pour ses enfants, les 
fils ne seront plus des fils, l'hôte reniera lhospitalité, les 
amis trahiront l'amitié. Les vieux parents seront méprisés 
par leurs enfants. Il n'y aura nulle pitié, nulle justice, ni 
bonnes actions ; mais on respectera l’homme violent et inique. 
Ni équité, ni pudeur. Oh! si je ne vivais pas dans cette gé- 
nération des hommes! Si plutôt j'étais mort auparavant! » 
Cherche-t-il un mythe pour personnifier la condition hu- 
maine, il trouvera celui de Pandore qui, levant le couvercle 
du grand vase où Jupiter avait enfermé, avec l'Espérance, 
tous les maux, répandit ceux-ci sur les hommes ; seule 
l'Espérance resta dans le vase, arrêtée sur les bords, et elle 
ne s'envola pas : Pandore avait refermé le couvercle ; et c'est 
ainsi que le monde est un abime de maux sans espoir ! S'il 
parle de l'hiver, il en fera cette sombre et prodigieuse des- 
cription : « Du fond de la Thrace, le vent du nord s’élance 
sur la vaste mer; un rugissement remplit la terre et les 
forêts ; les chènes à la cime élevée et les sapins touffus, 
saisis par lui dans les gorges de la montagne tombent sur 
le sol ; la clameur immense de la forèt monte vers le ciel. 
Les bêtes féroces sont épouvantées et même celles dont les 
poils sont épais ramènent leur queue sous [eur ventre, mais 
le froid traverse leurs poils épais et resserre leur poitrine. 
Il pénètre le cuir du bœuf et même la peau de la chèvre 
velue. Et la force du vent du nord courbe le vieillard, pen- 


(1) Je me sers de la traduction Leconte de Lisle, en me permettant de la 
modifier lorsque le sens ou la clarté de la phrase paraissent l’exiger. 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUYRE 597 


dant l’hiver, dans sa maison, quand le poulpe, au fond des 
mers, se ronge les pieds dans sa froide demeure et ses 
tristes retraites, car le soleil ne lui montre aucune nourri- 
ture qu'il puisse saisir. Et alors, les bètes cornues ou sans 
cornes, S’enfuient en grinçant des dents par les taillis épais. 
Et celles qui habitent des repaires secrets et les cavernes 
pierreuses cherchent cà et là des abris, semblables à un 
homme à trois pieds (1) dont les épaules sont rompues et 
qui courbe la tète. Telles, les bêtes se traînent, évitant la 
blanche neige ». 

C'est dans un état d'esprit semblable, produit par les 
mèmes causes, que se trouvait le monde lorsque saint Fran- 
çois parut. Le pessimisme était général; il semblait avoir 
envahi la religion elle-même. On ne se peignait le Christ, le 
Divin consolateur, que sous la forme terrifiante du J uge'Su- 
prême, élendant la main pour punir. 

Cimabué peignit l'amour. On vit alors la Vierge sévère 
adoucir son regard, saisir d’un geste tendre ce fils qu'au- 
paravant elle n’osait pas toucher, l’attirer vers elle, le serrer 
dans ses bras maternels, l'installer sur ses genoux et dire à 
tous : « Venez à moi, n'ayez plus peur ! » La peinture restait 
triste, mais elle devenait pitoyable aux misères humaines. 

Le peuple cria au miracle ! Il faut lire dans Vasari l’émo- 
tion que produisit cette révolution dans l’art lorsque Cima- 
bué, quarante ans après la mort de saint Francois, peignit 
sa vierge destinée à Santa Maria Novella. Les grands de 
Florence ne quittaient pas son atelier situé au milieu des 
jardins qui avoisinaient alors la Porta San Piero et lorsque 
le roi Charles d'Anjou traversa la ville, au milieu des fêtes 
qui furent données en son honneur, on le conduisit à l’atelier 
de peinture. Le tableau qu'il peignait semblait tellement au- 
dessus de tout ce qui avait été vu jusqu'alors que tous lès 
hommes et toutes les femmes de Florence, disent les chro- 
niqueurs, y accompagnèrent le roi en grande pompe. La joie 
des voisins du peintre, à la vue de ce spectacle, fut si vive 
qu’ils donnèrent à leur quartier le nom de : Borgo Allegri 
— bourg d’allégresse — qu’il porte encore aujourd’hui. Et 


(1) À un vieillard appuyé sur son bâton. 


598 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


\ 


Lei 

lorsque le tableau fut achevé, on le porta de l'atelier à l'église 
à laquelle il était destiné, en grande pompe, avec trompettes, 
et en procession solennelle. 

Faut-il s'étonner de cet enthousiasme ? Nullement. Si nous 
voyions un mort tout à coup lever les bras et s’efforcer de 
sourire, resterions-nous froids? Certes la Vierge de Cimabué 
exprime encore ses sentiments d'une manière timide et 
gauche, mais c’est, — Taine l’a finement remarqué, — la pre- 
mière phrase balbutiée et confuse d'un muet qui vient de 
recouvrer la parole ; et il y a, malgré tout, entre l'art byzan- 
tin et celui de Cimabué la différence qui sépare un mort d’un 
vivant. 

Le tableau que nous avons sous les yeux est donc véné- 
rable à plus d’un titre : Il est le plus ancien que possède le 
Louvre ; — il a été peint pour le couvent des Frères Mineurs 
de Pise qui, avec ceux d'Assise, de Sienne et de Florence 
formait le plus beau joyau de la couronne de l'Ordre en 
Italie ; — son inspiration est puisée au grand courant d'amour 
que le séraphin d’Assise avait déchainé sur l'Italie et il la 
fixe pour la première fois aux yeux étonnés des peuples ; — 
enfin il introduit dans l’histoire de la peinture un mouve- 
ment qui n'avait pas été vu encore, ce geste si simple et si 
maternel par lequel la Vierge-Mère saisit de sa main longue 
et fine la jambe grèle de son divin Fils. 

Nous sommes loin des rigueurs des siècles précédents et 
de leur dureté! L'amour divin a fait son entrée dans l’art ; 
bientôt la joie va l’y suivre. Déjà elle a pénétré les cœurs. 
Les Fioretti, sans être tout à fait de cette époque, nous en 
ont conservé l'esprit. La nature commence à enchanter, 
même dans ses rigueurs. Le fameux chapitre du Bonheur 
Parfait, dans le livre que je vicns de citer, nous en donne la 
plus délicate des preuves. 

Cette lumière de la joie illumina d'une manière toute spé- 
ciale le génie d’un peintre dont le nom n’a, depuis, été éclip- 
sé par aucun, même des plus grands, et qu’il faut placer, 
pour ses dons merveilleux, au-dessus de tous les autres, à 
côté de Raphaël, — je veux parler de Giotto. Devant nous, 
sur le mème panneau que la Vierge de Cimabué, et à sa 
wauche, en voici une œuvre, représentant, danssa partie prin- 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 599 


cipale, saint François recevant les Stigmates et, à la prédelle, 
trois petits tableaux, la vision du pape Innocent II], l'appro- 
bation de la règle et le sermon aux oiseaux. Il fut peint vers 
la fin du XIII siècle, soixante-quinze ans environ après la 
mort du saint, pour ce même couvent de Saint-François à 
Pise auquel Cimabué avait destiné sa Madone. « A peine 
arrivé à Florence, nous dit Vasari, Giotto peignit avec un 
soin extrême pour l'envoyer à Pise, un tableau représentant 
saint Francois au milieu des affreux rochers de l’Alverne. 
En effet, outre un paysage rempli d'arbres et de rochers, 
choses nouvelles pour l’époque, on remarque, dans l'attitude 
expressive de saint François agenouillé, recevant les Stig- 
mates, un ardent désir de les recevoir et un amourinfini pour 
Jésus-Christ qui, apparaissant dans le ciel sous la forme d’un 
Séraphin, exauce les prières du saint. Sa ferveur est si bien 
exprimée qu'on ne peut rien imaginer de mieux. Au-dessus 
du mème tableau se trouvent trois sujets tirés de la vie du 
mème saint François. Ce tableau, qu’on voit aujourd'hui à 
Saint-François de Pise sur un pilier voisin du maître-autel, 
est tenu en grande vénération comme ouvrage d’un si grand 
homme et fut cause que les Pisans qui venaient de finir les 
constructions du Campo-Santo, donnèrent à Giotto la pein- 
ture d’une partie de la facade antérieure. » 

Après la Madone de Cimabué ce tableau est le plus ancien 
du Louvre. Il fut peint par l’artiste sur une première couche 
de couleur rose, ce qui donne à la peinture une teinte claire, 
tandis que la couche verte sur laquelle travaillait Cimabué, 
à l'exemple des byzantins, donnait à ses figures un aspect 
blafard et cadavérique. Ce simple détail en dit long déjà sur 
la révolution qui s’était produite dans les esprits. Il possède 
encore, dans son cadre moderne, sa bordure antique, dans 
laquelle on peut lire, au milieu d’ornements roses enche- 
vêtrés, ces mots « Opus Jocti Florentini ». Un peu plus haut 
sont deux fois répétées les armes du donateur. 

Le tableau représente, avons-nous dit, dans sa partie prin- 
cipale, saint François recevant les Stigmates. Avant de l’é- 
tudier, rappelons d’abord les faits. Pour écarter tout soup- 
con de parti pris j en emprunte le récit à un protestant. 
Oa le sait, deux ans environ avant sa mort, saint Francois 


600 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


se retira sur le sommet de l’Alverne :'« La vallée supérieure 
de l’Arno, dit M. Sabatier, forme, au centre même de l'Italie, 
un pays à part, le Casentin, qui, durant des siècles a vécu de 
sa vie propre, un peu comme une île au milieu de l’Océan. 
Le fleuve en sort au sud par un étroit défilé... Sur ses bords, 
la végétation est toute méridionale ; l'olivier et le mürier se 
marient avec la vigne. Sur les premières pentes sont des 
champs de blé coupés par des prairies ; puis viennent les 
châtaigniers et les chènes ; plus haut encore, le pin, l’épi- 
céa, le mélèze, et enfin le rocher nu. Parmitoutes les cimes, 
il en est une qui attire particulièrement l'attention ; au lieu 
d'avoir un sommet arrondi et comme comprimé, elle se 
dresse svelte, fière, isolée, c'est l’Alverne. On dirait une 
immense pierre tombée du ciel ; c’est en effet un bloc erra- 
tique, posé là un peu comme une arche de Noé pétrifiée au 
sommet du mont Ararat... Cette montagne a été pour Fran- 
çois tout à la fois son Thabor et son Calvaire. Il s’y trouva 
encore plus absorbé que de coutume par son ardent désir 
de souffrir pour Jésus et avec lui... La vision du Crucifié 
s’emparait d'autant mieux de toutes ses facultés, qu’on ap- 
prochait de l’Exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre 
1224)... François redoublait ses jeünes et ses prières, tout 
transformé en Jésus par amour et par compassion, dit une 
des légendes. Il passa la nuit qui précéda la fète seul, en 
oraison, non loin de l’ermitage. Le matin venu, il eut une 
vision. Dans les chauds rayons de soleil levant qui, après le 
froid de la nuit, venait ranimer son corps, il distingua tout- 
à-coup une forme étrange. Un séraphin, les ailes éployées, 
volait vers lui des confins de l'horizon et l’inondait de vo- 
luptés indicibles. Au centre de la vision apparaissait une 
croix, et le séraphin était cloué sur elle. Quand la vision dis- 
parut, il sentit aux délices du premier moment se méler de 
poignantes douleurs. Bouleversé jusqu’au plus profond 
de son ête, il cherchait anxieusement le sens de tout 
cela, lorsqu'il aperçut sur son corps les stigmates du 
Crucifié. » 

Maintenant que nous connaissons l'événement que l'artiste 
voulait peindre, nous pouvons regarder avec fruit le ta- 
bleau. Comme nous sommes loin de tout ce qui a été ima- 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 601 


giné, dessiné, peint, senti jusqu’à présent! les liens tradi- 
tionnels sont rompus; l’art, qui ne représentait que des 
Christs et des Vierges, a étendu ses limites aux confins de 
la nature, c'est-à-dire à l'infini ; ila suivi le même chemin, 
parcouru les mêmes étapes que l'âme même des peuples ; 
sous l'empire des mêmes influences providentielles il a 
passé d’un pôle à l’autre du monde moral, de la vue pessi- 
miste des choses à la contemplation attendrie et infiniment 
aimante des œuvres de Dieu. Il a changé de pivot ; il repose 
sur l'amour après avoir reposé sur la crainte servile ; après 
avoir haleté anxieusement, l’âme se dilate dans la joie. 

Ce changement, nul ne l’a senti plus finement, ne l’a per- 
sonnifié plus puissamment que Giotto. Il avait une de ces 
âmes de cristal que toute lumière pénètre, que le moindre 
choc fait vibrer. Son œil saisissait le contour des choses et 
sa main les fixait avec une précision merveilleuse ; et, 
comme rien de ce qui existe ne le laissait indifférent, il de- 
vina et ébaucha tout ce que les siècles futurs devaient réa- 
liser dans le domaine de la peinture. | 

Il n’est ici qu'au commencement de son développement ; 
il respecte encore les fonds d’or de la peinture byzantine, et 
cépendant c’est une scène réelle qu'il s'efforce de peindre. 
Voici, sur notre gauche, la cime svelte, fière, isolée, dont 
parle M. Sabatier, l'immense pierre tombée du ciel; voilà 
des arbres, déjà dessinés correctement par un peintre qui 
sait voir. Deux cellules sont là, celles du saint et de ses com- 
pagnons ; l’une d'elles ressemble singulièrement à ce que 
devait être la Portioncule dans son état primitif, avant les 
modifications qu’elle a subies ; sa porte est ouverte et à 
l’intérieur on devine vaguement un autel drapé de rouge et 
au mur de gauche, dans l'ombre, une Vierge sur fonds d'or, 
seule, sans son Divin Enfant. Ces petits édifices manquent 
de proportion, mais quelle peinture admirable que celle de 
saint François ! À genoux, les bras étendus, dans sa robe de 
bure, la poitrine légèrement rejetée en arrière, comme il est 
juste le mouvement par lequel le saint semble vouloir échap- 
per aux flèches divines, et cependant quelle ferveur en même 
temps dans le regard et quel ardent désir de s’unir plus in- 
timement au crucifié ! que de luttes aussi dans le froncement 


602 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE - 


du front ! Malgré ses hésitations, les rayons d'or partent des 
mains du Séraphin et vont ouvrir aux pieds, aux mains et 
au flanc du Saint des plaies saignantes, y mettre ce que je 
pourrais appeler les sceaux divins de la Passion, faire de 
lui un être d'exception, élevé au-dessus de l'humanité, 
« le Stigmatisé ». 

Si j'osais, après ces réflexions d'un ordre plus général, 
relever quelques détails techniques, je ferais remarquer 
combien les pieds et les mains sont déjà dessinés, avec 
quelle netteté le corps se devine sous les beaux plis du froc, 
combien, dans la tète, est ferme l’ossature qui porteles chairs. 
Le paysage est plus faible, et cependant c’est par ce rocher 
et ces arbres que la nature a fait définitivement irruption 
dans l’art ; il n’est qu’un balbutiement de génie. 

Des que, de l'admiration nous passons à la réflexion, 
une question se pose, passionnante, devant notre esprit : 
« De ce chef-d'œuvre, Giotto a-t-il entendu faire un portrait ? 
A-t-il voulu, comme il lui était probablement loisible de 
le faire, utiliser les documents qu'il avait sous les yeux 
pour évoquer l'apparence extérieure, les traits mêmes du 
Patriarche ? Saint François était-il, dans la vie réelle à 
l'Alverne, à la Portioncule, à Assise, tel qu'il est là devant 
nous ? » 

À cette question je vais essayer de répondre en prenant 
pour guide Thode dont je ne ferai guère que traduire et 
résumer l'opinion. 

Lorsque, le 3 octobre 1226, saint Francois mourut, le 
désir de se rappeler ses traits vénérés s’empara de l'Italie. 
Car, plus nous aimons la pensée, la doctrine, l'âme d'un 
homme, plus nous éprouvons le besoin de nous Île repré- 
senter dans son attitude extérieure. Nous ne croyons le con- 
naître réellement qu’à ce prix. Et, soit dit en passant, si 
nous parlons si souvent de la nuit obscure du moyen âge, 
n'est-ce pas en partie parce que nous n'y distinguons ses 
génies qu’à travers des parchemins jaunis ? Il en irait tout 
autrement si nous avions d'eux des portraits, des bustes 
vivants. L'expérience en est facile à faire : quelles lumières 
ne projette pas sur l’âme de Scipion, le buste en bronze, 
massif et chauve, que nous en avons ; sur celle de Néron, 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 603 


son front bas et ignoble; sur celle de Corbulon, son profil 
d'oiseau de proie inquiet! Comprendrions-nous Condé, 
sans ses bustes ? | 

En ce qui concerne le grand Patriarche, le désir de se 
remémorer ses traits était d'autant plus vif que sa personne 
faisait partie de sa prédication. Pendant quinze ans qu'il 
avait parcouru l'Italie, 1l avait enchanté les foules par son 
humilité, sa gaîté, sa douceur, sa pauvreté. Il y était l’homme 
le plus populaire de son temps. Il était comme l'ami person- 
nel et très cher de tous ces humbles. Sa doctrine, à leurs 
yeux, faisait corps avec sa personne. Ils étaient incapables 
de l’en séparer et tenaient à conserver le souvenir de l’une 
aussi bien que les bienfaits de l'autre. _. 

Ce désir s’accrut encore lorsque, deux ans à peine après 
sa mort, il fut mis sur les autels. 

Les artistes s’efforcèrent donc de reproduire ses traits. Y 
réussirent-ils tout à fait ? Non car la tâche était au-dessus de 
leurs forces. I1 ne leur était pas possible de résoudre ainsi, 
sans préparation, un des problèmes les plus difficiles de l’art; 
mais ils s'y essayèrent. Leurs portraits ne furent que des 
effigies schématiques, si j'ose m'exprimer ainsi. Qu’im- 
porte ? Dans leur désir de reproduire la douce figure de 
l'Assisiate, ils avaient fait renaître l’art, mort depuis long- 
temps, du portrait. 

Entre Conxolus qui, dit-on, du vivant mème du saint, pei- 
gnit le Père des Mineurs sur les murs de Sacro-Speco de 
Subiaco, sans auréole, sans les Stigmates même, avec cette 
simple indication : « Frater Franciscus » — jusqu’à Cimabué, 
— tous les artistes cherchèrent plus ou moins à se rappro- 
cher de la réalité de cette figure populaire. En fut-il de 
mème de Giotto ? 

Un simple coup d'œil sur notre tableau nous permet de 
répondre : Non! De parti-pris Giotto abandonne la tradition 
primitive pour ne peindre dans chaque scène que le senti- 
ment qui la domine : l'humilité du saint, ou son amour de 
la nature, ou sa piété passionnée, ou l'élan de son cœur vers 
le malheur, ou ses ravissements. Il le peint, comme :1l pein- 
drait en saint Jean-Baptiste le prophète aëcétique, en saint 
Jérôme la vieillesse pensive et pénitente, en saint Sébastien 


604 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


la jeune souffrance corporelle, en saint Georges le courage 
guerrier inspiré par Dieu. Mais il ne songe pas à faire un 
portrait. 

La scène des stigmates telle qu’elle est devant nous sufli- 
rait pour nous en convaincre. Regardons la figure forte et 
pleine du saint, son corps robuste, la belle santé qui l’anime. 
Puis, demandons-nous ce qu’il était, même avant les maux 
qui l’accablèrent dans les dernières années de sa vie. Tho- 
mas de Spalato le vit prêcher sur la place publique de Bo- 
logne le 15 août 1220 et voici ce qu’il dit de lui : « Son vête- 
ment était misérable, sa personne d'apparence méprisable, et 
sa figure point belle. » « I] était maigre, nous dit à son tour 
Thomas de Celano, la figure allongée, les jambes faibles. » 
Le Saint lui-même ne se compare-t-il pas à une chétive petite 
poule noire ? S'il était ainsi en santé, que devait-il en être 
de lui après son Ascension à l’Alverne, lorsque malade, 
miné par les fièvres et les fatigues, déjà presqu neube il 
eut monté au Thabor par le chemin du Calvaire ? 

Giotto néglige tous ces détails pour ne peindre qu’une 
chose, mais elle est sublime : l’union la plus intime du plus 
tendre des Saints avec Jésus crucifié. 

Toujours il agissait ainsi. Voici l'approbation de la règle, 
l’un des trois tableaux de la prédelle. Ce qui nous frappe 
tout d’abord, c’est l'importance considérable qu'il y a don- 
née aux quatre frères placés au premier rang, ou plutôt, leur 
importance unique. Des autres on n’aperçoit que le sommet 
de la tête, ils ne sont là que pour former perspective, ils 
n'existent pas. 

A chacun, au contraire, des quatre frères en question, il a 
donné une physionomie bien marquée, une personnalité 
déterminée, de chacun il semble avoir voulu faire quelqu'un. 
Il n’a pas peint, dirait-on, quatrereligieux quelconques, mais 
des hommes qui ont vécu, qu’il a connus, sinon personnel- 
lement, du moins par ouï dire, des hommes que d’autres ont 
vus et dont ils lui ont parlé, dont ils lui ont fait le portrait, 
des hommes enfin dont il s’était créé une idée précise, net- 
tement délimitée. Il semble qu’il a voulu qu’en les regardant 
nous puissions dire : c’est frère un tel ou un tel. Il semble 
mème qu'il nous invite à mettreun nom sur leur figure. Ces 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 605 


quatre frères sont-ils donc des portraits ? De qui ? Pouvons- 
nous retrouver leurs noms ? 

Si l’on réfléchit que Giotto a vécu avec les contemporains 
des compagnons de saint François ; qu’il a peint sous leurs 
yeux et pour ainsi dire sous leur direction ; que Frère Léon, 
le disciple chéri de saint François, celui qu'il appelait par 
excellence la petite brebis de Dieu, n'était mort, à la Por- 
tioncule même, que le 15 novembre 1271 ; que frère Rufin 
ne l’avait précédé que bien peu dans la tombe ; que « frère » 
Jacqueline de Settesoli vivait encore à Assise vers la fin de 
l'année 1273, qu'il avait par conséquent en mains tous les élé- 
ments voulus pour permettre une reconstitution de leur per- 
sonnalité ; vous vous dites qu’il a dû peindre des portraits, et 
que les quatre frères qui sont là, au premier rang, mis en si 
belle lumière, sont les quatre grands disciples : frère Léon, 
— frère Bernard de Quintavalle, — frère Massée, — et frère 
Egide, — dont l'artiste a reproduit fidèlement les traits. 
Vous vous dites tout cela et... vous vous trompez ; dans ce 
tableau Partiste n’a peint qu'une chose : l'attention passion- 
née. Le drame est là, dans ces regards ardents avec lesquels 
le pape regarde cette troupe .de mendiants qui va sauver 
l'Église, et ceux-ci le Pontife qui leur octroie la vie. Le 
drame est là, et il émeut, plus peut-être que ne le feraient de 
minutieux portraits. Car, au lieu de peindre ce qui est péris- 
sable en nous, il a peint ce qui est immortel, la flamme de 
l'esprit. 

Toujours Giotto a agi ainsi. Regardez le tableau repré- 
sentant leSermon au.r oiseaux : penché vers eux avec une 
indicible tendresse, le bon saint étend la main, ouvre la 
bouche et parle. Ce qu'il leur dit, nous le savons : il les 
engage à louer Dieu, à cause des beaux et chauds plu- 
mages dont il les a vêtus, à cause des jolis paysages qu'il 
déroule sous leurs ailes au cours de leurs voyages aériens ; 
à cause des fleuves et des fontaines, des montagnes et 
des vallées qui sont à eux; des nids moelleux qu'il leur 
permet d'assembler, des soins qu'il prend d'eux parce qu’ils 
ne savent ni filer ni coudre, parce qu'ils ne récoltent nine 
_sèment. Et les bons oiseaux écoutent, les gros plus digne- 
ment, les petits ouvrant le bec pour mieux entendre ; tous at- 


# 


606 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


tentifs, quelques-uns, comme l’échassier, à droite, contrits et 
les yeux à terre. [ls sont là bien gentiment,en rang, comme à 
l'église, deux à deux, mari et femme ; un coq, celui du vil- 
lage probablement, les domine de toute son importance ; il 
tend le cou vers le prédicateur en dressant sa crète et rou- 
lant son petit œil rond de la façon la plus réjouissante ; tan- 
dis qu'à l’autre bout, tout aux pieds du Saint, un petit moi- 
neau solitaire boit éperdüment ses paroles. Le gros de la 
troupe est formé d’une lourde paire de canards gris flanquée 
de pies , de corbeaux, de chardonnerets et, se profilant en 
noir sur l'horizon doré, les retardataires — il y en a par- 
tout — viennent prendre place au sermon (1). 

Cette petite scène charmante — d'une grâce si franciscaine 
— nous permettra mieux que toute autre de mesurer le che- 
min parcouru. Qu'on songe seulement à ceci : que soixante- 
quinze ans auparavant le monde était encore plongé dans 
une nuit six fois séculaire pendant laquelle on n'avait peint 
que des Vierges mortes et des Christs menaçants ! 

C’est un intérêt tout différent qu’éveille le troisième 
tableau de la prédelle : la Vision du pape Innocent III. Rap- 
pelons-en d’abord le sujet. 

Francois était allé à Rome avec ses premiers disciples 
demander au Pontife alors régnant l'approbation de leur 
règle de vie. Quand il l’eut exposée « Monseigneur le Pape, 
dit le vieux biographe (2), fut très-surpris; d'autant plus 
qu'avant l’arrivée du bienheureux François, il avait vu en 
songe l'Eglise Saint-Jean-de-Latran menacer ruine et un 
religieux, d'apparence faible et misérable, la supporter sur 
son dos. À son réveil, effrayé et étonné, il avait cherché,. 
avec tout son discernement et toute sa sagesse, à com- 
prendre ce que signifiait cette vision. » 

Ce qu’elle signifiait, nous le savons : l'Eglise penchait 
vers sa ruine. Francois était destiné à l'en arracher. 

L'embarras de Giotto pour traduire par des lignes et des 
couleurs cet événement semble avoir été bien grand. Il ne 


(1) CF. dans la Légende durée (trad. de Féodor de W yzewa, Paris, Perrin, 
1902) la légende consacrée à sunt Francois. 


(2) Trois Compasnons, traduction Arvède Barine, 


PROMENADES FRANCISUAINES AU LOUVRE 697 


pouvait en être autrement, si l'on songe que la peinture était 
encore à son aurore, que tout était à créer. Comment d'ail- 
leurs faire entendre au public que ce Pontife endormi, a, 
dans son sommeil, tel ou tel songe ? | 

Pour comprendre le parti auquel le peintre s'arrêta, une 
parenthèse est nécessaire. Peut-être la ferons-nous un peu 
plus longue que ne l’exigerait strictement le sujet, mais, ne 
sommes-nous pas en promenade et, à ce titre, libres de faire 
un peu l'école buissonnière ? | 

Il y avait, dans l'âme de François, bien des côtés qui, tous, 
eurent sur le développement des lettres et des arts une in- 
fluence considérable, mais qui tous n'ont pas été étudiés avec 
le mème soin : son naturisme, sa tendresse pour toutes les 
créatures, son admiration émue pour l’œuvre de Dieu, sa 
joyeuse confiance en lui, sa tendre piété pour la Passion de 
Notre-Seigneur, sa vie morale, etc. 

C'est à lui que, dans le domaine des arts plastiques, nous 
devons le grand nombre de crucifix qui furent peints après 
sa mort. Ce fut lui qui poussa les peintres à dérouler, sur 
les murs des églises d'Italie, en longues fresques, l'histoire 
de la Passion. : 

Dans le domaine des lettres 1l donne naissance à un nombre 
imposant de Laudes, en dialecte ombrien, ayant la Passion 
pour sujet. | 

Ce n'étaient encore que des dialogues alternés que des 
Confrères ou Compagnies, formées spécialement dans ce 
but, récitaient publiquement jusque dans les plus petites 
villes. Les évêques et le clergé les encourageaient, leur 
fournissaient subsides, costumes, laudesi ou chanteurs, 
sans compter la salle de spectacle, c'est-à-dire l'église. Et 
aux grands jours de fête, le peuple se rassemblait autour 
d'eux pour entendre ces touchants dialogues entre le Christ, 
sa Mère etses disciples. 

Vers. l’époque où Giotto peignait notre tableau, Pltalie 
tressaillait sous le coup d'une émotion, facile à comprendre 
pour quiconque sait combien les manifestations scéniques 
remuent la foule, et combien la Passion de N.-S. hantait 
alors les esprits et les cœurs : un poète, dont nous ignorons 
le nom, venait de faire représenter deux véritables drames 


608 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


sur le sujet de la Passion, les fameuses Devozioni du Jeudi- 
Saint et du Vendredi-Saint. Des vieilles Laudes ombriennes, 
c'est-à-dire du culte franciscain pour la Passion de N.-S., le 
drame venait de jaillir avec ses efforts irrésistibles sur la 
foule et tout le prestige de sa mise en scène. 

Ne nous occupons que de la Devozsione du Jeudi-Saint, 
qui seule se rattache à notre tableau. 

Elle se jouait sur une scène représentant, d’un côté, Jé- 
rusalem personnifiée par son temple, de l’autre la maison de 
Marthe et de Madeleine, formée d’un simple toit de char- 
pente peinte portant sur quatre colonnes de bois et fermée, 
en guise de murs, par des rideaux, dont nous expliquerons 
tout-à-l’heure l'usage. 

Au moment où le spectacle commence, la Vierge Marie 
sort de la maison et se rend à la rencontre de son divin Fils 
qui vient de quitter les portes de Jérusalem avec ses apôtres. 
Elle l’embrasse et, sous l'empire d’un triste pressentiment, 
le prie de ne plus rentrer à Jérusalem. « Il faut obéir au Père », 
lui est-il répondu; il l'embrasse une seconde fois et entre 
avec elle dans la con: Aussitôt on fait glisser le rideau 
qui en formait le mur du côté du spectateur, et celui-ci as- 
siste au dernier repas du Christ avec sa mère. Celle-ci reste 
obstinément debout auprès de lui, l’étreint et répète sans 
relâche : Mon fils, mon fils! Emu, il prend alors Madeleine 
à part et lui recommande sa mère. Madeleine renouvelle les 
prières de la Vierge, le suppliant, elle aussi, de « chercher 
une autre voie pour sauver le monde ». Comme il lui est ré- 
pondu que cela n’est pas possible, elle éclate en sanglots, 
se jette aux pieds du Christ, les baise, et pleure éperdûment. 
Bouleversé, le Sauveur la quitte et se retire derrière la mai- 
son, là où se tiennent les apôtres. Le rideau qui en forme le 
mur le plus éloigné du spectateur glisse à son tour, et celui- 
ci voit, à travers la maison sans murs, en même temps et le 
groupe formé par le Christ etles apôtres dans l’arrière-scène, 
et celui de Madeleine avec la Vierge, dans la maison. In- 
quiète, celle-ci demande à celle-là ce que son fils lui a dit: 
elle déclare toute en larmes ne pas pouvoir lui répondre. 
La Mère de Dieu se tourne alors vers son Fils lui-même et 
l'interroge avec une insistance si douloureuse qu'il se 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 609 


décide à lui expliquer le plan divin de la Rédemption….. 

Laissons le drame dérouler ses poignantes péripéties ; nous 
en savons assez maintenant pour comprendre l'intérêt du 
tableau. | 

Cet intérèt, le voici en deux mots : Giotto, pour peindre son 
tableau, s'est contenté de copier, en rapprochant les deux élé- 
ments essentiels l'Eglise et la maison, le décor de ce drame. 
L'Eglise, qui personnifiait le temple et la ville de Jérusalem, 
estrestée à sa place, mais elle est devenue l'église de Latran; 
la maison de Marthe aussi est là, avec ses murs de rideau et 
sa silhouette naïvement orientale, mais elle est devenue la 
chambre à coucher du Pape. Le rideau qui permettait au 
peuple d'assister au dernier repas de Notre-Seigneur avec 
sa mère, est tiré, et nous voyons, au lieu de ces saints per- 
sonnages, le Pape Innocent III, couché sur un lit, revêtu 
des ornements pontificaux et dormant les yeux fermés. 
L'église de Latran craque, chancelle, les colonnes de son 
péristile sont brisées, son campanile penche et va crouler ; 
mais François, d'un beau mouvement, se jette en avant et, 
des mains et des épaules, prévient l'irréparable malheur. 

Giotto, avec une naïveté amusante, ou plutôt, avec un goût 
artistique très fin, a laissé subsister même le rideau qui re- 
présente le mur du fond de la maison, celui qu’on faisait 
glisser pour laisser voir, derrière elle, le groupe des apôtres. 
Il l’a fait de parti-pris, pour laisser au décor toute sa svel- 
tesse, pour ne lui enlever rien de son esprit théâtral. 

Il nous transporte ainsi de plein pied dans le domaine du 
rêve. Nous ne sommes plus, comme dans la scène voisine 
de l'approbation de la règle, entre des murs solides, sous 
les lourds lambris de Latran ; nous ne foulons pas un sol 
réel. Nous assistons à une scène de mystère dont la signifi- 
cation nous émeut. | 

Le peintre est allé plus loin. Visiblement, il s'est fait le 
raisonnement suivant : « Si je devais, sur les tréteaux sacrés, . 
représenter cet événement, personne ne comprendrait, car 
tous les personnages en sont muets; le Pape, parce qu'il 
dort ; saint Francois, parce qu'il n’est qu’un songe. Il faut 
donc, de toute nécessité, introduire un personnage qui ex- 
plique aux spectateurs ce qui se passe. Et derrière le Pape 


E. F. VII — 39 


610 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


dormant:il a peint saint Pierre qui commente — non au Pape, 
puisque celui-ci dort et lui tourne le dos, — mais au specta- 
teur supposé, la scène muette qui se passe devant ses yeux. 

M'étais-je trompé en affirmant que l'intérêt de ce tableau 
est d’un genre tout spécial ? 

Nous avons, dans cette première promenade, entrevu 
quelques-uns des effets que le mouvement franciscain avait 
produit dans le domaine des arts. Ne sera-t-il permis d’abu- 
ser de l’indulgence de mes lecteurs, — je veux dire de mes 
compagnons de promenade, — pour me demander avec 
eux quel était ce couvent des Mineurs de Pise pour lequel 
travaillaient des artistes comme Cimabué et Giotto, ce cou- 
vent qui a fourni au Louvre les deux doyens de ses tableaux ? 

Cette question nous intéressera plus encore si nous son- 
geons que les deux œuvres que nous avons sous les yeux 
ne sont pas les seules qui aient été peintes pour lui. 

Vasari parle d’un autre Saint-François, de Cimabué cette 
fois, qu'on y admirait : « Cimabué, nous raconte:t-il, avait 
peint sur bois pour le P. gardien du couvent des Mineurs 
de Santa Croce, à Florence, un grand crucifix qui s’y voit 
. encore. Le gardien en fut si content qu'il le conduisit dans 
leur couvent de Saint-François à Pise, pour qu'il y peignit 
sur bois un Saint-François. Ce tableau fut tenu par le peuple 
en immense estime parce que, dans l'air de la tête etles 
plis des vêtements,se devinait une bonté,que jusque-là on n'a- 
vait vue dans aucun tableau byzantin, non seulement à Pise, 
mais encore dans toute l'Italie. » | 

Le mème Vasari nous dit aussi que Giotto peignit pour la 
mème église un Christ en croix entre la sainte Vierge et 
saint Jean. 

Parlerai-je des fresques considérables qu'y peignit Taddeo 
Gaddi, le plus grand des successeurs de Giotto ? 

Ce couvent, cette église, jadis si illustres, sont presque in- 
connus de notre génération, car pendant tout le siècle qui 
vient de finir le couvent fut abandonné, l’église désaffectée 
et attribuée à l'administration militaire qui en fitun magasin. 
Pendant cent ans le plafond de Taddeo Gaddi abrita des 
sacs de riz et de farine. 

Aujourd'hui, on restaure cette église; j'ai pu, il ya quelques 


PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 611 


mois, par une claire après-midi d'octobre, la visiter. Les fe- 
nètres en étaient encore bouchées , mais déjà les maçons 
avaient étendu sur ses murs une couche de plâtre d’une blan- 
cheur immaculée. Ils travaillaient alors au plafond; des in- 
terstices de leur échafaudage une fine poussière blanche tom- 
bait sans trève; elle couvrait le sol d’un tapis neigeux, qui 
amortissait le son des pas. L'air, sous cette chute ininter- 
rompue, prenait un aspect blafard et éloignait à l'infini, 
comme au fond d’un horizon brumeux, les vitraux du chœur, 
ou plutôt de la chapelle centrale qui le remplace. II faisait 
une humidité froide. L'hiver! murmure à mon oreille l'ai- 
mable italien, qui me faisait visiter les travaux. Et c'était 
vrai ; ces blancheurs flottantes, cette neige qui tombait sans 
trève, silencieusement, et formait tapis, ces points blancs 
en suspens, cette lumière blème, l'étrange lointain du vitrail, 
c'était l’amusante évocation d’un paysage d'hiver, à l’heure 
même où nos yeux, s'ils avaient pu percer ces murailles 
immaculées, auraient vu sur nos têtes, le ciel encore inondé 
de soleil et, à l'horizon, les monts Pisans tout roses et sem- 
blables à des soies délicates qu'une main divine aurait frois- 
sées ! | 

Je n'ai nullement l'intention de faire l'historique de lil- 
lustre couvent, mais seulement de noter la faveur dont il 
était l'objet : les familles aristocratiques, nous en avons la 
preuve sous les yeux, faisaient travailler à son intention les 
plus grands artistes de l'Italie ; — les propriétaires de car- 
rière (l'instrument de leur libéralité est conservé encore 
aujourd'hui, dans les archives publiques) autorisaient les 
architectes à y prendre gratuitement les matériaux dont ils 
avaient besoin ; le peuple fournissait une main-d'œuvre 
gratuite; les femmes charriaient des pierres et gâchaient 
le mortier. La chronique des XXIV Généraux nous en ap- 
porte la preuve : « Au moment de la construction de l’église 
du couvent, nous dit-elle, une femme de Pise qui était en- 
ceinte sans le savoir, aidait, à la sueur de son front, pendant 
des journées entières, les ouvriers qui y travaillaient. Une 
nuit, saint François lui apparut, précédé de deux frères por- 
tant des cierges allumés. « Ma fille, lui dit-il, voici que tu 
as conçu, et que tu mettras au jour un fils : tu t’en réjouiras, 


612 PROMENADES FRANCISCAINES AU LOUVRE 


si tu lui donnes mon nom, » Les temps étant arrivés, elle 
mit au monde un fils. « Il s’appellera Henri, dit la belle- 
mère, à cause de tel de mes parents. » — « Nullement, dit 
la mère, il s'appellera François. » Alors, la belle-mère tour- 
na en dérision ce beau nom, le trouvant trop populaire (1). 
Mais peu de jours après, comme on était sur le point de 
baptiser le poupon, il tomba gravement malade. La maison 
entière en fut contristée ei sa joie changée en tristesse. Or, 
la nuit, la mère que l'anxiété tenait éveillée, vit saint Fran- 
cois, précédé des deux frères, comme la première fois. Tout 
ému 1] lui dit : « Ne t'avais-je pas prévenue que tu ne te ré- 
jouirais de ton fils que si tu lui donnais mon nom? » À ces 
mots, elle s’exclama et jura qu’on ne lui imposerait pas un 
autre nom. L’enfant guérit, on le baptisa, et il fut décoré du 
nom de François; et cette grâce lui fut donnée de ne jamais 
pleurer et de conserver son innocence au milieu des périls 
de la jeunesse. » | 

Ne saisissons-nous pas sur le vif, dans cette anecdote, la 
profondeur de ce mouvement populaire qui faisait germer 
des chefs-d'œuvre ? Si saint François en fut l'instigateur, ce 
fut en grande partie Giotto qui le réalisa. À ce titre, nous 
lui devons une étude spéciale ; dans un prochain article, nous 
chercherons à faire sa psychologie, à esquisser l’histoire de 
sa vie morale et à mettre en lumière ses qualités, sans ou- 
blier d'indiquer, d'une main pieuse, ses faiblesses. 


H. MATROD. 


(1) Déjà, vers 1275. 


LE CRÉDIT POPULAIRE 


SA NATURE ET SES AVANTAGES (1) 


MESDAMES ET MESSIEURS, 


J'ai à vous entretenir du crédit populaire, de sa nature et 
de ses avantages. Pour rendre ma conférence utile, je dois 
commencer par vous expliquer clairement la question à 
traiter. 

Qu'est-ce que le crédit? On en use dans le commerce, 
quand on livre une marchandise sans exiger un payement 
immédiat. C’est une pratique courante des petits marchands 
vis-à-vis des ouvriers. Je n'ai pas à vous parler de ce genre 
de crédit. Si j'avais à traiter pareil sujet j'aurais bien des 
réserves à faire, bien des critiques à formuler. Je me con- 
tente de dire à ces petits commerçants : « Prenez exemple 
sur les marchands de vin. Combien en connaissez-vous qui 
versent à boire sans se faire payer ?.. Mais j'ai à vous entre- 
tenir uniquement du crédit que l’on fait quand on prête de 
l'argent ». 

Le mot populaire ajouté à celui de crédit, exclut les prèts 
faits aux personnes riches, par exemple, au gouvernement 
quand il contracte des emprunts ; aux villes, aux sociétés 
industrielles ou financières quand elles émettent des obli- 
gations, et ainsi de suite. La question se limite aux ‘ prèts 
d'argent faits aux personnes du peuple. 

Prèter n’est pas donner. Si les emprunteurs ne rembour- 


(1) Conférence faite par le Père Ludovic de Besse F. M. capucin, le 
jeudi, 23 octobre, durant le XII‘ congrès du crédit populaire tenu à Reims 
du 22 au 26 octobre 1902. 


614 LE CRÉDIT POPULAIRE 


saient pas, l'institution qui leur avancerait de l'argent ferait 
un métier de dupe. Eùût-elle des millions, elle marcherait 
rapidement à sa ruine. Aussi, pour ce genre d’ opérations, 
avant toutes choses, il est indispensable de rendre les 
remboursements certains. 

Comment obtenir la certitude des remboursements, avec 
une clientèle de petites gens qui ont tant de peine à vivre? 
Evidemment, on ne peut pas prêter à tout le monde; il ya 
une sélection à faire. Il faut écarter courageusement ceux 
qui, pour une raison ou pour une autre, ne rembourseraient 
pas les sommes empruntées. 

Ce sont, en premier lieu, les besogneux, manquant du 
nécessaire et réduits en outre à l'impossibilité de travailler. 
De telles gens consomment et ne produisent rien. Ils con- 
sommeraient donc l’argent prêté et seraient dans l’impuis- 
sance absolue de le rendre. Aussi le seul moyen de les aider 
est de leur faire l’aumône. 

On doit écarter en second lieu les ouvriers qui gagnent 
de l'argent, mais qui ont la malheureuse habitude de le dé- 
penser tout de suite en vains plaisirs. Quelques-uns dé- 
pensent même plus qu'ils ne gagnent. Au lieu de faire des 
économies, ils font des dettes. L'argent qu’on leur préterait 
se changerait vite en fine champagne, en absinthe, etc. On 
ne le reverrait jamais. | 

Enfin, il y a des gens malhonnètes qui cherchent à s’en- 
richir par tous les moyens, même par le vol. Leur prèter, 
quand on les connaît, serait vouloir se faire voler. 

Gardez-vous bien de croire que ces trois catégories 
de gens forment le peuple tout entier. Grâce à Dieu ils sont 
une minorité. La masse est composée de travailleurs hon- 
nètes, économes, prévoyants. Ce sont des producteurs 
dignes d’un vif intérêt. On les offenserait en voulant leur 
faire l’aumône ; mais une institution de crédit populaire 
leur rendrait souvent, sans les humilier, les services les plus 
importants. 

En effet, parmi ces travailleurs, il y en a d’'intelligents, de 
courageux, qui se résignent difficilement à rester dans le rang 
des salariés. Ils seraient capables, en se mettant à leur 


compte, de réaliser des bénéfices et d'arriver à l’aisance, 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 615 


peut-être même à la fortune. Beaucoup le tentent et s'im- 
provisent patrons. Les uns le font isolément. D'autres, se 
souvenant que l'union fait la force, ont la bonne ‘inspiration 
de s'associer. Ils forment des coopératives de production. 
On voit cela partout et dans tous les pays, en France comme 
à l'étranger. 

Combien réussissent ? Hélas! C’est le petit nombre. La 
plupart de ces tentatives, même quand elles seraient dignes 
de succès, aboutissent trop souvent à la faillite. Savez-vous 
la cause de ces désastres ? la principale est l’absence d’ins- 
titutions de crédit populaire, pouvant fournir à ces braves 
gens, non pas seulement des secours pécuniaires, mais une 
sage direction, un appui précieux avec lesquels ils auraient 
triomphé des difficultés de leurs entreprises. 

Vous direz sans doute : Est-il nécessaire de transformer 
en patrons une si grazde quantité d'ouvriers ? S'ils sont ha- 
biles et laborieux, ils gagneront de gros salaires et vivront 
tranquillement sans courir le risque de se ruiner. D'autre 
part, trop de patrons se feront une concurrence désastreuse, 
et on aura une surproduction nuisible à tout le monde. 
Ce sont là des craintes chimériques. Du reste, c’est un de- 
voir pour chacun de développer ses qualités naturelles et de 
tirer de ses talents tout le profit possible. Chez les peuples 
payens, les ouvriers étaient réduits à l'esclavage et pouvaient 
difficilement en sortir. De nos jours, il n’y a plus de caste. 
Tous les rangs de la société sont ouverts. Mais cette démo- 
cratie serait un mensonge si les plus humbles ne trouvaient 
pas la possibilité de s’élever en raison de leurs mérites. 

Permettez-moi de vous faire observer que l'inventeur de la 
démocratie est Jésus-Christ. Quand il fonda son Eglise, il 
choisit pour collaborateurs des gens du peuple. Le premier 
Pape, celui qui, en baptisant le centurion Corneille et quan- 
tité de patriciens romains, les soumit à son autorité spiri- 
tuelle, était un pauvre homme qui gagnait péniblement sa 
vie, erf pêchant des poissons dans le lac de Tibériade. Jésus- 
Christ le prit avec lui, l'instruisit, le façonna, l’enrichit de 
dons surnaturels et le rendit capable de gouverner les chré- 
tiens du monde entier. 

Eh bien! ceux qui marchent à la suite de Jésus-Christ, ne 


616 LE CRÉDIT POPULAIRE 


doivent-ils pas imiter ses exemples ? Par conséquent, s'ils 
sont riches, instruits et puissants, ils sont obligés de tendre 
aux petits une main fraternelle et de les aider à monter le 
plus haut possible sur les degrés de l’échelle sociale. 

Ne craignez pas qu'on arrive ainsi à avoir trop de riches 
et trop de richesses. Trop de riches ! Lequel vaut mieux pour 
les petits marchands et pour les pauvres d’être entourés de 
besogneux qui ne peuvent rien donner ni rien acheter, ou 
d’être entourés de rentiers qui achètent beaucoup, qui payent 
bien et qui donnent largement ? Un Normand, paraît-il, 
disait : « Mon Dieu, je ne vous demande pas la richesse ; 
placez-moi seulement à côté de ceux qui la possèdent. » 

Trop de richesses ! Cela veut dire qu’on redoute la sur- 
production. II y a eu quelquefois de la surproduction dans 
les grandissimes entreprises qui travaillent pour l’exporta- 
tion. Il n'y en a pas et il n’y en aura jamais quand il s'agit 
des besoins du peuple. Craignez-vous la surproduction du 
froment, du vin et de la viande quand il ÿ a tant de gens dans 
les campagnes qui sont condamnés au pain noir, à l’eau claire 
et aux légumes ? Y a-t-1l surproduction de maisons ouvrières 
à bon marché, quand on trouve tant de pauvres familles qui 
logent dans des bouges ? Il peut y avoir parfois une appa- 
rence de surproduction. Je suppose que, dans chaque ville 
comme la vôtre, vous ayez des magasins pouvant vendre 
100,000 chemises, 100,000 paletots; si, à côté se trouve une 
multitude de pauvres gens incapables de les acheter, la sur- 
production n’est qu'apparente. Elle disparaitra dès que vous 
aiderez ces gens à s'enrichir assez pour se procurer du linge 
et des vêtements neufs. Fournissez-leur donc le moyen de 
gagner de l'argent. 

Une institution de crédit populaire le fera. Elle aura deux 
sortes de clients. Ses premiers seront ces ouvriers d'élite 
devenus petits patrons, à qui on avancera des capitaux pour 
faciliter leurs affaires, ce sera le crédit de production. En 
dessous d’eux, il y aura une classe très intéressante de tra- 
vailleurs, les salariés. Ceux-là ordinairement, n’ont pas be- 
soin d'emprunter. Ils vivent de leurs salaires et font même 
des économies. Mais divers événements peuvent les réduire 
à la gène. Ils ont alors un moment difficile à passer. Ils rou- 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 617 


giraient de tendre la main pour solliciter une aumône. Un 
prêt modique les tirera d’embarras. Ce sera sans doute un 
prêt de consommation ; mais il sera fait à un producteur, 
pour le soutenir, pour lui rendre des forces. Aussi, l'argent 
ne sera pas perdu. Ce producteur le remboursera avec des 
économies sur ses salaires à venir. | 

Telle est la nature des institutiuns de crédit populaire. 
Pour mieux comprendre leurs avantages et mème leur né- 
cessité, 1l faut exposer leur fonctionnement en racontant 
leur histoire. 

L'origine de ces institutions n’est pas très ancienne. Elles 
étaient inconnues avant le christianisme. Chez les païens, 
tous les prèteurs d'argent étaient les usuriers. Chez les chré- 
tiens, pendant la ferveur des premiers siècles, on mettait 
souvent tout en commun, comme on le fait encore dans les 
Congrégations religieuses, et chacun obtenait de la caisse 
paroissiale ce dont il avait besoin pour vivre et pour travail- 
ler. Cette ferveur ne dura pas. Elle se refroidit peu à peu 
et lacommunauté de biens disparut avec elle. Alors les prêts, 
entre chrétiens, se firent isolément, de voisin à voisin. La 
charité les inspirait ; aussi ces prêts étaient gratuits. Mais 
peu à peu, par la faute sans doute d’emprunteurs malhon- 
nètes quine remboursaient pas, les prêts redevinrent une 
affaire et la cupidité des prêteurs ramena toutes les pratiques 
de l'usure usitées chez les païens. 

Longtemps, pour résister à cette iniquité, on se contenta 
de la flétrir du haut de la chaire. On fit des lois et religieuses 
et civiles condamnant les usuriers à restituer l'argent volé. 
Barrières inutiles qui ne purent arrèter les progrès du mal. 
Au XV° siècle, le taux LÉGAL des prêts d'argent s’éleva par- 
fois à 80 °/. Il ne descendit jamais au-dessous de 20°/,. 
Et cet intérêt formidable n'était rien, 

Il servait surtout de moyen pour permettre aux usuriers 
de pratiquer le vol en grand et sans péril sur les gages 
qu'ils exigeaient en garantie de leurs avances. Pas de gages, 
pas d'argent. Or ces gages, les usuriers en estimaient la va- 
leur selon leur fantaisie. Puis ils se gardaient bien de prêter 
une somme égale à leur estimation. Ils n'avançaient même 
pas la moitié, le tiers de cette valeur. L'usage était d'en 


618 LE CRÉDIT POPULAIRE 


prêter environ le sixième. Ainsi on leur apporte un collier 
de perles de 60,000 francs. L’usurier se fait prier pour en 
prêter dix mille. Dans un an, au terme de l’emprunt, la mon- 
daine propriétaire du collier aura dépensé les dix mille francs 
en vains plaisirs. Au lieu de les rembourser avec les inté- 
rêts, elle apportera d’autres bijoux pour emprunter une 
somme nouvelle. Alors l’usurier devient propriétaire du 
collier de perles. En général, il possède une maison de 
commerce, un vrai bazar où il vend tous les gages le plus 
cher possible. S'il trouve un acheteur du collier pour 
60,000 francs, il a perdu les dix mille francs prêtés, mais il 
les retrouve sur le prix de vente avec un bénéfice net de 
50,000 francs. | 

Voilà se qui se passait au XV°* siècle en France, en Italie, 
en Allemagne, dans tous les pays chrétiens. L’excès du 
mal fit trouver le remède. Il fut inventé par des Religieux de 
mon Ordre, par des enfants de saint François. Ils essayèrent 
d'abord de créer des caisses de prêt mutuel, au sein des 
Fraternités du Tiers-Ordre. Puis, ils fondèrent pour le pu- 
blic des maisons de prêts sur gages appelées : Monts de 
Piété, dans lesquelles on avançait gratuitement de petites 
sommes aux gens du peuple. On continuait à demander un 
gage, mais s’il fallait le vendre, la plus-value, déduction 
faite de la somme prètée, était rendue aux propriétaires de 
ces gages. 

Plus de quarante Franciscains propagèrent en Italie l’ins- 
titution nouvelle. Dans le nombre se trouva un homme de 
génie, nommé Bernardin de Feltre, qui sut transformer la 
petite œuvre en grand établissement financier capable de 
prêter à tout le monde, à un faible intérêt, toutes les sommes 
dont on avait besoin pour des usages honnêtes. C’est l’abon- 
dance des produits qui en fait le bon marché. L'argent était 
rare et cher à cette époque. Bernardin de Feltre réussit à 
‘faire de ces Monts de Piété des réservoirs de capitaux qui 
finirent par devenir immenses. Il fit appel d’abord à la cha- 
rité des fidèles pour procurer à son œuvre un patrimoine 
gratuit. Il rendit parfois ces patrimoines tout à fait considé- 
rables. Puis il conjura les chrétiens de déposer dans ses 
banques toutes leurs économies, de vider leurstiroirs et 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 619 


/ 


leurs bas de laine dans la caisse des Monts de Piété. Ce 
fut l’origine des Caisses d’ Epargne. On paya un intérêt à ces 
épargnes et alors l'argent, qui s’était caché jusque-là, vint 
affluer dans la nouvelle institution. 

L’abondance des capitaux permit de couvrir les frais gé- 
néraux de l'œuvre en prèétant à 5 °/, et même moins. On ne 
demandait cet intérêt qu'aux gros emprunteurs. Les béné- 
fices procurés par ces gros emprunts permirent en outre de 
prêter gratuitement aux pauvres. Au Mont-de-Piété de Rome, 
le prèt était gratuit tant qu’on ne demandait pas une somme 
supérieure à 150 francs. 

Telle fut l’origine du prêt populaire. Je dis le prêt et non 
le crédit populaire. Le mot crédit vient du verbe latin Credo, 
je crois, j’ai confiance. Quelle confiance avait-on dans les 
emprunteurs puisqu'on leur demandait un gage d'une va- 
leur supérieure à la somme prêtée ? On se défiait alors de 
tout le monde et on avait raison. Les mœurs dépravées de 
cette époque le voulaient ainsi. Du reste, l'obligation de 
déposer un gage, en ces cc n'était génante pour 
personne. 

Je viens de publier deux gros volumes dans lesquels je 
raconte la vie de Bernardin de Feltre et ses luttes homé- 
riques pour faire triompher son institution. Puis je fais une 
étude approfondie de ses idées et de ses procédés. Je donne 
à cette occasion les détails les plus minutieux sur l’état du 
commerce au XV* siècle. Il était véritablement misérable et 
voici pourquoi. Non seulement on ne possédait pas de che- 
mins de fer ; mais il n’y avait nulle part des routes carros- 
sables. Il fallait voyager à pied ou à cheval et traverser les 
rivières sur des barques. On transportait les marchandises 
à dos de mulet. 

Dans ces conditions, le commerce se faisait sur place et 
souvent les échanges des produits ou des services se 
payaient en nature. Voilà pourquoi il y avait si peu d’ar- 
gent. Les gens économes placaient leurs épargnes en accu- 
mulant d'énormes provisions de linge, de vêtements, de 
bijoux, d’argenterie pour le service de la table, etc. Quand 
on mariait une fille, on la fournissait de linge pour sa vie. 
Je cite un passage d’un sermon de saint Bernardin de 


620 LE CRÉDIT POPULAIRE 


Sienne, dans lequel il énumère la quantité effrayante de 
robes dont les femmes remplissaient leurs armoires. Il y en 
avait en satin qu'on laissait manger par les mites dans des 
caisses, parce que les mères voulaient les léguer à leurs 
filles, comme aujourd’hui elles leur léguent des bijoux. 

L'épargne revètant partout cette forme, ceux qui avaient 
besoin d'argent prenaient un objet quelconque dans leurs 
provisions inutiles et le portaient au Mont de Piété pour 
avoir un emprunt. Les marchands faisaient de mème. Ils 
engageaient les étofles dont la saison était passée et les dé- 
gageaient ensuite au retour de la mème saison. Visitant au 
mois de mai 1896 le Mont de Piété de Gènes, j'ai vu une 
salle toute remplie de fusils. Le directeur me dit : « Quand 
la chasse sera ouverte, tous ces fusils disparaîtront. Ils re-: 
viendront ensuite à la clôture de la chasse. » 

Vous le voyez, on faisait et aujourd’huï encore on fait de 
l'argent avec des choses inutiles. On les reprend ensuite 
quand on peut de nouveau s'en servir. Au XV* siècle, il y 
‘avait de ces objets inutiles dans toutes les maisons, même 
chez les pauvres. 

La situation a commencé à changer deux siècles plus tard, 
quand on se mit à constituer des ponts et des routes carros- 
sables. Peu à peu il fut possible de pratiquer le commerce 
à distance et ce jour-là les opérations de crédit devinrent 
une nécessité. Comme il fallait du temps pour envoyer au 
loin des marchandises et pour en recevoir le prix, on ima- 
gina de régulariser les échanges par des effets de commerce 
sur lesquels on s’engageait à payer à un terme fixe les 
marchandises recues. 

Lorsque l’usage des effets de commerce fut devenu géné- 
ral, on vit surgir les banques d’escompte qui ont fait naître 
plus tard les banques populaires. Ces banques d’escompte 
sont des Monts de Piété perfectionnés. Le gage existe. Seu- 
lement, au lieu d’être déposé en garantie chez le banquier, il 
est aux mains d’une tierce personne, l'acheteur de la mar- 
chandise.De plus ilest vendu à sajuste valeur.Mais il n'est pas 
payé, le détenteur de ce gage s’est contenté de promettre 
qu'il le payera au jour marqué sur le papier de com- 
merce. | 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 621 


C'est ce papier qu’on remet à l'escompteur. Si l’'escompteur 
l’accepte, il fait crédit. Il prête de l'argent, sans avoir en 
mains une garantie réelle; car l'effet de commerce, en lui- 
même, n’a aucune valeur. En acceptant ce papier l'escomp- 
teur prouve donc qu'il a confiance, soit dans l'acheteur qui 
promet de payer, soit dans le vendeur qui, au besoin, rem- 
boursera la somme qu'on lui avance. 

Ces opérations d'escompte sont très délicates et fort pé- 
rilleuses. Aussi, comme les banquiers ont la prudence du 
serpent et veulent prêter à coup sür, pendant longtemps ils 
n’ont admis à_l’escompte que les maisons de premier ordre 
parfaitement connues pour leur honorabilité et pour leur 
solvabilité. Mais ce métier d’escompteur étant très lucratif, 
peu à peu beaucoup de capitalistes ont voulu l'exercer. 
Alors, la concurrence qu'ils se faisaient diminuant leurs bé- 
néfices, ils ont été forcés d'admettre à l'escompte des maisons 
de second ordre et même d’un ordre inférieur. Toutefois, ils 
se sont arrêtés prudemment à une certaine limite et les pe- 
tits patrons, ceux qui débutent dans les affaires, n’ont jamais 
réussi à se faire ouvrir le guichet d'une sérieuse banque 
d'escompte. Longtemps cette clientèle si intéressante, n’a eu 
d'autre ressource que le Mont de Piété ou l’usurier. Sa si- 
tuation a changé quand, vers le milieu du XIX° siècle 
Schulze-Delitzsch organisa le crédit à son profit en inventant 
les banques populaires. 

Que fit-il pour élever ces petits patrons, repoussés avec 
dédain par tout le monde, et pour leur mériter la confiance 
qu'ils n'inspiraient à aucun banquier ? Il leur persuada de se 
réunir en associations solidaires. « Choisissez-vous , leur 
dit-il, écartez les paresseux, les viveurs, les gens malhon- 
nêtes. Quand vous serez un certain nombre de travailleurs 
sérieux, économes ct tout à fait honorables, prenez l’enga- 
gement de vous rendre responsables tous ensemble pour les 
sommes qu’empruntera votre Société. Vous vous partagerez 
ensuite ces sommes selon vos besoins. Chacun de vous, pris 
isolément, manque de crédit; mais votre association n’en 
manquera jamais. » | 

Schulze-Delitzsch avait raison. L'expérience l'a prouvé 
tout de suite. La solidarité acceptée par de braves gens 


622 LE CRÉDIT POPULAIRE 


leur a procuré, malgré leur situation médiocre, ce qu'on ap- 
pelle dans le commerce, une grande marque. Is ont inspiré 
rapidement une confiance aveugle. On leur a prèté les yeux 
fermés tout l'argent dont ils avaient besoin. 

La chose est devenue manifeste surtout à la campagne dans 
les associations de crédit fondées par de petits paysans. Les 
caisses rurales regorgent d'argent et parfois elles sont obli- 
gées de refuser les dépôts qu’on leur apporte. 

C’est que la solidarité dans les petits villages est facilement 
acceptable. On se connaît si bien ! On agit donc à coup sùr 
et on n'a jamais aucune surprise à redouter. 

Il n'en est pas de même pour les villes. L’impossibilité de 
se bien connaître rend alors cette solidarité dangereuse et, 
parfois, les banques populaires de Schulze-Delitzsch ont subi 
de véritables désastres, parce que leur champ d’opération 
était beaucoup trop étendu. 

Aussi, en introduisant les banques populaires en Italie, 
Luigi Luzzatti a écarté la solidarité, mais il a conservé la 
mutualité. Ces banques sont des associations mutuelles. Pour 
jouir de leurs bienfaits, il faut être reçu sociétaire, et on n’est 
pas admis si on ne possède les vertus morales qui font es- 
timer les petits travailleurs et leur méritent la confiance. 
L'absence de solidarité rendant les opérations plus dange- 
reuses, on supplée à ce défaut, d’abord en confiant la direc- 
tion de l’œuvre à un homme du métier sachant juger la valeur 
du papier commercial ; ensuite, en consacrant les bénéfices 
à créer de fortes réserves qui réparent au besoin les pertes 
qu’on ne peut pas éviter. | 

La banque populaire procède comme les banques d'es-. 
compte. Elle exige des effets de commerce en échange de 
ses prêts. Il y a donc ici encore des gages, ce sont des mar- 
chandises vendues. L’emprunt donne une garantie. Il vend 
une créance. Cette créance est représentée par des articles 
réels que possède l'acheteur qui a promis de les payer. Le 
crédit est populaire sans doute, à cause de la modicité de ces 
créances et de la petite situation de ceux qui les font es- 
compter. Mais il s'agit encore de patrons et non d'ouvriers. 
Ne pourrait-on pas descendre plus bas et rendre le prèt tout 
à fait populaire, en le faisant à des salariés incapables de 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 623 


donner une autre garantie que la promesse de rembourser 
attestée par leur signature ? 

Ecrivant dans son journal, le 1°" août dernier, un article à 
propos de mon livre, Luigi Luzzatti a examiné cette question. 
Il s’est demandé si, pour donner satisfaction aux besoins hon- 
nètes des simples salariés,on ne pourrait pas trouver mieux 
que l emprunt sur gage fait au Mont de Piété. « Souvent, dit- 
1, j'ai rêvé et je rève encore d'atteindre ce but élevé et de 
remplacer le Mont de Piété par les prêts sur l'honneur. » 

Il est bon de savoir que Luzzatti est israélite. Mais c'est 
un juif au cœur chrétien. Il lit assidûmeut l'Evangile. Il lit 
même les Fioretti de Saint-François. Aussi est-il mon ami 
et l'ami de ces messieurs du Centre , Fédératif. Tous ici 
nous l’aimons beaucoup. 

Dernièrement, invité par des prètres à parler près de Ve- 
nise à des ouvriers catholiques, il leur dit que le peuple 
ressemblait à ce lépreux des Fiorettt qui était couvert de 
plaies et que l’excès de la douleur poussait à blasphémer. 
Saint François arrive, s'approche du lépreux, lave ses plaies, 
les baise avec amour, et sous son action charitable, les plaies 
disparaissent les unes après les autres. Aussi la colère 
s’apaise dans le cœur de ce lépreux. Il cesse de blasphémer 
etse met à bénir Dieu. 

« Eh bien ! dit Luzzatti, nous devons imiter saint Francois 
en multipliant les institutions de bienfaisance qui donnent 
pleine satisfaction aux besoins du peuple. Quand ses souf- 
frances disparaitront, son cœur s’apaisera, il se dilatera 
dans le sentiment de la reconnaissance et la question so- 
ciale sera résolue. » | 

Or, Luzzatti estime que les banques populaires, les caisses 
rurales, les sociétés de secours mutuel pourraient orga- 
niser le prèt sur l'honneur, en procédant avec prudence et 
pas à pas. Si elles entraient dans cette voie, un jour vien- 
drait où tous les ouvriers honnètes, quand ils sont dans le 
besoin, pourraient obtenir un prêt gratuit, sur leur simple 
signature. « Ce jour-là, dit-il, l'âme du bienheureux Bernar- 
din de Feltre tressaillera d'allégresse, en voyant que ses 
hautes pensées auront fait jaillir une étincelle de charité 
véritablement céleste. » 


624 LE CRÉDIT POPULAIRE 


Pour appuyer son dire, Luzzatti cite l'exemple de la Banque 
populaire de Bologne. Elle consacre au prèt gratuit sur 
l'honneur une partie de ses bénéfices et elle le pratique avec 
tant de sagesse que les pertes sur ces prêts ne sont pas 
supérieures à celles qu'on subit dans les affaires ordinaires 
les plus sérieuses entourées des meilleures garanties. 

.Ceux d’entre vous qui ont assisté à notre Congrès inter- 
national tenu durant l'Exposition, il y a deux ans, se sou- 
viennent du long rapport sur les prêts d'honneur en Italie 
fait par le directeur de la Banque populaire de Padoue. Je 
l'ai traduit de l'italien et je vous en ai donné l'analyse de 
vive voix. Il y avait dans ce rapport le récit détaillé des 
prêts d'honneur essayés par diverses banques populaires 
italiennes. Tous n'avaient pas également réussi. Mais là où 
on avait procédé avec prudence, on avait obtenu le même 
succès qu’à la banque populaire de Bologne. 

Je vais chercher des exemples à l'étranger et je semble 
oublier que vous avez ici même, dans la ville de Reims, des 
exemples tout à fait remarquables. Ils prouvent avec évi- 
dence la possibilité de pratiquer le prèt gratuit avec une 
sécurité parfaite. Il s’agit seulement de l'organiser avec sa- 
gesse, en faveur d'ouvriers parfaitement connus et dignes 
d'une entière confiance. On a procédé ainsi dans l'Archi- 
confrérie de Notre-Dame de l'Usine, où on a créé, il ya 
dix ans, une caisse de prèts gratuits. Depuis lors, cette caisse 
a soulagé 250 familles au moyen de 640 prèts dont l’en- 
semble s'élève à la somme respectable de 23.000 francs. Or, 
les pertes subies ne dépassent pas 2 ‘/, °}. Et elles sont 
dues, non pas à la mauvaise volonté des emprunteurs, mais 
à des cas de force majeure. Le prèt s’est alors transformé 
en aumône et ces familles ouvrières, éprouvées par le 
malheur, ont été secourues, sans subir aucune humiliation. 

Voyez-vous maintenant la beauté du crédit populaire ? En 
comprenez-vous les avantages ? 

Quand le Bienheureux Bernardin de Feltre organisa ses 
Monts de Piété, il leur imposa des règles d'après lesquelles 
on devait connaître les emprunteurs et l’usage qu'ils feraient 
de l'argent prèté. On ne donnait de l'argent qu'à des gens 
honnètes et pour un usage honnète.Ces règles sont tombées 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 625 


en désuétude. Aujourd’hui, dit Luzzatti, un saint se présen- 
terait au Mont de Piété ; s'il n'avait pas de gage à déposer, 
il devrait s'en retourner les mains vides. Au contraire, un 
voleur, en remettant la montre qu'il a volée, est sûr de rece- 
voir de l'argent. Voilà une des causes qui ont jeté le discré- 
dit sur les Monts de Piété. 

Eh bien! les institutions de crédit populaire remettent en 
vigueur les règles établies par le Bienheureux Bernardin. 
Comme on y donne de l'argent sans exiger des gages en ga- 
rantie, il faut bien remplacer ces gages par quelque chose 
pour avoir la certitude que l'argent prèté ne sera pas perdu. 
Or, on opère le remplacement en exigeant des emprunteurs 
un ensemble de vertus morales qui inspirent la confiance et 
produisent la sécurité du prêt. On dit à ceux qui se pré- 
sentent : « Vous voulez de l'argent et vous n'avez pas de 
gages à nous remettre. Soit, mais êtes-vous honnètes ? Etes- 
vous laborieux, économes, prévoyants ? Si oui, nous vous 
donnerons toutes les sommes dont vous aurez besoin pour 
réussir dans vos entreprises. Sinon, allez frapper à d’autres 
portes. » 

Ceci est forcé et les institutions de crédit populaire ne 
pourront jamais abandonner la sévérité de ces règles, comme 
on l’a fait dans les Monts de Piété. C’est que, en l’absence 
de gages, un prêteur ne peut avoir confiance que dans la 
vertu des emprunteurs. Sachez-le bien, il y a entre la morale 
et la richesse l’union la plus intime. Fussiez-vous million- 
naire, si vous vous abandonnez à l'entraînement des vices, 
vous mangerez vite vos millions et vous finirez sur la paille. 
Quant aux ouvriers, s'ils sont vicieux, comment pourraient- 
ils devenir riches ? 

Franklin leur tenait ce langage : « Si des gens viennent 
vous dire qu'on peut arriver à la fortune autrement que par 
le travail et par l'épargne, ne les écoutez pas. Ce sont des 
empoisonneurs. » 

Ces empoisonneurs sont devenus légion. Ils inondent le 
peuple de leurs mensonges propagés partout par la mauvaise 
presse. Quelles digues pourra-t-on opposer à ce déborde- 
ment d'erreurs qui conduiraient fatalement la société à des 
ruines irréparables ? 


E. F. VII. — 40 


626 LE CRÉDIT POPULAIRE 


Autrefois, il y avait une digue toute-puissante dans les 
croyances et les pratiques religieuses. Ceux qui vont, main- 
tenant encore, apprendre la vertu à l’école de Jésus-Christ 
ne se laissent pas tromper par ces mensonges. Dans mon 
livre sur le bienheureux Bernardin, j'ai écrit des pages nom- 
breuses pour démontrer que la doctrine de l'Evangile, en 
nous faisant aspirer vers les richesses célestes, nous fournit 
le moyen efficace de nous procurer avec abondance les biens 
de la terre. Car, d’une part, elle nous enseigne à travailler 
sans relâche jusqu’à la fin de nos jours, dans un esprit de 
justice, pour que nous ne vivions pas aux dépens d'autrui. 
D'autre part, elle nous prescrit de nous priver de plaisirs 
inutiles pour faire des économies qui profitent à Îa charité. 
Or, c’est là tout le secret de la fortune : gagner beaucoup 
d'argent, en dépenser le moins possible. 

Hélas! ces vérités religieuses sont aujourd'hui fort peu 
connues. Le peuple est en train de perdre la foi. Que reste- 
t-il pour le préserver des mensonges du socialisme ? II reste 
les vérités élémentaires du bon sens, ces vérités qui sautent 
aux yeux quand on examine les lois qui règlent la produc- 
tion de la richesse. C'est la dernière barrière, le dernier pa- 
rapet qui préservera le peuple de tomber dans l’abtme. 

On est en train de le démolir, on persuade aux ouvriers 
qu'ils pourront devenir riches en travaillant de moins en 
moins et en se livrant de plus en plus au plaisir. On multi- 
plie à leur profit les comptoirs de marchands de vin et les 
tripots, les cafés-concerts et les maisons de tolérance. Que 
d'ouvriers entrent là pour se corrompre en se ruinant, pour 
se dégrader et s’abrutir! Combien deviennent des alcoo- 
liques et vont finir misérablement à l'hôpital, parfois même 
dans les prisons ou dans les maisons d’aliénés. 

Voulez-vous arrèter ces fléaux ? Multipliez les institutions 
de crédit popula‘re. Appelez à vous les ouvriers de bonne 
volonté ! Si vous ne pouvez leur rendre la foi, sauvez du 
moins en eux le bon sens. Séparez-les, par vos associations 
de crédit, des gens vicieux qui les entraîneraient à leur 
perte. En agriculture, pour obtenir de belles récoltes, de 
beaux produits, on opère la sélection des semences et des 
animaux reproducteurs. Îl n'est pas moins indispensable 


SA NATURE ET SES AVANTAGES 627 


d'opérer dans les rangs du peuple une sélection entre les 
gens de bonne et de mauvaise volonté ! Offrez aux premiers 
tous les capitaux qui les aideront à devenir riches en même 
temps qu'ils deviendront plus honorables. Qui sait si 
l'exemple de leur prospérité ne ramènera pas dans la voie 
du bien les malheureux qui se perdent ! 

En vous consacrant à propager les institutions de crédit 
populaire, vous prouverez donc au peuple que vous l'aimez 
et vous gagnerez le cœur de ceux que vous aurez élevés 
jusqu'à vous. Vous servirez ainsi la France, en la peuplant 
d'une multitude de citoyens honorables. Enfin, vous travail- 
lerez à votre propre sécurité, en éloignant de plus en plus 
les périls du socialisme. Vous goûterez alors le bonheur 
promis par le roi prophète, dans cette parole consolante : 

« Heureux celui qui sait pourvoir avec intelligence aux 
besoins des pauvres. Quand viendront les mauvais jours, 
Dieu sera son libérateur. » 


LES ANCIENS 


MISSIONNAIRES CAPUCINS 


DE L'ÉTHIOPIE ET LA SCIENCE 


Si l’histoire rend des hommages, un peu rapides, au zèle 
apostoliqué des Capucins, à diverses époques, elle est en- 
core plus discrète, quasi muette sur les travaux scientifiques 
de notre Ordre. Nous mêmes, pour connaître les labeurs de 
nos pères, nous devons péniblement exhumer de la pous- 
sière des bibliothèques, les documents qui les relatent. À 
peine siquelques livres spéciaux, connus de nos religieux les 
plus chercheurs et d’un groupe restreint d'amis sincères, 
favorisent la patience du compulseur. En ces dernières an- 
nées cependant, des ouvrages d'un réel mérite ont paru, 
et d’autres vont paraître, qui sont de nature à nous découvrir 
des perles nouvelles de la couronne de famille. 

Mais, avouons-le, les livres même de nos meilleurs au- 
teurs aujourd'hui sont ignorés ; ils ne parviennent pas à con- 
quérir l'attention du grand public. Et pourtant le prestige de 
notre apostolat aux siècles passés, ne fut-il pas fondé non 
seulement sur la vertu, mais encore sur la science que Dieu, 
ainsi qu'à toute société religieuse, avait départies à l'Ordre 
des Frères Mineurs ? Après la sainteté, la science estla prin- 
cipale prérogative et la première nécessité d’une société 
d'hommes voués à la prédication. La Sainte Ecriture et les 
saints Pères nous la représentent comme un don du Dieu des 
sciences, un trésor indispensable pour élever l'édifice du 
salut des âmes; trésor que la bouche du prètre doit répandre, 
s’il ne veut encourir l’anathème du Seigneur. Jésus-Christ 


LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ETHIOPIE 62y 


ne posa-t-il pas le fondement de son Eglise sur la simplicité 
et l'ignorance de pauvres pêcheurs, voulant montrer par là 
l'éclat de sa puissance dans la disproportion des moyens avec 
la grandeur de l’œuvre? Puis il se hâte, pour ainsi parler, 
d'envoyer des savants, des docteurs, à cette Eglise, flambeau 
des peuples, phare éclairant tout homme venant en ce monde. 
L'Eglise enseigne, conserve, ranime, ou s’assimile tour à tour 
les connaissances, à tous les degrés, du passé et du siècle 
présent. Ainsi saint François débuta, dans l'établissement 
de son Ordre, avec des hommes simples et ignorants, maisil 
prédit la prochaine affluence, dans les rangs de ses disciples, 
des nobles et des docteurs, pour porter la parole de Dieu 
devant les rois et les savants. On sait quelles traces lumi- 
neuses laissèrent dans le firmament de l'Eglise la pléiade 
de grands hommes en science et en vertu dont l'Ordre Fran- 
ciscain se glorifie à juste titre. 

En ce qui nous concerne faut-il accuser l'Histoire du parti 
pris d'envelopper dans l'ombre la plupart de nos travaux, 
tandis qu’elle prodigue les éloges à d’autres corps religieux ? 
En parcourant l'ouvrage récent sur les Missions Catholiques 
Françaises, publié sous la direction du P. PioletS. J., on s’a- 
perçoit que nous y occupons une bonne place. Mais 
tandis que les autres corporations apostoliques ont 
su y faire défiler une série de personnages illustres, dont le 
savoir et l’habileté dansles arts secondèrent puissamment les 
efforts du zèle, méritèrent [es faveurs et le respect des gou- 
vernements indigènes, les diplômes et les secours des gou- 
vernements d'Europe, des sociétés savantes et des Acadé- 
mies, on y trouve peu de détails sur la science de nos Mission- 
naires. On ne peut attribuer cette lacune à la partialité, 
puisque les chapitres relatifs à nos Missions ont été rédigés 
par nos Religieux membres ou supérieurs de ces Missions. 

Si donc les hommes de haute valeur scientifique sortis 
de nos rangs sont très peu connus aux autres, c'est que 
nous ne prenons pas la peine de les étudier nous mêmes. 

Ce sont de semblables réflexions que suggère la Corres- 
pondance de Peiresc avec plusieurs missionnaires et religieux 
de l'Ordre des Capucins, publiée par le R. P. Apollinaire de 
Valence. 


639 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


L’illustre conseiller au Parlement de Provence, grand 
érudit et grand chrétien, avait voulu, dans sa jeunesse, se 
faire capucin. C’est lui-même qui nous l’apprend. En rela- 
tions avec lesesprits les plus cultivés de son époque, il compta 
d'actifs et dévoués correspondants parmi nos religieux 
« dont il fut si heureusement secondé dans des recherches 
qui devaient tant servir la cause de la science et de la civili- 
sation ». Nous circonscrirons notre étude aux lettres rela- 
tives à nos Missionnaires d'Ethiopie, lesquelles occupent 
d'ailleurs les trois quarts du volume : pas moins de 49 au 
P. Gilles de Loches, ou de ce religieux à Peiresc, et 20 écrites 
par le P. Agathange de Vendôme, ou par Peiresc à ce Père, 
auquel de son vivant il donne déjà le titre de vénérable, et 
qu'il dit être orné « de tant de vertu, de pureté de mœurs, 
et dont la piété est accompagnée de très haute érudition. » 
Plusieurs furent échangées entre Peiresc et le P. Cassien de 
Nantes ou divers missionnaires. 

D'un côté l’on voit le saint et savant supérieur de la Mis- 
sion d'Abyssinie, le P. Agathange, réclamer de ses mis- 
sionnaires une science qu'ils n’ont pu acquérir dans l'Ordre : 
de l'autre, Peiresc offrir son temps et sa fortune pour initier 
les Pères envoyés en Orient à la connaissance de l’astrono- 
mie, procurer des instruments, des livres, des vases sacrés. 
Avec une tenacité à toute épreuve, il les supplie de faire des 
observations scientifiques et de lui en rendre compte pour la 
gloire de l'Ordre, le bien de la Religion et de la civilisation; 1l 
déploie son crédit et son activité afin quele P. Gilles de Loches 
obtienne la liberté nécessaire à mettre au jour les notes pré- 
cieuses de linguistique et d’histoire orientales, que nul ne 
possède au même degré. Durant six ans , c’est une lutte de 
Peiresc et du missionnaire contre des difficultés et des bar- 
rières qui ne veulent pas tomber. Il faut à tout prix sauver 
du naufrage le trésor de la science la plus rare de l’époque. 
Au moment de réussir, la mort de Peiresc vient interrompre 
ce drame de l'intelligence aux prises avec des vents con- 
traires, et, finalement, vainqueurs de tant de constance et de 
bonne volonté. 


ET LA SCIENCE 631 


Li 
# + 


Le P. Joseph du Tremblay destinait l'élite des religieux 
des Provinces de France aux multiples missions par lui fon- 
dées. De ce nombre, le P. Agathange de Vendôme fut un 
saint, un apôtre qui ramena beaucoup d’âmes à Dieu, en. 
Palestine, en Egypte et en Ethiopie. I] fut aussi un savant, et 
c'est sous ce rapport que nous avons à l’envisager ici. Il vi- 
sita les monastères de la Haute-Egypte, acheta ou fit copier 
à grands frais les livres et manuscrits principaux que renfer- 
maient leurs bibliothèques. Lui-même énumère ses plus im- 
portantes découvertes dans ses lettres à Peiresc qui lui four- 
nissait de l'argent, et auquel il fit parvenir des parts notables 
de son butin scientifique. Nous y trouvons : un livre des 
Evangiles cophte et arabe; un Psautier de David en six 
langues : cophte, arabe, grec, arménien, éthiopien et sy- 
riaque ; un livre de Ebn-el-Bitar, surnom de Abdallah-ben- 
Ahmed, médecin et botaniste, mort à Damas au milieu du 
XII: siècle ; un vocabulaire et une grammaire cophtes, les 
_ Epiîtres de saint Paul arabes, un livre d’astrologie arabe, un 
livre de prophéties en cophte; il y est question d'autres ou- 
vrages de philosophie, de science, d’autres livres bibliques, 
et notamment d’un ouvrage arabe en trente volumes. 

Le P. Cassien de Nantes, de son côté, visita, sans doute 
par ordre de son Supérieur, le P. Agathange, — dont il de- 
vait être le compagnon dans le supplice et le triomphe du 
martyre — trois bibliothèques monastiques des déserts de 
saint Macaire, et y découvrit grand nombre de livres des 
saints Pères et des saints Anachorètes, jetés à terre pêle- 
mêle et tenus en fort peu d'estime. 

Le P. Agathange, encouragé et aidé par Peiresc, s'employa 
aussi à relever la latitude, la hauteur de la lune et du soleil, 
à observer des éclipses de lune et autres phénomènes. Le 
P. Cassien se mélait à ces opérations dont Peiresc les féli- 
citait chaudement tout en les pressant de poursuivre leurs 
observations. « Et si vous pouviez, leur écrivait-il, joindre 
« une autre observation des deux prochaines éclipses de 
« lune de février et d'août, et quelques observations de la 


632 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


« hauteur du soleil méridien durant les plus prochains jours 
« du solstice, il n’y aurait plus rien à désirer pour arrêter 
« le calcul des vraies distances des lieux d’ici-là : et la pro- 
« portion et rapport qu'il y peut avoir de la présente consti- 
« tution du ciel à celles des siècles passés de Ptolémée, 
« d'Hipparque et des autres anciens; en quoi la postérité 
« vous aura une bien grande obligation et à tout votre Ordre, 
« de lui avoir rendu ce petit office, qui ne laisse pas de ser- 
« vir à la vérité de l’histoire sainte et des computs astrono- 
. « miques nécessaires au règlement de la Pâque aussi bien 
« qu'à l’histoire profane et au règlement politique du calen- 
« drier. Vous suppliant y tenir la main, pour l'honneur de 
« Dieu et pour l'amour de votre serviteur... (1) » 

Bien que le.P. Agathange se monträt compétent dans ces 
matières ardues, Peiresc relevait dans les comptes-rendus 
du religieux des inexactitudes de détail, ainsi que dans les 
rapports du P. Michel-Ange, qui fit, à Alep, des observations 
analogues. Il dit aux missionnaires de ne point s'arrêter à 
ces « scrupules » qu’il saura rectifier. I] leur avait fourni les 
télescopes et instruments réclamés pour ces études célestes 
et terrestres, et finalement il les loue de leurs travaux. C’est 
plaisir à le considérer, les aiguillonnant sans cesse par les 
mobiles les plus élevés, et leur signalant, après coup, les 
services qu'ils ont rendus. 

Il écrit au P. Agathange de Vendôme : « Nous avons ici gou- 
« verné quelques jours le R, P. Agathange de Morlaix, avec le 
« P. Pierre de Guingamp, qui s’en vont en vos quartiers, et 
« leur avons fait voir le fruit quis’est tiré de votre observa- 
« tion de l’éclipse du 28 août (1635), jointe à celle du R. P. 
« Michelange de Nantes, faite à Alep en même temps, où il 
« y a de quoi faire admirer les conséquences inespérées qui 
« s’en colligent, et les moyens de corriger toutes les cartes 
« marines, et de rendre raison des inconvénients que trou- 
« vaient tous les meilleurs mariniers en leur route et navi- 
« gation du Levant, où ils étaient contraints de se donner 
« un quart de vue à la gauche de Malte en Candie, et deux 


(1) LXXXVT°e lettre du Recueil du P. Apollinaire de Valence. Nous trans- 
crivons les mots selon l'orthographe moderne. 


ET LA SCIENCE 633 


« quarts de Candie en Chypre, et autant au retour, toujours 
« à la gauche,sans comprendre pourquoi. Ce qui se démontre 
« à cette heure fort clairement par le discours et la figure 
« que vous en trouverez ci-jointe. » 

En un mot, les observations de nos:missionnaires eurent 
pour résultat d’abréger d'un bon tiers la route maritime de 
Marseille en Palestine, comme le calcule Peiresc dans un 
autre lettre. | 

M" Cocchia, au tome Ill de Storia delle Missiont dei 
Capuccint, page 387, accorde quelques mots à la compétence 
et aux mémoires scientifiques du P. Agathange : Cost pel 
ministero, per la sScienza non era meno ardente ; e questa fece 
tesoro di accurate indagini in cast speciali, quando le distan:e 
erano immense, gli osservatorit appena nascenti (1635). On lit 
dans l’Astronomia philolaica de Bovillaud : « Alcarii in 
-Ægypto, P. Agathangelus Capuccinus.. esquisito astrolobio 
usus est ad altitudines lunæ captendas... et initium observavit 
alta luna ad occasum gr. 27... Supputtavit ille ex astrolobio 
horam 15, 11. Totalem vero obscurationem alta luna gr. 15... 
Cæteras phases conspicere vapores Nili non permiserunt. » 

Sous la direction du P. Agathange, un autre capucin, 
Thomas de Vendôme, est mentionné par Peiresc, qui luifit 
transmettre un télescope, comme grand astronome ou ma- 
thématicien. | 

Le zélé et intrépide supérieur de la mission d'Egypte et 
d’Ethiopie voulait que tous les missionnaires nourrissent le 
même goût de la science naturelle, au surplus de la théo- 
logie. C'était des hommes familiarisés avec les thèses sco- 
lastiques dans leur ampleur, et non des bâtisseurs, des 
charpentiers, qu’il désirait, quoique ceux-ci soient fort néces- 
saires. [l trace aux PP. Pierre de Guingamp et Agathange de 
Morlaix, qui se disposaient à le rejoindre, un programme 
d’études sacrées et profanes, qu’il n’est pas inutile de pré- 
senter aux réflexions des missionnaires désireux d'accom- 
plir un apostolat efficace. 

« Quasi tous les Pères, écrit-il, qui viennent ici apportent 
« avec soi des choses inutiles, et ne pensent pas à ce qui 
« ferait plus de besoin. Ils se sont chargés de sermonaires, 
« de marteaux, tenailles, ciseaux, couteaux, alènes, images, 


634 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


« agnus dei, aiguilles, et autres fatras dont nous pourrions 
« lever boutique ». — Nous ne croyons pas que le P. Aga- 
thange tienne ces menus outils pour inutiles : ils rendent au 
contraire grand service au missionnaire obligé, à la façon de 
l'industrieux castor, d'aménager sa demeure, de bâtir son 
église,et lui permettent de fournir aux indigènes quelque spé- 
cimen de nostravaux, mais il ne faut pas sacrifier le principal 
à l'accessoire. Pour le P. Agathange, le principal, ce sont de 
« bons livres arabes et latins ». Il demande de lui apporter les 
deux tomes de Baronius touchant les V° ou VI: siècles qui 
commencèrent les hérésies de Dioscore et d'Eutichès. Dut-on 
acheter toutes les Annales ecclésiastiques pour avoir ces deux 
tomes, il presse les deux candidats de ne pas reculer devant 
la dépense. Puis il énumère, pour entrer dans leurs bagages, 
deux livres théologiques de Clavius, l’'Opus Lausiacum de 
Palladius, les Collations de Cassien, Climachus, les Vies 
des Pères du Désert, la Méthode d'oraison du R. P. Joseph, 
les Héditations de Du Pont ; Rodriguez, de la Perfection re- 
ligieuse, l'Imitation de Jésus-Christ, les œuvres de saint Léon, 
pape, de saint Cyrille, de saint Athanase, un Lexicon grec 
et latin, Suarez, un: bon commentaire sur les Evangiles, 
Cornelius a Lapide, sur les Actes des Apôtres, les Æpitres 
canoniques, le Pentateuque, Saint Paul. Les abrégés de 
théologie ne suffisent pas, disait-il, en Abyssinie, à éclaircir 
plusieurs difficultés qui se rencontrent en cette matière. 

On voit que le vénérable Supérieur n’était pas partisan 
de l’apostolat au pied levé, un bâton à la main, quelques 
hardes sur une modeste monture, et s’abandonnant à l'Esprit- 
Saint du soin de la matière et du succès de la prédication. 
Quand on n’a pas en partage la science infuse, il faut l'avoir 
acquise, et comment l’acquérir ou la rémémorer sans bons 
livres? L'un des plus grands fléaux des œuvres catholiques 
c'est assurément le rève et l’utopie, l’inintelligence de l'éco- 
nomie de la grâce combinée avec les efforts de l’homme. 
Un missionnaire, actuellement vicaire apostolique, nous 
disait : « Les missionnaires laboureurs et ouvriers ne nous 
manquent pas ; ce qui nous manque ce sont des mission- 
naires amis des livres. » Ils s'accordent bien avec l'esprit 
du P. Agathange, les statuts et règlements pour les mission- 


ET LA SCIENCE 635 


naires Capucins, quand ils recommandent non seulement 
de faire fleurir parmi eux les études ecclésiastiques, mais 
encore de noter, au fur et à mesure, ce qui a trait aux mœurs 
et croyances des infidèles, à l’histoire naturelle, géologie, 
archéologie et météorologie. 


La lettre du P. Agathange aux candidats à la Mission 


d'Ethiopie continue : « Mettez-vous en peine de trouver 


« 


RARE RR RAR 


quelque mathématicien, ou astrologue, duquel vous puis- 
siez vous bien instruire touchant cette matière de la ré- 
formation du Calendrier : qui consiste premièrement à re- 
connaître quand est véritablement l’équinoxe de mars. Et 
faut tâcher de tirer quelques démonstrations palpables 
pour vérifier la détermination de l'Eglise sur cela. Que 
s’il faut faire faire quelques instruments pour cet effet, ne 
craignez pas d’y dépenser. Quand vous n’auriez pas de 
quoi, ne craignez pas de faire donner de l'argent par 
M. Lambert, ou autre. Secondement, il faut s’instruire sur 
les cicles solaires et lunaires modernes et anciens, tâcher 
de reconnaître et bien remarquer en quoi consiste l'erreur 
et fausseté des uns et la vérité des autres. Spécialement, 
examinez celui des Juifs, celui des Epactes anciennes et 
nouvelles, et tâchez de vous rendre capables de tout ce 
qui concerne cette matière, très nécessaire ici. Que si le 
temps ne vous permettait de pouvoir apprendre cela, il 
serait expédient de retarder plutôt et attendre un autre 


vaisseau, car vous n’aurez jamais commodité d'apprendre 


cela ici sans maître, sinon avec un long tempset grand 
travail, encore que vous apportassiez des livres. Il y a 
au Parlement de Provence, un conseiller fort docte, zélé 
au bien des âmes, curieux de toutes sortes de livres et de 
sciences, et qui montre être fort notre ami; ainsi adres- 
sez-vous à lui. Il se nomme M. de Peiresc. Je sais qu'il 
aura agréable de vous gssister en ce dessein, qui pourra 
encore servir en la louable curiosité qu'il a sur ce même 
sujet. Et que par son moyen vous trouverez des hommes 
et des livres qui vous seront nécessaires. Ne venez pas 
sans le voir, s'il est possible. J'espère que le KR. P. Jo- 
seph n'aura pas désagréable que vous retardiez quelque 
temps pour ce sujet. » 


636 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


Dociles aux recommandations du P. Agathange, les deux 
nouveaux missionnaires se rendirent à Aix et firent un stage 
auprès de M. de Peiresc et d’un autre savant, M. de Gas- 
send, ami du conseiller de Provence. Ce devint une règle 
parmi les Capucins envoyés en Orient de se soumettre à ces 
lecons scientifiques avant de s’embarquer. Le Mentor se 
mettait à leur disposition avec l'humilité d’un serviteur, 
n'épargnant ni sa bourse ni sa bibliothèque pour les munir 
de livres et d'instruments. Il céda aimablement les tomes 
VTet VII de Baronius réclamés par le P. Agathange de 
Vendôme, avec d’autres volumes importants. En échange, 
les Missionnaires lui expédiaient des relevés météréolo- 
giques et des études sur les coutumes et mœurs des pays de 
Missions : ce dont il se montrait fort reconnaissant, expri- 
mant son bonheur d’avoir à former, à « gouverner», selon 
son expression favorite, les Capucins destinés aux Missions. 
Mais tous nos Religieux n’ambitionnaient pas d’être « gou- 
vernés » et, après deux ou trois jours, quelquefois moins, 
ils gagnaient à la hâte le port de Marseille, peu soucieux de 
contempler les astres à travers les lunettes de Peiresc. 
Celui-cise plaint de ce que certains sont trop pressés de 
partir : il supplie au moins qu'ils séjournent deux jours, 
temps indispensable à apprendre le maniement des instru- 
ments. Généralement il se félicite de ce que le stage s’est 
accompli avec grande satisfaction de part et d'autre. Ilest 
fier surtout du P. Agathange de Morlaix et d’un P. Ephrem, 
lesquels tirèrent grand profit de ses instructions, et recom- 
mande au premier de faire bonnes observations à mesure 
qu'il séjourne ou qu’il va ès chemins, mais surtout quand 
il habite une ville. 

Ce stage astronomique, il serait bon que tous les mission- 
naires eussent la connaissance des hautes mathématiques et 
la liberté nécessaires pour l’accomplir avant l’embarque- 
ment. Les PP. Jésuites accordent six mois à ceux de leurs 
candidats aux Missions, qui sont entendus en sciences, à 
passer au bureau des longitudes ou à l'observatoire de 
Paris. Aussi voit-on, dans les missions dirigées par la Com- 
pagnie de Jésus, comme d'ailleurs dans celles des princi- 
pales congrégations apostoliques modernes, les œuvres de 


ET LA SCIENCE 637 


science et d'art surgir et prospérer à côté des œuvres de 
miséricorde spirituelles et corporelles. Et cela au grand 
profit de l’apostolat et à l'honneur du sacerdoce catholique. 
Un Français, membre de l’Institut et conseiller d'Etat de Sa 
Majesté le Négous d’Abyssinie, nous écrivait que le plus 
sûr moyen de rendre Ménélik favorable à l'extension de la 
religion catholique dans son vaste empire : c'était, outre les 
œuvres de bienfaisance, de multiplier l'instruction et les 
écoles professionnelles, auxquelles il s'intéresse si vivement. 
Et ces écoles d’arts et métiers sont aussi des œuvres de bien- 
faisance qui améliorent le sort des peuples, développent les 
nobles facultés. Ils sont peu nombreux, chez les barbares, 
les personnages et les princes qui se rangent sous la ban- 
nière de Jésus-Christ : les appâts que leur position offre à 
la boulimie des mauvais penchants, la tyrannie des faciles 
habitudes les rivent à la chaine des errements ataviques. 
Mais ils ne sont pas rares les chefs, princes, rois ou tyran- 
neaux asiatiques et africains, qui professent à l'égard des 
belles choses que l'on fabrique en Europe, et des per- 
sonnes savantes et bienfaisantes, une sorte de culte. En 
considération de leur supériorité, ils octroient plus facile- 
ment la liberté de l’évangélisation et l'accès auprès des 
grands et des petits. Il est très utile que le clergé tienne la 
tête de la science et de la pensée en face des laïques explo- 
rateuts et trafiquants, et en face des pasteurs protestants, 
en face mème des imposteurs indigènes. Les gouvernements 
de l’Europe envisagent, dans les missionnaires, les agents 
de la civilisation intellectuelle, morale, et, sous bien des 
rapports, du progrès matériel, et, à ce titre, ils ne leur mar- 
chandent pas une protection, des faveurs, que l’histoire a 
démontrées presque toujours indispensables au succès du- 
rable de la sainte cause. Ces triomphes, ces faveurs, ces 
protections, pour les mériter, les missionnaires doivent être 
« des esprits très déliés » selon Peiresc. 

Lui, le plus curieux érudit de son siècle, demandait la 
permission de donner au P. Gilles de Loches « tous les 
coups d’aiguillon que peut lui permettre la bienveillance, 
et de ne le laisser en aucune paix ni repos qu'il n’ait satisfait 
au public pour ce regard, au grand honneur de l'Ordre, 


638 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


à l'utilité du genre humain et du service divin ». Les plus 
aptes à cela répondirent à ses véhéments désirs du progrès 
de la science. « Mais que dire des religieux, ses corres- 
pondants, s’écrie M. Tamizey de Larroque (1), si bons ser- 
viteurs, à la fois, de Dieu et de leur patrie, qui, sans nuire 
en rien à leurs pieuses et charitables conquêtes des âmes. 
travaillaient si résolüment pour le public et pour la nation 
française ? Que dire de ces missionnaires qui, au prix des 
plus pénibles sacrifices, accomplirent tous les devoirs d'un 
double apostolat, augmentèrent le trésor des connaissances 
humaines, et rendirent plus vif le rayonnement de natre 
influence en des régions lointaines, où se conserve le sou- 
venir de ces civilisateurs par excellence ? Parmi eux, je salue 
avec un respect particulier les Pères Agathange de Ven- 
dôme et Cassien de Nantes, qui justifièrent cette phrase 
prophétique de Peiresc (Lettre du 20 décembre 1633 au P. 
Gilles de Loches): « Mais ils ne sont là que pour y chercher 
des travaux et des martyres! » Leur sang a été, selon l’élo- 
quente et mémorable parole de Tertullien, une semence 
d’une inépuisable fécondité ; la pourpre de ce sang géné- 
reux décore votre Ordre tout entier. » 

En mème temps qu'il entretenait des relations assidues 
avec nos missionnaires de l'Orient, Peiresc stimulait d’ins- 
tances épistolaires les Pères capucins de la mission de 
Guinée, Congo, Gabon. Il veut tout savoir : religion, céré-, 
monies, sépultures, coutumes, jeux, repas, danses, nature 
et forme des armes, cultures, flore, faune ; jusqu'à la manière 
de la chevelure des femmes, de leurs gris-gris, bracelets, etc. 
Il exhorte les partants à relever le flux et reflux de la côte 
de Bretagne pour les comparer avec les marées des côtes 
occidentales d'Afrique. Il demande des renseignements sur 
la tribu des « Imbes Galli », (Imbongalleus) qui habiteni 
ces parages. Evidemment il s’agit de la peuplade dite gal- 
loise, disséminée au sud du lac Zonanga, au {° de latitude 
australe. Les Gallois furent visités, vers 1864, par le D' Grif- 
fon de Bellay, médecin de la marine. M Le Roy les men- 
tionne sous le nom de Galoas. 


(1) Correspondant de Flinstitut, chargé par le Ministère de l'instruction 
publique de préparer l'édition des lettres de Peiresc. 


ET LA SCIENCE 639 


L À 
3 + 


Nous avons nommé le P. Gilles de Loches. Il appartenait. 
ainsi que ses collègues susdits, à cette province des Capucins 
de Touraine et Bretagne, illustre en science et en vertu; et 
les archéologues, astronomes, linguistes, germaient en elle 
comme les fleurs dans un jardin. Peiresc mettait leurs con- 
naissances à contribution, et le soin qu'il prenait d'écrire 
leurs relations dans ses Mémoires a sauvé de l’abime du 
complet oubli des noms auxquels la science n’est pas moins 
redevable qu'à des célébrités retentissantes dans l'Histoire 
sans être plus méritantes. Parmi ces savants religieux, le 
P. Gilles est celui auquel Peiresc manifesta la plus grande 
estime et affection. Il voulait même que le P. Epiphane d’Or- 
léans, qui peignaïit un saint François, donnât au Saint les 
traits du bon P. Gilles dans son habit de capucin, « car disait- 
il, outre que je n’estime pas qu’il n'y ait peu de rapport du 
visage de ce bon Père avec des anciens portraits que j'ai vus 
de ce grand saint, j'aurai un double plaisir de voir conserver 
le portrait d’un si grand personnage entre les plus vertueux 
de tout votre Ordre sacré. » 

En 1633, le P. Gilles laissa la mission du Caire entre les 
mains du P. Agathange de Vendôme et revint en France, 
avec l'intention de reprendre le chemin de l'Ethiopie et d'y 
apporter une imprimerie et divers outils de son invention, 
ce à quoi n'avaient pas pensé les Jésuites collaborateurs des 
Bermudez, des Oviedo, des Paëz, « les Espagnols, dit-il, 
n'ayant pas l'esprit inventif, et les déserts rendant difficile 
le transport de si lourdes machines ». 

Le P. Gilles fabriquait lui-mème les caractères d'impri- 
merie, les poinçons, figures en taille douce, et beaucoup 
d'autres « gentillesses » non pratiquées avant lui. Il avait 
inventé un système d'imprimerie très simple et très facile 
pour les lettres orientales. La description assez vague qui 
nousen reste semble y attribuer quelque ressemblance avec 
nos modernes clichés. Peiresc appréciait grandement ce 
procédé, en augurait grand profit pour la science, au cas 
où la cour de Rome voudrait en faire tenter l'essai. Le 


69 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


P. Gilles importa d'Italie et améliora un genre de soufflets 
hydrauliques, et inventa un perfectionnement de l'artillerie 
de guerre. Il fit don à son illustre ami d'une partie de sa 
vaste collection de livres orientaux, et hommage d'une autre 
partie au cardinal Barberini; elle subsiste probablement 
dans la bibliothèque du palais de ce nom, à Roine, riche de 
cinquante mille volumes et de huit mille manuscrits. 

Dans cette collection de livres et notes sur les langues de 
l'Orient, figuraient une grammaire et un dictionnaire éthio- 
piens dont il était l'auteur. Peiresc aurait voulu qu'on créàt 
au religieux la liberté nécessaire à mettre la dernière main 
à cette œuvre sans précédent. Il offrait sa maison où le 
P. Gilles aurait travaillé en toute tranquillité à l'achèvement 
de ses livres éthiopiens, sa fortune pour aider à leur publi- 
cation. Il écrit lettre sur lettre au cardinal prince Barberini, 
son ami; au chapitre provincial de Touraine et Bretagne ; 
il supplie, implore, agite le spectre de la responsabilité en- 
courue, si on ensevelit les trésors de science du P. Gilles. 
Six années s’écoulent en tentatives infructueuses. Quand 
l'obédience arriva en 1637, Peiresc allait mourir et tous ses 
projets s'évanouirent avec lui. Ce fut un gigantesque avor- 
tement, car les nombreux manuscrits éthiopiens accumulés 
alors au Vatican et dans la bibliothèque de Peiresc étaient 
indéchiffrables pour tout autre que le P. Gilles, auquel la 
plupart des langues orientales étaient familières, mais sur- 
tout l’abyssinienne. 

Le P. Gilles fut employé à la.prédication; il « endossait » 
carèmes et avents, était surchargé au point de se priver du 
repos nécessaire, fut enfin nommé, malgré lui, gardien de 
Romorantin, puis de Bourges. Nous ignorons les raisons 
qui laissèrent les supérieurs insensibles à l’intercession de 
si puissants et si dévoués personnages, et à l’intérèt de la 
science. Mais Peiresc fait allusion à des jalousies, à des 
moyens malhonnètes employés pour troubler ses relations 
avec le P. Gilles. Ce qui laisse entendre que le P. Gilles 
avait des ennemis, comme en ont tous les hommes mar- 
quants, et que l'iniluence de ces esprits chagrins contre- 
balanca celle du cardinal Barberini et la sienne. Peiresc dé- 
clare qu'il ne veut pas être complice du:crime dont on se 


. ET LA SCIENCE O41 


rend coupable en supprimant les inventions du P. Gilles. 
Celui-ci, religieux exemplaire, tout en désirant le succès 
de ses entreprises, conseillait à Peiresc de ne pas deman- 
der aux supérieurs dispense en sa faveur des exercices 
religieux, et son ami lui répondit qu’il pourrait pratiquer 
ses dévotions au couvent des capucins de la ville d'Aix. 

Il serait trop long de citer les passages des lettres de 
Peiresc se rapportant au P. Gilles ; donnons un fragment 
pour tout acquit : « Etant bien fâché qu'au lieu de vous em- 
ployer à prècher fêtes et dimanches, et tout ce carème pro- 
chain (ce que d’autres Pères eussent pu faire) votre supérieur 
n’a pas estimé qu’il fütutile, comme il l’eût été au centuple, 
de vous faire profiter ce temps-là à dresser votre grammaire 
et vocabulaire, que, possible, personne autre ne pourra 
jamais si bien dresser comme vous. Et Dieu sait si vous le 
pourrez jamais faire vous-même en autre temps, si vous per- 
sistez en cette volonté de retourner en ces pays étrangers. » 

En diverses lettres, il souhaite qu'une maladie assez forte 
vienne retenir le P. Gilles en chambre, et le corriger de 
cette « exubérance » de bonne volonté à se vouer à la pré- 
dication, l’empèche d’ « endosser » avents et carêmes, et lui 
laisse le loisir de rédiger ses inappréciables notes. Il se 
plaint des supérieurs et du chapitre, voire de la facon molle 
dont le cardinal Barberini s'adresse au Procureur Général 
des Capucins en faveur du P. Gilles. Enfin, dit-il, il faut se 
consoler en Dieu. 

De fait, par suite de l'avortement de l’œuvre si capitale de 
notre savant missionnaire, c'est la protestante Allemagne 
qui a eu les prémices des grammaires et histoires relatives 
à l’Abyssinie. Le luthérien Job Ludolphe publia sa Grarm- 
matica linguæ amharicæ, quæ vernacula est Habessinorum, 
à Francfort-sur-le-Mein, en 1698, et la fit bientôt suivre 
d'une Histoire de l'Empire d'Ethiopie. Plusieurs autres ma- 
nuscrits du mème genre que ceux du P. Gilles : vocabu- 
laire turc-italien, ouvrages théologiques traduits en arabe, 
etc. fruit du zèle éclairé de nos missionnaires, allèrent 
dormir, à la mème époque, dans les rayons poudreux des 
bibliothèques, d’où personne ne Îles a jamais tirés. Nous 
songeons avec tristesse que les apôtres modernes des Gal- 


E. F. VII — 41 


ON ee ee A UT TP I Te M 9 ee AE ne pe D Ro Gt dl le ue « On" 


Cm Ode Du. mes Un ee ——— 


642 LES ANCIENS MISSIONNAIRES CAPUCINS DE L'ÉTHIOPIE 


la ne sont pas plus heureux dans le sort de leurs œuvres. 
Un dictionnaire gheez-abyssin-français, composé par le 
P. Juste d’Urbino, compagnon de Ms' Massaïa, attend, à la 
Propagande de Rome, la main fortunée qui lui donnera Île 
jour. Îlest vrai qu’il a payé un écot de sa réelle valeur au 
dictionnaire amharique d'Antoine d’Abbadie, lequel l’em- 
prunta aux archives de Rome. Il y a encore la Bible en galla 
et le Catéchisme de persévérance de Mé Gaume dans la 
mème langue, œuvres du P. Léon des Avanchers. Mf' Jaros- 
seau, actuellement vicaire apostolique des Galla, a composé 
un grand dictionnaire galla-français. Quelle utilité pour 
notre Mission résulterait de la publication de travaux d'un 
si grand intérêt. . 

La plante, pour éclore et s'épanouir, demande un terrain 
et une saison propices : ainsi le génie et le labeur ne 
sauraient menér leurs efforts à bonne fin que dans un mi- 
lieu favorable. Les honneurs de la béatification qui ne tar- 
deront pas à être décernés aux PP. Agathange de Vendôme 
et Cassien de Nantes, adouciront les regrets éprouvés des 
naufrages irréparables que pleure la science (1). 


P. MARTIAL DE SALVIAC, Cap. 
Lauréat de l'Académie Française. 


(1) Dans cet article nous avons parlé des Gallois du Gabon, les « Imbes 
Galli ». Le P. Gilles affirme que, de son temps, les Galli, (Galla) qui ha- 
bitcnt au sud de l'Abyssinie se disaient issus des Gaulois d'Europe, et re- 
gardaient les Francais comme leurs parents. Cette présence de colonies 
celtiques sur divers points du territoire africain s’accorderait bien avec ce 
que nous apprennent les anciens, notamment Strabon, des comptoirs que 
nos Pères fondaient sur les côtes d'Afrique, de leur incessant cabotage, et 
de leurs émigrations vers le pays noir. Si on ne veut voir dans ces res- 
semblances de noms qu'un effet du hasard, chacun est libre, la question 
demeurant insoluble aux yeux de l’austère critique. 


COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


SUR L HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 


Toe III. — Frère Elie de Cortone. Etude biographique, 
par le D' En. Lempr. — Paris, Fischbacher,1901, 1 vol. 
in-8° de 220 p. 


Le troisième volume de la collection qui paraît sous la 
direction de M. Paul Sabatier est consacré à Fr. Elie; il a 
pour auteur le docteur Ed. Lempp, déjà connu dans le monde 
franciscanisant par ses études sur saint Antoine de Padoue 
etun autre travail sur les origines de l'Ordre des Clarisses(1). 

Le nom de l’auteur ne m'était pas inconnu, je ne saurais en 
dire autant de ses travaux; toutefois, sa dernière œuvre me 
fait voir que si le D' Lempp a sérieusement étudié l’époque 
des origines franciscaines, tous ses jugements ne sont pas 
pour cela également acceptables. Sans mettre en doute l’é- 
rudition de l'écrivain, je dirai simplement qu'il appartient à 
la même école que M. Sabatier, il est d’ailleurs protestant 
comme lui. C'est indiquer en un mot l'esprit qui anime sontra- 
vail.Il ne faudrait pas croire en effet que les protestants soient 
plus impartiaux que les catholiques en fait d'histoire ; le libre 
examen n'est point une garantie d'impartialité, aussi fera- 
t-on bien de se méfier de tout ouvrage protestant ou rationa- 
liste relatif à l’histoire ecclésiastique. La Vie de S. François, 
par M. Sabatier en est un exemple. L'ouvrage du D' Lempp 
en est un autre. Comme on va le Voir de suite, ce livre est 
une thèse contre l'Eglise catholique pour faire suite à celle 
du maître. | 

François n'avait encore que onze disciples quand il leur 
dit : « Allons vers notre mère, la sainte Eglise romaine, et 


(1) Dans la Zeitschrift für Kirchengeschicte de Brieger, tomes XI-XIII, 


64 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


annonçons au Souverain Pontife ce que le Seigneur a com- 
mencé à faire par notre moyen, afin que nous achevions ce 
que nous avons entrepris, suivant sa volonté et par son com- 
mandement » (1). R | 

Ils partirent donc pour Rome, Innocent IT les encoura- 
gea, les bénit et approuva leur genre de vie. Tandis que 
nous autres catholiques nous ne pouvons nous empêcher de 
remercier Dieu d’avoir mis ce besoin de soumission à 
l'Eglise romaine au cœur de François, les auteurs protes- 
tants enregistrent ce fait à regret : François et ses frères 
venaient d’abdiquer leur indépendance, ils venaient « sans 
y penser, d'accepter le joug. » Dès lors la curie (c'est leur 
expression favorite pour désigner Reme) n'eut plus qu'un 
but , transformer « la création si profondément laïque de 
saint François » en une « institution ecclésiastique » qui 
« devait dégénérer bientôt en une institution cléricale » (2). 

L'Ordre se développait rapidement et son influence dans 
le monde était immense. De là, écrit M. Lempp, un grave 
danger pour l'Eglise « si elle ne réussissait pas à faire servir 
le mouvement franciscain à sa puissance. La curie jugea donc 
nécessaire de le faire dévier et d’en faire un ordre de 
moines. Une organisation rigide préviendrait tout danger ; 
l'influence de la hiérarchie suffirait à elle seule à faire préva- 
loir l’idée ecclésiastique. Pour opérer cette transformation, 
la curie avait besoin de trouver, dans la confraternité mème, 
‘un homme assez habile et énergique pour se substituer petit 
à petit à Francois dans la direction de l'Ordre, quelqu'un 
qui put greffer les desseins de l'Eglise sur le tronc vigou- 
reux de la jeune association. Elie de Cortone fut celui qui 
‘rendit ce service à l'Eglise, et s’il étouffa en germe l'œuvre 
à laquelle son maître avait consacré sa vie, c’est la curie qui 
l'avait conduit et dirigé » (3). | 

Ces lignes, que le D' Lempp écrit aux dernières pages de 
son Frs résument assez bien la pensée directrice de tout le 
travail. D'un bout à l’autre il cherche à prouver cette lutte 


(1) Legenda 3 Soc. cap. XII. 
(2) SasarTier, Vie de saint Francois, p. 115, 116. 
(3) F. Elie de Cortone, p. 156, 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 645 


sournoise de l'Eglise contre l’œuvre de François, lutte qui 
finira par avoir raison des hésitations du fondateur, dont la 
défaite amènera la mort, précédée d’une longue agonie. 
L'agent de l'Eglise en tout cela fut le Frère Elie. 

J'avais toujours cru, et le livre du docteur allemand ne 

m'empêchera pas de le penser encore, que, si frère Elie avait 
fait quelque chose de bon dans son administration, c'était 
précisément d’avoir aidé saint François à donner à l'Ordre 
l'organisation qui devait assurer sa vie. Ce mérite, qu'avec 
beaucoup d'auteurs, nous reconnaissions à ce pauvre homme, 
devient aujoud’hui un grief de plus contre lui, tout comme 
on reproche au saint d’avoir promis obéissance et révérence 
au Pontife de Rome ! Heureux frère Elie s’il n'avait eu 
d'autre tort que celui-là ! 
_ Avant saint François d’autres avaient tenté de remettre la 
pauvreté évangélique en honneur ; pour avoir voulu agir 
par eux-mêmes, sans mission ou sans approbation de celui 
qui a recu la charge de paître les agneaux et les brebis, leur 
entreprise finit misérablement. Il en aurait été de même de 
celle du Réformateur Ombrien, s’il avait négligé de l’ap- 
puyer sur la pierre fondamentale ; le même sort l’attendait 
si une main habile n'avait prêté au fondateur une aide puis- 
sante pour organiser la société qu'il avait instituée. 

Un Ordre religieux est comme une armée, il lui faut une 
discipline et des chefs, une hiérarchie y est nécessaire. Les 
belles batailles que l’on livrerait si chaque soldat obéissait 
à son inspiration personnelle ! C’est pourtant,cela que le 
D' Lempp, comme M. Sabatier, auraient rèvé pour l'Ordre 
franciscain. 

Non ce ne fut pas sans le savoir et sans y penser que saint 
Francois accepta le joug de l'Eglise romaine. M. Sabatier 
l'écrit lui-même : « cette résolution ne fut pas prise à la lé- 
gère » (1). Il en a été de même pour l’organisation hiérar- 
chique de l'Ordre, qui d’ailleurs était devenue une nécessité 
que le fondateur ne pouvait éluder. Qu'il ne se soit pas senti 
apte à la faire, qu’elle ait même, jusqu’à un certain point, 
contrarié ses aspirations primitives, je ne m'élèverai point 


(1) Vie de saint Francois, p. 100. 


646 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


contre cette manière de voir; mais de là à regarder cette or- 
ganisation comme l’étouffement de son œuvre, la différence est 
énorme. 

Le D' Lemppafait, presque au même endroit, une remarque 
fort juste. « François, écrit-il, n’a pas eu d’égal de son temps: 
il n’a eu que des disciples et des successeurs » (1). S'il était 
parti de ce principe il serait arrivé à des conclusions toutes 
différentes et il aurait senti la nécessité d’une organisation 
hiérarchique dans une société composée d'hommes qui, pour 
vertueux qu'ils fussent, n'avaient pas la sainteté de François. 
Ce que le Seigneur lui avait fait entrevoir dans l’avenir s’é- 
tait accompli : l'arbre séraphique avait étendu ses rameaux 
d’une extrémité à l’autre du monde, et les fruits qu'il por- 
tait étaient de qualités bien diverses. L'Age d’or était passé ; 
les cœurs des disciples sans nombre n'étaient plus embrasés 
de la même flamme que le Saint avait allumée chez ses pre- 
miers compagnons. Rivo-Torto et son étroite cabane res- 
taient à l'état de souvenir des temps héroïques, ce qui était 
possible à une douzaine de frères ne l'était plus à des milliers. 
Le Père ne pouvait s'occuper de tous ses enfants, d’autres 
devaient avoir le soin de leur éducation religieuse et de leur 
formation. De toute nécessité il leur fallait une délégation 
pour cela, par conséquent il fallait une hiérarchie. L’établir 
n'était donc pas faire dévier l’œuvre de sa voie primitive, 
mais au contraire l’y maintenir. 

Quand il n’avait que onze frères, François avait jugé néces- 
saire de se ntettre sous la direction de l'Eglise. Ce qui alors 
n'était qu'un besoin de son cœur était devenu une impérieuse 
nécessité, et lui-même le comprenait si bien qu'il voulut 
avoir un cardinal de la sainte Eglise, pour « maître, pro 
tecteur et correcteur de toute la fraternité » (2). 

C'est là ce que disaient tous les anciens auteurs, mais les 
nouveaux, plus habiles dans l'interprétation des textes, ne 
voient dans tout cela qu’un jeu de la curie ; homme simple, 
François tomba dans le piège que lui tendaient de faux amis 
Avec des peut-être, des probablement nos modernes histo- 


(1) F. Elie de Cortone, page 157. 
(2) Testament de saint Francois. 


RE) ST Pen, VO D PO ee Ve) ei Lee RE Serres Me LL . —  - 


SUR‘ L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 647 


riens commencent leur démonstration. Au bout de quelques 
pages le lecteur a oublié que le tout repose sur une con- 
jecture, il suit le raisonnement de l’auteur, qui lui-même à 
force de penser que les choses ont dû se passer ainsi, arrive 
à se convaincre et continue son histoire comme si les prin- 
cipes en étaient solidement établis (1). 

Pareille à la nécessité d’une organisation hiérarchique dans 
l'Ordre était celle de la création de centres d’études. Au mi- 
lieu de populations simples et croyantes au fond, la prédi- 
cation de François et de ses premiers disciples, appuyée de 
la sainteté de leur vie, pouvait avoir un succès inespéré. De- 
vait-on compter sur le même résultat en face des hérétiques” 
De plus, même dans l'Ordre, on ne pouvait se passer d’é- 
tudes théologiques. Admettons que la présènce des grands 
docteurs n’y était pas indispensable, au moins devait-il avoir : 
dans son sein des hommes suffisamment versés dans lascience- 
sacrée pour dispenser à leurs frères « l'esprit et la vie ». 

François avait peur de la science pour ses fils, parce qu'il 
craignait qu'elle ne leur fit abandonner la voie de l'humilité 
où il les aurait voulu voir marcher toujours ; mais de ce qu il 
redoutât les conséquences de la science, il serait absolument 
faux de conclure qu'il lui préférât l'ignorance. Il ne mettait 
pas la Joie parfaite dans le grand nombre des frères savants, 
mais il accueillait avec empressement les doctes et les sages 
qui venaient à lui, il avait pour eux une vénération spéciale, 
écrit Fr. Léon, et il la voulait voir partager à tous ses frères, 
ainsi que l’atteste son testament !2). Les anecdotes du Spe- 


* 


(1) Pour que l'on ne puisse m'accuser d'exagération, j'ai relevt, au cours 
d’une lecture rapide, trois fois probablement en cinq pages (38, #1, 32), au- 
tant de fois peut-être en quatre pages (43, 45, 46). A la page 44 aous lisons : 
j'ai la conviction, ct on peut penser ; à la page suivante : 07 est amené à pen- 
ser; page 49 : ne doit-on pas plutôt penser; page 52 : il semble donc pro- 
bable. On pourrait continuer les citations. Elles me font songer à la règle 
du Maître : « Pour écrire l'histoire, il faut la penser, et la penser c'est la 
transformer ». 


(2) Je cite à dessein Fr, Léon, cher au D' Lempp; il écrit : « Non despi- 
ciebat scientiam sanctam ; immo cos, qui erant sapientes in religione, et om- 
nes sapicntes nimio vencrebatur aflectu, qaemadmodum ipse testatur in tes- 
tamento suo dicens : « Omnes theologos, ct qui ministrant verba divina, de- 


! 
ee PR 


648 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


culum, auxquelles renvoie le D' Lempp, ne vont pas à l'en- 
contre de ce qui précède. François pouvait craindre la science 
qui enfle, mais il avait trop de bon sens pour lui préférer 
l'ignorance mère de l'erreur et du vice. Aux connaissances 

acquises dans les livres il préférait celles que l’on obtient 
dans l’oraison, mais il savait bien que tous ne recoivent pas 
les mêmes dons du ciel. 

Si dans ces deux points, d’une importance capitale pour 
l'Ordre, Fr. Elie fut l'organisateur, au lieu de l’en blâmer il 
faut le lui tenir pour un mérite ; seuls les partisans de l’ins- 
piration immédiate peuvent lui er faire un grief ; car à quoi 
bon des livres et des supérieurs si Dieu manifeste direc- 
tement à chacun ce qu’il doit faire ? 

J'ai insisté longuement, trop longuement peut-être, sur 
cette question, mais il fallait voir clairement l'esprit 
manifeste d’hostilité contre l'Eglise qui est le caractère prin- 
cipal du livre du D' Lempp. Ce ne sont pas les règles de 
la saine critique historique qui ont dirigé sa plume, mais 
des préoccupations étrangères à l’histoire ; il lui fallait prou- 
ver sa thèse contre l'Eglise romaine. 

Ce n’est donc pas sans regret que j'ai vu, au sujet de ce 
livre, un éloge presque sans réserve dans une revue où 
l’on se pique de critique historique, mais où l’on admire 
vraiment trop tout ce que publient les protestants sur les 
questions franciscaines. D'ailleurs la critique historique du 
D' Lempp se trouve parfois en défaut. Il admet comme dé- 
montré que le Speculum perfectionis fut achevé d'écrire par 
Fr. Léon le 11 mai 1227, en réponse aux coups de bâton que 
lui aurait fait administrer Fr. Elie, pour avoir brisé une 
_urne de porphyre, placée au milieu des champs afin de re- 
cevoir les aumônes des fidèles, destinées à la construction 
de la future église. Or cette date de composition du Specu- 
lum est trop controversée pour servir de base à une argu- 
mentation sérieuse, et les explications données par M. Sa- 
batier, pour faire accepter la collocation du tronc un an 


bemus honorare et venerari, quia ministrant nobis spiritum et vitam ». 
P. Léox.LEmmEns, Documenta antiqua franciscana.—I.Scripta fratris Leonis, 
1901, page 89. 


\ 


ES 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 649 


avant l'acquisition du terrain, sont de pures conjectures (1). 
La date de 1227 une fois admise pour le Speculum, notre 
Docteur, toujours à la suite de son maître, voit dans la Le- 
genda prima de Thomas de Celano une réponse officielle 
à l'écrit supposé, etil se montre particulièrement injuste 
envers ce biographe. Thomas a parlé avec éloge et à plu- 
sieurs reprises de Fr. Elie, donc il a fait preuve d’une « forte 
partialité » en sa faveur. « Celui-ci, continue M. Lempp, est 
représenté comme le vrai confident du saint, tandis que les 
autres compagnons sont laissés tout à fait à l'arrière 
plan » (2). Notre Docteur si fort pour donner ailleurs des 
notes et des références aurait dû le faire ici, maisilne le 
pouvait pas, car malgré tout, les éloges donnés à Fr. Elie 
par Celano sont bien ternes auprès de ceux qu’il décerne 
ailleurs aux compagnons du saint, représentés comme ses 
vrais confidents (3). 


(1) Speculum Perfectionis, p. LIL et suiv. — Fr. Elie de Cortone, p. 75, 
note 1. 


(2) F. Elie de Cortone, page 88. 


(3) Voici les textes que le Dr Lempp a omis de citer : ils suffisent à réfu- 
ter péremptoirement ce qu'il écrit. Eloges donnés au F. Elie ; (les chiffres 
renvoient: aux paragraphes des Bollandistes) 69 : il est simplement nommé 
deux fois ; — 96 : « felixHelias, qui dum viveret sanctus, illud (lateris vulnus) 
utcumque videre meruit; sed magis felix Rufinus qui propriis manibus 
contrectavit » ; — 98 : « frater Elias quem loco matris elegerat sibi et alio- 
rum fratrum fecerat patrem » ; -— 105 : « quo comperto (la maladie du saint) 

-frater Elias citissime de longinquo venit ad eum. In cujus adventu sanctus 
pater in tantum convaluit.. Rogavit deinde fratrem Eliam ut eum Assi- 
sium faceret deportari. Fecit bonus filius quod benignus pater praecepit;» 
— 108 : la bénédiction dont nous allons parler tout-à-l'heure ; :— 109 : la 
« vision de Foligno, puis un autre passage où Elie n'est pas nommé mais dési- 
gné par ces mots : « Frater autem quidam de assistentibus, quem Sanctus 
satis diligebat,de more pro fratribus omnibus plurimum existens sollicitus » ; 
c'est la bénédiction que Fr. Elie demande comme vicaire général et dont il 
parle dans sa lettre. Il n’y a rien dans tout cela qui le représente comme Île 
vrai confident du saint, surtout si l'on oppose ce qui est dit des Compagnons, 
qui ne sont nullement laissés à l'arrière plan, quand l'occasion se présente 
de parler d'eux : 91 : « Assumpsit secum socios valde paucos quibus ejus con- 
servatio sancta magis quam cæteris nota erat, ut tuerentur eum ab incursu 
et conturbatione hominum et suam quietem in omnibus diligenter servarent». 
Voilà les vrais confidents ; lisons maintenant leurs éloges : 102 : « Quibus- 
dam fratribus, merito sibi valde dilectis, cummiserat curam sui. Erant 


650 COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


Un point fort difficile, « le plus difficile à expliquer » pour 
lui, « c'est la bénédiction d’Elie par Francois : ici les témoi- 
gnages sont si opposés qu'on peut à peine éviter d'admettre 
que quelqu'un a menti sciemment, ou Léon ou Thomas, et 
dans ce cas le vrai coupable serait Elie duquel ce dernier 
aurait tenu son récit » (1). Son travail fini, M. Lempp a eu en 
mains le £sber miraculorum de Thomas de Celano, publié 
dans les Analecta Bollandiana, d'après le manuscrit du Mu- 
sée franciscain de Marseille, dans lequel se trouve aussi la 
Legenda secunda avec des modifications, que le P. Van 
Ortroy pense être l’œuvre de Celano lui-même. Alors, aggra- 
vant ce qu'il avait déjà écrit, l'historien de Fr. Elie conclut: 
« I (Thomas de Celano) devient ainsi personnellemeat res- 
ponsable de ce qu’il a dit dans la I" et dans la Il° vie. On 
n’en est que plus en droit de lui reprocher un manque de 
véracité, lorsqu'on compare la scène de la bénédiction dans 
1 Cel. 108 avec 2 Cel. 3, 139 et 2 Cel. 3, 93... Si Thomas de 
Celano a été présent (à la bénédiction) nous n'avons plus à 
nous demander qui a raison de Léon ou d'Elie, mais bien 
qui a menti de 1 Cel. ou de 2 Cel. » (2). L'accusation est grave 
on le voit, examinons donc si elle est fondée. 

Pour M. Lempp le Speculum est antérieur à Celano ; pour 
moi, et presque tous les critiques, il lui est postérieur de 
vingt ans environ, dans sa rédaction primitive que nous.n'a- 
vons pas encore. Le chapitre du Speculum actuel, relatant la 
bénédiction toute spéciale donnée à Bernard de Quintavalle, 
renferme une interpolation évidente pour ceux qui vou- 


enim ülli virt virtutum, devoti Deo, placentes sanctis, gratiosi hominibus, 
super quos velut domus super columnas quatuor bealtus pater Franciscus 
innitebatur. Eorum namque nomina supprimo, ipsorum verecundiae parcens, 
quæ tanquam spiritualibus viris satis est eis familiaris et amica... Haec 
virtus adornaverat istos, haec amabiles et benevolos eos reddebat homini- 
bus ; haec utique gratia omnibus erat communis, sed singulos virtus singula 
decorabat... Ii vero omni vigilantia, omni studio, omni voluntate beati pa- 
tris quietem animi ercolebant, infirmitatem corporis procurabant, nullas 
declinantes angustias, nullos labores, quin totos se sancti servitio mancipa- 
rent. » Que pouvait dire de plus Celano ? leurs noms ? maïs ils étaient bien 
connus de tous et leur éloge n’en est que plus beau. : 

1) Fr. Elie de Cortone, page 18. 

(2) F. Elie de Cortone, p. 218. 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 651 


draient le dater de 1227, puisqu'il y est question de la mort 
de ce frère. Tout se suit cependant si bien dans ce chapitre 
qu'il est difficile de trouver l’interpolation ; il faut donc en 

remettre la composition après la mort de Bernard. Mais 
_ laissons de côté ce récit qui ne contredit pas celui de Celano, 
et voyons si réellement on peut taxer Celano de mensonge 
dans l’une ou l’autre légende. Que raconte Celano dans la 
première légende ? — François voyant arriver son dernier 
jour, fit appeler près de lui les frères qu’il voulut, et comme 
autrefois le patriarche Jacob le fit pour ses fils, il bénit spé- 
cialement chacun d’eux unicuique sicut ei desuper dabatur… 
benedirit. Comme un autre Moyse, avant de gravir la mon- 
tagne, il combla de bénédictions les fils d'Israël. Elie se trou- 
vait à sa gauche et les autres frères autour de son lit. Croi- 
sant ses mains il posa la droite sur la tête d'Elie et comme 
ses yeux étaient déjà fermés à la lumière : Sur qui, demanda- 
t-il repose ma main droite ? — Sur frère Elie. — C’est ainsi 
que je le veux, dit-il, et il continua : Toi, mon fils, je te bé- 
nis entoutet pour tout, et de même que le Très-Haut a 
multiplié entre tes mains, mes frères et mes fils, ainsi en toi 
et par toi je les bénis. Que Dieu, Roi suprême, te bénisse 
au ciel et sur la terre. Je te bénis autant que je le puis et. 
plus que je ne le puis, et pour ce que je ne peux que Celui 
qui peut tout te l'accorde. Que Dieu se souvienne de ton 
travail et de ta peine, et qu'il te réserve ta part au jour de la 
récompense des justes. Puisses-tu recevoir toutes les béné- 
dictions que tu souhaites et que tous tes justes désirs soient 
remplis » (1). 

Voilà cette bénédiction que l’on reproche si fort à Celano 
d’avoir rapportée comme un manifeste électoral en faveur 
d'Elie. La seule question à se poser est celle-ci : le fait est- 
il vrai ou faux ? Dans la seconde légende Celano raconte de 


(1) Legenda I, $ 108. Cette bénédiction ne renferme-t-elle pas une pro- 
phétie ? Benedico te sicut possum et plus quam possum, et quod non pos- 
sum ego, possit in te qui omnia potest. N'ajoute-t-il pas en parlant à tous 
les frères : futura est super vos tentatio maxima et tribulatio appropinquat. 
Felices qui in his quae cæœperunt perseverabunt, a quibus nonnullos futura 
scandala separabunt. Elie ne devait pas être du nombre de ces heureux 
persévérants | | | 


652 ” COLLECTION D'ÉTUDES ET DE DOCUMENTS 


nouveau la mort de saint François. Il le fait plus brièvement 
et écrit en particulier : « [Il fit appeler tous les frères qui se 
trouvaient là et leur adressa ses dernières recommandations. 
Tous s'étant placés autour de lui il étendit sa droite au- 
dessus d’eux, et commençant par son vicaire (fr. Elie), il 
posa la main sur la tête de chacun d’eux, et il bénit, dans la 
personne de ceux} qui étaient là, tous les frères répandus 
dans le monde préserits et futurs » {4). 

En quoi ce récit est-il contraire au premier ? F. Elie n’est 
pas nommé, c’est vrai, il h’est plus fait mention d’une béné- 
diction spéciale et extraordinaire, mais cependant il est dit 
qu'il fut béni le premier « incipiens a vicario suo. » Ce qui 
était vrai en 1228 l'était encore en 1246, mais les circons- 
tances étaient bien changées; l’excommunié de Cortone était 
comme ces enfants dévoyés dont on évite de prononcer le 
nom et de rappeler le souvenir dans leur famille. Loin de 
contredire le premier récit, le second au contraire le con- 
firme, car Celano n'aurait pas faite cette mention discrète de 
fr. Elie, béni le premier, s’il avait menti dans la Lég. 1, 
comme l'écrit M. Lempp. Toutefois cette accusation ne me 
surprend pas beaucoup de sa part, car après l’avoir portée il 
donne, quelques lignes plus loin, la preuve qu'il n'a même 
pas lu la Lég. 1, ou qu'il l’a fait avec une légèreté impar- 
donnable. 

Quand il parle des stigmates de saint Francois, il mèt en 
opposition la lettre de fr. Elie, Celano et les 3 Soc. Dans 
ses additions il revient sur le même sujet (2) apportant comme 
un texte nouveau de Celano (inanuscrit de Marseille) une 
phrase qui se lit dans Cel. 1 où l’avait déjà prise le compilateur 
de la Lég. 3 Soc. Que M. Lempp, qui cite toujours Celano 
d’après le texte des Bollandistes, ouvre le volume et il trou- 
vera au $ 113 les mots qui lui semblent une polémique tar- 
dive : Cernere mirabile erat in medio manuum et pedum ipsius 
non clavorum quidem puncturas, sed ipsos clavos in ets impo- 
sitos (ex ejus carne compositos) ferri retenta ingredine. 

On trouvera peut-être que je m'attarde beaucoup à ces 


(1) ZLegenda IT, pars III, cap. 139. 
(2) F, Elie de Cortone, p. 73 et 218, 219. 


LS ne 


< 


SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DU MOYEN AGE 653 


questions de détail; si j'insiste ce n’est pas à cause de 
F. Elie, mais c’est parce que la véracité de Thomas de Ce 
lano est en jeu. Heureusement que les accusations du 
D' Lempp ne reposent que sur son désir de trouver en dé- 
faut l’historiographe officiel. Cependant comme la masse de 
ses lecteurs ne prendra pas la peine de contrôler ses affr- 
mations, elle restera convaincue des mensonges LS Celano ! 
In verbo magistri ! 

Il est une parole de saint François dont on abuse en la 
tournant contre Fr. Elie seul, pour établir qu'il ne le dési- 
gnait pas comme son successeur. Sur la fin de sa vie, comme 
un frère [ui demandait s’il voyait quelqu'un dans l’Ordre qui 
pût ètre général, il répondit ne pas connaître le berger ca- 
pable de paître son troupeau. Que prouve cette parole ? que 
ni Fr. Elie, ni aucun autre, n’avait les qualités qu’il aurait 
voulu voir dans son successeur : tam multimodi exercitus 
ducem, tam ampli gregis pastorem, nullum, fili, sufficientem 
intueor. Mais pas plus que les autres Elie n’est visé dans ces 
paroles (1). | 

J'avoue ne pas pouvoir suivre le biographe de Fr. Elie 
dans toutes les parties de son livre, comme je l’ai fait pour 
le commencement ; je l’ai trouvé si peu impartial dans ce que 
jai pu contrôler que tout le reste me devient suspect, 
aussi au lieu de trouver les pages du D' Lempp scrupu- 
leusement fouillées, ainsi que la revue déjà citée, à la- 
quelle cette étude biographique semble véritablement déci- 
sive, je désirerais qu'un savant catholique reprenne cette 
question, non pour réhabiliter, Elie Fr. mais pour faire jus- 
tice des accusations lancées contre l'Eglise catholique par ce 
savant protestant qu'on ne saurait soupçonner de partialités 
et de rancunes monastiques (2), car pour mol, qui suis moine, | 
la rancune protestante est encore pire. 


P. EDOUARD, d’Alencon. 
Archiv. gén. des Mineurs Cap. 


4) Celano Leg. 11, pars II, cap. 96. — Speculum, cap. 80. 


(2) « Ah! qu'en ces termes galants ces choses-là sont dites ! » 


BULLETIN 


D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 


Quand on ouvre la Bibliographia geographica Palestina de Ræœbricht 
(Berlin 1890), ou la Zeütschrift des deutschen Palestina vereins, ou le 
Saggio di bibliografia du P. Marcellin de Civezza (Prato 1879), on 
reste stupéfait en constatant le nombre immense des publications con- 
sacrées à la Terre-Sainte. 

Ce n'est pas du reste un simple intérêt d’études bibliques qui fait 
tourner les yeux des savants et du monde entier vers ce coin de terre 
judaïque sanctifié par la présence et l'habitation de Jésus-Christ ; c’est 
en second lieu un motif politique. | 

Nous ne nous occuperons ici ni de la Bible, ni de la politique, mais 
seulement d'histoire et de géographie. Les récents travaux qui nous 
arrivent des côtés les plus divers sont des plus intéressants. 

Que l'on nous permette de citer quelquestitres de nouveaux ouvrages 
récents: Wandering Words, par Arnold. London, 1894. — Die Agada 
der palästinensischen Amoräer, par Bacher. Strasbourg, 1899. — Die 
Jüdischen Dorfer in Palästina, par Bambus. Berlin, 1896. — Palästi- 
na, Land und Leute, par le même. Berlin, 1898. - - Parthénon, Pyra- 
mides, Saint-Sépulcre, par J. de Beauregard. Lyou, 1899. — Geogra- 
phie des alten Palästina, par Bubhl. Freiburg in B., 1896. — Studien 
sur lopographie des nürdlichen Ostjordanlandes, par le même. Leipzig, 
1894. — Et enfin Grundriss der Geographie Palästinas, toujours du 
même (Fribourg, 1896), qui contient une abondante bibliographie. — 
Les Archæological Rescarches in Palestine de M. Clermont-Ganneau. 
London, 1899 (trad. anglaise par Aubrey Stewart), vol. I ; le volume II 
parut en 1896 à Londres. — The Survey of Eastern Palestine, vol. I, 
par Conder. London, 1899. — Les trois fascicules de Syrie, Liban et 
Palestine. Géographie..., par Vital Cuinet. Paris, Leroux, 1896-1898, 
dont le 4° fascicule a paru en 1901, avec un index. — Egypte et Pales- 


BULLETIN D'HISTOIRF ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 655 


tine, par Delmas. Paris, 1896, in-4°. — My tour in Palestina and Syria, 
par Deverell. London, 1899, in-8°. — Pügerrüt : Bilder aus Palästina 
und Syrien, par Gonzenbach. Berlin, 1895, in-4°. — Neutestamentliche 
Zeitgeschichte, par Holtzmann. Freiburg. i. B., 1895, in-8°. — Jérusalem 
et la Palestine (dans les voyages artistiques). Bruxelles, 1899, in-4°, 
— The Holy Land in geography and history, par Mac Coun. New- 
York, 1897, 2 vol. in-16. — Nouvelles recherches géographiques sur la 
Palestine, par Gaston Marmier. Versailles, 1895, in-8°, — Zes pèlerins 
normands en Palestine, par M. de Marsy. Caen, 1896, in-8°, — 4 His- 
tory of New Testament times in Palestine, par Mathews. New-York, 
1899, in-16 — Patriarcal Palestine, par Sayce. London, 1895, in-16. 
— Neue hochwichtige entdeckungen, par Sepp. München, 1896, in-8. 
— The historical geography of the Holy Land, par Smith, in-8°, — Jü- 
dische Schriften zur Geographie Palästina's, par Steinschneider. Jéru- 
salem, 1892, in-16. — Palaestina und Syrien von Anfang der Geschichte 
bis sun Siege des Islam, par Starck. Berlin, 1894, in-8°. — Les nou- 
velles éditions du Guide-Indicateur des sanctuaires du F. Liévin de 
Hamme. — Album missionis terræ sanctæ. Milano, 1893, 2 vol. in-4° 
oblong. — Autour de la Méditerranée, par Bernard (Marius). Paris, 
1901, in-8°. — The Latin Kingdom of Jerusalem 1099 to 1291, par 
Conder. London, 1897, in-8°. — Le voyage cn Terre-Sainte et à Ephèse, 
par l’abbé Gouyet. Paris, 1898, in-8°. — Za Terre-Sainte. 1, Jérusalem 
et le nord de la Judée, par Victor Guérin. Paris, 1897, in-fol. — Pèle- 
rinages d'autrefois, par l'abbé Pisani. La Chapelle Montligeon, 1899, 
in-8°. — Deutsche Pilgerreisen nach dem Heiligen Lande, par KR. 
Rôbhricht. Innsbruck, 1900, in-8°. — Le même avait publié, toujours à 
Innsbrack, mais en 1894, Die Deutschen im Heiligen Lande (de 650 à 
1291), in-8°. — Les gloires de la Terre-Sainte, par Sodar de Vaulx. 
Paris, 1899, 2 vol. in-18. — Jconographiae locorum et monumentorum 
vetcrum Terrae Sanctae, accurate delineatae et descriptae a P. Elzeario 
Horn. Romae. typ. Sallustianis, et Paris, Picard, gr. in-4°. 

Dans l'impossibilité de tout étudier, nous mentionnerons seulement 
plus au long quelques travaux, qui nous ont intéressé davantage, la plu- 
part d'origine franciscaine. 

Du séminaire Saint-Sulpice nous viennent les deux derniers fasci- 
cules du Dictionnaire de la Bible (1). Il convient de signaler dans le fas- 


(1) Paris, Letouzey et Ané, 1901, fasc. XX, Italiennes (versions) — Jéru- 
salem ; fasc. XXI, jusqu à Joppé. 


656 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 


cicule vingtième les articles JASEs et JÉnusALEN par M. Legendre ; Ja- 
Boc, JAcos (puits de), et JéricHo par M. Heiïdet. L'article JÉRUSALEM 
enjambe sur le fascicule vingt-et-unième qui contient d’autres articles 
sur JÉSIMON, JÉTHER, JETHSON, JezragL et Jorpé (ce dernier à suivre). 

Dire la valeur des travaux publiés sous la direction de M. Vigou- 
roux, c'est chose superflue. Le Dictionnaire de la Bible fait le plus grand 
honneur à la science catholique. Il faut du reste attendre la fin de la pu- 
blication pour juger sainement cette œuvre dans son ensemble. 

C'est à un point spécial que s'attache le R. P. Barnabé d'Alsace dans 
son Etude sur le Mont-Thabor (1). Quatre parties divisent son ouvrage. 
Dans la première, l’auteur étudie le Thabor avant Notre-Seigneur, il 
examine les diverses traditions, l'égyptienne, la rabbinique et l'arabe. 
La seconde partie est consacrée au miracle de la Transfiguration ; la 
troisième à l’histoire postérieure du Thabor, successivement occupé par 
les Bénédictins et les Frères Mineurs. La géographie, la topographie 
et l'archéologie de la sainte Montagne forment l'objet des dernières 
pages. Tout cet écrit est fortement documenté, suppose beaucoup de 
lectures ; il suit l'opinion traditionnelle qui place le miracle dont furent 
témoins Pierre, Jacques et Jean, sur le mont qui domine les tribus de 
Zabulon, d'Issachar et de Nephtali. Cette opinion est aujourd'hui la 
plus commune. Elle l'a presque toujours été. 

Il y a plus d'hésitations au sujet d'Emmaüs. Où se trouve cette loca- 
lité biblique ? À soixante stades de Jérusalem, dit saint Luc. Deux 
églises entre autres se disputent l'honneur d'être cette fameuse Em- 
maüs : Amwâs et Qoubeibeh (2). Pour le même auteur que nous ve- 
nons de nommer, c'est Qoubeibeh qui occupe l'emplacement le plus 
probable de l'Emmaüs de l’'évangéliste médecin (Cf. p. 19). Il est per- 
mis de se rallier à ce sentiment. La tradition locale désigne en effet 
ce lieu comme la patrie de Cléophas. On y trouve dès le commence- 
ment du VI° siècle une église déjà existante. Quant aux ruines d'Am- 


(1) Le Mont Thabor. Notices historiques et descriptives par le P. Barnabé 
d'Alsace. O. F. M., avec une carte géographique et une carte topographique 
et d'autres illustrations. Paris, impr. Merch., 1900, in-8° de IX-176 p. 

(2) Deux questions d archéologie palestinienne. I. L'Eglise d'Amwäs, l'Em- 
maüs-Nicopolis. II. L'Eglise de Qoubeibeh, l'Emmaüs de saint Luc, par le 
P. Barnabé d'Alsace, O. M. F. missionnaire apostolique. Avec deux plans, 
deux cartes topographiques et plusieurs gravures, Jérusalem. Impr. des 
PP. Franciseains, 1902, in-8e de 199 p. — Cf. Ultime discussiont intorno 
all Emmaus del Vangelo, par le P. Domenichelli, Florence, 1898. 


BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE PALESTINIENNES 657 


wâs, elles appartiennent à des thermes romains, transformés en mo- 
nument chrétien dans ce même VI* siècle. Toutefois, si la vraisem- 
semblance semble être en faveur de Qoubeibeh, on ne peut se défendre 
de se poser en son esprit plus d'un point d'interrogation. Le P. Bar- 
nabé traite parfaitement la question (1) ; mais s’il n'apporte aucun docu- 
ment décisif, c'est que l'histoire n’en connaît pas encore. L'avenir 
nous en dira peut-être plus long. 

Un autre franciscain, le P. Jérôme Gobulovich, a publié un ouvrage 
de grande érudition(2); c'est la série chronologique des Supérieurs 
de Terre-Sainte depuis 1219 jusqu'en 1898. La période embrassée par 
cette étude est, on le voit, tout à fait complète. Ce travail est basé sur 
les documents possédés par les archives de Terre-Sainte. L'auteur en 
publie plusieurs en appendice, ainsi qu'un schema des couvents, 
sanctuaires, et autres institutions de Palestine. L'ouvrage a été récom- 
pensé d'une médaille d'or par le Comité de l'Exposition d’art sacré de 
Turin en 1898. 

C'est le même P. Gobulovich qui a réédité le traité de Terre-Sainte 
du frère Francois Suriano, missionnaire et voyageur de la fin du 
XV° siècle (3). L'éditeur a réuni pour son texte les mss. 58 et E. 39 de 
la bibliothèque municipale de Pérouse et la relation publiée par 
Bindoni à Venise en 1524. Les deux mss. datent le premier de dé- 
cembre 1485, et le second de 1514. 

Les relations de pèlerinage en Terre-Sainte, on les compte aujour- 
d'hui en nombre presque infini. Chaque siècle, depuis le XIIT° surtout, 
en a vu sa périodique moisson se lever. Îl n’est guère de bibliothèques 
qui n'en contienne et quelquefois d'inédites, par exemple Dijon 
ms. 1238, Grenoble ms. 962, Paris (bibl. francisc. ms. 4), etc. 


N 

(1) I l'avait déjà ébauchée dans la Revue biblique, 1893. 

(2) Serie Cronologica dei R.mi Superiori di Terra Santa (1219-1898), 
già Commiss. Apostolici dell Oriente, e sino al 1847 in officio di Gran 
Maestri del S. Militare Ordine del SS. Sepolcro: ecc. Con due Appendici di 
Documenti e Firmani Arabi inediti e d’un sunto storico de’ Conventi, San- 
tuari ed Istituti di Benceficenza dipendenti da Terra Santa. — Gcrusalemme, 
Tipografia del Convento di San Salvatore, 1898, — Un vol. in-4°, di pagine 
XXXII-272. — 6 fr. 

(3) ZL Trattato di Terra Santa e dell'Oriente di frate Francesco Suriano, 
Missionario e Viaggiature del secolo XV, {Siria, Palestina, Arabia, Egitto, 
Abissinia, ecc.): edito per la prima volta nella sua integrità su due Codici 
della Communale di Perugia e sul testo Bindoni : Milano tip. Artigianelli, 


1900, in-8o, di LXII-285 p. 6 francs. 
E. F. VI. — 42 


658 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 


M. C. Schefer nous avait déjà donné (Paris, 1884) le Voyage de Jean 
T'hénaud, gardien des Cordeliers d'Angoulême, et trois années plus tôt 
nous avions eu la réédition de l'Elucidatio Sunctæ Terræ du vieux 
P. Quaresmius (1). 

M. Chavanon vient d'en publier une du XVI: siècle, presque aussi 
pleine d'intérêt que la narration de Suriano (2). Une excellente intro- 
duction nous apprend, pour la première fois, quelques détails sur'un 
gentilhomme du nom d' « Arfagart chevalier du Sainct-Sepulchre et 
seigneur de Courteilles en Normandie et Courteilles au Maine. » Il 
voyagea presque tout le long de sa route en compagnie du frère Bona 
venture Brochart, cordelier de Bernay, et c'est ce religieux qui four- 
nit au pèlerin les explications bibliques et lui servit de cicerone. 
Beaucoup ont confondu ce Brochard avec des homonymes. Potthast par 
exemple (3) ne le distingue pas du dominicain Brochard le Teutonique 
qui écrivit son directorium ad passagium fuciendum per Philippum 
regecm Franciae in terram sanctam a° 1332. 

Nous ne serions peut-être pas aussi affirmatif que M. Chavanon qui 
veut voir dans Affagart l'unique rédacteur de la Relation. Mais surtout 
nous ne voudrions pas assurer que la Relation est vraiment inédite. 
Nous ne faisons pas allusion à la publication récente « dans une 
pauvre revue », faite par M. Chavanon lui-même, mais au livre pu- 
blié en 1544 à Paris chez Le Preux. adding, à l'article Brochard, 
ne donne qu'un titre très vague de l'ouvrage de ce Gordelier. Sbaralea 
(Suppl. 1806) est plus explicite. Non-seulement il cite plus au long 
le titre du volume, mais il en indique la source, à savoir le ms. 10,265 
de la Bibliothèque royale (4). 


(1) À Veuise en 1881. 

(2) Relation de Terre Sainte (1345-1534) par Grefin Affagart, publiée avec 
uuc introduction et des notes par J, Chavanon, archiviste-paléographe, 
correspor ‘ut du miuistére de l'instruction publique, Paris, Lecolfre, 1902, 
in-8°, de XXV111-255 pages. Prix 5 fr. 

(3) Bib. hist. med. aev. 1. F, p. 171. 

(4) Voici ce que dit Sbaralea : il attribue à Brochard un tter ad loca sancta 
Palestinae et ad montem Sina Arabiae quod prodiit typis Parisiis apud 
Procetum le Preux et ms. servatur ibidem in Regia Bibliotheca cod. 10.265 
in-fol. Delineatio et descriplio Jerusalem et terrae promissionis accuratissima 
per Bonaventuram Brocardum Bernaitam elaburata excusa Parisiis, 1544. 
Citatur ah Adrichomio in catalogo auctorum quibus usus est in componendo 
Theatro sanctue terrae, an. 1628, vulgato (Suppl. p. 174). D'après Wad- 
diog, et Jean de S, Antoine, le titre serait Chonographia Syriae utriusquer 


BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 659 


À l'ancien ms. 10,265 correspondent aujourd'hui trois numéros, 
le fonds latin 5130 et les fonds français 5644 et 5642. Or c'est pré- 
cisément ce dernier manuscrit que publie à nouveau M. Chavanon. 
Et il n’y a aucun doute que les deux autres n’ont pas trait au sujet 
qui nous occupe. 

Nous ne suivrons pas le chevalier du XVI dans son pèlerinage. Il 
nous avertit que pour son voyage, il faut « bonne intencion, bon 
cueur, bonne bouche et bonne bource». Il raconte encore (1) qu'à 
Jérusalem Fr. Brochard fit la trouvaille, dans un vieux mur, d'une 
« description de toute la Terre Saincte ainsi que Josué la divisa aux 
douze tribuz, laquelle [était] quasi toute pourye et dégastée, tellement 
que à peine on en pouvoyt lire la moictié. » Le moine en prit une 
copie, avec l'intention de s’en servir pour la rédaction du récit de son 
pèlerinage. 

L'édition d'Affagart par M. Chavanon parait un peu hâtive. Il reste 
des noms à identifier. Il y a des passages incompréhensibles (pp. 9 
et 179) qui demandent explication. À la page 160, il faut Albasie pour 
Abbasie et ailleurs céans pour léans. Quelques mots ne se peuvent 
bien entendre qu'à l’aide d'un glossaire ; ainsi : orde, Esuye, Jaczoit, 
ebrieu, brayes marines, fondicques, ac, vitupère, stolidité, rober. 

Malgré ces petites négligences, il n'en reste pas moins que cette 
édition de 1902 est utile, et qu’elle fera « bonne figure au milieu de: 
nombreux ouvrages, si souvent ennuyeux, qui composent l'ancienne 
littérature géographique ». Malgré nos recherches, nous n'avons pu 
en effet retrouver aucune édition de l'œuvre ou des œuvres de Brochard 


mentionnées par les bibliographes. 


Nous ne voulons pas omettre, dans cette revue rapide des grandes 
questions palestiniennes le livre témérairement hardi du R. P. Zane- 
cchia, la Palestine d'aujourd'hui, où cet auteur frappe à droite et à 
gauche, quelquefois en aveugle, sur les vestiges de tradition qui ont 
actuellement toutes les peines du monde à se tenir debout ou en 


équilibre (2). 


Arabiue. —Cf. Palestina seu descriptio terrae sanctae solertissima auctore 
R. P. F. Bonaventura Brocardo Theutonico, almi Ordinis PP. Praedica- 
torum restitutore V. P. F. Philippo Bosquiero Caesarimontano minorita 
Obs. Provinc. Flandriae... Coloniae Agrippinae 162%, in-12 de 10 p. n. ch, 
et 67 p. ch. Ce volume avait déjà été imprimé par J. Steels à Anvers in-8°, 
en 1536. | 

(1) Relation, p. 226, 227. 

(2) La Palestina d'oggi studiata e descrilta net suut santuari e nelle sue 


660 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE PALESTINIENNES 


Après avoir exposé quelques notions générales sur la Palestine, le 
R. P. Z. donne un abrégé de l’histoire de Jérusalem, puis une descrip- 
tion de cette ville aux différentes époques qu'elle a traversées, et une 
centaine de pages sont consacrées à décrire les environs de la cité 
sainte. Avec le second volume, nous sortons de cette ville, pour visiter 
le reste des lieux saints de la Palestine, entre autres, Jéricho, le Jour- 
dain, la Mer Morte et ses alentours, le couvent de S. Sabas, les ré- 
gions de Bethléem et d'Hébron, Beth Gibrin et Gaza, Ascalon, Azoth 
et Geth, Qoubeibeh, Modin, Césarée, enfin la Samarie et la Galilée 
avec Bethel, Silo, Sichem, Dothain, Scitopolis, Jezrael, le Thabor, 
Tibériade et son lac, Nazareth, le Mont Carmel, Saint-Jean d’Acre. 
La Palestina d'oggi est, comme on le voit, non seulement un volume 
d’allure scientique, c’est aussi un guide. Il a été fait un certain bruit 
autour de cet ouvrage. Îl est certain qu'il ne faut s'en servir qu'en fai- 
sant ses Justes réserves sur les opinions historiques de l’auteur. 

Son livre est de 1896, et déjà il a été contredit plus d'une fois, et 
tout dernièrement encore dans une étude qui vient de paraître ou qui 
n'est peut-être même pas encore lancée en librairie (1). 

Dans ce livre le P. Barnabé élève derechef sa voix en faveur de la 
plus antique tradition. Îl soutient que le prétoire de Pilate est bien où 
l'on le montre aujourd’hui, dans la Tour Antonia, et non pas au Meh- 
Kéméd, c'est-à-dire sur la plate-forme du temple, à l’ouest, près du 
mur où les Juifs vont encore faire leurs lamentations. Il s'ensuit que 
la voie douloureuse suivie par Jésus est parfaitement le chemin que le 
guide de Terre-Sainte indique au pèlerin. 

Le trouble est venu d’un infortuné manuscrit du IV® siècle, celui 
de Verceil. Il estropia le texte de Joan. XVIII, 18, et au lieu de dire 
comme la version italique.: Adducunt ergo Jesum a Caipha in prae- 
torium, écrivit : Ad Caipham in practorium, Comme le grand prêtre 
‘habitait au mont Sion, c’est mettre par là même le prétoire en cet en- 
endroit, et en plus au mont Moriah, | 

Le R. P. B. défend avec beaucoup de compétence l'opinion généra- 
lement admise ; il y a plaisir à le suivre dans l'étude qu'il fait successi- 


località bibliche e storiche dal P. Domenico Zanecchia. Roma. 1896, 2 vol. 
in-12 traduit en francais. Paris, 1900, 

(1; Le prétoire de Pilate et la forterese Antonia, par le R. P. Barnabé 
d'Alsace, O. F. M. Ouvrage honoré d'une lettre de Mer Ludovic Piavi, pa- 
triarche de Jérusalem. Avec 32 illustrations. Paris, Picard, 1902, in-8° de 
XXII1-251 p. 


BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 661 


vement de la tour Baris, de la forteresse Antonia, de l'Arc de l’ÆEcce 

Homo, de la deuxième enceinte de la ville, du palais du Sanhédrin et sur- 

tout du prétoire de Pilate. Sans doute, la simple tradition orale ne peut 
être regardée en histoire comme un criterium satisfaisant de certitude. 
La critique veut des textes (1) ou des pièces archéologiques. Cepen- 
dant il faut expliquer cette tradition orale, et surtout en faire la critique, 

en fournir l'explication et en trouver la genèse. 

Ne soyons pas non plus trop exigeants, car, un jour à venir, il sera 
impossible d'établir, avec des documents de première main, une foule 
de faits tenus jusqu'ici pour certains. Jérusalem n’a pas dit son dernier 
mot, du reste; le sol actuel est beaucoup plus élevé que ne l'était celui 
du temps de Notre-Seigneur. Des fouilles habilement dirigées viendront 
certainement dans l'avenir apporter des éclaircissements sur des ques- 
tions tant débattues. 

On éprouvera de grandes difficultés au sujet des autres parties de la 
Palestine, si l'on veut mesurer la valeur des traditions actuellement 
existantes. La montagne de Galilée, par exemple, où Jésus apparut à 
ses apôtres, se trouve-t-elle dans la province de Galilée, est-ce le 
mont Thabor? N'est-ce pas au contraire cette cîme septentrionale du 
mont Sion que le moyen âge précisément a baptisé du nom de Mont 
Galilée ? (2) Voici ce qu’en dit l’'évangéliste S. Mathieu : « Of de £vdexa 
naônrat émopetônonv eiç cv Maluatav, sic To 8906 où érd£aro adroïic 8 Inooëc. » 
Or les onze disciples s'en allérent en Galilée sur la montagne où 
_ Jésus leur avait dit de se rendre (3). » Ce passage doit être rappro- 
ché des autres textes où l'apparition est annoncée (4) et d'un autre 
de saint Luc (Act. Ap. [). Depuis le VI® siècle la tradition écrite 
désigne le Thabor comme le lieu où se manifesta l'apparition ; elle 


(1) A ce propos, que le KR. P. nous permette de lui conseiller de ne pas 
s’en rapporter purement et simplement aux textes édités par Migne. Migne 
est excellent pour établir un contrôle rapide ou prendre une information com- 
plémentaire. Mais il n’a jamais que la valeur des éditions qu'il a reproduites : 
or il en a reproduit de très défectueuscs. 

(2) La montagne de Galilée où le Seigneur apparut aux Apôtres est le 
mont Thabor. Par lc P. Barnabé d'Alsace. Avec un plan topographique. 
Jérusalem. Impr. des Franciscains, 1901, in-8° de 164 p. — Cf. P. Pascal 
de Pérouse. Ratio missalis votivt officiorumque novissimorum Terrae Sanctae. 
Jerusalem, 1899, p. 103-105, notes. — Echos de Notre-Dame de France. 
juin 1896. 

(3) Matth. XX VIII, 16. 

(4) Matth. XXVI-30, 31 et XX VIII, 7 et 10, — Marc, XIV, 28, et XVI, 7, 


662 BULLETIN D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE PALESTINIENNES 


désigne la province de Galilée depuis le I1° siècle, sans parler des 
évangiles tandis que le Mont Sion ou le Viré Galilaei, ou le Kérem es 
Sayad (1) — ce sont les noms dont on le décore — est regardé comme 
le siège de l'apparition seulement depuis le XIII siècle, et sa dénomi- 
nation de Mont Galilée remonte au plus au IX° siècle. La vraie difficulté 
repose sur une critique des Gesta Pilati (2) connus aussi sous 
le nom d'Evangile de Nicodème, et parus au Il° siècle. On y lit 
ce passage : « Le Jésus que vous avez crucifié, nous l'avons vu en 
Galilée, se tenant avec ses onze disciples sur le mont des Oliviers, 
les instruisant et leur disant : Allez dans le monde entier, etc. » Mal- 
heureusement ces mots elctav lœalthatav ne se trouvent dans aucun ma- 
nuscrit ancien, mais seulement en deux du XV® siècle. C'est donc 
très probablement une interpolation, Et il faut s'en tenir à la vieille 
opinion que défend très bien le R, P. B. L'apparition dont parle saint 
Mathieu (XXVIII, 16) a eu lieu en Galilée et non au mont Sion, 

Que de questions seraient aujourd'hui suffisamment claires si jadis 
des gens passionñés ne les avaient pas embrouillées volontairement ! 
Que de problèmes de nos jours aussi, serésoudraient plus facilement, 
plus sereinement et plus scientifiquement si, derrière ces débats, ne se 
trouvaient des animosités de parti, ou des jalousies de petites chapelles ? 


Fr. Uracv d'Alençon, 


(1) Le vignoble du chasseur. 


(2) Publié par Tischendorf, dans ses ÆEvangelia apocrypha, 2° édit. 
Leipzig, 1875. Nous ne mentionnons pas la difficulté qui résulte du texte de 
Théodose (vers 530), le texte n'est pas assez sûr pour s’en servir dans une 
sérieuse argumentation. 


BIBLIOGRAPHIE 


Nota. — L'Œuvre de Saint-François d'Assise se charge dr procurer Lous les 
ouvrages édités à Paris et annoncés dans les comptes rendus des Æ£fudes 
Franciscaines. 


DIRECTOIRE SPIRITUEL DU TirRs-ORDRE DE Saixr-Francois, 
par le P. Eugène d'Oisy. Paris, Œuvre Saint-François 
d'Assise, 1903, in 18 de XI-468 p. Prix, 1 fr. broché. 


Nous n'hésitons pas à affirmer que ce directoire est un des livres les 
mieux faits pour donner une juste idée du Tiers-Ordre franciscain. La 
forme en est neuve. La doctrine est exposée par demandes et par ré- 
ponses ; la demande est brève et concise ; la réponse est double, en 
abrégé et en développement plus étendu, le tout en douze leçons, cor- 
respondant aux mois de l'année du noviciat. Beaucoup de questionsnon 
traitées jusqu'à ce jour trouvent une solution dans ce livre. Une table 
des matières et une table alphabétique sont utilement dressées à la fin 
du volume. 

Ce livre remarquable, fruit, on le devine, d'une longue étude et d'une 
vieille expérience, est appelé à produire le plus grand bien dans les 
âmes et nous le recommandons à tous, particulièrement aux prêtres et 


aux directeurs d'âmes. 
Fr. UnaLp. 


* 
 * 


{ — Le Lixceucz pu Curisr: Etude critique et historique, 
par le R. P. dom Francois Chamard, prieur de l’abbaye 
de Saint-Martin de Ligugé, in-8°, 104 p. Oudin, 10, rue 
Mézières, Paris. 

IT. — LE SAINT-SUAIRE DE TURIN ET LA PHOTOGRAPHIE DU 
CHRIST, par Santini de Riols, in-12, 74 p. Mendel, 118, rue 
d'Assas, Paris. 


66% BIBLIOGRAPHIE 


IL. — Le SaunT-Suaie DE Tunix avant el après 1534, par 
Hippolyte Chopin, in-8, 14 p. Alphonse Picard, 82, rue 
Bonaparte, Paris. 


[. — Nous emprunterons l'analyse du premier ouvrage à l'auteur 
lui-même. Nous laisserons en lettres droites ce qu'il affirme sur l'au- 
torité d'écrivains anciens ; nous mettrons en italique ce qui est de 
l'invention de l’auteur lui-même, c'est-à-dire ce qu'il a imaginé en 
vertu d’hypothèses et de vraisemblances. 

« [1 ressort des documents produits jusqu'ici que, au VIT° siècle, à 
Jérusalem, et au commencement du XIII* siècle, à Constantinople, un 
seul suaire (1) portait l'empreinte du divin crucifié. 

Saint Braulion, sans nous donner sa description, nous a appris qu'il 
avait été découvert au commencement du VIT siècle. Robert de Clari 
constate sa disparition de l'Eglise de Notre-Dame des Blakernes en 
1204. Nous le retrouvons (2) dans l'Eglise de Saint-Etienne de Besan- 
çon, jusqu'en 1349. 

« À cette date il disparaît de nouveau au milieu d'un incendie. 

« Quelque temps après, on restitue à l'église métropolitaine un 
Suaire semblable (3) au premier. 

« Est-ce le méme ? Non. » [l'y a eu substitution frauduleuse, à la 
suite de l'incendie de 1349 (4). 

« Au lieu de rendre à l'église métropolitaine de Besancon le suaire 
apporté d'Orient par Ponce de Lyon, à la prière d'Othon de la Roche, 
qui l'avait enlevé de Constantinople, on n’en restitua qu'une copie, que 
les chanoines de Besançon prirent ou fcignirent de prendre (5) pour 
l'original, autrefois honoré dans leur église. | 

« Et quel fut l’auteur de cette substitution? Ce fut Geoffroy de Char- 
ny ou mieux sa femme ou l'un des siens (6). » 

« Le peintre... crut de bonne foi que le Suaire présenté par les 
Charny à la vénération des fidèles n'était que sa propre copie (7) ». 

La disposition que nous avons donnée à notre texte analytique 
montre mieux que tout commentaire le caractère plus ingénieux que 
critique de cet ouvrage. 

(1) L'identité des deux suaires et une hypothèse sans documents à l'appui. 

(2) Même remarque que précédemment. (3) Les documents disent : un 
suaire identique au premier. (4) Accusation sans preuves. (5) Mème re- 
marque, (6) Mème remarque. 


(7) L'auteur montre la grande différence qui distinguait les deux suaires, 


comment dés lors le peintre put-il de bonne foi se tromper sur son œuvre ? 


BIBLIOGRAPHIE 65 


Néanmoins on lira ce livre avec plaisir. Il est écrit avec une grande 
clarté et une bonne plume. Il apporte un grand nombre de documents 
utiles à connaître ; et de tous les ouvrages historiques composés en fa- | 
veur de la fameuse relique, il est un des plus intéressants et des 
mieux travaillés. 

IT. — Le livre de M. Santini de Riols est, lui aussi, un plaidoyer en 
faveur du saint Suaire. Il présente l'inconvénient de n'avoir ai table, ni 
chapitres. Au point de vue de la composition, il aborde à la fois tous 
les côtés de la question, l'histoire, la photographie de 1898, l’art. Des 
gravures, empruntées à des livres d'heures du XV° siècle, montrent 
comment on représentait le Christ à cette époque. Des extraits bien 
choisis empruntés aux chroniqueurs anciens et aux Journaux et revues 
modernes donnent de l'intérêt au récit. 

III. — Dans sa nouvelle brochure, M. Hippolyte Chopin apporte de 
nouveaux arguments en faveur de sa thèse : Le Saint Suaire de Turin 
photographié à l'envers. Voici son argumentation : D'après le témoi- 
gnage des Clarisses, d'après la copie conservée longtemps à Besançon 
et d'autres reproductions, il est certain que sur le Suaire, vu à l'endroit, 
la main gauche reposait sur la droite. Les Ætudes Franciscaines, on 
s'en souvient, avaient signalé les premières ce fait important resté ina- 
perçu — Sur le négatif de M" Pia, les bras devraient apparaître renver- 
sés, le droit sur la gauche, comme il arrive pour tout négatif. Mais il 
se trouve qu'ils sont de même sens. Comment expliquer cette anomalie ? 
Mr Chopin résout la difficulté en disant que la position des bras sur 
l'image ne doit plus aujourd'hui être la même qu'au teraps des Cla- 
risses, depuis lors l’image a dù être retournée, on a mis l'envers par 
dessus, et c'est l'envers qui a été photographié. à 

Malheureusement pour cette hypothèse assez ingénieuse, nous avons 
trouvé et cité dans le dernier numéro des Ætudes Franciscaines un té- 
moignage de 1898 qui la renverse par la base. Le suaire en effet se voit 
aujourd'hui de même sens qu'au temps des Clarisses. Le bras gauche 
repose toujours sur le droit. 

Comme conclusion, on sera donc obligé de s’en tenir à l’une des so- 
lutions que nous avons proposées aux Etudes Franciscaines et que nous 
voulons résumer encore. ; 

1° Le prétendu négatif est un véritable positif. Et ce positif aura 
été obtenu parles méthodes ordinaires ou par surexposition. Cepen- 
dant, ces deux explications peuvent, si l’on veut, être négligées ; elles 
supposent en effet, nous en convenons,une bien grande distraction chez 


666 BIBLIOGRAPHIE 


les opérateurs ; et, d’un autre côté, la surexposition donne bien le ren- 
versement des tons, mais non, à moins de complications nouvelles, le 
renversement des côtés symétriques. 

2° Le négatif de M. Pia est un vrai négatif, mais sa reproduction 
chez M. Vignon et les autres a été faussée par distraction ou ma- 
ladresse du photograveur. Cette hypothèse que nous avons déjà for- 
mulée précédemment et qui nous paraissait peu vraisemblable n’est 
cependant pas impossible, Ce serait un fait facile à vérifier. 

30 L'image du Christ sur le Suaire a été faite par manière d'empreinte. 
Cette troisième hypothèse, développée tout au long par nous dans le 
numéro de juillet dernier, présente l'avantage d'accepter comme exactes 
et authentiques toutes les données du problème, eten même temps elle 
leur donne une solution conforme à la théorie scientifique la plus scrupu- 
leuse et à l'expérience. Nous l'avons démontré alors, Peut-être finira- 
t-on par se rattacher à cette troisième solution, en réalité le plus simple. 
Mais, quelle que soit celle que l’on adopte, les conclusions restent Îles 
mêmes ; elles laissent subsister dans son intégrité la sentence de 
l'évêque de Troyes, confirmée par l'autorité suprême, civile et reli- 
gieuse ; le Suaire de Turin est une image faite de main d'homme. 

Avant de terminer cette question ardue, pour dérider nos lecteurs, 
nous voulons leur raconter un petit épisode humoristique, auquel nous 
avons inconsciemment donné occasion par notre article du mois de juin. 

Dans la revue des opinions émises par la presse sur le livre de 
M. Vignon, nous avions cité, on s’en souvient peut-être, le Journal des 
Débats. Et, transcrivant sur la foi d'autrui (car nous ne sommes point 
abonné au grave journal) la prose du rédacteur, nous lui avons attri- 
bué le texte et la pieuse réflexion suivante : 

« Si jamais l’érudition historique prouvait que les empreintes du 
Suaire de Turin ne sont pas celles du corps du Christ, l érudition his- 
torique serait en contradiction flagrante avec la science. 

« Comme la vue des plaies réelles du Sauveur, la pensée de ses igno- 
minies, dépassent ce qu'on avait pu supposer, est capable d’émouvoir 
les cœurs ! Oh ! comme nous avons coûté cher au divin Mattre! » 

Il paraît que le rédacteur, un anonyme, un Monsieur X. n’a point 
écrit ces paroles. Nous aurions altéré son texte et nous lui aurions 
attribué toute une phrase qui n’est point la sienne. ) 

Il vient de nous en avertir dans une note insérée au même Journal le 
4 ou 5 décembre. Sa réclamation n’a rien .que de très Juste, nous ne 
faisons aucune difficulté pour l’enregistrer. 


BIBLIOGRAPHIE 667 


+ 


Mais il est un point que nous nous expliquons plus difficilement dans 
cette note. C’est le souffle ab irato qui l’anime. Ecoutez plutôt : 

« Le capucin (je passe l’épithète) qui a relevé ce passage est prié de 
lire les textes qu'ilcite. J'ai en effet écrit le 3 mai : « Si les aveux 
« (de 1356) étaient reconnus authentiques, il arriverait simplement que 
« la science positive et l'érudition seraient en contradiction. » J'avoue 
bien volontiers que cette phrase est médiocre et s'explique fort mal. Ce 
n'est peut-être pas une raison pour que le P. Hilaire y mette sa marque 
en fasse une aussi plate niaiserie. » | 


Uomme en termes galants ces choses-là sont dites ! 


Ainsi parlerait un pion de collège en colère. Médiocre, de l'aveu de 
l’auteur, est la phrase revendiquée ; plus médiocre encore, le texte 
même de la revendication. Mais puisque c'est le style de Monsieur \, 
nous ne lui en faisons pas un crime ; chacun écrit selon ses moyens. 

Venons-en au reproche qu'il nous adresse. Nous aurions altéré sa 
méchante phrase. Il n'en est rien, nous nous en défendons absolu- 
ment. Nous avons lu et copié textuellement. Comment dès lors expli- 
quer la divergence des textes ? C’est sans doute que notre citation 
n'est point empruntée à la prose de M. X, mais à un autre compte- 
rendu du même journal. 

Quant à juger de la platitude et de la niaïiserie de cette phrase, nous 
nous en abstenons. Que le lecteur compare le texte original et sa contre- 
façon, il sera, comme nous, fort embarrassé pour décider lequel des 
deux mérite la préférence. 

Le principal grief de Monsieur X, dans toute cette affaire, c'est, 
nous le devinons, l'attribution qui est faite de la dernière phrase. 

« Quant à l'oraison jaculatoire qui la suit, s’écrie-t-il, elle n’a jamais 
été imprimée ici. C’est une petite fleur du P. Hilaire. Je la lui laisse. 
Qu'il la reprenne. » 

Assurément, neus n'avons pas de peine à le reconnaître, se voir ac- 
cuser publiquement de faire des oraisons jaculatoires à la manière des 
capucins ou des bonnes sœurs, c’est, par le temps qui court, une situa- 
tion fort compromettante, extrêmement dangereuse. Monsieur X, sans 
doute, doit, à chaque instant, voir la police de M. Combes à ses trousses. 
C'est une expulsion en règle qui le menace. 

Envahi par ces sentiments bien faciles à comprendre, il a perdu le 
nord, comme on dit vulgairement, et il a foncé, tête baissée, sur un en- 
nemi imaginaire qui ne l’attaquait pas. Voilà comment nous nous sommes 
trouvé exposé à ses coups. 


668 BIBLIOGRAPHIE 


“Mais nous voulons oublier tous ces malentendus. Toutefois nous re- 
grettons, pour Monsieur X, cette explosion quelque peu intempestive 
et peu mesurée. Îl restera acquis assurément, pour son repos, qu'il ne 
cultive pas les fleurs de la dévotion et des oraisons jaculatoires ; il laisse 
cette spécialité aux capucins. Mais on saura aussi qu'il ne cultive pas 
davantage les fleurs de la belle rhétorique. Et, pour tout dire, en fait 
de courtoisie et même de politesse, nous croyons que ses lecteurs 
aurent quelque scrupule à lui décerner les palmes. 


F. Hizaire de Barenton. 


La SCIENCE DE L'INVISIBLE, ou le merveilleux naturel et la 
science moderne, par le P. Hilaire de Barenton. Paris, 
1903, in-12 de 64 p. 


Nous lisons dans la Gazetta de Mondovi ces lignes qui donnent une 
parfaite idée de ce livre: « Nous sommes entourés tous les jours de 
faits merveilleux : baguette divinatoire, vision des eaux souterraines, 
vision àtraversles murs et les métaux,etc. Faut-il attribuer ces faits à des 
forces naturelles, ou diaboliques, ou bien à une intervention divine ? 

a Jusqu'ici on s’est trop contenté de donner à ces questions des ex- 
plications purement philosophiques ou théoriques. Aujourd’hui, les 
récentes découvertes de la science ont Jeté une merveilleuse lumière 
sur tous ces prodiges. Nous en parlerons dans la 4° édition de la Magia 
Moderna que nous préparons. Mais déjà un docte Père Franciscain, le 
P. Hilaire, de Barenton, vient de publier un ouvrage sur ce même sujet. 

« Le docte écrivain expose toutes les dernières découvertes, les 
rayons Rôntgen, la télégraphie sans fil, etc., et il montre comment 
toutes ces forces que nous commençons à dompter, produisent sous 
les mains habiles des savants, des faits, merveilleux sans doute, mais 
d'ordre purement naturel. Un tableau synthétique de toutes les forces 
naturelles connues enrichit l'ouvrage et permet de se rendre compte 
d’un simple coup d'œil, du progrès actuel de toutes les sciences. » 


P. Pre Micuez Rozrti 
O. F. M. 


ÉTUDES FRANCISCAINES 


f 


TABLE DES MATIÈRES 


NUMÉRO DE JUILLET 


Le rôle social de la charité, par le P. Raymond. 

La Légende de saint François dite des « Trois ns », 
par le P. Edouard (fin). : | 

Le Saint-Suaire de Turin devant l'Académie . sciences de Paris 
par le P. Hilaire (fin). 


La renaissance littéraire en France. Saint Fra rançois Fe Sales et 


Calvin, par M. À. Charaux. — 2 ee 
Les Tertiaires et les nouvelles faveurs aie par le Saint- 
Siège, par le P. Victorius. 
Bibliographie. 


NUMÉRO D'AOÛT 


La Bible et les découvertes modernes (1% article), par le P. Hi. 
laire. et : 

Les affections de saint Phase par M. Paul Here 

De la connaissance sensible d'après les philosophes Fo 
(1° article), par le P. René. ; À ; 

Le rôle social de la Charité.Les formes sale. par de P. Ray- 
mond. ‘ UE RE : 

La Société internationale d études ncscnes établie à Me 
par le P. Edouard. Eee ; 

Les Tertiaires et les nouvelles nc accordées par le SG 
Siège (fin), par le P. Victorius. , . , . . . . . 

Bibliographie. . . . . . 


670 TABLE DES MATIÈRES 


NUMÉRO DE SEPTEMBRE 


L'influence de saint François dans les lettres et dans les arts, 
par M. Alphonse Germain. CS DU 
Possibilité ou impossibilité du monde éternel (ter Scticie) par le 
P. Chrysostome, . . nn An ee 
Calvin et saint François de Sales. par M. A. Char aux. 
Un sanctuaire ignoré : le Sacro Monte d'Orta, par M. H. Matrod. 
Un émule de dom Perosi et un successeur de Martini, par M. M. 
Montandon DE RS & & à 
Revues des Revues ce par le P. Ernest-Marie. 
Collection d'études et de documents sur l’histoire religieuse et 


Le 


littéraire du moyen-âge. Notes critiques et documentaires, par . 


le P. Edouard. SR, 
Bibliographie.  . . . . . . . . . . . . 


NUMÉRO D'OCTOBRE 


La chronologie biblique et les dernières découvertes modernes 
(2° article), par le P. Hilaire. ;  . 

Possibilité ou impossibilité du monde errel (2e aie) par le 
P. Chrysostome. . . . . . . . 

L'influence de saint François sur les arts A tiques: par M. AL 
phonse Germain. « . : 

De la connaissance sensible a ue lee chilosophes ohatiques 
(2° article), par le P. René. . . RE 

La réforme littéraire et Malherbe, par M. A. Cbarèus 

La prédestination éternelle de la Vierge Marie, par le P, Fidèle. 

Questions d'histoire. Le Groenland au \!* siècle. Henri V et le 
drapeau blanc. Encore le Saint-Suairc, par le P, Hilaire. 

Bibliographie.  . , , . , 4 . . , . . . . . 


NUMÉRO DE NOVEMBRE 


Travaux des Capucins de Paris sur l'Ecriture Sainte. L'Acadé- 
mie Clémentine, par le P.'Ubald, 

Une mission en Phrygie, par M. Frank Dépot 

Un problème historique : l'origine des Cagots, parle P. Érnest- 
MAR NN M M SR rire 


329 


348 
374 
384 
397 
24 


h31 
437 


k49 
472 


481 


TABLE DES MATIÈRES 


‘ Etude sur la correspondance de saint Léonard de Port-Maurice, 


671 


par le P. Léopold. LU Se 5 01 
Possibilité ou impossibilité du onde éternel (3° article), par le 

P. Chrysostome. 511 
Bulletin d'histoire  cnique. La légende dore Un évéque 

missionnaire, Un moine politique. Un prélat ami des Jansé- 

nistes, par le P. Rémi et le P. Ubald. 529 
À travers les Revues. Dernière note sur le Sont Sudire. argu- 

ment décisif. Les Congrégations en France. Décrets liturgiques, 

par le P. Hilaire, . 536 
Bibliographie. . 946 

NUMÉRO DE DÉCEMBRE 

La Bible et les dernières découvertes modernes, la chrouologie 

biblique, par le P. Hilaire, . ,. . . . . . . . . 561 
Le confesseur des religieuses, par F. M.T. . . . . 575 
Promenades au Louvre. Cinabué et Giotto, par M. H. Matrod, 593 
Le crédit populaire. Sa nature et ses avantages, par le 

PE HUdOVIé. Dee SOS ES ES € F 613 
Les anciens missionnaires de l'Ethiopie et la science, par le 

P, Martial . . . . . . . à RNA 628 : 
Collection d'étudeset de documents sur l'histoire littéraire et reli- 

gieuse du moyen äge. Frère Elie de Cortone, parle P. Edouard 643 
Bulletin d'histoire et de géographie palestiniennes, par le P.Ubald. 654 
Bibliographie,  .  .  . . : . . ,. . . . . , . 663 
able Sn NE EN 5, O0" 

CUM LICENTIA SUPERIORUM à 
IMPRIMATUR : 


Robertus a Valle Guidonis, 
Vic. Prov. O. M. Cap. 


Le Gérant : 
CuarLes-Josepn BAULÉES 


Vannes. — Imprimerie LAFOLYE FRÈRES, ?, place des Lives. 


ŒUVRE DE SAINT-FRANÇCOIS D’ASSISE, 6, rue de la Santé, PARIS, 13° / 


ETUDES FRANCISCAINES 


Revue mensuelle paraissant le 15 de chaque mois 
Prix : 142 francs. — Bureaux : 5, rue de la Santé, PARIS 


Toujours l'Ordre franciscain affectionna de prendre sa large part dans la 
lutte de l'Eglise pour la défense et le triomphe de la vérité ; il y apporta son 
esprit fait de douceur, de charité, de haute pénétration et de franche liberté. 
Les noms des Scot, des Bonaventure, des Alexandre de Halés, des Frassen, 
des Thomas de Charmes en théologie, des Ferraris en droit canon, des Nico- 
las de Lyre, des Ximenés, des Bernardin de Picquigny en Ecriture Sainte, 
des Louis d'Argentan, des Ambroise de Lombez, des Martin de Cochem en 
choses d'ascétisme,des Roger Bacon,des Valérianus Magnus ; des Chrysologue 
de Gy, des Romain Joly. Tiburce de Jussey, en matière de sciences et de géo- 
graphie ; de Thomas de Celano, de frère Jacopone, de l'auteur des Fiorett 
en littérature, des Taillepied,des Fodéré, lgnace Carlier,Benoît de Toul, Jus- 
tin de Monteux, Wadding, Papini, Sbaralea en histoire, et d'autres encore, 
sont connus de tous ; leurs œuvres sont toujours lues, étudiées, commentées. 

En notre temps l'apologétique chrétienne a créé une arme nouvelle, les 
revues périodiques. L'Ordre de Saint-François devait pour répondre à ses 
traditjons en faire usage, c’est pour ce motif qu'ont été créées les Etudes 
Franciscaines. Leur but n'est pas, comme certains l'ont cru à tort à cause 
de leur titre, de traiter exclusivement les questions franciscaines : elles em— 
brassent toutes les matières intéressant la défense de l'Eglise et de la vérité : 
théologie, philosophie, ascétisme, Ecriture Sainte, histoire, sciences, littéra- 
ture. Une revue des revues, portant alternativement sur chacune de ces ma- 
tiéres, tient continuellement le lecteur au courant du mouvement actuel des 
esprits. Une revue des questions romaines, faite tous les six mois, donne les 
faits principaux du monde catholique, avec les lettres pontificales, les décrets 
des congrégations et spécialement les décrets liturgiques. Toutes ces ques- 
tions sont traitées d'après les méthodes, les derniers progrès et les der- 
nières découvertes des sciences modernes, mais aussi et surtout avec l'esprit 
de grande fidélité catholique, qui fut toujours de tradition dans la famille 
franciscaine. 

Dès leur apparition (1899), les Etudes franciscaines ont conquis leur place 
parmi les grandes revues par l'autorité et la variété des articles et par le 
nombre des abonnés. 

En décembre 1900, Me Hautin, archevèque de Chambéry, dans une lettre 
publique adressée au R. Père Directeur, se faisait l'écho de la satisfaction de 
tous leurs lecteurs : « Votre Revue est jeune, disait-il, elle compte à peine 
douze mois d'existence, mais elle a choisi un patron que six siécles réverent, 
l’aimable saint François d'Assise, dont elle porte le nom et dont elle a reçu 
l'esprit. Quant à ses écrivains, ce qui les caractérise en général, c’est, pour le 
fond, l'originalité de la pensée, la nouveauté des aperçus, l'indépendance, et, 
si j'ose dire, la liberté apostolique des jugements ; pour la forme, l'horreur 
du banal et du convenu, une bonhomie de finesse, enfin une saveur toute 
franciscaine, qui tranche heureusement avec le puritanisme empesé de cer- 
taines écoles. » 

L'Ami du Clergé a recommandé à son tour les Etudes franciscaines parmi 
celles qu'il fallait avant toutes autres, conseiller au clergé et aux catholiques. 


° 
En . , 
= ee ee = 8 mm à ——- 


CRE se der céipert nn mm 7 


— 


és … 


32101 076474764 
FTP , > | æ ND